Compte rendu

Commission
du développement durable et de l’aménagement du territoire

 Audition de M. Bernard Doroszczuk, président de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN). 2

 Informations relatives à la Commission....................26


Mardi 24 septembre 2024

Séance de 14 heures 30

Compte rendu n° 3

 

Présidence de

Mme Sandrine Le Feur,

Présidente


  1 

La Commission du développement durable et de l’aménagement du territoire a auditionné M. Bernard Doroszczuk, président de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN).

Mme la présidente Sandrine Le Feur. Mes chers collègues, nous accueillons M. Bernard Doroszczuk, président de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), accompagné de M. Olivier Dubois, membre du collège, et de M. Olivier Gupta, directeur général. Monsieur le président, je vous remercie de vous être rendus disponibles rapidement.

Cette audition est importante, à plusieurs titres. Votre mandat arrive à échéance le 12 novembre, après six années à la présidence de l’ASN et un riche parcours dans le contrôle des activités et installations à risque. À quelques semaines près, la fin de vos fonctions coïncide avec la fusion de l’ASN et de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), le 1er janvier 2025. Nous vous invitons à faire un point de situation sur l’ASN et sur ses principaux dossiers en cours, ainsi que sur l’état de préparation de la création de l’Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection (ASNR).

Il était important que cette audition se tienne avant celle de M. Pierre-Marie Abadie, que le Président de la République a désigné pour vous succéder. Nous ne vous demandons évidemment pas de vous prononcer sur ce point. Nous souhaitons simplement disposer d’un bon éclairage sur la situation de l’ASN avant son audition. Où en sont les préparatifs de la fusion ? Quelles sont les principales étapes qui restent à franchir avant le 1er janvier ? Quel est l’état du dialogue social, alors que l’intersyndicale et le comité social et économique (CSE) ont exprimé leurs inquiétudes ? À cet égard, les questions de mes collègues seront certainement nombreuses.

Il serait également opportun que vous reveniez sur les principaux sujets d’attention mentionnés dans votre dernier rapport annuel : prolongation des réacteurs, innovations liées aux petits réacteurs modulaires – SMR, ou Small Modular Reactor –, rigueur industrielle à tous les niveaux de la chaîne de la filière. Enfin, dans la perspective de l’examen du projet de loi de finances, nous aimerions connaître la situation budgétaire de l’ASN, ainsi que votre appréciation de ses besoins.

M. Bernard Doroszczuk, président de l’Autorité de sûreté nucléaire. Mon propos liminaire comportera deux parties. S’agissant d’une première audition de la part de votre commission sur le nucléaire, compte tenu de la présence de nouveaux parlementaires, je rappellerai tout d’abord succinctement les conclusions du bilan de l’état de la sûreté et de la radioprotection que l’ASN a présenté en mai dernier à l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) ; en conclusion, je soulignerai les principaux points d’attention pour l’avenir.

J’évoquerai ensuite, comme vous me l’avez demandé, l’état d’avancement de la mise en place de l’ASNR, le 1er janvier 2025. Cette nouvelle autorité administrative indépendante (AAI) résultera de la fusion de l’ASN et d’une grande partie de l’IRSN, en application de la loi du 21 mai 2024 relative à l’organisation de la gouvernance de la sûreté nucléaire et de la radioprotection pour répondre au défi de la relance de la filière nucléaire.

Concernant le bilan présenté à l’Opecst en mai dernier, je me limiterai à deux constats généraux. Tout d’abord, du point de vue de l’ASN, le niveau de sûreté des installations nucléaires a été satisfaisant durant la période allant de 2023 à début 2024 – nous produisons un rapport annuel sur l’état de la sûreté. Cette période a été caractérisée par une moindre tension sur les installations de l’aval du cycle du combustible, qui procèdent au retraitement du combustible usé ou fabriquent le mox issu des produits valorisés par le retraitement, et par la mise en œuvre par EDF d’une stratégie – jugée appropriée par l’ASN – visant à traiter le phénomène de corrosion sous contrainte qui avait affecté le fonctionnement d’une partie du parc nucléaire au cours de l’année 2021-2022.

Pendant toute cette période, la priorité d’EDF a été d’anticiper les questions techniques liées à la durée de fonctionnement des réacteurs – poursuite satisfaisante du quatrième réexamen de sûreté des réacteurs de 900 mégawatts ; engagement de la phase générique du réexamen des réacteurs de 1 300 mégawatts. EDF a également lancé des analyses techniques et scientifiques préliminaires sur la capacité des réacteurs à poursuivre leur fonctionnement jusqu’à soixante ans ou au-delà : ce sujet requiert une très grande anticipation.

Les performances en matière de radioprotection sont demeurées à un haut niveau, malgré une augmentation d’événements significatifs de niveau 2 dans le secteur médical, en raison notamment d’erreurs de latéralité ou de positionnement des patients en radiothérapie. La situation contrastée dans ce secteur a conduit l’ASN à rappeler l’importance des analyses de risques et la nécessaire vigilance sur les évolutions d’organisation et de mode de fonctionnement d’un secteur hospitalier en grande tension. Compte tenu du temps dont nous disposons, je m’en tiendrai à ces constats généraux ; n’hésitez pas à revenir sur ce bilan dans vos questions.

Au terme de mon mandat de président de l’ASN, je tiens en revanche à insister sur quatre sujets clés pour l’avenir. Tout d’abord, les perspectives des exploitants nucléaires – EDF comme Orano – en termes de poursuite de l’exploitation des installations existantes sont plus ambitieuses qu’auparavant : cela suppose d’identifier dès à présent des mesures à mettre en œuvre pour atteindre les nouveaux horizons envisagés dans des conditions sûres. Les exploitants ambitionnent d’aller au-delà des échéances initialement envisagées ou figurant dans la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE). Un tel report d’échéance appelle des mesures fortes en termes de résilience et de sécurisation des installations nucléaires, concernant aussi bien les réacteurs de puissance d’EDF que les installations du cycle du combustible. Ces dispositions devront rendre les installations actuellement en service plus robustes et plus résilientes face au risque d’aléas et de vieillissement.

Ce premier point d’attention suppose la reconduction des actions de maintien en conformité et d’amélioration de la sûreté décidées lors des réexamens de sûreté des installations, ainsi que la sécurisation des installations de support, parfois uniques, indispensables au fonctionnement des exploitations.

Mon deuxième message, relatif au plus long terme, concerne les choix à faire en matière de politique énergétique. Il s’agit d’anticiper le risque d’effet falaise lié à la mise à l’arrêt progressif des réacteurs du parc existant d’EDF, qui fournissent 70 % de notre électricité. Cette échéance lointaine nécessite une anticipation de l’ordre de vingt à trente ans. Cela suppose un choix robuste et stable sur les capacités de production d’électricité à venir, quelles qu’elles soient. Les questions de la sûreté et des choix en matière de politique énergétique ne sauraient, de ce point de vue, être décorrélées. Le temps du nucléaire est long : aucun projet ne peut aboutir dans un délai inférieur à vingt ans. Il ne faudrait pas que la question de la poursuite d’exploitation des réacteurs nucléaires se pose de manière subie et soit considérée comme la variable d’ajustement d’une politique énergétique mal calibrée.

Le troisième sujet d’attention concerne le développement des innovations susceptibles d’avoir des répercussions sur la sûreté et sur la radioprotection, notamment dans le domaine médical. De telles innovations peuvent concerner des installations nucléaires, comme le développement des petits ou des microréacteurs actuellement jugés utiles pour les besoins de décarbonation de l’économie, ou les activités nucléaires dans le domaine médical, comme le développement de nouvelles machines ou de nouveaux radiopharmaceutiques pour améliorer le traitement des cancers. Ces innovations peuvent aussi s’appliquer de manière transverse aux domaines de la sûreté et de la radioprotection, notamment avec le développement des nouvelles applications de l’intelligence artificielle. Dans tous les cas, l’engouement qu’elles suscitent – au niveau national comme international – ne doit pas éluder les questions techniques, sociétales et systémiques qu’elles soulèvent, ni les besoins de connaissances scientifiques et de nouvelles compétences qu’elles supposent, y compris pour l’ASNR.

Enfin, les nombreux projets envisagés dans le nucléaire imposent un effort exceptionnel en matière de compétence, mais aussi de qualité et de rigueur industrielle, pour l’ensemble de la filière. La disponibilité des compétences techniques – y compris en moyens d’ingénierie expérimentée –, de contrôle et d’expertise sera déterminante pour la soutenabilité des ambitions du Gouvernement et de la filière nucléaire.

Malgré les progrès constatés en matière de maîtrise technique et de pilotage des projets, les contrôles de la chaîne d’approvisionnement des matériels destinés aux installations nucléaires mettent en évidence des faiblesses récurrentes. Elles concernent la rigueur industrielle et la connaissance des exigences à respecter pour atteindre le niveau de qualité et de conformité attendu pour des équipements importants pour la sûreté. Au-delà de ces faiblesses, dans un contexte de forte montée en charge et au vu des constats effectués lors de nos inspections ces dernières années, la lutte contre les falsifications et les contrefaçons à tous les niveaux de la chaîne de sous-traitance doit rester un point majeur de vigilance pour toute la filière nucléaire.

Tels sont les éléments concernant le bilan de la sûreté et les points de vigilance pour l’avenir que je souhaitais porter à votre connaissance. Je terminerai mon propos liminaire par un point d’avancement sur la mise en place de la réforme du contrôle, de la sûreté et de la radioprotection décidée par le Parlement et définie dans la loi du 21 mai 2024. L’ASN et l’IRSN s’attachent à la mise en place de cette réforme ambitieuse, qui prévoit la création de l’ASNR, le 1er janvier prochain : le processus est en cours ; le calendrier est tendu. Notre responsabilité est de nous mobiliser collectivement pour trouver des solutions aux questions qui se posent ; nous le faisons avec énergie et détermination.

Nous nous sommes fixés comme objectif de disposer, le 1er janvier prochain, d’une organisation permettant d’assurer la continuité de l’activité et des missions rassemblées au sein de la future ASNR. Cette organisation, transitoire, n’a pas vocation à être définitive. La priorité du travail de préfiguration concerne les actions jugées incontournables pour assurer le fonctionnement de l’ASNR le 1er janvier 2025. Certaines actions ont bien avancé ou sont sous contrôle, dans la perspective d’un achèvement avant la fin de l’année, comme la préparation des décrets nécessaires à l’application de la loi, l’élaboration de la marque ASNR, ou encore le démarrage d’exercices de gestion de crise pour tester la nouvelle organisation commune. D’autres doivent faire l’objet d’une attention particulière et d’un renforcement de leur gestion, en liaison avec les services de l’État concernés. De façon générale, les questions de gouvernance et de fonctionnement de l’ASNR doivent être bien définies, afin d’assurer la continuité de service au 1er janvier 2025.

Compte tenu du délai limité entre la promulgation de la loi et la création de l’ASNR, le projet d’organisation transitoire privilégie une stabilité fonctionnelle et géographique permettant d’assurer la continuité de l’activité et des missions, dans l’attente de la définition d’une organisation cible. L’organisation prévoit une direction générale unifiée, le maintien en l’état et une juxtaposition des entités du cœur de métier de la sûreté, de la santé, de l’environnement et de la radioprotection, ainsi qu’un rapprochement des personnels exerçant des fonctions supports, transverses et de pilotage au sein d’entités nouvelles. Ce projet de regroupement et de réarrangement ciblé conduit à limiter les évolutions au 1er janvier 2025 : dans le cas général, il n’implique pas de changement de mission des personnels concernés ; sur les 2 000 personnes que comptera l’ASNR, seule une trentaine verraient leur poste reconfiguré, aucune activité ne disparaissant.

Le projet d’organisation a été soumis aux instances représentatives des personnels des deux entités, en application de l’article 16 de la loi du 21 mai 2024, donnant au collège de l’ASN la possibilité de le faire. Ces instances ont toutes deux émis un avis défavorable au projet, l’une estimant que la mise en place de la réforme devrait être repoussée au 1er janvier 2026, sans passer par une organisation transitoire, l’autre que le projet présenté n’allait pas assez loin et pas assez vite, en termes d’ambition et de convergence des pratiques au sein de l’ASNR. Le collège de l’ASN est en train d’étudier ces avis et les propositions qui les accompagnent. Il a prévu d’auditionner les directions générales des deux entités la semaine prochaine, avant de prendre position, début octobre, sur les suites à donner.

Mme la présidente Sandrine Le Feur. Nous en venons aux interventions des porte-parole des groupes.

Mme Manon Bouquin (RN). S’agissant du nucléaire, les maîtres mots devraient être indépendance, neutralité carbone ou encore recherche et développement. Malheureusement plombé par des décisions dogmatiques, le parc nucléaire français est en train de manquer tous les derniers virages technologiques nécessaires à un maintien à la pointe du progrès scientifique et industriel, conditionnant notre futur économique.

Je ne reviendrai pas sur le report des projets de réacteurs de type EPR 2, SMR, ou encore sur les revirements irrationnels qui ont grevé le soutien aux réacteurs de quatrième génération. Le 9 avril dernier, le Parlement a adopté le projet de loi relatif à l’organisation de la gouvernance de la sûreté nucléaire et de la radioprotection pour répondre au défi de la relance de la filière nucléaire, actant la fusion entre l’ASN et l’IRSN, pour créer l’ASNR. Cette fusion doit en principe renforcer notre réactivité en matière de sûreté nucléaire tout en simplifiant le processus décisionnel. La fusion est censée être effective au 1er janvier 2025.

À l’époque, notre groupe avait émis des réserves quant au choix des délais. Force est de constater que nous avions raison : à ce jour, aucun des dix-sept décrets relatifs à cette fusion n’a été appliqué. Certes, la lenteur dont a fait preuve le Président de la République pour trouver un nouveau Premier ministre, puis un gouvernement, n’a pas facilité la tâche. Qu’en est-il des conditions d’emploi des salariés de l’ASNR, du fonctionnement et des moyens alloués à la formation spécialisée ou du transfert de l’expertise nucléaire de défense de l’IRSN vers le ministère des armées et des anciens combattants ?

Nous le savons, en matière de planification scientifique et technique, le manque d’anticipation n’est pas une option. Toute faille dans le développement de notre filière nucléaire fragilise notre position sur la scène internationale, entrave notre capacité à innover et à relever les défis énergétiques. Par ailleurs, il est illusoire d’espérer un quelconque soutien de l’Union européenne, en constatant qui Mme von der Leyen vient de nommer pour diriger la politique énergétique de l’Union européenne – Mme Ribera, vice-présidente exécutive pour une transition propre, juste et compétitive, qui considère le nucléaire comme « une technologie du passé » et Mme Juul Jørgensen, directrice générale de l’énergie, connue pour ses prises de position antinucléaire.

Monsieur le directeur de l’ASN, votre activité est affectée par le contexte politique national et européen : quelles en sont les conséquences sur la sécurité nucléaire – donc énergétique – du pays, qu’il s’agisse de risque ou de dépendance ? La fusion avec l’IRSN doit théoriquement avoir lieu dans trois mois : comment vos équipes se préparent-elles à cette fusion, malgré le contexte instable que nous connaissons ?

M. Bernard Doroszczuk. Notre bilan sur l’état de la sûreté nucléaire et de la radioprotection en France est satisfaisant ; le contexte que vous avez rappelé n’a pas d’incidence directe sur le niveau de qualité et de performance de l’ensemble des installations nucléaires. Nous resterons bien évidemment vigilants à toute dérive ou évolution susceptible d’affecter le niveau de sûreté.

S’agissant de la mise en place de la future ASNR, vous avez, à juste titre, souligné le délai extrêmement bref entre la promulgation de la loi et la date de mise en application de la nouvelle autorité. Je l’ai dit dans mon propos liminaire, nous avons fait un choix fort, qui consiste à l’installer en deux étapes. Nous privilégions, au 1er janvier 2025, un fonctionnement opérationnel, pour que l’ensemble des missions liées au contrôle de la sûreté, à l’expertise, à la recherche, puissent être maintenues. Dans un deuxième temps, nous envisagerons des changements plus profonds, qui seront bien évidemment préparés avec l’ensemble des personnels de la future ASNR.

Les fonctions techniques – expertise, recherche, contrôle, instruction – ne sont pas touchées par l’organisation mise en place au 1er janvier. Nous estimons donc que nous serons en mesure d’assurer la continuité de nos missions. Nous avons déjà réalisé un certain nombre de tests permettant de vérifier que nous pourrons fonctionner dans la nouvelle configuration, notamment sur le sujet de la gestion des situations de crise. La semaine dernière, pour la première fois, nous avons testé le caractère opérationnel d’un centre de crise unique – celui de l’IRSN – pour assurer notre mission de soutien aux pouvoirs publics en situation d’urgence. Le processus est en cours. Si elle prend du temps, la démarche que nous avons suivie est, de notre point de vue, de nature à avoir un fonctionnement opérationnel le 1er janvier.

Vous avez enfin évoqué les retards dans la mise en œuvre d’un certain nombre de décrets, nécessaires à l’installation de l’Autorité : leur progression est satisfaisante et nous avons bon espoir qu’ils puissent être présentés au Conseil d’État – du moins ceux d’entre eux qui en relèvent – dans le délai imparti.

Mme Danielle Brulebois (EPR). Au nom des députés du groupe Ensemble pour la République (EPR), je vous remercie, monsieur le président, pour votre présence. Je tiens tout d’abord à saluer votre travail, depuis plus d’un demi-siècle, au service de l’énergie nucléaire, dans le respect des valeurs fondamentales de compétence, de rigueur, d’indépendance et de transparence ; elles ont fait du nucléaire français une filière d’excellence reconnue comme la meilleure à l’international.

Le nucléaire est la première source de production et de consommation d’électricité en France. C’est une force et la garantie de notre souveraineté énergétique. C’est pourquoi le programme de relance du nucléaire civil est un enjeu clé pour la transition écologique. Il doit toutefois intervenir dans un cadre de sûreté très élevé. C’est dans ce contexte que s’inscrit la loi qui organise la gouvernance de la sûreté nucléaire, adoptée sous la précédente législature, prévoyant la fusion de l’ASN et de l’IRSN en une seule entité – l’ASNR.

La poursuite de l’exploitation des installations nucléaires existantes – les réacteurs de puissance, pour un fonctionnement jusqu’à soixante ans, et les installations du cycle du combustible, pour un fonctionnement jusqu’en 2040 ou au-delà de cet horizon – fixée par la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), de même que l’engouement suscité par les réacteurs innovants – les SMR et les AMR (Advanced Modular Reactor, ou réacteurs modulaires avancés) – exigent un effort exceptionnel en matière de compétences, de nouvelles formations, de conduite de projets et de rigueur industrielle concernant l’ensemble de la filière.

Vous y avez déjà répondu en partie, ma question est la suivante : quels sont les points de vigilance en matière de sûreté nucléaire et de radioprotection qui vous paraissent essentiels, dans un contexte de forte montée en charge du nucléaire et de réformes et de projets transitoires ? Nous souhaitons que cette préfiguration se passe dans les meilleures conditions possible. Nous resterons attentifs, à votre écoute et à l’écoute de vos personnels et de vos préconisations, afin que vous ayez les moyens matériels et humains nécessaires à la réussite de cette fusion.

M. Bernard Doroszczuk. Sans revenir sur les points de vigilance que j’ai déjà évoqués, je voudrais insister sur deux d’entre eux. Premièrement, nous avons un vrai sujet de compétence et d’expérience, qu’il faut accumuler. Peu de projets nouveaux concernant le nucléaire ont vu le jour depuis vingt ans : les compétences se sont maintenues mais n’ont pas évolué, s’agissant tant de la filière que de l’infrastructure de contrôle et de sûreté. Les évolutions prévues supposent que nous renforcions les compétences, tant dans la filière nucléaire qu’à l’ASNR. De mon point de vue, la création de cette nouvelle autorité peut constituer une opportunité pour renforcer des parcours attractifs en son sein et acquérir les compétences dont nous avons besoin. La compétence est donc le premier terme clé pour la filière, mais aussi pour l’infrastructure de contrôle.

Le deuxième mot-clé est l’anticipation : nous ne pouvons pas aborder les sujets nucléaires sans avoir une vision à moyen et long terme des enjeux et des problématiques qui se posent. Il faut parfois faire preuve de courage, pour fixer une vision à terme, et, si possible, s’y tenir, sinon nous ne pouvons pas construire nos actions dans la durée et assurer le niveau de sûreté nécessaire.

Mme Danielle Brulebois (EPR). Si la compétence et la formation sont en effet nécessaires dans la filière et son contrôle, il faut bien constater que nous avons beaucoup de difficultés à y attirer des jeunes, en particulier dans les métiers de base de la métallurgie et de l’industrie. Un gros travail reste à faire pour redorer le blason de l’industrie nucléaire.

Mme Anne Stambach-Terrenoir (LFI-NFP). S’agissant de l’avenir de la sûreté nucléaire dans le cadre de la fusion prévue, je me permets de vous rappeler l’une de vos déclarations, datant du 19 janvier 2022 : « Un accident nucléaire est toujours possible et ceux qui prétendraient le contraire prennent une grande responsabilité. Il faut rester réaliste. Un accident nucléaire est toujours possible et cela suppose de l’anticipation. »

Étant totalement d’accord avec cette affirmation, je suis très inquiète. Cette fusion dangereuse a été lancée tambour battant sur ordre d’Emmanuel Macron, sans réelle concertation ni étude d’impact. On ne sait donc toujours pas quels avantages devrait nous procurer la disparition pure et simple de l’IRSN en termes de sûreté. Mon inquiétude n’a fait que grandir.

Pendant nos débats, les instances représentatives du personnel de l’IRSN et de l’ASN avaient soulevé la difficulté de tels changements, a fortiori dans un calendrier précipité est intenable. Comme toujours, les alertes des professionnels ont été balayées par le Gouvernement, et nous nous retrouvons dans une situation où rien – ou presque – n’est prêt. Avec sa dissolution ratée, Emmanuel Macron a encore compliqué le calendrier. À trois mois de l’entrée en vigueur de la fusion, aucun des dix-sept décrets d’application n’a encore été publié ; les instances représentatives du personnel n’ont reçu qu’un pauvre organigramme non détaillé de la future ASNR, sans étude d’impact ni données plus précises.

Dans ces conditions, le CSE de l’IRSN a émis la semaine dernière un avis défavorable sur le projet d’organisation et a demandé le report d’un an de la date d’entrée en vigueur de la loi. Quant à l’intersyndicale de l’IRSN, elle a alerté sur « le faible niveau d’élaboration de l’organisation de la future ASNR, qui laisse craindre des dysfonctionnements et blocages au 1er janvier 2025, qui ne lui permettront plus d’assurer correctement ses missions d’expertise et de contrôle ». La fusion de deux entités aux statuts différents – avec les grosses difficultés administratives et de vie au travail que cela implique – ne peut pas se faire en claquant des doigts.

Lorsque nous vous avons auditionné, en novembre 2023, vous estimiez avec lucidité qu’il fallait donner rapidement des réponses aux personnels pour ne pas les laisser dans l’incertitude. Partagez-vous leur inquiétude actuelle ? Ne faut-il pas s’alarmer de la mise en œuvre dans des délais aussi brefs d’une réforme qui comporte de tels enjeux ? Plutôt que de s’engager dans une solution transitoire, ne serait-il pas plus prudent de retarder l’application de la loi au nom de notre sûreté collective ?

Autre sujet d’inquiétude : la décision du Gouvernement de déménager la gestion de la sécurité au ministère des armées. Jusqu’à présent, la protection militaire des installations nucléaires et du transport de matières nucléaires était pensée en dialogue étroit avec l’IRSN, ce qui est logique : en cas d’attaque, c’est la population qui est menacée – on se trouve alors face à un enjeu de sûreté nucléaire, c’est-à-dire d’anticipation et de gestion des conséquences d’un accident nucléaire. Le fait d’éloigner les services de sécurité de l’autorité de sûreté peut donc être extrêmement lourd de conséquences en cas d’urgence. Que pensez-vous de ce changement majeur et de ses conséquences ?

M. Bernard Doroszczuk. Je ne partage pas tout à fait votre inquiétude. La loi ayant été adoptée par le Parlement, nous devons faire en sorte que l’échéance prévue soit respectée et que l’ASNR fonctionne au 1er janvier prochain. Tel est notre objectif. Est-ce facile ? Non. Est-ce que tout est prêt ? Pas forcément. Est-ce que nous pourrons néanmoins fonctionner au 1er janvier ? Je le crois car nous avons fait le choix prudent d’une organisation transitoire qui ne va pas changer les missions de plus d’une trentaine de personnes sur les quelque 2 000 que comptera l’organisation. L’objectif nous semble donc tout à fait atteignable.

Quant aux décrets, il est normal qu’ils ne soient pas tous publiés : quasiment tous finalisés, ils sont ou vont arriver dans le circuit de discussions avec le Conseil d’État qui peut être saisi dans un délai de deux mois. Pour ceux qui sont indispensables, c’est-à-dire la grande majorité, l’échéance de fin d’année est en cours d’être respectée ; d’autres pourront être pris plus tard. Nous ne sommes donc pas aussi pessimistes que d’aucuns.

Les personnels de l’ASN et de l’IRSN sont évidemment inquiets. Cela étant, si l’application de la réforme était reportée au 1er janvier 2026 comme le souhaitaient les personnels de l’IRSN, l’inquiétude perdurerait pendant une année supplémentaire pour l’ensemble des salariés. Nous avons choisi la bonne voie en faisant un pas, en donnant de la visibilité, en mettant en place toutes les fonctions support des deux organisations, en définissant un travail en commun pour pouvoir fonctionner avec les métiers. Cette façon de donner de la visibilité et de l’ambition est de nature à rassurer, à répondre aux inquiétudes que vous évoquez. Nous n’avons pas choisi la date d’entrée en vigueur de la réforme, mais nous faisons tout pour qu’elle soit respectée en poursuivant la démarche prudente que nous avons engagée.

Vous m’interrogez sur les choix du Gouvernement, traduits dans la loi adoptée au Parlement. Dans tous les pays occidentaux, les questions de sécurité et de sûreté des installations nucléaires civiles sont traitées par la même autorité. Lors des discussions sur le projet de loi, j’avais moi-même souhaité qu’il en soit ainsi dans le cadre de la réforme : que l’expertise de l’IRSN sur les questions de sécurité des installations civiles, les actes de malveillance, la cybersécurité revienne à la future autorité, voire qu’il y ait un rapprochement entre l’ASN et le haut fonctionnaire de défense et de sécurité (HFDS), l’autorité qui dépend actuellement du ministère de l’environnement. Je n’ai pas été suivi. Comme vous le soulignez, il me semble que la solution retenue n’est pas optimale.

M. Gérard Leseul (SOC). Les membres du groupe Socialistes et apparentés et d’autres parlementaires de plusieurs groupes avaient marqué leur opposition à ce projet, estimant que la fusion faisait peser des risques en matière de sécurité et de sûreté nucléaires, a fortiori si elle était réalisée dans des délais aussi courts. Nous en avions combattu les fondements, les modalités, la temporalité et même la constitutionnalité de ce texte. Adopté à une voix près, il a été promulgué et devrait entrer en vigueur le 1er janvier prochain.

À la tête de l’ASN, vous avez la charge de mener les travaux pour construire cette nouvelle organisation. En application de l’article 16 de cette loi, le collège doit soumettre pour avis un projet d’organisation et de fonctionnement de la future ASNR aux instances représentatives du personnel. Or, à la lecture des avis de ces instances, il apparaît que seul un organigramme non détaillé leur aurait été transmis. Sur quoi le collège se fonde-t-il pour être certain du bon fonctionnement de l’ASNR au 1er janvier 2025 ?

En outre, la proposition d’organisation du collège sous forme d’organigramme transitoire procède à une juxtaposition des directions opérationnelles de l’IRSN et de l’ASN. Qu’attendez-vous de cette organisation transitoire, dans quelle temporalité ?

Ce projet d’organisation fait aussi disparaître la direction de la stratégie, ce qui est difficile à comprendre. Ne craignez-vous pas qu’en découplant la programmation de la recherche et l’allocation budgétaire, l’ASNR soit moins bien armée pour développer sa stratégie de recherche et que la qualité des recherches ne se dégrade, faute d’avoir préservé les bons outils ?

Enfin, ce n’est pas une mince affaire d’intégrer un établissement public industriel et commercial (Epic) dans une autorité administrative indépendante. Le doute sur la faisabilité de cette opération dans des délais prévus s’est exprimé à plusieurs reprises et je pense qu’il persistera pendant de nombreuses semaines. Nombre de sujets n’ont pas trouvé de solution opérationnelle et risquent de ne pas en trouver pour le 1er janvier 2025. Quel niveau d’alerte pourrait vous conduire, en tant que président, à demander un report de l’application de la loi d’ici au 12 novembre prochain ?

M. Bernard Doroszczuk. L’organigramme serait insuffisamment détaillé, selon vous et les représentants du personnel de l’IRSN. Nous avons, je le répète, choisi d’affecter le moins possible les organisations et les services : chacun retrouve sa mission, dans le même service, au même endroit, avec le même responsable. Le nom de ce service figure dans l’organigramme non détaillé, mais il ne nous a pas semblé nécessaire d’aller au-delà, dès lors que le fonctionnement de ce service était maintenu en l’état. L’organigramme est plus détaillé pour les fonctions support : il était difficilement imaginable, par exemple, que nous disposions de deux directions chargées des activités internationales, de deux directions des ressources humaines et de deux directions des finances au 1er janvier prochain. Nous avons voulu proposer une organisation opérationnelle au 1er janvier prochain, mais nous avons aussi entendu les avis du CSE de l’IRSN et du comité social d’administration de proximité (CSAP) de l’ASN. Nous sommes en train de les examiner en détail, et nous ferons évoluer la proposition d’organisation que nous leur avons soumise pour l’adapter à leurs préoccupations.

Nous n’avons pas maintenu la direction de la stratégie telle qu’elle existe à l’IRSN car nous estimons que la stratégie est du ressort du collège, conformément à la loi de 2013 sur les AAI et autorités publiques indépendantes (API). Les services ont été configurés de manière à ce qu’ils puissent travailler à l’élaboration de propositions d’éléments de stratégie – ce sera le cas pour la recherche, le contrôle ou l’expertise. Le collège – avec le comité exécutif de la future ASNR – utilisera cette matière pour faire les choix stratégiques et les arbitrages. Dans une AAI, c’est le collège qui décide. Il n’y a donc pas lieu de faire apparaître une direction la stratégie dans l’organigramme : chacun est mis à contribution pour l’élaboration d’une stratégie validée par le collège.

De même, chaque structure de la future ASNR établira ses demandes en termes de besoins d’investissements et de personnels. Nous préparerons, comme nous le faisons déjà pour l’ASN, une proposition de ressources annuelles et pluriannuelles dont nous discuterons avec le Gouvernement et les parlementaires dans le cadre du projet de loi de finances. C’est un processus auquel nous sommes rodés : en tant qu’AAI, nous sommes un interlocuteur direct des parlementaires, ce qui n’est pas le cas de l’Epic IRSN, placé sous la tutelle de ministères. Nous devons tenir compte de cette différence dans notre organisation.

Nous avons fait en sorte que les solutions opérationnelles soient les plus à même de permettre le fonctionnement au 1er janvier 2025. Tout ne sera pas parfait, mais c’est possible de fonctionner au 1er janvier 2025 avec les choix que nous avons faits. À ce stade, je le répète, j’estime que c’est possible.

M. Gérard Leseul (SOC). Vous proposez de placer le service en charge des actions d’ouverture à la société au sein de la direction de la communication et des relations publiques. Quelle garantie apportez-vous, en termes de transparence et de pédagogie, pour que cette ouverture à la société puisse quand même se développer dans la future autorité ?

M. Bernard Doroszczuk. Vous m’avez déjà posé sur cette question dans d’autres réunions, monsieur Leseul. La question de la participation du public – et de la société en général – au processus d’instruction et d’expertise n’est pas l’apanage de l’IRSN. Nous le faisons déjà à l’ASN, parfois avec l’IRSN ou sous l’égide du Haut Comité pour la transparence et l’information sur la sécurité nucléaire (HCTISN). Les procédures de participation au cours de nos instructions et processus de décision sont déjà très développées de part et d’autre, et c’est une force de les réunir. Or l’ASN n’a pas de service chargé de la participation ou de l’ouverture à la société : la structure compte moins que l’affirmation de la volonté politique de poursuivre cette ouverture à toutes les parties prenantes.

Dans le futur projet, nous affirmons notre volonté de maintenir cette participation à un très haut niveau. Pour ce faire, nous utilisons parfois les mêmes ressources que pour la communication. Lorsqu’il s’agit d’informer sur un sujet technique, les experts sollicités sont les mêmes dans ce cadre que pour les actions de communication. Cela ne veut pas dire, contrairement à ce que j’entends parfois, que le service d’ouverture à la société sera chapeauté ou sous tutelle de la communication. Afin d’optimiser les ressources, nous constituons une grande direction, mais celle-ci comprendra l’intégralité du service de l’IRSN qui est actuellement dédié à la participation, y compris sa responsable.

M. Jean-Pierre Taite (DR). En mai dernier, nous avons voté pour la fusion entre l’ASN – qui autorise, par le biais de son collège, la mise en service et la prolongation des réacteurs nucléaires – et l’IRSN – qui fournit l’expertise destinée à éclairer les décisions dans ce domaine.

Le rapport de la commission d’enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France, présidée par le député Raphaël Schellenberger, prônait une optimisation de l’organisation administrative et interrogeait les rapports existant à ce jour entre les différents organismes de sûreté nucléaire.

La réforme doit fluidifier et améliorer l’efficacité des procédures, afin de tenir les délais de la relance du nucléaire – construction de réacteurs de type EPR ; prolongation des réacteurs ; déploiement de petits réacteurs nucléaires modulaires – en abolissant le système dual qui a perduré jusqu’à présent. Le système actuel induit une dispersion des compétences, des délais de validation trop longs, voire des tensions entre expertise et décision, ce qui est incompatible avec les défis à venir de relance de la filière nucléaire française. Les conséquences financières peuvent être vertigineuses : pour un réacteur, le coût d’un mois de retard est estimé à 10 millions d’euros en phase d’étude, 50 à 60 millions d’euros en phase de travaux, et environ 25 millions d’euros en phase d’essai, sans compter l’incidence sur le coût de l’électricité. La fusion répondait aussi à une demande d’EDF qui a mal vécu la fermeture de la moitié de ses réacteurs en 2022 pour un coût de 17,9 milliards d’euros, l’IRSN ayant pris la liberté de rendre public un avis avant que l’ASN ne prenne une décision

Nous avions soutenu ce texte par souci d’accélérer la relance de l’atome. Toutefois et comme souvent, le succès de cette réforme reste conditionné à la qualité de ses décrets d’exécution, non promulgués à ce jour. Nous avions relevé plusieurs points de vigilance : apport de garanties sur la publication des avis d’experts ; moyens accordés à la future autorité ; résolution des obstacles identifiés, notamment en ressources humaines. Y a-t-il eu des avancées en la matière ?

L’ASNR doit être effective au 1er janvier 2025. La fusion devant se faire dans des délais relativement courts, l’ex-ministre Lescure s’était engagé à ce que la réforme puisse être éclairée par un rapport préparatoire remis au Parlement et par un travail de préfiguration mené par M. Abadie. Les dernières actualités de la vie politique française ont quelque peu bouleversé les agendas. À ce jour, nous n’avons aucune nouvelle du rapport. Quant au travail de préfiguration, il ne pourra sans doute pas être effectué de manière satisfaisante par M. Abadie dont la nomination a été retardée par la suspension des travaux de l’Assemblée. Dans ce contexte, estimez-vous que les conditions sont réunies pour une bonne application de la loi, dès le 1er janvier 2025. Quel bilan tirez-vous de votre mandat qui s’achève en novembre ?

M. Bernard Doroszczuk. Où en sommes-nous en ce qui concerne la préfiguration et les divers sujets mis en exergue lors des discussions parlementaires ? J’ai évoqué le projet d’organisation, soumis par le collège de l’ASN aux représentants des personnels, en application de l’article 16 de la loi. Dans quinze jours à trois semaines, nous aurons une deuxième consultation de ces personnels à propos du règlement intérieur de la future autorité. La loi du 21 mai 2024 renvoie au règlement intérieur des dispositions telles que la publication des résultats d’expertise, les questions de déontologie ou la participation de la société à l’instruction. Nous sommes en train de finaliser ce règlement intérieur. Il sera soumis aux représentants du personnel à partir de la mi-octobre, présenté par l’ASNR à l’Opecst au début de l’année prochaine, puis entrera en vigueur au cours du mois de janvier 2025. Dans l’intervalle, c’est le règlement intérieur de l’ASN qui s’applique et qui comporte lui aussi des dispositions sur les sujets que vous évoquez. À cet égard, il n’y a donc aucun point de blocage.

Concernant le rapport préparatoire du Gouvernement, je peux seulement vous dire que nous avons contribué à sa préparation. S’agissant du travail de préfiguration promis par M. Lescure, je constate que rien n’impose à une AAI de nommer un préfigurateur – le terme a été utilisé, mais je ne vois pas à quoi il correspond. Dans une AAI, il y a un collège et des commissaires nommés par des gens désignés par la loi : le Président de la République, le président du Sénat, le président de l’Assemblée nationale. Irrévocables, les commissaires exercent leur mandat jusqu’à son terme, et prennent les décisions. Dès lors, comment un préfigurateur pourrait-il préfigurer, c’est-à-dire prendre des décisions et faire des arbitrages ? Selon l’article 16 de la loi, c’est le collège de l’ASN qui prépare un projet d’organisation et un projet de règlement intérieur, en vue de leur adoption au 1er janvier 2025, lors de la création de l’ASNR.

L’absence de préfigurateur ne nous a pas empêchés de progresser, de faire des propositions d’organisation ; elle ne nous empêchera pas de faire des propositions de règlement intérieur. Entre le 12 novembre et le 1er janvier, il y aura un nouveau président de l’ASN. Lorsque sa nomination sera validée, nous l’associerons à nos travaux, sachant que les décisions resteront du ressort du collège de l’ASN, puis de celui de l’ASNR auquel il participera.

Mme la présidente Sandrine Le Feur. Pour votre information, je vous indique que nous prévoyons d’auditionner M. Pierre-Marie Abadie à une date qui vous sera communiquée. Vous pourrez alors l’interroger sur la préfiguration ou le lien qu’il a pu avoir – ou ne pas avoir par respect pour nos institutions – avec l’ASN.

Mme Dominique Voynet (EcoS). Monsieur le président, votre mandat à la tête de l’ASN s’achève. Les défis qui attendent le système de contrôle de la sûreté et de la radioprotection restent considérables comme votre exposé introductif précis, lucide et responsable l’a indiqué. À la veille de votre départ, j’aimerais aborder deux thèmes, dans un contexte de vieillissement des installations actuellement en fonction, de relance du nucléaire et de réorganisation totale du système de contrôle : la future ASNR ; la gestion des déchets.

Êtes-vous totalement serein concernant la nouvelle autorité créée par la loi du 21 mai 2024 ? Vous avez tenté de rassurer les députés qui se sont exprimés avant moi, en affirmant que les missions d’expertise, de contrôle et de recherche seraient assurées au 1er janvier prochain comme elles le sont actuellement. Vous décrivez une juxtaposition d’entités dans la nouvelle ASNR, mais qu’en est-il de l’intégration ? La nouvelle organisation ne semble pas apporter de valeur ajoutée. Que diriez-vous à un béotien qui vous interrogerait sur ce point ? Pour notre part, nous restons convaincus de la nécessité de toujours séparer l’expertise du contrôle.

Plusieurs députés ont fait part de leurs inquiétudes concernant l’organigramme, l’absence d’étude d’impact, de règles de prise de décision et de planning précis. Vous avez vous-même pointé la nécessité de tenir une vision et une stratégie claire. Et vous nous expliquez que c’est le collège et non la direction de la stratégie qui en décidera. Quels moyens seront-ils mobilisés pour éclairer le collège et pour nourrir son débat ?

Quant à la question centrale des déchets nucléaires, elle est quasi absente du débat. Lors de la présentation de votre dernier rapport d’activité devant l’Opecst, en mai dernier, vous avez affirmé qu’il n’est pas concevable d’avoir un programme nucléaire ambitieux sans avoir traité en parallèle le sujet des déchets. Que pensez-vous de l’absence de réaction des services de l’État et des différents gouvernements qui se sont succédé sur la gestion des déchets radioactifs de la première usine de La Hague, UP2-400.

Un récent rapport de l’association Global Chance fait état d’importants volumes de déchets issus du retraitement et toujours entreposés en vrac dans des conditions précaires sur ce premier site de La Hague, définitivement à l’arrêt depuis plus de quarante ans. Des milliers de tonnes de déchets n’ont toujours pas fait l’objet d’une reprise et d’un conditionnement adéquat par les exploitants, Areva puis Orano, malgré de très nombreux rappels à l’ordre de votre autorité. Comment se fait-il que l’État, propriétaire d’Orano, n’ait toujours pas tapé du poing sur la table pour faire respecter vos décisions de reprise des déchets sur ce site ?

M. Bernard Doroszczuk. Je ne crois pas avoir dit que j’étais totalement serein, mais plutôt qu’il était possible de faire fonctionner la future autorité dès le 1er janvier 2025, si l’on privilégie la recherche de solutions plutôt que la mise en exergue de problèmes. C’est ce que nous avons fait en juxtaposant l’ensemble des services métiers, qui travaillent déjà ensemble. L’autorité en cours de création ne rassemble pas deux entités qui ne se connaissent pas, qui ne travaillent pas ensemble ou qui sont concurrentes. Comme la loi l’a prévu, nous rassemblons des gens qui mènent tous les jours des travaux conjoints d’expertise et de recherche d’une part, d’instruction et de contrôle d’autre part. À partir du moment où l’organisation technique de ces métiers est maintenue, nous avons tendance à croire qu’il sera possible de créer cette organisation le 1er janvier prochain.

L’intégration est nécessaire : mener une réforme de cette nature pour finalement maintenir la juxtaposition des métiers au sein de la nouvelle autorité n’aurait pas de sens ; il nous faut donc aller plus loin afin d’en dégager la véritable valeur ajoutée. Des travaux ont été engagés par les équipes de l’ASN et l’IRSN pour faire évoluer l’organisation des services métiers, mais le délai prévu par la loi ne nous a pas permis de les conduire à leur terme de manière sereine. Notre ambition consiste à poursuivre ces travaux et à faire en sorte qu’ils nourrissent le projet d’organisation cible que nous comptons soumettre au débat au cours de l’année 2025. Voilà notre premier objectif ; le suivant consistera à aller plus loin. Outre dégager la valeur ajoutée de l’ASNR, il s’agira de lui fixer de hautes ambitions : elle doit être plus forte, plus visible et avoir plus de poids, tout en étant un acteur de confiance pour le public. Vous le savez : sans confiance dans le contrôle de la sûreté, il n’y a pas de confiance dans le nucléaire. La sûreté en général et la qualité de son contrôle sont des biens communs.

Nous avons aussi l’ambition d’avoir une autorité plus efficace, qui tire profit de la synergie interne et du développement du numérique. Nous disposerons d’un système numérique unifié, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Les développements numériques, notamment celui de l’intelligence artificielle, que j’ai évoqué, changeront la donne.

Nous serons également plus efficaces sur le plan international. Actuellement, l’ASN et l’IRSN rencontrent séparément leurs interlocuteurs étrangers, qui sont parfois les mêmes. Le modèle que nous construisons avec l’ASNR existe à l’étranger, notamment dans les grands pays nucléaires occidentaux, où les autorités disposent d’une expertise intégrée. L’ASN et l’IRSN consultent ces dernières, qui pour l’expertise et la recherche, qui pour le contrôle ; demain, nous le ferons ensemble. De ce point de vue, la nouvelle autorité sera plus efficace.

Il nous faut une instance plus attractive. J’évoquais tout à l’heure le défi consistant à conserver les compétences. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour laquelle il ne faut pas tarder à créer l’ASNR. Repousser la date de création au motif que nous ne sommes pas parfaitement prêts ne ferait qu’alimenter les doutes et entretenir l’incertitude pour le personnel ; de plus, cela ne rend pas la future autorité attractive pour les candidats externes. J’ai toujours dit qu’il ne fallait pas tarder, parce que cette incertitude est défavorable au fonctionnement de la future entité. Nous devons tenir les délais tout en appliquant une approche prudente en deux étapes, telle que je l’ai décrite. Nous devons ouvrir des parcours de carrière pour l’ensemble du personnel. L’ASNR comptera plus de métiers : on pourra y faire de la recherche et de l’expertise, mais aussi du contrôle, ce qui était impossible de cette manière auparavant.

Il faut une autorité influente dans le paysage européen, puisque nombre de sujets relatifs au nucléaire – le nouveau nucléaire et le développement des SMR notamment – sont traités aux niveaux international et européen ; nous devons faire progresser l’harmonisation entre les différentes autorités nationales. Une autorité qui intègre expertise, recherche et contrôle peut devenir le leader de travaux internationaux. Nous avons donc des ambitions, qu’il nous faut, en priorité, définir et formuler.

Vous m’avez ensuite interrogé au sujet des déchets, dont la gestion demeure, pour l’ensemble de nos concitoyens, un sujet très sensible. S’il existe une filière de gestion pour 90 % des déchets nucléaires, ceux-ci ne représentent que 10 % de la radioactivité contenue. En l’absence de filière de gestion sûre, un effort reste à fournir pour trouver des solutions de gestion des déchets à plus haute activité et de ceux ayant une faible activité, mais une vie longue.

Les déchets nucléaires historiques font également partie des déchets à traiter. Ils datent du début de l’épopée nucléaire, lorsque les filières de gestion n’existaient pas et que les conditions de leur entreposage n’étaient pas suffisamment encadrées. Ils attendent, au sein du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) et d’Orano, la création de filières de gestion définitive, ce qui nécessite de sécuriser leur entreposage. Cette attente suppose leur reprise et leur conditionnement en vue de la prolongation de leur entreposage, en particulier s’agissant des déchets à haute activité et à vie longue.

De mon point de vue, il n’est pas concevable d’afficher de nouvelles ambitions pour le nucléaire sans, parallèlement, dégager des moyens et exercer une pression pour que les déchets nucléaires soient gérés de manière définitive ou entreposés dans de bonnes conditions. Les nouvelles ambitions et la gestion des déchets doivent aller de pair, c’est une question de crédibilité.

M. Mickaël Cosson (Dem). Vous avez fait part de votre inquiétude quant à la faiblesse de l’industrialisation, eu égard à vos exigences, qui sont de plus en plus fortes, et à la montée en charge résultant de la relance du nucléaire. Comment pensez-vous que la situation sera résolue, compte tenu à la fois de votre ambition pour cette fusion et du plan de relance ?

Cette fusion a provoqué des changements dans les deux structures : quels points forts avez-vous déjà identifiés ? Nous avons bien compris que le calendrier s’imposait à vous ; des nouveautés, qui n’auraient pu exister sans la fusion, ont-elles néanmoins vu le jour ? Quelles sont vos autres ambitions pour les années 2026 et 2027, en matière d’amélioration de la sûreté nucléaire et de commercialisation à l’échelle internationale ? J’imagine que vous avez aussi pour objectif de donner un nouvel essor à cette filière qui a été laissée à l’abandon pendant vingt ans.

M. Bernard Doroszczuk. Depuis qu’il est question du rapprochement de l’ASN et de l’IRSN, nous avons procédé à des expérimentations qui ont eu des effets positifs : la semaine dernière, nous avons pour la première fois effectué une simulation de fonctionnement en situation d’urgence avec un centre de crise unique. Précédemment, lorsqu’un accident ou un événement important survenait dans une installation nucléaire, les interventions de l’ASN et de l’IRSN étaient séquencées : l’IRSN disposait d’une cellule pour examiner la situation et faire des prévisions d’évolution, qu’elle transmettait ensuite à l’ASN ; celle-ci, en tant qu’autorité de sûreté nucléaire intervenant en appui des pouvoirs publics, élaborait alors une proposition de gestion des suites de l’accident. Ce système séquencé était peu robuste et mettait parfois du temps à fonctionner. Désormais, l’unité de lieu prévaut : nous agissons dans le même centre de crise, en constante interaction, ce qui est beaucoup plus efficace. Voilà un résultat concret, et nous avons voulu tester préalablement cette organisation, afin d’être sûrs qu’elle serait opérationnelle à compter du 1er janvier 2025.

Avec les équipes de l’IRSN, nous avons abordé des dossiers relatifs au nouveau nucléaire avec un fonctionnement différent, s’apparentant à un mode projet. Nous avons réuni les équipes de l’IRSN et de l’ASN et les porteurs de projets de SMR ; plutôt que de mener des entretiens séparés, nous mobilisons en même temps les équipes de l’expertise et de l’instruction, chacune demeurant responsable de son avis. Nous menons également un travail commun de relations avec des partenaires extérieurs, comme EDF, dans le cadre des projets d’EPR 2. Cette collaboration est plus ancienne, mais elle se renforcera dans le cadre de la nouvelle entité. La réunion des équipes au sein d’une même structure produira une certaine efficacité dans le travail d’expertise et dans la prise de décision, chacun restant dans son rôle.

Pour répondre à votre question portant sur nos autres ambitions, permettez-moi d’évoquer un sujet dont je n’ai pas encore parlé : la recherche. C’est une nouveauté pour l’ASN, qui n’a pas d’activité propre de recherche et dont la mission consiste à évaluer les besoins de connaissances pour orienter les organismes de recherche, afin de mener à bien ses travaux d’expertise et de prendre des décisions. L’IRSN, quant à elle, mène une activité de recherche notable ; cette caractéristique distinguera la future autorité de ses homologues étrangers. De nombreuses autorités de contrôle à l’étranger – aux États-Unis, au Canada, au Japon – ont déjà rassemblé expertise et instruction, mais aucune ne dispose de ressources aussi développées en matière de recherche. Cela rendra l’ASNR unique dans le panorama des autorités de contrôle. Notre ambition consiste à affirmer clairement que l’ASNR doit être un leader en matière de recherche – au moins au niveau européen –, capable de nouer des partenariats qui font avancer les connaissances au bénéfice de tous – la future autorité elle-même et les exploitants.

Nous ne manquons donc pas d’ambitions ; les concrétiser sera le travail de mon successeur, mais aussi celui du collège de l’ASNR et de l’ensemble de ses équipes. Cependant, nous faisons face à une situation tendue en raison des échéances prévues par la loi. Notre approche est pragmatique et opérationnelle, afin de passer le cap du 1er janvier. Il y a donc de quoi faire ! Par ces propos, je souhaite m’adresser également aux personnels de l’ASN et de l’IRSN qui nous écoutent et qui ont fait part de leur avis sur cette fusion : ne pensez pas que nous manquons d’ambition, pour vous, pour nous et pour la France.

M. Vincent Thiébaut (HOR). Au nom du groupe Horizons, permettez-moi de vous remercier pour vos propos introductifs. Nous soutenons la relance de la production nucléaire française et ses trois priorités : décarboner, assurer notre indépendance énergétique et maintenir notre compétitivité.

Vous l’aviez dit ici même, il y a environ un an : l’évolution de la filière nucléaire s’inscrit dans un contexte inédit, marqué notamment par la prolongation du fonctionnement d’installations anciennes ; par la construction de nouvelles installations à un rythme soutenu ; par l’arrivée de nouveaux réacteurs innovants nécessitant de s’adapter à un modèle nucléaire en pleine mutation ; par un système de contrôle de la sûreté nucléaire qui fait face à un volume inédit de contrôles, d’expertises et d’instructions, en raison notamment du vieillissement du parc ; et par la fusion de l’ASN et de l’IRSN.

Toute fusion a un coût et vous avez déjà évoqué la mutualisation des systèmes d’information. La nouvelle organisation peut créer un risque de perte d’efficacité. De plus, nous entrerons prochainement dans une phase budgétaire. Le surcoût provoqué par cette fusion a-t-il été estimé ? Dans l’affirmative, à combien s’élève-t-il et en combien de temps pensez-vous pouvoir l’absorber ?

Par ailleurs, nous sommes entrés dans une phase de démantèlement de certaines centrales nucléaires, comme celle de Fessenheim. Comment appréhendez-vous cette étape, en particulier le traitement des déchets de résidus, compte tenu notamment du changement de la réglementation relative au seuil de libération ? Enfin, j’aimerais vous entendre au sujet du vieillissement du parc nucléaire et de l’impact du changement climatique, notamment sur les réacteurs à eau pressurisée, compte tenu des tensions existantes sur la ressource en eau – en raison de sa raréfaction et des inondations.

M. Bernard Doroszczuk. Votre première question me conduit à répondre à une interrogation de la présidente à laquelle je n’avais pas répondu dans mon propos liminaire : la préparation de la loi de finances, qui devra tenir compte du coût de la fusion, mais aussi de la façon dont celle-ci se présente. La fusion entraînera évidemment un coût additionnel aux coûts de fonctionnement et d’investissement, puisque nous devrons mener à bien des opérations qui n’étaient pas programmées : l’instauration d’un système d’information interconnecté ; le développement de nouvelles applications permettant une gestion unifiée des personnels ; l’évolution de plusieurs outils. Nous estimons le coût de la création de la future ASNR à 6 millions ; cette somme correspond à des ressources nouvelles, qui n’auraient pas été nécessaires sans l’adoption de la loi.

Le contexte budgétaire est très contraint et nous sommes conscients que la discussion du projet de loi de finances sera tendue. Nous avons reçu des informations préliminaires relatives aux enveloppes prévues par le ministère des finances et celui de l’environnement – auquel le futur programme 235 relatif au budget de l’ASNR sera rattaché. Les chiffres qui nous ont été communiqués sont très alarmants.

Les besoins en matière de crédits de fonctionnement et d’investissement pour la future autorité ont été estimés à enveloppe constante – correspondant aux dépenses effectuées en 2024 corrigées des effets de périmètre, puisque certaines activités seront rattachées au ministère de la défense et au CEA – et en tenant compte de l’estimation des recettes issues des prestations vendues et des changements liés aux statuts – l’ASNR sera une autorité administrative indépendante et non un Epic, elle ne pourra donc pas récupérer la TVA. Il manque au budget de fonctionnement 37 millions sur un total de 150 millions, soit 25 %.

Indépendamment de la question de savoir s’il est possible de mettre en place l’organisation même de l’ASNR le 1er janvier prochain, son fonctionnement sera impossible au plan budgétaire, d’après les premiers éléments chiffrés qui nous ont été communiqués. Je vous le dis non seulement parce que ce sujet est d’importance, mais aussi parce que c’est vous qui voterez le projet de loi de finances. Cet enjeu me semble plus crucial que l’échéance du 1er janvier 2025, puisque, en l’état, nous n’aurons pas les moyens de fonctionner.

S’agissant du démantèlement et du traitement des déchets, vous m’avez interrogé sur les seuils de libération. Des évolutions réglementaires sont intervenues pour permettre de valoriser les déchets de très faible activité (TFA), notamment métalliques. Elles correspondent à des pratiques courantes à l’étranger, encadrées par des règles de l’Euratom, et aux seuils de libération définis par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). La France n’avait pas encore utilisé cette possibilité – qui sera encadrée, notamment grâce au projet de technocentre d’EDF – consistant à fondre des matériaux métalliques très faiblement ou non radioactifs pour les valoriser. Des contrôles permettront de vérifier que les seuils de libération seront très faibles.

Les seuils retenus dans la réglementation correspondent à une exposition trente fois inférieure à la radioactivité naturelle, voire à la seule exposition cosmique, soit une exposition négligeable. L’ASN a émis un avis à ce sujet : dans ces conditions, il était tout à fait envisageable d’autoriser des installations à procéder à cette valorisation des déchets TFA métalliques, mais uniquement ceux-là. En effet, les processus industriels utilisés permettent, par la fusion des métaux, de s’assurer du niveau de radioactivité du produit final. Nous n’avons pas demandé l’application d’un seuil de libération généralisé, qui est beaucoup plus difficile à déterminer. Ainsi, les gravats liés au démantèlement n’étant pas homogènes, ils ne peuvent être fondus dans un four. Mesurer exactement leur radioactivité, afin de les valoriser, ne nous semble pas encore possible, contrairement aux matériaux métalliques.

L’impact du changement climatique est un enjeu majeur, que nous prenons en considération tant pour le parc nucléaire existant que pour les nouvelles constructions. Les réexamens de sûreté du parc existant en sont l’occasion ; tous les dix ans, nous prenons en considération les prévisions les plus pessimistes du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), afin de réévaluer l’impact du changement climatique sur le fonctionnement des réacteurs nucléaires. Lorsque c’est nécessaire, nous demandons à EDF de prévoir l’évolution des installations, afin notamment de garantir le refroidissement à l’intérieur du bâtiment du réacteur. Plus la température extérieure est élevée, plus la température à l’intérieur du réacteur peut l’être aussi, compte tenu des conditions de ventilation ; dès lors on ne peut garantir le bon fonctionnement des équipements importants pour la sûreté, car ils doivent être maintenus en dessous d’une certaine température. Nous devons donc augmenter les capacités de refroidissement à l’intérieur des bâtiments des réacteurs. Ce constat résulte du réexamen de sûreté des réacteurs existants.

Les futurs réacteurs seront encore en service au début du siècle prochain – si leur construction est autorisée. Nous devons donc anticiper les différents paramètres du réchauffement climatique au début du XXIIe siècle. Cela suppose des constructions prudentes, afin de faire face aux différents événements tels que l’augmentation de la température et son impact sur la ressource en eau. L’ASN estime qu’il est nécessaire d’intégrer le réchauffement climatique dès la conception des bâtiments ; on peut tenir compte des améliorations technologiques pour disposer de constructions plus robustes et mieux adaptées à des conditions environnementales plus contraignantes, sans pour autant imposer une construction résistante aux conditions climatiques de 2100 – ce serait hasardeux, puisque personne ne sait quel sera alors le climat. Il s’agit de prévoir une conception permettant des aménagements ultérieurs. Reprenons mon exemple : pour diminuer la température à l’intérieur du bâtiment du réacteur, il faut prévoir suffisamment de place pour installer des équipements de refroidissement supplémentaires. Si cette place n’a pas été envisagée dès la conception du réacteur, on ne peut avoir des structures résilientes, capables de s’adapter.

Prenons un autre exemple : si les périodes de canicule et d’étiage augmentent, ce qui est vraisemblable, l’exploitant devra prévoir des conditions d’exploitation permettant de réduire la puissance de son réacteur. Pendant la période correspondante, il ne pourra peut-être pas éliminer ses rejets liquides dans le milieu environnant et devra être en mesure de les entreposer. Des capacités d’entreposage plus importantes seront nécessaires et les emplacements correspondants doivent être prévus.

Nous appelons de nos vœux à la fois la prise en compte des meilleures technologies disponibles dans la conception des nouveaux réacteurs, et la conception d’installations adaptables, en mesure de faire face à des évolutions que nous ne connaissons pas encore.

Mme la présidente Sandrine Le Feur. Vous avez entièrement raison, l’adaptation doit être prise en considération dans chacune de nos décisions, qu’elles soient politiques ou industrielles.

Mme Constance de Pélichy (LIOT). L’avantage, quand on parle en dernier, c’est que beaucoup de choses ont déjà été dites. Je prends notamment bonne note de votre alerte quant au financement de votre administration.

Je souscris à vos propos relatifs à la performance de notre système de sûreté nucléaire. Peu de pays ont une telle acceptation populaire – j’ai presque envie de parler d’adhésion – pour la production d’énergie nucléaire. Je fais partie de ceux qui pensent qu’elle est liée à l’excellent travail réalisé par nos institutions : la vôtre et l’IRSN. Les avis publics, la transparence et le dialogue de l’Institut avec la société civile, figurent parmi les raisons essentielles de cette adhésion.

J’ai entendu votre réponse à M. Gérard Leseul, mais permettez-moi d’insister : dans le cadre de la fusion entre l’ASN et l’IRSN, vous devrez garantir un dialogue avec la société civile et une transparence toujours plus importante.

Mon groupe s’est opposé à cette fusion, craignant qu’elle soit contre-productive. L’effort nucléaire est important ; dans votre propos introductif, vous évoquiez même le besoin de fournir un effort exceptionnel en matière de compétences et de besoin d’expertise, afin de soutenir nos ambitions nucléaires. Nous nous interrogeons donc particulièrement sur l’intérêt de fusionner nos administrations à ce moment-clé, ce qui risque de désorganiser la filière et de lui faire perdre en efficacité et donc en sûreté. Ce pari de simplification est un pari risqué, qui pourrait freiner la relance de la filière.

Nous sommes par ailleurs très inquiets quant aux garanties de séparation entre expertise et décision au sein d’une entité unique, séparation renvoyée à un règlement intérieur élaboré par l’Autorité elle-même. Comme de nombreux collègues l’ont souligné, la date de création de cette autorité nous semble également peu réaliste. Cependant, je suis et je resterai résolument optimiste. Nous avons à cœur la réussite de la filière nucléaire et l’assurance de sa sûreté. Je ne vais pas revenir sur les conditions d’application de la réforme – le sujet a déjà été largement abordé. De nombreux doutes demeurent quant à l’effectivité de la fusion dans trois mois. Toutefois, je vous souhaite –  et je nous souhaite – sincèrement plein succès.

J’aimerais néanmoins revenir sur l’opportunité de cette réforme, notamment sous l’angle des moyens humains. Ces dernières années, la question du nécessaire renforcement des effectifs dédiés à l’expertise et au contrôle a été régulièrement soulevée par l’ASN et l’IRSN. L’augmentation prévue des effectifs est-elle suffisante ? Pour justifier la réforme, le Gouvernement avance un nombre accru de missions d’expertise dans le contexte de relance du nucléaire ; un renforcement des effectifs n’aurait-il pas suffi à faire face à la surcharge de travail provoquée par cette relance ? Certains redoutaient une démission des salariés de l’IRSN opposés à la réforme, ainsi que des difficultés de recrutement : qu’en est-il ? Autrement dit, le métier a-t-il gardé suffisamment d’attractivité et parvenez-vous à recruter ?

M. Bernard Doroszczuk. Vous avez évoqué des sujets qui ont été particulièrement débattus lors de la préparation du texte de loi, en particulier la distinction entre expertise et prise de décision. Ces sujets ont fait l’objet, dans le texte de loi, d’un encadrement ; des précisions, suffisantes de mon point de vue, ont été apportées pour garantir cette distinction. Ces dispositions, telles qu’elles figurent dans la loi, seront reprises dans le règlement intérieur de l’ANSR.

La croissance des activités d’expertise, d’instruction et de contrôle est le résultat d’un parc qui pourrait être plus important du fait de projets nouveaux. Cela impose non seulement des moyens mais également une réflexion sur la manière d’optimiser les ressources. La recherche d’une plus grande efficacité à ressources constantes peut se faire de diverses façons – fonctionnement en mode projet, développement de systèmes numériques. La création de la future autorité, organisation unique dotée d’une vision et d’une direction communes, est de nature à renforcer la recherche d’efficience.

L’attractivité de la future autorité tient à l’étendue de ses missions – recherche, contrôle, expertise, instruction –, qui pourront être exercées en région parisienne comme en province. Il sera donc possible d’organiser des parcours de carrière dans les différents métiers et en différentes localisations. C’est à nous de faire en sorte que les ambitions que j’ai rappelées et la volonté de fonctionner ensemble constituent des sources d’attractivité.

Les démissions, plus importantes que l’année précédente, s’expliquent par plusieurs facteurs : elles tiennent certes à l’inquiétude suscitée par la fusion, mais aussi à des opportunités qui ont été proposées à certains personnels en raison du développement du nucléaire. Il faut communiquer le plus vite possible sur ce que sera l’ASNR et sur son mode de fonctionnement. Ce serait vraisemblablement une mauvaise solution que de temporiser en reculant au-delà du 1er janvier 2025 la date de mise en place de cette autorité. Il faut absolument donner de la visibilité le plus vite possible, en engageant également le projet de future organisation cible avec le personnel. Il faut que nous donnions envie, à l’extérieur comme à l’intérieur, sur ce que nous serons.

Mme la présidente Sandrine Le Feur. Nous en venons aux questions des autres députés.

M. David Magnier (RN). Lors de votre dernière audition, la question cruciale de l’approvisionnement en combustible nucléaire a été soulevée. Dans un contexte géopolitique instable, où les matières premières deviennent de plus en plus stratégiques, la sécurité d’approvisionnement est un enjeu central pour garantir l’indépendance énergétique de notre pays. Nous savons que la France dépend encore largement des importations de matières nucléaires. Comment l’ASN évalue-t-elle les risques associés à cette dépendance vis-à-vis des fournisseurs étrangers, particulièrement dans le cadre du programme de construction de réacteurs EPR 2 ? Quelles recommandations pouvez-vous formuler pour renforcer les capacités françaises de retraitement et de recyclage des combustibles usés afin de minimiser cette dépendance et ainsi garantir une autonomie durable ? La sécurisation du cycle du combustible est un défi non seulement technique, mais aussi stratégique pour l’avenir énergétique et la souveraineté de la France.

Mme Julie Lechanteux (RN). Le département du Var est concerné par des enjeux nucléaires importants en raison de la présence de la base navale de Toulon et de la proximité du centre du CEA de Cadarache. Concernant ce dernier, quelles mesures spécifiques l’Autorité de sûreté nucléaire a-t-elle adoptées pour garantir la sécurité des habitants des communes proches, particulièrement en ce qui concerne les risques liés au projet de fusion nucléaire ?

S’agissant de la base de Toulon, quels enseignements tirez-vous des récents exercices de sécurité nucléaire de novembre 2023 ? Par ailleurs, lors d’une mission flash de la même année, j’ai pointé des dysfonctionnements préoccupants concernant le débarquement de 230 migrants clandestins depuis l’Ocean Viking directement dans la base navale de Toulon, alors qu’il s’agit d’une zone abritant des sous-marins nucléaires. Des leçons ont-elles été tirées de cet incident, notamment sur la gestion des risques liés à la sécurité nucléaire ?

M. Sébastien Humbert (RN). Avec un mix électrique décarboné à plus de 94 %, la France fait partie des six pays du monde à avoir déjà atteint l’objectif du Giec d’au moins 80 % d’électricité décarbonée, notamment grâce à son parc nucléaire. Cependant, gouverner, c’est prévoir ; or les centrales nucléaires françaises ont entre 30 et 40 ans de moyenne d’âge. Il sera nécessaire de prolonger leur durée de vie pour viser a minima les soixante années d’exploitation. Aux États-Unis, certaines centrales pourraient même être prolongées jusqu’à 80 ans. Alors que, selon EDF, nous disposons de technologies similaires, peut-on envisager cette option en France pour répondre à nos besoins exponentiels d’électricité, en attendant la mise en service de nouveaux EPR ?

Par ailleurs, qu’en est-il réellement de la possibilité de rouvrir Fessenheim, dont le démantèlement physique ne devrait démarrer qu’en 2026 ? Je rappelle qu’il a été fermé pour des raisons politiques et non de sécurité.

Mme Ersilia Soudais (LFI-NFP). Dans ma circonscription de Seine-et-Marne se trouve le fort de Vaujours, contaminé radioactivement en raison des essais effectués par le CEA et de la présence de déchets nucléaires. Dans un rapport concernant son inspection du 9 novembre 2023, l’ASN a souligné que les contrôles devaient être améliorés et estimé nécessaire de maintenir un suivi environnemental exigeant dans le futur.

J’ai les plus vives craintes quant à la fusion ASN-IRSN. L’ancienne ministre Delphine Batho dénonce un chaos annoncé. Le CSE de l’IRSN estime que la fusion, du fait de son calendrier, risque de mettre en péril la capacité à assurer ses missions d’expertise et de contrôle de la sûreté nucléaire et de la radioprotection. Dans ce contexte, comment pouvez-vous garantir que le haut niveau de contrôle et d’études requis dans des dossiers comme celui du fort de Vaujours sera maintenu et que la santé des habitants de ma circonscription sera protégée sur la durée ?

M. Aurélien Dutremble (RN). J’appelle votre attention sur l’utilisation du nucléaire dans le domaine médical, tant pour les diagnostics que pour la thérapie. Dans son rapport annuel pour 2023, l’Autorité de sûreté nucléaire a estimé que les règles sont bien appliquées, mais relève également plusieurs signaux d’une dégradation de la situation actuelle. Vous vous inquiétez du manque de moyens humains. Vous notez que le recours à des prestataires, le travail sur plusieurs sites ou encore la mutualisation du personnel sont autant de pratiques qui engendrent des sur-risques, pour les patients comme pour les professionnels de la santé. Comment peut-on garantir le respect des règles de radioprotection dans les hôpitaux et les cliniques, malgré la pression liée à la rentabilité ? Comment imposer à tous ces exigences, qui sont non négociables et doivent primer sur toutes les autres ? Enfin, comment pouvons-nous vous aider dans ce domaine ? La représentation nationale est à votre écoute.

M. Vincent Descoeur (DR). Le risque d’évasion des compétences vers un secteur privé jugé plus rémunérateur a été souligné lors des débats sur la fusion ASN-IRSN. Le Gouvernement avait pris acte d’une nécessaire revalorisation des salaires des personnels de ces deux organismes. Or il semblerait que cette revalorisation ne soit pas intervenue en 2024, à l’exception de l’octroi d’une prime. Je souhaiterais savoir ce qu’il en est et si cela a eu un impact sur les personnels dans le contexte de concurrence que j’ai rappelé. Je souhaiterais également savoir si la revalorisation des personnels est incluse dans le surcoût de 37 millions d’euros lié à la fusion.

M. Jean-Yves Bony (DR). La fusion de l’ASN et de l’IRSN a pour but d’optimiser notre système de sécurité afin de relever le défi de la relance nucléaire. La construction annoncée de six, puis de huit réacteurs de type EPR est l’une des principales stratégies pour accélérer la relance de l’atome dans notre pays. Un rapport de notre collègue Raphaël Schellenberger prônait une montée en puissance des effectifs salariés de la sûreté nucléaire et une optimisation de l’organisation administrative passant par une réflexion sur les rapports entre les différents organismes de la sécurité nucléaire. Le pari est-il en passe de réussir ?

M. François-Xavier Ceccoli (DR). Si les avantages de la fusion ont été présentés et légitimés, une inquiétude existe concernant la séparation entre les domaines d’expertise et de décision au sein de la nouvelle autorité. Vous vous êtes montré rassurant, mais qu’est-ce qui garantit aux simples citoyens que chacune de ces missions sera menée avec pertinence et exactitude, en toute transparence ? L’organisation interne de ces deux fonctions sera-t-elle pérennisée ? Comment garantir que cela fonctionne au mieux, sachant le délicat sujet que demeure le nucléaire pour nos concitoyens ?

M. Raphaël Schellenberger (NI). J’aimerais tout d’abord remercier l’ensemble de vos équipes pour leur sérieux. J’ai accompagné il y a quelques jours vos inspecteurs dans une inspection du site de Fessenheim, et je ne peux que témoigner de l’exigence et du sérieux avec lesquels ils remplissent leur mission.

Maintenant que votre mandat arrive à son terme, comment appréciez-vous la culture de sûreté dans l’ensemble de la filière industrielle du nucléaire ? Parmi les éléments qui concourent à la sûreté, il y a la maîtrise des techniques et des technologies mises en œuvre. Nos critères de sûreté sont-ils tous compatibles avec la possibilité de mobiliser des technologies existantes ? Ne serait-il pas nécessaire de remettre en question certains de nos partis pris en matière de sûreté pour assurer sa mise en œuvre ?

Mme Julie Ozenne (EcoS). La prolongation de la durée d’exploitation du parc nucléaire au-delà des 40, 50 voire 60 ans suscite des inquiétudes légitimes, tant sur le plan de la sécurité, de la sûreté que de la gestion des déchets. En outre, nous observons des retards conséquents dans la mise en service de l’EPR de Flamanville ; quant au projet EPR 2, il reste hypothétique et suscite une opposition croissante dans les territoires concernés. Par ailleurs, le démantèlement des centrales en fin de vie semble poser des difficultés considérables de calendrier et de coûts. Enfin, le projet de stockage géologique profond des déchets radioactifs, tels le Cigeo, continue de rencontrer une opposition légitime, surtout dans le cadre du choix limité à Bure.

Vous avez besoin de 150 millions pour contrôler quatre étapes : recherche, construction, démantèlement, enfouissement. Il vous manquera 37 millions pour le fonctionnement, et ce, chaque année si le budget est reconduit de la même manière. Comment l’ASN, bientôt ASNR, anticipe-t-elle ces défis ? Comment peut-elle garantir que toutes les étapes critiques seront réalisées dans les délais, dans le respect des budgets et avec un niveau de sûreté maximal ?

M. Bernard Doroszczuk. Avant de laisser Olivier Dubois répondre aux questions concernant Iter et le contexte particulier de Cadarache, je veux préciser que nous ne sommes pas compétents concernant la base navale de Toulon, qui relève de l’Autorité de sûreté nucléaire défense. Nous n’intervenons pas sur cette installation.

Je demanderai ensuite à Olivier Gupta de répondre aux questions sur les combustibles nucléaires – fourniture, capacités de retraitement, sécurisation du cycle du combustible nucléaire – et sur la revalorisation salariale.

M. Olivier Dubois, commissaire de l’Autorité de sûreté nucléaire. L’autorisation de création du réacteur de fusion Iter a été délivrée il y a douze ans, après une importante analyse du dossier de sûreté, une importance particulière étant accordée aux risques essentiels associés à cette installation pour l’environnement, les personnels et les personnes autour de l’installation. C’est un réacteur de fusion, avec un profil de risque différent des réacteurs de fission utilisés en France. Les sujets essentiellement identifiés portaient sur le confinement, la radioprotection, la gestion des déchets et le risque lié à la présence de tritium dans ce type d’installation. Comme vous le savez, celle-ci n’est pas encore en service, des retards ayant été annoncés pendant la construction. Les équipes de l’ASN, avec l’aide des experts de l’IRSN, suivent l’ensemble du projet depuis un peu plus de douze ans. Elles ont mené des inspections sur le site pour vérifier les conditions dans lesquelles la construction se déroule, ainsi que des analyses techniques sur les risques que je mentionnais, en particulier en matière de radioprotection – des avis ont été publiés sur ce sujet. Nous avons maintenu des relations intenses et régulières avec Iter Organization pour suivre l’ensemble du processus de construction et la production de la démonstration de sûreté de l’installation.

Concernant les retards de construction, le nouveau directeur général d’Iter, Pietro Barabaschi, a annoncé une nouvelle baseline, qui présente la vision globale du déroulement du projet. Nous nous sommes assurés, en discutant avec les équipes d’Iter, de pouvoir continuer le travail d’analyse de sûreté de manière cohérente. Nous avons eu des échanges avec les équipes d’Iter Organization pour que la révision de la baseline permette aux équipes de l’ASN, avec l’appui de celles de l’IRSN, de continuer à faire les analyses de sûreté nécessaires jusqu’à la mise en service de cette installation.

M. Olivier Gupta, directeur général de l’Autorité de sûreté nucléaire. S’agissant du combustible, c’est d’abord aux industriels de veiller aux sources d’approvisionnement, notamment d’uranium, afin qu’elles soient suffisamment diversifiées pour subvenir aux besoins nationaux. Il revient au Gouvernement, et non à l’ASN, la responsabilité de contrôler ce point.

En revanche, nous contrôlons la sûreté des usines de fabrication de combustibles implantées en France. C’est un point de vigilance : il ne s’agirait pas que certaines de ces usines soient prolongées indûment si elles devaient être mises à l’arrêt pour des questions d’atteinte de leur durée maximale de fonctionnement. Il y a là un besoin d’anticipation lié au cycle du combustible. Ainsi, l’usine de fabrication de combustible mox de Marcoule, qui s’appelle Melox, pose des difficultés concernant la protection radiologique des travailleurs. Cette usine a vieilli et des radioéléments se sont accumulés dans les chaînes de fabrication. À terme, elle devra être remplacée ; nous serons vigilants sur sa durée résiduelle de fonctionnement.

De même, concernant les capacités de recyclage, nous avons appelé depuis plusieurs années Orano à nous présenter un plan complet de remise à niveau des ateliers des usines de La Hague, en l’attente, le cas échéant, de la construction d’une nouvelle usine si le souhait est de poursuivre à plus long terme le retraitement des combustibles. Là encore, il est important d’anticiper, afin que les travaux de remise à niveau soient faits en temps et en heure.

S’agissant de l’attractivité des salaires au sein de la future autorité, la loi du 21 mai 2024 prévoyait de consacrer une première enveloppe aux augmentations de salaire pour les personnels de l’IRSN et une seconde à des augmentations de salaire pour les personnels contractuels de droit public de l’ASN. Dans les deux cas, les augmentations de salaire ont été versées aux personnels concernés et sont pérennes. En revanche, la question se posait pour les fonctionnaires, dernière catégorie de personnel amenée à rejoindre la future autorité. En ce qui les concerne, le Gouvernement a décidé de verser non pas une augmentation de salaire mais une prime, qui ne concerne que les personnels en fonction à l’ASN à la date du 1er novembre 2024. Pour ce que nous en savons, les augmentations correspondantes sont prévues dans le projet de budget pour 2025 – c’est du moins ce qui nous a été communiqué oralement, mais cela reste à confirmer.

M. Bernard Doroszczuk. Sur l’éventuelle prolongation jusqu’à 80 ans, il est vrai qu’aux États-Unis, certains exploitants ont obtenu une telle autorisation de la part de mon homologue américain, la Commission de régulation nucléaire (NRC). Peu de réacteurs sont concernés pour le moment mais on voit bien qu’il y a un mouvement général, pas seulement aux États-Unis, pour aller toujours plus loin dans la poursuite d’exploitation. Les Américains sont en avance, leur parc ayant démarré plutôt que le nôtre en exploitation ; il y a donc beaucoup de retours d’expérience à tirer de ce qui se passe aux États-Unis.

Le dispositif français est différent. Nous faisons un réexamen tous les dix ans et nous acceptons ou refusons la poursuite d’exploitation pour une période de dix ans. Cela a fonctionné jusqu’à présent et nous en sommes au quatrième réexamen : nous avons en effet accepté la poursuite d’exploitation jusqu’à 50 ans des réacteurs de 900 mégawatts. Le débat est en cours pour les réacteurs de 1 300 mégawatts.

Ce dont nous sommes convaincus, c’est que ce pas de temps de dix ans n’est pas adapté à une décision d’aussi long terme que le fonctionnement jusqu’à 80 ans. En effet, plus les échéances approchent, plus les sujets liés au vieillissement et à la tenue des matériaux et des composants non remplaçables des centrales nucléaires doivent être expertisés en profondeur. Nous avons donc décidé, avec EDF, de nous projeter à un horizon allant bien au-delà de dix ans : non seulement nous instruisons la poursuite de l’exploitation des réacteurs jusqu’à 50 ans, mais nous avons mis sur la table la totalité des recherches, des besoins de connaissances et des partages d’expérience avec nos homologues étrangers. Aller au-delà de 50 ou 60 ans suppose de véritables travaux de recherche. Nous avons mis cela en place afin d’avoir de la visibilité jusqu’à 80 ans.

Il faut faire attention lorsque l’on compare les situations dans différents pays. Les États-Unis ont une flotte nucléaire proportionnellement plus petite que la nôtre, même si elle comprend plus de réacteurs. Ceux-ci fonctionnent en base : ils sont toujours au même niveau de puissance. Nos réacteurs fonctionnent en suivi de charge et seront de plus en plus sollicités de ce point de vue lorsque notre mix énergétique comportera une part plus importante de production d’électricité intermittente. Il faut procéder à une évaluation car on ne sait pas si cela a des effets sur le vieillissement des matériaux. Il faut prendre en considération notre contexte particulier pour pouvoir se projeter dans des hypothèses de prolongation.

Quoi qu’il en soit, les réacteurs ne seront pas éternels : ils devront être mis à l’arrêt. Il faut donc anticiper cette échéance d’au moins vingt ans, peut-être plus. Pour cela, il faut avoir une politique énergétique stable, définie, à laquelle on se tient parce que cela a des conséquences sur les industriels, qui doivent faire des investissements, des travaux lourds, de la conception. Je le souligne parce que, souvent, on distingue sûreté nucléaire et politique énergétique. L’ASN n’est évidemment pas responsable de la définition de la politique énergétique, mais les deux sont liés. Il faut prendre en compte la sûreté dans la définition de la politique énergétique. De ce point de vue, disposer à l’avenir d’une autorité administrative indépendante forte pour gérer la sûreté constitue un atout.

Le suivi de la situation environnementale autour du fort de Vaujours est continu. La division ASN de Paris est particulièrement mobilisée sur le sujet, participant à toutes les discussions menées par le préfet. Ce n’est pas une installation nucléaire, mais une installation historique comportant des radioéléments susceptibles d’exposer les personnes venant se promener dans le fort de Vaujours. Nous réalisons en permanence des contrôles et nous conseillons les services de la préfecture sur les mesures à prendre. Nous restons vigilants sur ce sujet.

Le sujet médical constitue une part non négligeable de notre activité, même si l’on a souvent l’impression que l’ASN n’est pas compétente dans le domaine du nucléaire de proximité. Les tensions dans le système hospitalier, public ou privé, se traduisent par des évolutions dans l’organisation et dans le mode de fonctionnement, avec plus de mutualisation, notamment en ce qui concerne les personnes responsables de la radioprotection. Cette ressource spécifique dans le monde médical est garante du respect par les praticiens des règles de radioprotection. Il est important que ces personnes ne soient pas négligées, que les ressources soient disponibles et qu’elles puissent travailler dans de bonnes conditions.

Les innovations sont aussi très importantes dans le secteur médical. La volonté des centres hospitaliers publics ou privés de recourir aux meilleures technologies disponibles est légitime. Il faut donc anticiper car cela soulève des questions nouvelles en matière de radioprotection. Nous entretenons dans ce but des relations étroites avec les sociétés savantes. Par ailleurs, notre préoccupation majeure est de soutenir la présence des experts et des spécialistes de la radioprotection au sein des établissements de santé, en appui des praticiens.

S’agissant de la mise en place de la nouvelle autorité, le processus se fera par étapes. L’organisation prévue permettra à chacun d’agir en toute transparence. Les règles de fonctionnement et de distinction entre expertise et décision que nous avons définies dans le cadre du règlement intérieur permettront de le garantir.

Concernant la culture de sûreté des opérateurs et, plus généralement, de l’ensemble de la filière nucléaire, j’ai été frappé, au cours de mes six années de présidence de l’ASN, par le besoin de rigueur dans la totalité de la chaîne nucléaire, de la conception à la construction et à l’exploitation. Cette rigueur est essentielle pour avoir des fondamentaux solides en matière de culture de sûreté. Nous devons aussi tirer des enseignements des actions menées par tous les intervenants – concepteurs, exploitants, l’autorité ou son expert technique – concernant le risque de complexifier. Le nucléaire, c’est complexe : personne ne peut le nier. Mais nous avons peut-être, par excès, introduit une surcomplexification.

J’en viens à la question des critères. La France applique une réglementation par objectif, et non par moyen, comme cela existe aux États-Unis. Cela présente un avantage : nous avons pu instruire des dossiers comme ceux d’Iter et de Flamanville sans avoir besoin de changer la réglementation, alors que les types de réacteurs sont très différents. En revanche, l’inconvénient est que cela a sans doute entraîné un excès de complexification des conditions de fonctionnement. Il faut s’interroger sur ce point : loin d’en faire une doctrine absolue, nous devons mener une véritable analyse coût-bénéfice de ce que nous faisons, y compris en tant qu’autorité.

M. Pierre Cazeneuve (EPR). Concernant la durée de vie des réacteurs, vous avez évoqué la constitution d’un panel de recherches pour réfléchir à une extension de la prolongation. Je le comprends parfaitement car cela éviterait d’avoir à se reposer la question tous les dix ans, ce qui nécessite d’y consacrer beaucoup de temps et de moyens.

J’ai l’impression que la doctrine actuelle de sûreté nucléaire est assez binaire : le réacteur est soit définitivement mis à l’arrêt, soit prolongé. A-t-on aujourd’hui des perspectives d’évolution technologique ou de la doctrine de sûreté qui permettraient de changer tout ou partie des composants du réacteur afin de maintenir ces sites dans une sorte de cycle indéterminé ? Des travaux de remplacement de composants permettraient-ils d’allonger la durée de vie d’un réacteur au-delà de 60 ou 70 ans, sans terme défini ? Je trouve important d’avoir votre avis sur ce point, dans la perspective que vous avez évoquée d’une plus grande visibilité pour l’ensemble des acteurs de la filière et pour les collectivités autour des sites nucléaires.

M. Bernard Doroszczuk. C’est exactement le sens de notre démarche. Si nombre de composants peuvent se changer dans une installation nucléaire, comme les générateurs de vapeur, il n’est toutefois pas concevable de remplacer la cuve du réacteur ou le bâtiment qui l’abrite. De même, d’autres éléments sont très difficilement changeables parce que les impératifs de radioprotection ne le permettraient pas : aucun homme ne pourrait intervenir, et cela sera très compliqué même pour des robots.

Nous avons en effet décidé de réfléchir à une prolongation au-delà de dix ans, en identifiant les composants non remplaçables ou difficilement remplaçables et en se demandant jusqu’où ils peuvent tenir dans des conditions sûres. Il en va ainsi des centaines de kilomètres de câbles, que l’on ne peut pas remplacer. Quant aux autres éléments, nous pouvons soit les renouveler, soit les adapter.

Notre démarche de réexamen du niveau de sûreté peut parfois être jugée excessive mais elle a conduit à ce que les installations d’aujourd’hui ne soient pas celles qui ont été mises en service. Elles ont été modifiées dans le cadre d’opérations de maintenance ou de remplacement réalisées par l’exploitant – c’est son outil industriel, il le met à niveau. Mais il y a également eu des améliorations de sûreté, des équipements nouveaux étant parfois installés à la suite de retours d’expérience après des accidents ou des dysfonctionnements. Contrairement à ce que l’on pense parfois, les réacteurs actuels sont d’un niveau de sûreté supérieur à ce qu’il était lors de leur mise en service.

Mme la présidente Sandrine Le Feur. Je vous remercie, monsieur le président, pour la qualité de vos réponses. Il nous a paru pertinent de vous auditionner au vu de l’actualité. En effet, la fusion de l’ASN et de l’IRSN doit être mise en œuvre au 1er janvier 2025. Cette date ne doit pas être repoussée, dans l’intérêt du personnel de ces structures. Nous serons également attentifs à vos besoins, en particulier de fonctionnement, dans le cadre de l’examen du projet de loi de finances. En tant que présidente de cette commission, je demanderai le rapport qui est dû aux parlementaires concernant cette fusion.

Enfin, je vous remercie de vous être rendu rapidement disponible et en amont de l’audition de M. Pierre-Marie Abadie en vue de sa nomination à la présidence de l’ASNR.

 

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Informations relatives à la Commission

La Commission du développement durable et de l’aménagement du territoire a désigné :

– M. Sylvain Berrios, rapporteur sur le projet de nomination, en application de l’article 13 de la Constitution, de M. Jean Castex, aux fonctions de président-directeur général de la Régie autonome des transports parisiens (RATP) ;

– M. Gérard Leseul et M. Jean-Marie Fiévet, corapporteurs sur la mission « flash » sur le verdissement des flottes automobiles.

 

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Membres présents ou excusés

 

Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire

 

Réunion du mardi 24 septembre 2024 à 14 h 30

 

Présents. - M. Christophe Barthès, M. Fabrice Barusseau, M. Sylvain Berrios, M. Emmanuel Blairy, M. Jean-Yves Bony, Mme Manon Bouquin, M. Jean-Michel Brard, M. Anthony Brosse, Mme Danielle Brulebois, M. Pierre Cazeneuve, M. François-Xavier Ceccoli, M. Marc Chavent, M. Mickaël Cosson, M. Stéphane Delautrette, M. Vincent Descoeur, M. Peio Dufau, M. Aurélien Dutremble, M. Inaki Echaniz, M. Auguste Evrard, M. Denis Fégné, Mme Clémence Guetté, M. Julien Guibert, M. Timothée Houssin, M. Sébastien Humbert, Mme Sandrine Le Feur, Mme Julie Lechanteux, M. Gérard Leseul, M. David Magnier, M. Pascal Markowsky, M. Pierre Meurin, Mme Julie Ozenne, Mme Constance de Pélichy, Mme Christelle Petex, M. Fabrice Roussel, Mme Anaïs Sabatini, M. Raphaël Schellenberger, Mme Ersilia Soudais, Mme Anne Stambach-Terrenoir, M. Jean-Pierre Taite, M. Vincent Thiébaut, Mme Anne-Cécile Violland

 

Excusés. - M. Romain Eskenazi, Mme Sandrine Josso

 

Assistaient également à la réunion. - Mme Chantal Jourdan, Mme Dominique Voynet