Compte rendu
Commission
des affaires culturelles
et de l’éducation
– Dans le cadre de l’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires (article 5 ter de l’ordonnance n° 58‑1100 du 17 novembre 1958), table ronde réunissant des représentants de collectifs de victimes : M. Alain Esquerre pour les victimes de Notre-Dame de Bétharram, M. Bernard Lafitte pour les victimes de Notre-Dame du Sacré-Cœur de Dax, M. Michel Lavigne pour les victimes de Notre-Dame de Garaison, M. Didier Vinson pour les victimes du Collège Saint-Pierre Relecq-Kerhuon, Mme Constance Bertrand pour les victimes de Saint-Dominique de Neuilly-sur-Seine, Mme Éveline Le Bris pour les victimes du Bon pasteur d’Angers, M. Gilles Parent pour les victimes de Saint-François-Xavier d’Ustaritz, et Mme Ixchel Delaporte, pour les victimes de Riaumont de Liévin 2
– Présences en réunion..............................26
Jeudi
20 mars 2025
Séance de 10 heures 30
Compte rendu n° 33
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de Mme Fatiha Keloua Hachi, Présidente
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La séance est ouverte à dix heures trente-cinq
(Présidence de Mme Fatiha Keloua Hachi, présidente)
La commission auditionne sous la forme d’une table ronde, dans le cadre de l’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires (article 5 ter de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958), des représentants de collectifs de victimes : M. Alain Esquerre pour les victimes de Notre-Dame de Bétharram, M. Bernard Lafitte pour les victimes de Notre-Dame du Sacré-Cœur de Dax, M. Michel Lavigne pour les victimes de Notre-Dame de Garaison, M. Didier Vinson pour les victimes du Collège Saint-Pierre Relecq-Kerhuon, Mme Constance Bertrand pour les victimes de Saint-Dominique de Neuilly-sur-Seine, Mme Éveline Le Bris pour les victimes du Bon pasteur d’Angers, M. Gilles Parent pour les victimes de Saint-François-Xavier d’Ustaritz, et Mme Ixchel Delaporte, pour les victimes de Riaumont de Liévin.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Pour cette première réunion de notre commission dans le cadre de ses travaux d’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires, nous avons décidé de donner la parole à des représentants de victimes de ces violences. Nous accueillons M. Alain Esquerre, pour les victimes de Notre-Dame de Bétharram, M. Bernard Lafitte, pour les victimes de Notre-Dame du Sacré-Cœur de Dax, M. Michel Lavigne pour les victimes de Notre-Dame de Garaison, M. Didier Vinson, qui remplace M. Frédéric Benedite, pour les victimes du collège Saint-Pierre du Relecq-Kerhuon, Mme Constance Bertrand pour les victimes de l’institution Saint-Dominique de Neuilly-sur-Seine, Mme Éveline Le Bris pour les victimes des établissements de la congrégation Notre-Dame de Charité du Bon Pasteur, M. Gilles Parent pour les victimes du collège de Saint-François-Xavier d’Ustaritz et Mme Ixchel Delaporte pour les victimes de l’institut Sainte-Croix de Riaumont de Liévin.
Je vous remercie de vous être toutes et tous rendus disponibles dans des délais très contraints. Je ne peux qu’imaginer le courage qu’il vous faut pour être parmi nous afin de témoigner de moments que vous auriez préféré ne jamais vivre. Comme vous le savez, notre enquête porte sur les modalités du contrôle de l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires. Nous souhaitons donc particulièrement savoir qui était informé des mauvais traitements dont vous avez été victimes et quelles suites ont été données à ces éventuels signalements.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Alain Esquerre, M. Bernard Lafitte, M. Michel Lavigne, M. Didier Vinson, Mme Constance Bertrand, Mme Éveline Le Bris, M. Gilles Parent et Mme Ixchel Delaporte prêtent successivement serment.)
J’en viens aux premières questions. Pouvez-vous nous rappeler la date et le contexte de création de votre collectif ou de votre association ? Combien de membres comptent-ils et combien de victimes potentielles avez-vous identifiées ?
M. Alain Esquerre, fondateur du collectif des victimes de l’institution Notre-Dame de Bétharram. Au nom de l’union des collectifs, je tiens, madame la présidente, madame la rapporteure, monsieur le rapporteur, à vous remercier pour l’organisation de cette commission d’enquête parlementaire. C’est une initiative que j’appelais de mes vœux : vous y avez répondu, ce qui est très important pour nous. Ce dossier collectif nous oblige tous.
Si j’ai créé le collectif des victimes de Bétharram, le 10 octobre 2023, c’est parce que je n’ai trouvé sur internet aucune association ou groupe traitant de la question des victimes de violences scolaires. Très vite, d’anciens élèves, que je ne connaissais pas, m’ont contacté pour me faire part, souvent d’une façon très dure, de ce qu’ils avaient vécu à Bétharram. Mon intention était de faire un recueil de témoignages mais, petit à petit, je me suis rendu compte que ceux-ci étaient si forts, portaient sur des faits si graves, qu’il fallait que je constitue un dossier pénal. À plusieurs reprises, je me suis demandé si j’aurais le courage de porter cette parole. Depuis toujours, je me considère comme une victime de cette institution où j’ai effectué ma scolarité entre 1980 et 1985, autrement dit durant six ans. Cet établissement, voisin du petit village de Montaut où j’habitais, représentait beaucoup de choses pour moi : j’étais très croyant – je faisais déjà la messe dans ma chambre – et je considérais qu’intégrer une institution catholique serait important pour la suite de ma vie. Quand j’y suis entré à 10 ans, les choses ont d’abord été faciles parce que j’étais le premier de la classe, puis la situation s’est dégradée jusqu’à devenir extrêmement difficile. Je ne mobiliserai pas la parole plus longtemps, nous reviendrons là-dessus.
Le collectif compte aujourd’hui plus de 2 000 membres : 180 plaintes ont été déposées mais le nombre de témoignages est énorme. Il ne faut pas croire qu’il est aisé de remplir un formulaire Cerfa et d’être ensuite auditionné par un officier de police judiciaire, même quand vous avez des traumas liés à des violences physiques subies pendant votre enfance. À Bétharram, c’était la terreur et personne ne pouvait imaginer que nous étions dans les mains de prêtres agresseurs – les prêtres directeurs des soixante-dix dernières années ont tous été agresseurs. D’autres victimes vont déposer plainte et faire grossir notre corpus déjà très fourni.
M. Bernard Lafitte, représentant du collectif des victimes de Notre-Dame du Sacré-Cœur de Dax. Le collectif des victimes de Notre-Dame du Sacré-Cœur de Dax, institution surnommée « Cendrillon », est beaucoup plus récent puisque sa création remonte à une quinzaine de jours. Il compte actuellement une trentaine de membres. Nous avons pu identifier de façon formelle quatre prêtres et un laïc comme agresseurs sexuels et il reste un point d’interrogation sur le cas d’un cinquième prêtre. Nous avons ouvert une page Facebook et un compte WhatsApp sur lesquels nous recueillons des témoignages. Une trentaine de cas nous ont été signalés : cinq agressions sexuelles avérées, dont certaines ont donné lieu à des dépôts de plainte en 2021, et des agressions physiques.
Je ne sais pas si c’est la position des autres collectifs mais nous tenons à replacer les faits dans le contexte de chaque époque. En 1958, quand je suis devenu interne à Cendrillon, prendre une gifle était considéré comme un moyen éducatif, utilisé pour le bien de l’enfant, y compris au sein des familles, qui pouvaient aussi avoir des martinets. Il nous semble important de faire la différence entre prendre une gifle et ce qui se passait par exemple à Bétharram – la punition du perron, dehors dans le froid – ou à Cendrillon – la punition du téléphone, une pièce où on était au chaud mais dans laquelle on pouvait rester enfermé jusqu’à trois heures du matin. Nous faisons donc une différence pour les violences physiques – qui n’a pas reçu une gifle de ses parents dans son enfance ? – mais pour les violences sexuelles, nous considérons que les attouchements et les viols, c’est pareil.
M. Michel Lavigne, représentant du collectif des victimes de Notre-Dame de Garaison. Notre collectif, qui compte une cinquantaine de membres, s’est créé mi-février 2025, dans le sillage du collectif de Bétharram et je tiens à remercier Alain Esquerre pour la dynamique qu’il a su lancer. Nous avons recueilli des témoignages sur des formulaires Cerfa que nous déposerons mercredi prochain au tribunal de Tarbes.
M. Didier Vinson, représentant du collectif des victimes du collège Saint-Pierre du Relecq-Kerhuon. Notre collectif doit beaucoup au collectif Bétharram pour deux raisons : d’une part, parce qu’il a bénéficié de la dynamique qu’il a insufflée à ce devoir de mémoire ; d’autre part, parce que Frédéric Benedite, cofondateur de notre collectif avec Joël Lagadec, est un cumulard puisqu’il a été scolarisé à Bétharram avant de rejoindre le collège Saint-Pierre.
Créé le 26 février 2025, notre collectif compte un peu plus de 140 membres et nous dénombrons environ soixante-dix participants sur notre fil WhatsApp, en activité de sept heures du matin à minuit. Les témoignages remontent, je dirai même refluent, comme lorsque des égouts sont longtemps bouchés : ils portent essentiellement sur des violences physiques. Quelques cas d’abus sexuels nous ont été rapportés mais nous ne savons pas s’ils sont avérés, d’autant que le responsable présumé est mort. Le fait qu’il n’y ait pas d’internat dans cet établissement peut d’ailleurs expliquer l’absence d’agressions sexuelles.
Je n’ai jamais vu un tel niveau de violence. Les professeurs étaient totalement décomplexés. Nous avons fait des petites recherches : aucun n’avait les diplômes requis. Certains avaient le bac, d’autres un Deug (diplôme d’études universitaires générales), mais certainement pas le Capes (certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement du second degré). Tous étaient recrutés par le père directeur, le père L., pour leur adhésion à ses méthodes relevant de la pédoplégie, autrement dit la pédagogie par les coups. Et des coups, nous en avons reçu beaucoup. J’aurai l’occasion de revenir plus en détail sur ces faits aussi atterrants qu’affligeants.
Mme Constance Bertrand, représentante du collectif des victimes de l’institution Saint-Dominique de Neuilly-sur-Seine. Nous nous inscrivons dans la suite des violences de Bétharram. Cela peut paraître étrange puisque ces deux institutions sont géographiquement éloignées l’une de l’autre mais nous avons découvert le 3 mars dernier qu’un surveillant, faisant partie des tortionnaires de Bétharram, était passé directement de cet établissement à Saint-Dominique. Quand nous l’avons appris, nous nous sommes tous souvenus de lui et, avec un petit groupe d’anciens, nous avons décidé d’ouvrir un groupe Facebook pour recueillir des témoignages en vue d’aider nos frères de Bétharram. Nous n’avons pas appris plus de choses sur lui que nous ne savions déjà, notamment qu’il tirait les oreilles, les cheveux, mais, stupeur, des témoignages couvrant une période allant de la fin des années 1980 au début des années 2000 ont révélé que sept personnes avaient eu des comportements répréhensibles vis-à-vis d’enfants : une maîtresse de CM1 qualifiée de sadique, coupable d’abus physiques d’une grande violence, un maître de CM2 qui caressait des petites filles sous leur jupe derrière son bureau, des profs de lycée ayant commis des viols, un prêtre mis en cause pour ses comportements à l’égard de garçons de cinquième. Le surveillant a bien évidemment essayé de cacher certaines des choses qui se passaient à l’école.
Nous avons un lien très fort avec nos frères de Bétharram et nous les remercions d’avoir ouvert cette porte. Tous les jours, nous recevons de nouveaux messages sur notre groupe Facebook, que nous avons voulu ouvert : il rassemble, outre les anciens élèves, des parents d’élèves et même quelques professeurs. Hier, nous étions 292 ; ce matin, nous sommes 373.
Si je suis la seule de notre collectif à être visible, je ne suis pas la seule à tenir cette page Facebook. Les témoignages vont d’une gifle tellement forte que la personne qui l’a reçue s’est retournée sur elle-même à des abus sexuels extrêmement graves. Il est difficile de dire combien il y a de victimes, d’autant que j’estime qu’il faut aussi prendre en compte celles et ceux qui, enfants, ont été témoins de ces violences. La cinquantaine de témoignages que nous avons recueillis est de nature diverse : « j’ai vécu quelque chose », « on m’a fait quelque chose », « j’ai vu quelque chose être fait à d’autres enfants », « je vivais dans une peur constante de vivre quelque chose ».
Mme Éveline Le Bris, représentante de l’association Les Filles du Bon Pasteur. Pendant dix ans, nous avons d’abord fait des recherches sur les diverses maisons tenues par les sœurs de la congrégation Notre-Dame de Charité du Bon Pasteur pour savoir exactement pourquoi on nous avait fait ça. Le système judiciaire explique peut-être qu’on n’a pas pu se faire entendre mais il n’est pas seul en cause. Il y avait des petites filles de 3 ou 4 ans : qu’est-ce qu’elles avaient fait pour être dans de pareils établissements ? Puis, nous avons créé notre association le 19 juillet 2021. Nous avons constitué plus de 300 dossiers de victimes, après avoir vérifié les faits, et ils sont maintenant sur les bureaux des avocats. Sur différents forums, 200 victimes échangent entre elles mais il y a des milliers et des milliers de filles qui sont encore dans la nature. Elles n’ont jamais rien dit et nous ne les verrons jamais. Elles sont comme nous l’étions au départ : trop honteuses, trop culpabilisées, trop humiliées. Ça vous démolit pour la vie entière.
M. Gilles Parent, représentant du groupe des victimes du collège Saint-François-Xavier d’Ustaritz. Le groupe des victimes du collège Saint-François-Xavier d’Ustaritz, créé il y a environ un mois, compte une centaine de membres. Nous recevons de nombreux témoignages sur les violences subies dans cet établissement, violences physiques pour une grande part, violences sexuelles aussi. Nous allons déposer quelques plaintes dans les jours qui suivent. Beaucoup de gens ont vu leur vie perturbée après ce qui s’est passé là-bas. Les premiers témoignages remontent aux années 1960 ; le dernier, qui porte sur 2005, nous a été livré par un jeune homme qui a de grosses difficultés dans la vie.
Si vous me le permettez, je lirai un texte que j’ai écrit (M. Gilles Parent met un gant blanc à sa main gauche) : « Je lève mon poing recouvert d’un tissu blanc, ce n’est pas un signe d’agressivité. Je lève ce poing par solidarité envers toutes les victimes, victimes de violences de toutes sortes, dans tous les établissements, qu’ils soient privés catholiques, privés ou publics.
« Je tiens à souligner que les premières violences physiques graves avec blessures que j’ai subies, c’était à l’âge de 9 ans dans une école primaire publique, l’école Jean-Jaurès à Anglet. Elles ont continué ensuite, de la sixième à la troisième, au collège privé catholique d’Ustaritz, comme pour des dizaines d’autres victimes.
« À cette époque, tout le monde savait : tout le monde savait pour Bétharram dans le Béarn ; tout le monde savait pour Ustaritz au Pays basque. Tout le monde savait au minimum qu’il y avait de la violence physique dans ces établissements et tout le monde a laissé faire. C’est inadmissible. Si on avait ordonné des enquêtes, on aurait certainement découvert qu’en plus des violences physiques, il y avait des violences sexuelles.
« Aujourd’hui, rien n’a changé. Quand j’entends les mesurettes proposées par Mme la ministre Élisabeth Borne et le gouvernement, je me rends compte qu’ils n’ont rien compris ou plutôt qu’ils ne veulent surtout pas mettre de moyens importants, donc financiers, pour qu’il n’y ait plus de violences et de souffrances dans nos écoles.
« J’ai honte de mon pays : j’ai honte de voir que des enfants ont été violés, frappés, humiliés dans nos écoles, des centaines d’enfants.
« J’ai honte de mon pays : j’ai honte de voir nos étudiants obligés d’aller aux Restos du cœur ou à la Croix-Rouge, voire, pour certains, de se prostituer pour pouvoir manger, se chauffer ou payer leur loyer.
« J’ai honte de mon pays qui préfère nous parler d’économie de guerre plutôt que du bien-être de nos enfants et des Français. On va donner de l’argent pour fabriquer des bombes qui vont certainement tuer d’autres enfants en Europe ou ailleurs, alors que cet argent pourrait servir à protéger nos enfants et nos étudiants. Nous ne voulons pas d’une économie de guerre, pas d’argent pour les bombes ; nous voulons une économie de paix et de bien-être qui protège nos enfants, nos étudiants et les plus fragiles d’entre nous.
« Par solidarité pour toutes les victimes, pour dire stop à toutes les violences et à toutes les guerres et pour que nos enfants vivent dans la paix et la sécurité, prenez un gant blanc ou un tissu blanc pour dire : “Stop, ça suffit !” »
Mme Ixchel Delaporte, représentante du collectif des victimes du village de Riaumont de Liévin. Je préciserai d’abord que je ne suis pas victime de l’institut Sainte-Croix de Riaumont, plus communément appelé village de Riaumont : je représente le tout nouveau collectif de victimes et d’anciens du village de Riaumont qui, depuis sa création hier, dispose d’une page Facebook.
Je vais vous lire un court texte que ses membres ont écrit : « Mesdames et Messieurs les députés, l’institut de Sainte-Croix de Riaumont, par le biais d’une déclaration parue le mardi 18 mars dans un article de La Voix du Nord, fait valoir qu’aucun collectif de victimes de Riaumont n’a été officiellement créé. Soyez informés que c’est désormais le cas. Notre collectif vise à soutenir et défendre les droits des victimes de maltraitances et d’abus qui se sont produits dans cet établissement depuis sa création en 1960 et, par l’intermédiaire d’Ixchel Delaporte, nous vous annonçons la création de ce collectif. ». Dans ce même article, il est indiqué que le village et les moines du village de Riaumont ont essayé de faire pression sur votre commission pour que je ne sois pas présente parmi vous.
Le village d’enfants de Riaumont a été créé en 1960 par le père Albert Revet, qui officiait auparavant en tant que prêtre à Liévin. Il a eu pour idée de proposer au tribunal de Béthune et au juge des enfants d’accueillir des enfants en situation de prédélinquance dans un lieu boisé extrêmement fermé, situé en haut d’une colline. Il s’est lancé dans une sorte de projet total en faisant construire les bâtiments par les enfants recrutés auprès du tribunal, ce qui s’apparentait à des travaux forcés. Dès le départ, les enfants ont été maltraités, chose assumée par le père Revet. Dans les archives que j’ai pu consulter depuis six ans que je travaille sur ce village, tout est consigné. Les sévices physiques étaient censés redresser des enfants considérés comme des enfants perdus appartenant à des familles allant à vau-l’eau. La reprise en mains était idéologique, religieuse et physique. Le père Revet assumait le fait d’embrasser les enfants sur la bouche, de les mettre au pain sec et à l’eau en les enfermant pendant cinq jours, de les placer nus dans des douches pour les frapper à coups de boucle de ceinturon – des anciens en ont gardé des traces sur leur corps. Les enfants, après toute tentative de fugue, étaient rasés et marqués au mercurochrome d’une croix rouge sur la tête pour que toute la ville sache ce qu’ils avaient fait. C’était un système carcéral et tout le monde était au courant de ce qui se passait dans ce lieu, d’autant que les enfants fréquentaient les écoles publiques de Liévin. Les instituteurs pouvaient voir dans quel état ils étaient puisqu’ils étaient en culotte courte été comme hiver. Tout était parfaitement visible.
Tout cela a duré de 1960 à 2019 mais il faut distinguer trois périodes. De 1960 à 1982, les lieux recevaient des enfants plutôt pauvres, en prédélinquance, avec les financements de la Ddass (direction départementale des affaires sanitaires et sociales). En 1982, après l’élection de François Mitterrand, Robert Badinter a réussi à faire fermer cet établissement, grâce notamment aux lettres de diverses personnes, dont Simone Veil. Entre 1982 et 1989, dans une sorte de zone grise, ils ont continué à recevoir des enfants envoyés par la Ddass alors même qu’ils n’y étaient plus autorisés. À partir de 1989, ils ont pu renaître de leurs cendres en créant l’école privée hors contrat Saint-Jean-Bosco où ils appliqueront jusqu’en 2019 les mêmes méthodes – violences physiques, sexuelles et psychologiques extrêmes – mais sur un public désormais constitué de garçons issus de familles catholiques traditionalistes.
M. Paul Vannier, rapporteur. Permettez-moi d’abord de saluer, mesdames, messieurs, votre force et votre courage de victimes et de souligner que ce sont d’elles que ces travaux d’enquête parlementaires sont nés.
Le mur est déjà en train de se fissurer et nous assistons au début d’un véritable tsunami. Vos collectifs ont été, pour l’essentiel, constitués il y a quelques jours, quelques semaines, à la suite de la création du collectif des victimes de Bétharram. En ce moment même, des victimes nous entendent, nous regardent, et s’apprêtent à créer d’autres collectifs. Elles prendront à leur tour la parole et peut-être se présenteront devant la justice Si cette commission d’enquête peut avoir, dès ses premiers instants, une utilité, c’est bien de participer avec vous à ce processus de libération de la parole.
Cela étant dit, une enquête parlementaire ne recherche pas de responsabilités individuelles : c’est à la justice de le faire, au travers de procédures judiciaires indépendantes. Notre objet est d’identifier d’éventuelles défaillances dans les modalités de contrôle par les différents services de l’État – le ministère de l’éducation nationale, celui de la justice, celui de l’intérieur et peut-être d’autres administrations – au sein des réseaux d’établissements privés sous contrat. Parmi ceux-ci figurent notamment ceux de l’enseignement catholique, dont il faut rappeler qu’il est largement financé par des fonds publics. Le but est évidemment de proposer des évolutions pour empêcher que des drames comme ceux que vous avez décrits ne surviennent à nouveau, et pour protéger les enfants.
Vous-mêmes, si vous avez été victimes, avez-vous cherché de l’aide à l’époque ? Les membres de vos collectifs l’ont-ils fait ? Vers qui se sont-ils tournés ? Quelle réponse ont-ils reçue ? La question des signalements est au cœur de nos travaux : qui s’en saisit et à qui sont-ils transmis ? Vos témoignages sont indispensables pour nous permettre de bien comprendre comment les choses se sont passées – et continuent de se passer aujourd’hui.
M. Bernard Lafitte. Lorsque je suis entré à Notre-Dame du Sacré-Cœur de Dax, personne – pas même les enfants – ne parlait des abus sexuels qui s’y déroulaient. Alors que j’ai été interne pendant sept ans, nous découvrons aujourd’hui, avec deux de mes camarades de l’équipe de foot, que nous avions tous été victimes – eux aussi ont porté plainte. Nous n’en avions jamais parlé. Mes parents sont morts et ne l’ont jamais su. La première personne à qui j’en ai parlé est mon épouse, il y a trois semaines, après cinquante ans de mariage. Mes enfants et mes petits-enfants n’étaient pas au courant non plus mais le sont maintenant.
Pourquoi ne parlions-nous pas ? Ma mère était un béni-oui-oui ; pour elle, seuls les curés comptaient. Elle pensait, en me mettant à Cendrillon, me placer au summum de l’excellence. Si j’avais raconté ce qui m’arrivait à mes parents, il est évident qu’ils ne m’auraient pas cru – je crois que beaucoup d’enfants étaient dans le même cas que moi. Avec le recul, je pense que j’ai bien fait de ne rien dire : on m’aurait pris pour un menteur, on aurait considéré que Cendrillon n’était pas suffisant pour m’éduquer et l’on m’aurait envoyé à Bétharram. Tout le monde dans la région le savait, jusqu’à Bordeaux : si cela ne passait pas bien pour un élève dans son lycée, par exemple à Grand Lebrun, Tivoli ou Saint-Genès, il partait à Cendrillon. Puis, si cela n’allait toujours pas, on l’envoyait à Bétharram. Enfin, la dernière étape, c’était l’école de Domezain, montée par un prêtre. Je ne la connais pas, mais l’un de mes neveux y est allé. Il n’y avait même pas de cour de récréation : c’était la place du village. Et le prêtre était en avance pour l’époque, si l’on peut dire, puisque l’école était mixte – en réalité, si un garçon parlait à une fille, il prenait un coup de bâton !
Dans les années 1958-1960, on ne parlait pas de ça. C’était tabou. Mais je crois aussi que nous étions moins renseignés que les jeunes d’aujourd’hui. Nous avons compris, depuis, que nous avions subi des choses abominables. Mais sur le moment, nous considérions que ce n’était pas si grave que cela.
M. Didier Vinson. Au collège Saint-Pierre, aucune aide n’aurait pu être sollicitée auprès de la direction car la violence était systémique. À part les femmes qui nous servaient à la cantine, tout le monde était dans la violence. Il n’y a pas un seul professeur qui, un jour, n’ait frappé un élève ; ils étaient véritablement recrutés pour cela. Si nous avions eu l’heur de nous plaindre auprès du directeur ou d’un professeur, nous aurions pris d’autres gifles, et il y aurait eu des mesures de rétorsion.
Quant aux parents, la plupart d’entre eux nous mettaient là pour ça. Je n’arrive pas à croire que le diocèse ait pu ignorer ce qui se passait puisque c’est ainsi qu’était marketé le collège. On disait aux enfants : « Si tu n’es pas sage, tu vas aller chez les frères quatre-bras » – ou « les frères tapent-dur » ! Je crois que c’est un slogan relativement efficace…
Ils ont massacré toute une génération d’étudiants. Les dernières plaintes remontent à 1996, date à laquelle le collège était mixte, mais c’est pendant les décennies 1960 et 1970 que les violences ont été les plus marquées, avec des sévices hallucinants : des séries de gifles qui vous brisent le tympan – certains, comme moi, en ont eu l’audition altérée –, des coups de poing dans le dos et l’épaule, là où cela ne se voit pas, et qui vous font vomir… Il y avait aussi plus pervers : on enterrait un élève sous l’estrade, parce qu’il n’avait pas su répondre à une question. Il s’asseyait entre les serpillières, les balais et le vieux linge pourri, attendant qu’on veuille bien le faire sortir. C’était ignoble.
Il n’y a pas eu un seul signalement en trente ans : qu’a fait l’État ? Je m’excuse de le dire mais nous sommes à l’Assemblée, nous payons des impôts. Y a-t-il eu des inspections ? Je n’en sais rien. Je sais que Mme la ministre veut améliorer le système des contrôles et en accroître la fréquence. Mais il ne faudrait pas que ces gens-là soient prévenus. Les profs et le directeur n’étaient pas bêtes : s’ils avaient été avertis, ç’aurait été le Club Med chez nous ! Les inspecteurs auraient vu des enfants bien habillés, à qui l’on aurait appris à sourire. Cela se passe dans le silence des familles, des autorités de contrôle, du diocèse : il faut donc les prendre par surprise. Si l'on en reste à ce niveau de contrôle, il peut y avoir de nouveaux Bétharram ou de nouveaux collèges Saint-Pierre. Les choses se sont un peu améliorées, mais je pense qu’il faut faire différemment.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Je tiens moi aussi à saluer votre courage. Je salue aussi la confiance que vous nous témoignez malgré l’inaction de l’État et de nombreux pouvoirs publics ou religieux, qui a contribué à entretenir le silence. Nous mesurons le poids de votre confiance. La présence de deux rapporteurs de groupes opposés, ainsi que de nombreux membres de la commission de l’éducation et des affaires culturelles, en atteste : nous avons le devoir d’être à la hauteur de l’espoir qui est en train de naître. Aujourd’hui est un jour fondateur, celui de la rencontre des représentants des différents collectifs. La médiatisation du sujet ouvre la voie à la libération de la parole d’autres victimes. Surtout, vous allez nous donner les clés pour empêcher la violence de se perpétuer et de s’aggraver. De nos premières visites sur le terrain et de nos premiers échanges avec des victimes, il ressort en effet que derrière les coups et les gifles, autrefois acceptés, il y avait les violences physiques et, très souvent, sexuelles : en acceptant les prémices, on ferme les yeux sur l’ensemble d’un système.
Le sujet des contrôles – dans les établissements publics et privés, sous contrat et hors contrat – est au cœur de notre commission d’enquête : comment faire en sorte qu’ils permettent de signaler les dysfonctionnements, les maltraitances et les souffrances ? Les délais de prévenance, qui viennent d’être évoqués, sont l’une des clés. Sans doute souhaitez-vous en évoquer d’autres avec nous, concernant par exemple les modalités des entretiens : faut-il les organiser hors cadre scolaire, dans la famille ? Avez-vous assisté à des contrôles qui n’auraient pas fonctionné, ou bien en avez-vous entendu parler ? Rétrospectivement, comment un contrôle aurait-il dû être organisé pour que soient décelés beaucoup plus tôt, et prévenus, les faits dont vous avez été victimes ?
Mme Éveline Le Bris. Pour nous, c’était un peu spécial. Certaines d’entre nous avaient été placées au Bon Pasteur par la justice à la suite d’un viol ou d’un inceste, en vertu de l’ordonnance de 1958 relative à la protection de l’enfance et de l’adolescence en danger. D’autres étaient là en vertu de l’ordonnance de 1945 relative à l’enfance délinquante, parce qu’elles avaient été mises sur le trottoir ou faisaient partie d’une bande. Personnellement, j’ai bénéficié, entre guillemets, de celle de 1958, car j’ai été violée à 11 ans.
Il n’y avait pas de contrôles : c’était la porte ouverte à toutes les exactions. Les bonnes sœurs n’avaient rien de bon. Elles nous martyrisaient. Les rares filles qui arrivaient à prendre le dessus fuguaient mais, quand elles revenaient, on leur tondait les cheveux à ras, on leur mettait des vêtements qui étaient plus des chiffons que des robes, et on les enfermait au mitard. Le mitard, je l’ai connu maintes fois car je disais tout ce que je pensais – je n’ai pas changé. On y trouvait une couverture – quand il y en avait une –, un matelas pourri, un seau hygiénique, une cuvette et un seau d’eau. Je suis désolée de vous le dire, mais à votre avis, comment faisions-nous lorsque le seau était plein et que nous avions une envie pressante ? On faisait dans un coin du mitard, voilà.
Il n’y avait pas de contrôles : je n’en ai vu qu’un seul, en quatre ans, mené par un juge qui était peut-être juge pour enfants – je n’en suis pas sûre, car il dépendait de la juridiction du Mans. Il n’est resté que dix minutes. C’est tout.
Les sœurs nous ont martyrisées. Il y avait aussi le travail forcé, avant les cours : j’ai fait des kilomètres et des kilomètres de jours Venise…
Je reste soft. Je ne peux pas vous dire le fond de ma pensée, ni ce que nous avons vécu. Mais ce que je vous dis là, c’est déjà pas mal.
Mme Constance Bertrand. Je suis d’une génération postérieure à celle de mes camarades : à mon époque, il y avait des contrôles. J’ai reçu des témoignages au sujet d’une maîtresse de CM1 tortionnaire et sadique, au sujet de laquelle les parents se sont plaints plusieurs fois auprès de la direction. Il y a eu un contrôle académique comme nous en avons tous connus : une ou deux semaines avant, on nous prévenait, et tout le monde était sage. Mais à aucun moment les enfants n’ont été entendus. Cette maîtresse frappait sur la tête de ses élèves de manière répétée ; elle a décollé les oreilles d’un enfant qui venait de se les faire recoller chirurgicalement. Elle faisait des choses d’une violence inouïe. Les parents se sont plaints ; la direction n’a rien fait ; et le contrôle n’a servi absolument à rien.
L’omerta est le modus operandi de toutes les écoles privées catholiques. Il ne faut pas attenter à leur réputation : pas de bruit, pas de vague. Comme on me l’a redit récemment, « On lave notre linge sale en famille. »
Des élèves trouvaient aussi qu’un prêtre avait des gestes très déplacés. Ils sont allés se plaindre au censeur de l’époque, qui leur a répondu : « Ce sont des accusations très graves. Vous savez bien que les prêtres sont en manque d’affection. Ce sont des gestes d’affection légitime d’un homme de Dieu. Et si vous continuez à dire ce genre de choses, cela aura des conséquences très graves. »
M. Alain Esquerre. Le censeur en question est le Fourniret de Bétharram.
Mme Constance Bertrand. En effet, les dates concordent. Il s’agit de M. Damien Saget, qui était alors censeur à Saint-Dominique de Neuilly, où il est resté huit ans.
Dans ce cas très précis, des enfants ont parlé. On parle de libération de la parole mais beaucoup de gens parlaient ! J’imagine que les hurlements des enfants de Bétharram et des autres écoles ont été entendus par quelqu’un. Mais, s’ils ont parlé, les enfants de Neuilly se sont heurtés à chaque fois à quelque chose – la direction, notamment. Ce qui m’a blessée au début et me met aujourd’hui en colère, c’est de savoir que certains professeurs ont été couverts successivement par plusieurs directeurs et directrices.
Le prêtre que j’évoquais précédemment a été condamné en 2015 pour détention d’images pédopornographiques ; il faisait en effet l’objet d’une enquête pour des faits malheureusement prescrits car datant de 1999. À cette date, il n’était plus à Saint-Dominique : il avait été exfiltré après qu’un garçon, dans la chambre duquel il était entré pendant une retraite de profession de foi, s’en était ouvert à l’une de ses camarades. Cette jeune fille – nous étions en cinquième, nous avions 13 ans – en avait parlé à sa maman, qui avait alerté l’école. Mais pourquoi n’avait-on pas écouté plus tôt les trois courageux camarades qui avaient dit à M. Saget que le prêtre leur caressait le dos bizarrement lorsqu’ils jouaient au foot, et qu’ils étaient très mal à l’aise avec lui ? Il aurait dû y avoir un signalement à ce moment-là. Les gens auraient dû prendre leurs responsabilités. M. Saget n’était pas seul ce jour-là dans son bureau, il y avait une femme, responsable elle aussi de la discipline à Saint-Dominique. Les enfants ont parlé mais ils n’ont pas été écoutés. Il a fallu que les adultes interviennent – sachant tout de même que, dans le cas de la maîtresse de CM1, cela n’avait pas suffi.
Un autre témoignage me glace : il concerne un maître de CM2 qui caressait les petites filles sous leur culotte – tous les jours, pour certaines. La directrice de l’école primaire avait prévenu l’une des mamans en lui disant : « Fais attention. » On savait ! Ce type est arrivé avec une réputation, et on l’a laissé dans une classe de CM2 !
En résumé, les contrôles n’ont servi à rien et les enfants ont parlé mais n’ont pas été écoutés – tout cela, pour préserver la réputation des établissements.
À mon époque – je suis née en 1983 –, si un enseignant ou un professeur m’avait giflée, je pense que ma mère aurait défoncé le portail de l’école et que cela ne se serait pas arrêté là. J’ai été victime en revanche de grooming : un surveillant m’avait repérée, alors que j’avais 13 ans, et poursuivie toute l’année. Mes parents ont retrouvé le courrier qu’ils avaient envoyé à l’époque à la direction, dans lequel ils retraçaient tous ses agissements de septembre à juin. Il était allé jusqu’à m’offrir des objets. Cela m’avait mise extrêmement mal à l’aise mais ma mère avait ainsi pu, en les montrant à la direction, la mettre en garde contre lui. Il avait été viré tout de suite ; on ne sait pas ce qu’il est devenu.
Je ne sais pas pourquoi il n’y a jamais eu de signalement. Y avait-il à l’époque des organismes auxquels signaler ce genre de faits ? Il n’existe en tout cas aucune traçabilité au sujet de ces personnes qui ont poursuivi leur chemin dans d’autres écoles, où elles ont agressé d’autres enfants et fait des choses terribles.
M. Paul Vannier, rapporteur. Vous décrivez des huis clos : rien ne peut sortir des établissements. Les élèves victimes ne peuvent pas s’adresser à leurs agresseurs, au risque d’être de nouveau agressés. Quant aux parents et aux autres personnels, lorsqu’il s’agit de signaler les faits ou de prendre des mesures visant à protéger leurs propres enfants, ils se renvoient la responsabilité…
M. Didier Vinson. Quand ils ne couvrent pas les agresseurs ! Certains parents – c’était le cas des miens – mettent leurs enfants dans ces établissements pour les dresser : « Si c’est le prix à payer, paye-le. »
M. Paul Vannier, rapporteur. Le huis clos de l’établissement se double parfois de celui de la famille, effectivement.
Certains enfants ont peut-être essayé d’y échapper. En avez-vous connu, dans vos établissements ? Par qui étaient-ils rattrapés ? La répétition des fugues a-t-elle provoqué une réaction ? On nous a parlé de fugues très fréquentes à Bétharram notamment, et de gendarmes qui récupéraient les enfants.
Mme Éveline Le Bris. Les filles fuguaient facilement. Moi je n’ai pas voulu, car je ne savais pas ce qui m’attendrait dehors ; et puis j’étais loin de chez mes parents. Lorsque les filles fuguaient, on nous demandait d’aller dans le jardin toute la nuit, avec les bergers allemands, vérifier les bosquets et voir si elles n’étaient pas montées en haut d’un arbre pour se cacher. Quelquefois elles se rataient et elles tombaient par terre, comme à Nancy : une fille a râlé toute la nuit et les chiens… l’ont mangée, en fait.
M. Paul Vannier, rapporteur. À qui étaient ces chiens ?
Mme Éveline Le Bris. Ils appartenaient aux bonnes sœurs.
M. Paul Vannier, rapporteur. Ils étaient donc au sein de l’établissement.
Mme Éveline Le Bris. Oui, au sein de l’établissement.
Au matin, ce n’est pas le corbillard qui est venu mais un tombereau, avec un cheval. Ils l’ont bennée dedans, et puis voilà. Et combien de cas similaires à celui-ci ? Je me lâche, là ! Mais c’est difficile, parce que je parle au nom de toutes les copines. Je pourrais tenir comme ça pendant des heures.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Si je comprends bien ce que vous dites, les enfants étaient responsables d’aller chercher leurs copines dans les bosquets.
Mme Éveline Le Bris. Oui.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. C’est extrêmement choquant, bouleversant. Le décès de cette jeune femme a été provoqué par des chiens qui appartenaient aux bonnes sœurs. Il faudrait comprendre comment on a pu le camoufler.
Mme Ixchel Delaporte. Le village de Riaumont me semble être significatif de l’aspect systémique des violences. Tout le monde était au courant, y compris le maire de Liévin. C’était même plus que cela : il y avait une alliance objective car personne ne voulait de ces enfants. Le père Revet avait livré une solution clé en main pour les prendre en charge. De ce fait, il avait toutes les institutions avec lui, et même les journaux ; je ne sais combien d’articles dithyrambiques de La Voix du Nord j’ai compulsé sur le sujet. Pourtant, les gens voyaient passer les enfants dans un état lamentable. Ceux-ci étaient scolarisés à l’école privée ou publique, puis au collège public de Liévin. La première alerte est venue de la femme du proviseur du collège, Mme Clément, en 1969. Qu’a-t-on fait de la lettre dans laquelle elle disait voir des enfants mal soignés, mal nourris, maltraités ? On l’a mise à la poubelle, et on lui a dit : « Retourne à ta cuisine. »
Si l’administration s’est ensuite réveillée et a établi un premier rapport en 1974, c’est parce que le père Revet voulait une habilitation permanente. On n’osait pas lui en donner une parce qu’on voyait que l’établissement dysfonctionnait. Certains éducateurs n’étaient pas formés : c’étaient des jeunes manipulés par le père Revet. Les moines aussi étaient à sa solde. On ne lui a octroyé que des habilitations provisoires de deux ans mais les premiers rapports ont été très timides ; ils étaient rédigés de telle sorte que cela puisse continuer. Le système a été protégé, encouragé.
Les institutions publiques de la santé, de la justice et de l’éducation ont fait en sorte que ce lieu puisse exister. Le rectorat ne m’a pas communiqué les rapports que je lui ai demandés concernant l’école privée hors contrat de Riaumont – la deuxième partie de l’histoire. Or des personnes s’y sont forcément rendues et ont forcément établi des rapports : où sont-ils ? Que disent-ils ? Les enfants parlaient. Ils donnaient des petits mots aux assistantes sociales pour les appeler au secours. Ils leur demandaient s’il était normal qu’ils soient touchés par un prêtre ou violentés. Mais les assistantes sociales n’ont rien fait ! La chaîne de responsabilité est immense car les enfants ont parlé à leurs parents, ainsi qu’aux personnes qu’ils rencontraient à l’occasion de leurs séances de sport à l’extérieur – à la piscine, par exemple. Pourquoi personne n’a jamais bougé alors que tout le monde était au courant ? Le lieu a été protégé jusqu’en 2019 ; il a fallu une vague de 200 auditions, à la suite d’une plainte pour viol déposée en 2013, pour que le rectorat ordonne à l’établissement de faire partir les enfants. Et aujourd’hui, à Riaumont, il y a des scouts et des louvettes, avec des prêtres qui vont passer devant la justice – l’un d’eux, pour détention d’images pédopornographiques. Pour moi, Riaumont est un cas d’école terrible.
M. Gilles Parent. Vous avez demandé si certains élèves avaient rapporté les faits. À Saint-François-Xavier, on ne pouvait pas trop raconter ce qui se passait aux responsables de l’établissement, puisque le directeur était lui-même un agresseur. On se taisait. De toute façon, quand on rentrait à la maison, pour raconter ça à nos parents… – ils nous avaient mis là pour ça. On nous disait : « Si tu as pris des coups, c’est que tu les as mérités. » Parmi les derniers témoignages que j’ai reçus se trouvait celui d’un jeune qui, en 2005, a été sexuellement agressé par d’autres élèves. Il s’est plaint à un surveillant ; le surveillant ne l’a pas cru et l’a mis sous pression. Il s’est senti seul, immensément seul ; et il a passé ses journées à avoir peur, parce qu’il était dans sa solitude. Voilà pour l’établissement d’Ustaritz, où beaucoup ont été victimes.
Je voudrais ajouter que nous parlons ici des établissements privés catholiques mais, pour moi, les premières violences ont commencé dans une école primaire publique, et pas une école d’un petit village du fond du Pays basque : à Anglet, dans une grande ville. Un des tortionnaires avait peint en blanc les vitres de sa classe de CM1. C’étaient les seules vitres de l’école peintes en blanc ; personne ne s’est posé la question de savoir pourquoi. Il ne voulait pas qu’on voie de l’extérieur ce qu’il nous faisait à l’intérieur. Il nous cassait des règles en bois sur la tête. Son grand plaisir pervers consistait à nous faire monter pour écrire tout à fait en haut du tableau, qui avait deux faces ; pendant que nous écrivions, il décrochait le panneau et donnait un coup dessus : nous étions projetés à terre, violemment – il avait un fou rire. Le deuxième agresseur était le directeur de l’école ; il avait une baguette, semblable à un petit fouet, qu’il appelait Caroline. Il nous disait : « Viens, je vais te présenter Caroline ! » Il nous faisait nous allonger sur ses genoux, et il nous fouettait avec sa baguette. Lors des dictées, si nous faisions trop de fautes, il nous faisait venir à côté de lui, nous pinçait l’intérieur de la cuisse et tournait violemment, jusqu’à ce qu’on corrige la faute. Mon père était médecin. Quand je rentrais à la maison et que je lui montrais mes bleus en demandant : « Mais papa, tu as vu, ça ? », il me répondait : « La prochaine fois, tu feras moins de fautes. » Donc en fait, tout le monde savait. C’était un établissement public : il y avait un médecin, des infirmières ; tout le monde voyait les vitres peintes en blanc. Et personne n’a jamais rien dit. C’est pire qu’un simple contrôle dans une école privée qui n’a pas de suites : tous les jours, tout le monde voyait.
Vous parlez de contrôles, mais je pense que des contrôles ne donneront rien. Même s’ils ne sont pas annoncés, jamais le prof ne tapera un élève s’il y a un visiteur dans la classe. Il faudrait un autre moyen. Pour les personnes âgées, il existe des bracelets d’alerte : quand elles tombent ou qu’elles sont en danger, elles appuient sur un bouton. Évidemment, on ne peut pas donner un bracelet de ce type à tous les élèves, ça coûterait une fortune. On pourrait prévoir un dispositif sur les téléphones, puisque tous les enfants en ont un. On pourrait créer un numéro simple, comme le 17 pour la police, le 18 pour les pompiers ou, autrefois, le 12 pour les renseignements : les enfants pourraient appeler le 10 pour tomber directement sur quelqu’un capable de les soutenir ou de les comprendre. Il ne faut pas que ce soit comme les numéros d’alerte qu’on voit en France, 840 et cetera : il faut un numéro simple à retenir.
Mme Violette Spillebout, rapporteure. Nous auditionnerons les responsables du 119 et des représentants d’associations de protection de l’enfance pour réfléchir aux possibles améliorations des systèmes d’alerte.
J’en reviens aux fugues, parce que le sujet nous a interpellés. Paul Vannier et moi nous sommes entretenus avec les représentants du conseil départemental des Pyrénées-Atlantiques. Dans les conventions entre l’éducation nationale et la protection de l’enfance, l’absentéisme constitue un signal d’alerte : à partir d’un nombre donné de demi-journées d’absence, un signalement est envoyé aux services sociaux pour qu’ils aillent voir ce qui se passe, dans la famille et à l’école. C’est un moyen de détection. Or les fugues n’apparaissent pas dans les conventions. Pourtant, quand on lit l’histoire de Riaumont et qu’on entend les témoignages relatifs à Bétharram, les mentions de fugue sont fréquentes ; la police et la gendarmerie ramenaient les enfants : il y avait certainement trace de quelque chose. Pouvez-vous dire comment se passaient les fugues et si vous avez pu recueillir des éléments sur leur nombre ou leurs suites ?
M. Alain Esquerre. À Bétharram, les enfants fuguaient souvent, notamment le mercredi. Je me souviens très bien, dans les années 1980 et 1990, de l’estafette de la gendarmerie de Nay qui revenait avec des enfants. Parfois, des habitants de Lestelle-Bétharram, trouvant des enfants en pleurs qui fuyaient l’établissement, appelaient M. Saget, qui allait – très rapidement – les chercher, avec le véhicule de l’établissement. La question des fugues est centrale. Les enfants, évidemment, essayaient de fuir. En 1997, je me le rappelle très bien, le petit Pierre, pour fuir le viol d’un surveillant le mercredi après-midi, s’est échappé dans la nuit avec un copain ; ils ont marché 25 kilomètres à pied et sont arrivés rue Carnot à Pau ; la maman leur a ouvert ; le surveillant qui l’avait agressé la veille est venu le chercher, et la maman l’a laissé repartir. Le vendredi soir, il rentre à la maison. Le samedi, la maman écrit au médecin un courrier – que j’ai en ma possession –, lui indiquant que son fils se plaint de douleurs anales aiguës. Le médecin n’a pas fait d’examen clinique ; il a prescrit une simple pommade. La mère, pourtant visiteuse médicale, ne se rend pas compte. C’est une sidération. En fait, ce qui arrive à son fils, elle ne le voit pas – d’ailleurs, il ne le lui pardonnera jamais. Parfois, vous avez tous les éléments indiquant qu’il y a un gros souci mais, quand vous ne voulez pas voir, vous ne voyez pas. Ce n’est pas qu’elle n’aime pas son fils, elle l’adore ; elle me l’a dit, en pleurant : elle l’aime ; mais quand on ne veut pas voir, on ne voit pas. C’est cela qui est dramatique.
On dit que c’était il y a trente, quarante, soixante ans, mais nous avons une responsabilité aujourd’hui. En février, je suis allé voir Romain Clercq, le directeur actuel de Bétharram, avec huit plaintes visant un surveillant, actuellement en détention. Il s’agissait de plaintes criminelles que je devais déposer le lendemain au procureur de la République. Il m’a dit : « Je n’ai rien à reprocher à ce surveillant. » Je veux lui lire les plaintes ; il ne le souhaite pas : il ne veut même pas les entendre. Il a fallu que, en application de l’article 40 du code de procédure pénale, je saisisse les maires d’Igon et de Montaut, et le préfet, qui, alerté, a dit qu’il ne pouvait rien faire. Nous sommes en grande difficulté. Il a fallu qu’un Alain Esquerre se lève et hurle à la presse : c’est la presse qui a fait pression pour que ce surveillant soit suspendu – ça en dit long sur les dysfonctionnements de l’État aujourd’hui. Nous parlons de faits qui se sont passés il y a trente ou quarante ans, mais il reste des choses à faire, parce qu’il y a un trou dans la raquette. Les dispositifs d’alerte ne marchent pas. La preuve : nous en sommes à créer de pauvres pages Facebook. S’il n’y a pas des citoyens pour prendre le taureau par les cornes, le système continue à tourner – il est bien huilé ! Le « pas de vagues » est toujours là, en 2025 ! Il ne faut pas faire de vagues ; on protège l’institution. Philippe Delorme, secrétaire général de l’enseignement catholique, me l’a dit : on a trop protégé l’institution au détriment des élèves. En France, 20 % des élèves sont dans des établissements privés : il est temps d’agir.
J’ai des propositions à faire ; je les exposerai cet après-midi à Mme Borne. Nous avons eu l’idée de créer un office national de prévention et de contrôle des établissements scolaires, autorisé à mener des contrôles inopinés – ce sera autre chose que les sept mercenaires qui sont allés à Bétharram. Pendant dix-sept ans, j’ai été directeur d’Ehpad : les représentants du conseil départemental et de l’agence régionale de santé (ARS) déboulaient à 6 heures du matin dans l’établissement et interrogeaient les personnes âgées et les membres du personnel, sans mon consentement – c’était bien normal, ils nous finançaient. Pourquoi ne pourrait-on appliquer ce modèle à l’éducation nationale, en particulier à la vie scolaire ?
Aujourd’hui, les parents d’élèves sont derrière nous. Nous allons pouvoir agir. Terminée, l’omerta – c’est un cri du cœur ! On est en 2025. Nous sommes dans le berceau de la démocratie. Il faut des contrôles dans les établissements : nous les demandons à cor et à cri. L’organisation actuelle ne fonctionne pas. Nous considérons qu’il faut partir des victimes, qui ont des solutions à proposer – ce sera autrement efficace. Il faut notamment pouvoir interroger les enfants, sans qu’ils aient été préparés : si ce n’est pas spontané, ils ne se livrent pas – on est comme ça quand on est gamin.
M. Didier Vinson. Il faut aussi les protéger. Pourquoi ne pas s’inspirer de ce qui existe pour les lanceurs d’alerte ? Souvent, les enfants qui témoignent de violences jouent aussi leur peau. Chez nous, il n’y a quasiment pas eu de fugues : derrière, on prenait trop cher. Un a essayé, qui a été ramené par les gendarmes : le directeur lui a mis une raclée énorme. Un autre a été absentéiste. Je fais une distinction entre la fugue et l’absentéisme, qu’on pratique quand on ne veut pas aller à l’école : on est mieux chez soi, donc on reste avec maman. La fugue arrive quand on n’a confiance ni dans les parents ni dans l’école : il n’y a pas d’issue, donc on s’en va. Lui ne voulait plus aller à l’école, il était resté chez lui ; le directeur est arrivé, l’a frappé devant sa mère, et l’a ramené au bahut. Pour pouvoir interroger des enfants, il faut être en mesure de les protéger.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Merci. J’entends vos propos ; votre colère est légitime. Nous menons des travaux d’enquête parlementaires : de manière générale, je vous demande de ne pas citer de noms, surtout quand un procès est en cours. C’est nécessaire pour le bon déroulement des débats et pour éviter des problèmes. Nous voulons la transparence. Nous commençons par vous entendre pour ensuite, à la lumière de vos témoignages, auditionner les représentants de l’État, de l’éducation nationale, des inspections.
M. Bernard Lafitte. Alain faisait référence à ce qui se passe actuellement. D’une certaine façon, c’est malheureux mais peu importe ce que nous avons vécu, il y a cinquante ou soixante ans. Nous sommes tous conscients que personne n’y peut rien : soit les prédateurs sont morts, soit les faits sont prescrits. Pour nous, c’est fichu. Mais il est inadmissible que les autorités ecclésiastiques ne prennent pas en compte notre malheureuse expérience pour agir.
Qu’est-ce qui se passe aujourd’hui ? Des évêques et des directeurs diocésains font des déclarations, dans lesquelles, quand même, ils compatissent avec les victimes – ils sont sympas, je les en remercie. Mais immédiatement après, ils dénoncent la médiatisation que la presse et vous avez permise, en considérant que nous attaquons l’Église. Or nous n’avons pas l’impression d’attaquer une institution : nous attaquons des prédateurs. Il se trouve que parmi eux, il y a des prêtres – ce n’est pas notre faute. Nous n’y sommes pour rien ; nous, nous sommes les victimes. Ce sont les prêtres qui font du mal à l’Église, non pas nous : il ne faut pas se tromper de combat. Que les directeurs diocésains, qu’ils soient ecclésiastiques ou laïcs, fassent le ménage chez eux ! On n’est pas certains que ces agissements ne continuent pas. J’irais plus loin : les établissements privés ne sont pas seuls en cause ; les associations sportives et culturelles sont aussi concernées. À Dax, le bruit court – c’est à vérifier, je le dis avec beaucoup de prudence – qu’un professeur de dessin ou de musique d’une association a eu avec des gamins une attitude déplacée, ou qu’il y a eu un problème sexuel. Que croyez-vous qu’on ait fait ? Ce monsieur n’est plus à Dax ; on l’a déplacé dans un département proche. À l’époque, le prêtre qui m’a agressé a été exfiltré de Cendrillon. Il s’est retrouvé curé à Biscarosse, puis directeur à Tartas. Lorsque j’ai recueilli les témoignages, je n’en ai reçu aucun des paroissiens de Biscarosse ni des élèves de Tartas. Nous sommes la pointe émergée de l’iceberg des victimes. Il ne faut pas croire... Pour nous, il est impensable qu’on veuille défendre l’Église. Pour nous, l’Église... je connais des victimes qui vont toujours à la messe. Voilà.
Mme Graziella Melchior (EPR). Au nom du groupe Ensemble pour la République, je vous remercie pour vos témoignages et je salue votre courage, qui force notre admiration.
Les récits de souffrances et de traumatismes que vous avez relayés mettent en lumière un système de violences insupportable, qui a laissé des traces dans vos vies. La création de la présente commission d’enquête, à l’initiative de Paul Vannier, a été approuvée à l’unanimité. J’espère que nous pourrons apaiser un peu de votre douleur et surtout que nous parviendrons à faire en sorte que plus jamais aucun établissement semblable à ceux cités ce matin n’existe, et que plus aucune vie ne soit ainsi brisée.
Députée de la cinquième circonscription du Finistère, où se trouvait le collège Saint-Pierre de Relecq-Kerhuon, j’ai pu la semaine dernière discuter avec deux représentants du collectif des victimes, ici représenté par M. Vinson. La dureté des témoignages, édifiants, m’a profondément atteinte ; je les ai transmis à la commission. J’ai également été touchée par la force et par la justesse des mots du collectif. Je souhaite comprendre avec vous pourquoi le collège Saint-Pierre a été pour certains un bagne, et non un lieu d’épanouissement. M. Benedite a dénoncé une véritable « institutionnalisation de la violence sur les enfants ». J’ai été effarée de constater le nombre de professeurs qui, dans les années 1970 et au-delà, appliquaient des méthodes d’enseignement violentes. Même à l’époque, comment pouvait-on imaginer que frapper ou humilier des élèves pouvait favoriser les apprentissages ? Selon vous, les enseignants et les surveillants sont-ils devenus violents sous l’emprise du directeur, ou le système de recrutement était-il défaillant ? Avez-vous constaté des processus similaires dans les autres établissements qui nous occupent ce matin ? Comme souvent dans les affaires de violence, on reste surpris du silence qui semble s’imposer, dans les établissements comme dans les familles. Rétrospectivement, quels mécanismes ont pu installer une telle omerta ? Au milieu de ce silence, aviez-vous seulement quelqu’un à qui vous confier ?
Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Mes collègues et moi saluons votre courage et vous remercions. Vous l’avez dit, monsieur Esquerre, vous êtes là non seulement pour dévoiler ce qui s’est passé il y a trente, quarante ou cinquante ans, mais aussi pour que cela n’advienne plus jamais ; pour éclairer le présent et, surtout, éclairer l’avenir.
Pourquoi l’omerta a-t-elle été – est-elle – possible ? La société est encore fortement imprégnée de l’idéologie selon laquelle un enfant est par essence mauvais et doit être remis sur le droit chemin. Ce serait le rôle de l’éducation. Ce discours est encore très présent : toute crise de la société serait une crise d’autorité. Au plus haut niveau, on entend encore des responsables politiques analyser les problèmes sous cet angle. Selon eux, la crise de l’école ne s’explique pas par un manque de moyens, mais par un problème d’autorité qu’aurait le maître dans sa classe. Certains en viennent même à espérer le retour à l’école d’avant. Vous faites œuvre d’utilité publique pour le présent. Vous êtes là ; j’espère qu’après vos témoignages viendra le MeToo des violences faites aux enfants, dans tous les lieux qu’ils fréquentent. Vous l’avez dit, madame Le Bris : ni les foyers de la protection de l’enfance ni les familles d’accueil ne sont exempts de violences.
Vous avez soulevé la question des contrôles : pour tous ces lieux, il faut des instances de contrôle beaucoup plus actives et fermes. Tant qu’on ne les instaurera pas, ce que vous avez dénoncé se reproduira.
Pour avoir étudié le sujet, je sais que vous portez également les stigmates physiques des violences subies. La science l’a prouvé : des violences de ce niveau laissent des traces physiques ; vous avez sans doute développé des problèmes de santé graves. Envisagez-vous de les faire reconnaître ? Je ne peux que vous y encourager ; une réparation est possible, qui vaut encore le coup. Monsieur Lafitte, c’est vrai, tout cela est passé. Mais tant qu’il n’y aura pas eu de reconnaissance et d’excuses de l’État, les violences que vous avez subies pourront se reproduire. Or ce sont les stigmates que vous portez encore qui rendent ces excuses nécessaires.
M. Rodrigo Arenas (LFI-NFP). Grâce à cette commission, grâce à vos témoignages et à votre courage, il n’y a aucun de nos concitoyens, aucune de nos concitoyennes, qui ne soit révolté en raison de ce que tout le monde savait, de ce que nous savions tous, sur quoi la société française fermait les yeux, pour ne pas l’affronter.
J’ai présidé quelques années la première association de parents d’élèves. Avec les parents d’élèves bénévoles, j’ai également essayé de dénoncer des faits de violence, mais l’omerta que vous avez décrite s’observe aussi dans le cas de l’enseignement public. C’est vrai, on met l’inconcevable sous le tapis, pour ne pas l’affronter : il est plus commode, arrivé à l’âge adulte, d’oublier ses souvenirs d’enfant. Mais placés dans l’inconscient, ils reviennent inévitablement.
Merci encore pour ce que vous faites. Paul Vannier disait tout à l’heure que le tsunami des témoignages ferait tomber tous les murs de silence : cela me paraît inévitable. En tant que députés, nous avons le droit de visiter tous les lieux de privation de liberté. Madame Delaporte, vous avez évoqué un système carcéral ; madame Le Bris, vous avez décrit le mitard. On pourrait envisager d’étendre l’autorisation des députés aux établissements scolaires – il est inconcevable qu’une école soit un lieu de privation de liberté, comme le bagne pour enfants que décrit M. Chalandon dans son livre L’Enragé. Cette mesure pourrait être transitoire, mais elle est nécessaire. L’association de parents que j’ai évoquée défendait le droit pour tout enfant de bénéficier d’une visite médicale à chaque cycle de sa scolarité, ce qui n’est pas le cas dans les écoles publiques. Cette solution vous paraît-elle acceptable ? Nous savons l’état de la prévention médicale scolaire, mais il faut que chaque enfant puisse être entendu par une personne extérieure et qu’enfin les adultes cessent de faire subir aux enfants ce qu’eux-mêmes n’accepteraient pas.
Je vous remercie pour votre présence, pour votre courage – parce qu’il en faut. Sarah Legrain, à mes côtés, s’intéresse aussi à ces questions, en particulier aux violences sexuelles infligées aux femmes ; elle soutient les combats pour les faire cesser. C’est une question de société. On dit souvent qu’il faut vingt ans pour que les mentalités évoluent. Depuis 1991, il est interdit de frapper un enfant à l’école, mais il nous a fallu plus de trente ans pour créer cette commission, qui nous donne l’espoir d’avancer.
Mme Soumya Bourouaha (GDR). Vos témoignages m’ont bouleversée. Comme tous ici, je vous remercie et je salue votre courage ; votre parole est essentielle pour trouver des réponses et avancer.
Vous avez fait état d’une violence rare, insupportable, qu’il est difficile de comprendre. Cela laisse des traces ; toutes ces humiliations ont certainement dévasté vos vies. Avec des mots forts, vous avez raconté les violences physiques, sexuelles et psychologiques subies quand vous étiez enfants et adolescents, dans des institutions, privées et publiques, qui devaient vous protéger. C’est incompréhensible.
Comme beaucoup d’entre nous, je m’interroge sur l’omerta, difficile à comprendre, plus encore lorsque l’on est parent. On peut entendre que cela se soit passé il y a cinquante ou soixante ans, parce que c’était une autre époque, mais vous avez cité des faits récents. Comment analysez-vous l’absence de réaction des parents, qui auraient pu alerter la justice ?
M. Didier Vinson. Merci pour vos questions, très pertinentes. Elles me permettent de revenir sur le système qui s’est mis en place à Saint-Pierre, couvert par l’Église. Je ne pense pas que ce soit elle qui l’ait conçu ; c’est par le père L., qui a été le directeur du collège Saint-Pierre.
Le père L., né à Mayence en 1922, a connu la montée du nazisme. Je ne sais pas s’il s’en est inspiré pour accoucher de sa nouvelle méthode pédagogique qui n’avait rien de révolutionnaire, la pédoplégie – l’éducation par les coups. Il était secondé par un aumônier, qui était un militant du Front de libération de la Bretagne. En cours de catéchisme, le père L. nous parlait de la grandeur du IIIe Reich et de sa nostalgie de la grande Allemagne nazie ; cela resitue le débat dans son contexte.
Je ne pense pas qu’il ait vendu ce concept au diocèse, mais il l’a appliqué, attiré par l’argent, car ce collège a connu très vite le succès : on y accueillait des gens qui n’arrivaient pas à travailler ailleurs. À l’époque – je l’ai fréquenté de 1977 à 1979 –, il fallait obtenir le brevet. Comme moi, certains venaient de la bourgeoisie ; je traversais une période difficile, il fallait me redresser, mon père voulait absolument que j’aie le bac. Pour d’autres, il fallait avoir le concours de l’arsenal car c’était la voie royale pour devenir ouvrier à Brest.
Le père L. a recruté des gens qui avaient le bac ou qui avaient fait un ou deux ans d’université, et qui ont adhéré à ses méthodes. Consciencieusement, méticuleusement, ils ont massacré toute une population d’innocents. (M. Didier Vinson se lève et montre deux photos à Mme la présidente, à Mme la rapporteure et à M. le rapporteur.) Voilà les enfants difficiles, ceux qu’on appelait « les primo-délinquants de quatrième ». Et voilà le corps professoral, qui leur donnait des coups toute la journée. Nous n’étions pas des primo-délinquants.
Tout remonte sur le fil de discussion sur lequel nous échangeons sur nos vies, nos familles et la période d’après qui fut extrêmement dure. Je ne l’ai pas tout de suite vécu ainsi, mais quand j’ai enfin eu mon bac, et que tout ça s’est arrêté, j’ai perdu 16 kilos, j’ai fait une anorexie mentale – j’ai repris un peu de poids depuis. J’ai eu des problèmes sentimentaux, de confiance et d’estime de moi.
Je pensais avoir réglé la question de la violence de mon père. J’étais un cumulard : je prenais des coups là-bas et, le soir, j’en prenais d’autres lorsque mon père me faisait travailler. Mon père n’a jamais voulu s’excuser ni le justifier ; c’était l’époque. Il avait peur que son fils de grand bourgeois n’arrive pas à faire le même parcours que lui : Sciences Po, un MBA à Boston, etc. Je n’étais pas guéri. Depuis la création de ce collectif, je sens que tout est en train de se vider, il ne me restait que ça à vider pour être sec. Maintenant, à 61 ans, je vais peut-être réussir à vivre ma vie convenablement, en levant la tête.
Nous nous sommes rendu compte que nous étions tous « dys », atteints de troubles de l’attention, hyperactifs. Ces troubles sont souvent héréditaires : mon fils a des troubles de l’attention, il est hyperactif et dyspraxique – c’est-à-dire, atteint de troubles de la motricité fine. Lui, il a été accompagné par un AVS (auxiliaire de vie scolaire) en classe, il a eu droit à des séances d’ergothérapie et à des aménagements. Personne n’a jamais levé la main sur lui – je l’empêcherais de toutes mes forces. Pourtant, je tiens à le souligner, il a fait sa scolarité dans le privé ; il est désormais bachelier.
Nous, nous nous sommes fait massacrer pendant trente ans. On nous a cassés. Beaucoup ne sont pas là pour témoigner car, du fait notamment de cette ultraviolence, certains sont devenus dépendants à l’alcool, à la drogue, sont morts prématurément de maladies ou se sont suicidés. Sans compter que certains avaient des parcours particuliers et étaient issus de milieux sociaux compliqués. Contrairement à d’autres, j’avais la chance d’avoir une mère qui m’aimait et qui m’a donné le peu de confiance que j’ai en moi – j’avais au moins ça en rentrant le soir à la maison.
Ce système reposait sur un homme, le père L., qui a été couvert par le diocèse. Je n’arrive pas à concevoir qu’il ait pu en être autrement, sans quoi ça n’aurait pas duré trente ans.
Je ne sais pas comment on pourrait éviter ça : interroger les enfants, les protéger, créer des dispositifs d’alerte faciles à utiliser par les enfants, encourager les témoignages des parents. Je suis resté malgré tout chrétien ; l’Église doit nettoyer les écuries d’Augias.
M. Michel Lavigne. Je voulais poser la question du recrutement des personnels. Contrairement à l’éducation nationale, qui organise des concours ou qui recrute des personnes au niveau régional ou national, à Notre-Dame de Garaison, les recrutements se faisaient au niveau microlocal et par copinage. Les gens sont recrutés car ils habitent un village voisin ; sans Garaison, ils n’auraient peut-être pas eu d’opportunités d’emplois. Ils s’y trouvent bien, ils y restent trente ou quarante ans, ils s’incrustent. Alors que soi-disant, il n’y a plus aucune violence à Garaison, un surveillant, qui a commencé à travailler dans les années 1960 et qui a plus de 80 ans, continue à fréquenter l’établissement et détient des responsabilités religieuses. Il est surnommé « le crabe » par les élèves car il avait pour habitude de soulever les élèves par les joues.
La fonction d’élèves-surveillants est spécifique à ces établissements. Des élèves de première ou de terminale peuvent être choisis par la direction pour devenir surveillant tout en continuant leurs études. Le choix de ces élèves est largement lié à leur apparence physique : il faut en imposer, il faut une certaine force. Dans notre pays du Sud-Ouest, on aime bien les gens qui pratiquent le rugby, qui sont capables d’exercer cette violence.
Tout cela constitue une espèce de famille dans laquelle chacun se couvre. Un surveillant a été condamné à quatorze ans de prison pour viol. Un ancien élève a témoigné : un jour, il a récupéré un petit qui venait d’être agressé sexuellement ; il était en pleurs et vomissait. L’autre surveillant, qui n’était pas le violeur, a trouvé normal d’étouffer l’affaire, ça faisait partie du jeu. Il faudrait remettre en question tout ce système où tout le monde se tient, en imposant des règles de recrutement permettant d’éviter les recrutements par copinage.
Mme Constance Bertrand. Gilles a raconté que lorsqu’il était âgé de 9 ans, le maître avait peint en blanc les vitres de la classe. Donc, déjà à cette époque-là, ça n’était pas normal. J’entends beaucoup mes camarades dire qu’à cette époque-là, c’était une autre époque. Non, il n’était pas normal de se prendre des baffes, etc.
Je n’ai pas été inscrite à Saint-Dominique parce qu’on voulait que je sois maltraitée ; au contraire. Mes parents m’y ont inscrite car c’était une école privée ; ils souhaitaient que leur fille aînée soit en sécurité et reçoivent une éducation de bon niveau. Il est bouleversant d’apprendre que des parents ont mis leurs enfants dans des écoles pour qu’ils soient redressés dans la douleur.
J’ai évoqué des affaires qui remontent à trente ans. Or il y a trente ans, il n’était pas normal de gifler ou d’agresser sexuellement des enfants. Je ne voudrais pas qu’on se limite à l’argument selon lequel « c’était une autre époque » et qu’il était donc « acceptable de se prendre des baffes et de se faire tirer les oreilles ». Ce n’est pas normal depuis très longtemps.
Le témoignage de Gilles est extraordinaire : le maître qui caressait les petites filles sous leurs jupes a peint les fenêtres pour éviter qu’on voie ce qu’il faisait. Hier, on m’a raconté comment était disposée la classe : il avait placé son bureau de telle sorte qu’il soit légèrement caché, ce qui n’était pas normal.
S’agissant de l’omerta, lorsqu’on appartient à un milieu privilégié, on fait en sorte de ne pas faire de vagues – je précise qu’il n’y avait pas uniquement des enfants issus d’un milieu privilégié à Saint-Dominique. Les enfants sont éduqués à respecter les adultes. Lorsqu’un adulte demande à un enfant de faire quelque chose, il le fait ; s’il lui demande de venir dans son bureau, il y va. Je suis très contente quand les enfants de mes amis sont un peu rebelles et répondent aux adultes. Nous avons été élevés à ne pas répondre.
Chaque année, nous nous rendions à une visite médicale, avec une infirmière ou un médecin scolaire. La Ciivise – Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants – propose de protéger les médecins qui dénoncent des faits.
Ce qui nous unit tous, c’est le manque de courage des adultes qui ont vu et qui n’ont rien fait. J’en veux presque plus à ceux qui étaient là, qui avaient des responsabilités et qui ont vu mais n’ont rien fait, qu’aux bourreaux : les villageois qui voyaient les gosses avec des croix inscrites au mercurochrome sur le visage, les autres professeurs de l’école qui ont vu les fenêtres peintes, ceux qui ont vu une gamine défenestrée. Certaines personnes n’avaient aucun courage. Tout le monde, y compris les adultes, avait peur d’une maîtresse de CM1, élue au comité d’entreprise. Néanmoins, alors qu’elle avait un comportement sadique avec ses élèves, elle a été couverte par deux directeurs successifs. J’ai 42 ans, si j’entendais parler de quelqu’un qui agit ainsi, je n’aurais pas peur de me rendre à la police. Je ne sais pas pourquoi dans cette génération, tout le monde avait peur de tout le monde, mais il faut que ça cesse. Je le répète, ça n’était pas normal, même à cette époque-là.
Beaucoup d’anciens élèves sont aujourd’hui atteints de cancers, d’endométriose. Certains saisissent aujourd’hui pourquoi durant toutes ces années, ils ont souffert de troubles physiologiques qu’ils ne comprenaient pas ; ils suivent donc une psychothérapie. On constate énormément d’amnésies traumatiques parmi les anciens élèves. Le petit garçon dans la chambre duquel le prêtre est entré ne s’en souvient pas aujourd’hui. Ces gens ont besoin de temps et que les conditions soient réunies pour retrouver la mémoire. Si on ne retrouve pas la mémoire très vite, on n’obtiendra jamais justice, compte tenu des délais de prescription.
S’agissant du recrutement, comment peut-on ne pas tracer le parcours des professeurs ? Je sais que des professeurs qui ont fait des choses très graves sont encore en poste. Des gens qui, à l’époque, avaient des responsabilités dans l’établissement m’ont écrit que tout le monde savait pour Untel et Untel. Or une de ces deux personnes est en poste aujourd’hui dans un lycée privé. C’est très inquiétant. Faut-il instaurer un mécanisme de type blockchain s’appliquant aux enseignants et au personnel encadrant ? Je n’en sais rien.
En tout cas, il existe une défaillance de l’Église. Cela étant, dans les Hauts-de-Seine, nous avons été accueillis de la meilleure manière possible par l’évêque et le vicaire général qui ont tout de suite fait un signalement. J’encourage l’Église de France à généraliser ce type d’accueil. Dans les Hauts-de-Seine, il existe une ligne d’écoute dédiée aux victimes qui n’existe pas dans le diocèse de Pau, où les victimes n’ont pas été accueillies de la même manière. Il y a des défaillances partout. Ils ont tous voulu couvrir les choses. Chez nous, c’était un peu culturel : dans les beaux quartiers, on met un mouchoir sur tout, afin de ne pas faire de bruit ni de vagues pour protéger la réputation des familles. Ça y est, c’est fini ; maintenant, nous allons faire du bruit.
Mme Ixchel Delaporte. Alors que le village d’enfants de Riaumont a été fermé en 2019, il bénéficie aujourd’hui d’un agrément jeunesse et sport puisqu’il accueille des jeunes scouts. Comment est-ce possible ? Le dossier de Riaumont monte jusqu’au ciel. Sur Google, il est référencé en tant que foyer de jeunes travailleurs. Touche-t-il de l’argent public ? Comment est-ce possible ? Grâce à la pression médiatique et au happening organisé par Arnaud Gallais, la préfecture a finalement décidé d’interdire au mois de janvier 2025 l’organisation de séjours courts à Riaumont pour la période 2024-2025 – je ne sais pas si ces éléments expliquent cette décision mais le calendrier est troublant. Il y a quelque chose qui ne va pas.
Quant à l’Église, le diocèse d’Arras était parfaitement au courant. Riaumont ne dépend de personne et, à la fois, dépend de tout le monde. J’ai eu beaucoup de mal à comprendre cette nébuleuse. Le diocèse d’Arras a admis que Riaumont avait relevé de lui pendant quelques années avant d’en sortir. Le Vatican, que j’ai interrogé, m’a répondu qu’il ne relevait pas du Vatican mais d’Ecclesia Dei, l’instance qui gérait les communautés traditionalistes au Vatican.
À qui faut-il demander des comptes ? J’ai contacté l’abbaye Notre-Dame de Fontgombault qui est leur tutrice spirituelle. Elle m’a répondu : « Circulez, il n’y a rien à voir ! », me demandant ce que je recherchais et quel était le problème. En fait, Riaumont est en roue libre, il ne dépend de personne. Le diocèse d’Arras savait parfaitement bien ce qui se passait à Riaumont. Mais de qui dépend Riaumont ? C’est une omerta totale.
Toutes les personnes recrutées à Riaumont ont été à moitié formées. Le père Revet exerçait une emprise terrible, il faisait ce qu’il voulait et terrorisait tout le monde. La relève a été parfaitement assurée par le père Argouarc’h. Comment est-il possible que la justice ait assoupli les mesures de mise à l’écart – d’une durée de sept ans – d’une personne jugée pour détention d’images pédopornographiques, qui aujourd’hui est présente dans la communauté et en contact avec des enfants ? Cela ne pose de problème à personne, pas même à la justice. Le principe de précaution devrait s’appliquer à l’égard des personnes qui regardent des images pédopornographiques. Or il ne l’est pas.
L’organisation de Riaumont permettait aux plus forts de tabasser les plus jeunes, à l’image de ce que faisaient les religieux et les éducateurs qui réglaient les problèmes en tabassant les gens – coups de pied, coups de poing, chaises jetées au visage, personnes poussées dans les escaliers. Les enfants étaient obligés de se défendre physiquement pour éviter de sombrer complètement. Le scoutisme étant le maître mot à Riaumont, chaque chambre était organisée sous forme d’escouade composée d’enfants d’âge différents ; le chef décidait de ce que les uns et les autres mangeraient. Le chef mangeait plus, son second un peu moins et le cul de pat’, ce qui restait.
On dit qu’on avait recours avant à ce genre de pratiques. C’est faux. Dans les années 1990 et 2000, ils récupéraient les produits avariés des supermarchés pour faire à manger. Les enfants mangeaient de la nourriture avariée et n’étaient pas soignés. Les infirmiers et les soignants étaient des prédateurs sexuels. On sait où vont les prédateurs sexuels pour abuser d’enfants. Le cabinet médical n’était pas un lieu sécurisant. Certains enfants victimes d’accidents très graves n’ont pas été soignés : comment n’y a-t-il pas eu plus de morts ?
Les enfants se promenaient avec des hachettes et des couteaux, ils jouaient à la guerre – c’est à cela qu’on les entraînait. À Riaumont, il y avait également cette dimension idéologique incroyablement forte, qui les a détruits. Selon la majorité des témoignages, une fois sortis, les anciens élèves étaient inadaptés à la société : « Un mauvais regard, je mettais un coup de poing. » Ils ont de nombreuses addictions, certains se sont suicidés, les relations avec les femmes sont catastrophiques.
M. Didier Vinson. On parle beaucoup de prévention, mais pourquoi ne pas parler de dissuasion ? La réforme de la prescription des infractions commises à l’encontre d’un mineur est un sujet d’actualité, cela empêcherait de nombreuses dérives. Aujourd’hui, c’est « pas vu pas pris ». Quand ça commence à sentir un peu trop mauvais, on met ailleurs les tortionnaires, de Saint-Pierre comme ceux d’autres établissements. Des personnes ont été transférées dans d’autres lycées et, comme par hasard, elles ont arrêté de taper car, s’agissant des méthodes pédagogiques, ces établissements ne mettaient pas en avant le même « marketing ».
J’ai fait un signalement pour un fait de harcèlement subi par mon fils dans une école publique. Au commissariat, j’ai tout de suite été reçu par une fille géniale. Alors que je pensais que cela resterait lettre morte, j’ai été reçu par la brigade de protection des mineurs – j’en ai été très étonné. On m’a alors dit que l’affaire n’irait pas plus loin mais que cela ne se reproduirait pas : la personne ayant un dossier, cela lui passerait l’envie de recommencer. Je ne suis pas persuadé qu’on aurait géré aussi vite et aussi bien une petite action commise dans le privé.
J’ai quand même l’impression que moins l’État s’occupe des affaires de l’Église, mieux il se porte. On paie mais on ne contrôle pas, on les laisse gérer. Cela a pris beaucoup de temps avant que mon fils ne soit accompagné par un AVS. Je ne peux m’empêcher de faire le rapprochement avec l’absence de signalement et de contrôle pendant trente ans à Saint-Pierre. Cette omerta vient de là.
Mme Éveline Le Bris. On ne fait pas preuve de courage, on accomplit un acte citoyen.
Mme Constance Bertrand. C’est de la colère !
Mme Éveline Le Bris. La colère !
Je reviens sur l’argent, qui est le nerf de la guerre. Entre quarante et soixante-dix établissements de la congrégation Notre-Dame de Charité du Bon Pasteur ont fermé sur le territoire. Il y avait un roulement d’environ 800 filles. L’argent provenait des allocations familiales, de la pension que versaient les parents – mes parents ont payé alors qu’ils n’avaient pas demandé que j’aille là-bas –, du travail qu’on réalisait et qu’on terminait la nuit.
Cerise sur le gâteau, en 1954, vingt-et-un établissements Bon Pasteur ont reçu la somme de 1 milliard d’anciens francs. C’est le président de la Ligue de l’enseignement qui l’avait dénoncé. Tous ces établissements recevaient des subsides de la prison d’Orléans – l’établissement d’Orléans continue d’en percevoir. Malgré tout le travail accompli, nous n’avons jamais vu la couleur de contrats de travail ni cotisé pour la retraite. La congrégation a été créée en 1835 ; dès 1902, elle était sur la sellette et elle a été condamnée. Cholet en 1902, Tours en 1903, Le Mans, Limoges, Dole, Loos-lez-Lille, Reims, Orléans, Bourges, etc. ; tous ces établissements ont été condamnés, aucun n’a fermé. Nous avons continué à broder des jours Venise, à coudre des boutons sur des cartons, les empeignes sur des mocassins jusqu’à en avoir les mains en sang, fermer les maillons des porte-clés avec nos doigts ou, quand on n’y arrivait pas, avec nos dents. Il n’y avait pas de visite médicale scolaire ou du travail, vu que nous n’étions pas déclarées.
J’ai 78 ans, j’aurais certainement autre chose à faire avec mes petits-enfants, mais j’irai jusqu’au bout. Elles le savent, on leur a dit. Tant qu’on aura un souffle de vie, on sera là et on les poursuivra jusqu’à ce qu’elles et le gouvernement nous présentent des excuses sincères. Elles sont aujourd’hui peu nombreuses et sont cloîtrées à Angers car les établissements ont été fermés lorsque la majorité a été fixée à 18 ans. Je vous parais peut-être un peu excessive, mais je suis en colère ; je vais me calmer.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Pas du tout, je vous trouve sincère. Votre témoignage ne peut que nous toucher.
Mme Éveline Le Bris. Sans compter la prière qu’on devait faire en pleine nuit pour les gens qui étaient au Vietnam, alors qu’on devait aller à l’école le lendemain matin.
M. Arnaud Bonnet (EcoS). Je tiens à vous remercier de votre présence. Vous êtes la preuve que notre colère peut être une force positive, une force de vie, et une force d’humanisme.
J’ose espérer qu’enfin, cette affaire permettra une prise de conscience de l’ensemble de la société. Pour cela, il est indispensable que ces faits, qui ont été passés sous silence pendant autant de temps et qui ont perduré, ne se reproduisent plus.
Vous avez parlé du statut de lanceur d’alerte pour les médecins. J’aimerais l’évoquer pour les enseignants. Dans le rapport de l’inspection académique sur Notre-Dame de Bétharram de 1996, l’une des rares enseignantes qui avait témoigné a été mise en accusation et menacée de mutation. C’est encore le cas aujourd’hui : dans l’éducation nationale, lorsqu’on veut dénoncer des faits, il est demandé de passer par la hiérarchie. C’est sans doute un problème.
Vous avez évoqué l’existence d’un entre-soi. Avez-vous eu des retours s’agissant d’élus, de responsables dans les domaines de l’éducation nationale, de la protection de l’enfance, de la justice, qui étaient au courant, qui ont passé ces faits sous silence et qui n’ont pas agi comme ils auraient dû ?
M. Pierrick Courbon (SOC). Je vous remercie pour la solennité de ce moment et vos témoignages aussi poignants que glaçants, qui sont non seulement courageux mais aussi nourris d’une légitime colère.
Plusieurs d’entre nous ont évoqué le contexte sociétal dans lequel certains de ces événements se sont produits il y a plusieurs décennies. Il ne faut pas tenir le discours selon lequel recevoir à l’époque une gifle était tout à fait normal. Ce serait là le meilleur moyen d’empêcher la libération de la parole, notamment de personnes qui se posent des questions. Il existe toujours des situations comparables où s’expriment des formes de violences diverses qui ont évolué. Preuve en est : il n’est pas normal qu’en 2025, on en soit réduit à consulter des groupes Facebook pour prendre connaissance des témoignages de personnes qui, soit n’ont pas connaissance de l’existence d’autres structures, soit ne veulent pas s’exprimer dans un autre cadre. Dans les structures de dialogue et de concertation que vous avez créées, il est fondamental d’encourager le dépôt d’une plainte, peu importe que les faits soient ou non prescrits.
Dans les établissements que vous avez fréquentés, les violences physiques et sexuelles concernaient-elles une majorité d’enfants, voire la totalité, ou au contraire une minorité devenue le souffre-douleur d’enseignants et de surveillants ?
Outre les atrocités physiques et les sévices sexuels, on parle peu des violences psychologiques, qui peuvent laisser des séquelles encore plus profondes. Pourriez-vous nous en donner des illustrations ?
Enfin, certains des établissements dont il a été question sont toujours ouverts ou existent sous d’autres formes. Les témoignages que vous avez recueillis laissent-ils penser que ces agissements ont disparu, ou la situation actuelle est-elle encore loin d’être irréprochable ?
Mme Sarah Legrain (LFI-NFP). Je vous remercie pour vos témoignages et pour votre courage ; merci aussi d’exprimer votre colère devant l’Assemblée nationale. Vous mettez en lumière la défaillance d’une école qui, au lieu d’exercer sa mission de protéger, d’éduquer et d’élever les enfants, les a mis en danger et rabaissés. Non seulement le système profite de leur vulnérabilité pour commettre des violences, mais encore il les éduque à la violence – ce continuum est saisissant. Ce faisant, il brise des générations entières et met à mal la société. Comment éviter que de tels actes ne se reproduisent ? Il y va de l’avenir de notre société : on ne peut pas continuer à briser des vies et à éduquer les gens à la violence.
Avant même de penser à des mesures législatives, comment les députés peuvent-ils vous accompagner concrètement ? En tant que victimes et collectifs de victimes, disposez-vous des moyens nécessaires pour mener votre combat ? Devons-nous solliciter des budgets pour aider les victimes à saisir la justice, à bénéficier de l’aide juridictionnelle ou d’un accompagnement psychologique ? Pouvons-nous vous aider à porter des affaires devant les tribunaux ? La capacité des élus à saisir le procureur de la République fait certes débat, car il n’est pas question que nous agissions sans respecter le consentement des victimes. Quelles démarches vous sembleraient justes de notre part ? Devons-nous recourir à l’article 40 du code de procédure pénale, et à quelles conditions ? Comment nous assurer d’aider les victimes plutôt que de les embarquer dans des procédures judiciaires auxquelles elles ne sont pas nécessairement prêtes ?
Plus largement, quel type de discours voulez-vous que nous tenions à l’issue de cette commission d’enquête ? Votre parole circule déjà – c’est essentiel –, mais comment éviter qu’elle nourrisse le sensationnalisme ? Nous avons besoin de votre aide pour trouver le ton juste, sans ajouter la violence du voyeurisme à toutes celles que vous avez déjà subies.
Mme Constance Bertrand. Franchement, en tant qu’enseignant, quand vous voyez un enfant maltraité, considérez-vous que l’éducation nationale est un système à ce point oppressif – comme dans un grand laboratoire pharmaceutique – que vous n’aurez pas le courage de faire le nécessaire, d’appeler le 119 ? Je demande du courage à ces gens-là. S’il faut un statut de lanceur d’alerte, très bien, mais ne l’attendons pas pour agir. Si vous êtes enseignant ou éducateur et que vous voyez un enfant maltraité par un adulte, maltraité tout court, s’il vous plaît, un peu de courage !
J’en viens au dépôt de plainte et à la prescription. Avez-vous déjà essayé de porter plainte ? Il faut savoir ce que c’est ! J’ai la chance d’habiter une ville où la police nationale est extrêmement bienveillante et accueillante ; j’ai donc facilement pu déposer ma plainte. Encore faut-il savoir qu’on peut le faire et que les actes qu’on a subis peuvent être condamnés. Tout le monde ne le sait pas. Vous avez évoqué la circulaire de 1991 : les gifles qui ont été données à Saint-Dominique de Neuilly tombaient déjà sous le coup de la loi ! Quant à porter plainte pour des faits prescrits en sachant que cela n’aboutira jamais… Encore une fois, on demande beaucoup aux victimes.
Merci de nous demander ce que vous pouvez faire pour nous. Nous avons eu de la chance jusqu’à présent parce que nous sommes solidaires, mais rarement quelqu’un s’est mis à notre service. En tant que députés, vous pouvez interroger les gens dans vos circonscriptions. Je peux vous garantir que des Saint-Dominique de Neuilly et des Notre-Dame de Bétharram, il y en a eu partout. Utilisez tous vos pouvoirs de députés ; vous êtes nos superhéros de la nation, allez-y !
Quant au discours à tenir, nous savons ce qu’est le temps médiatique. Aujourd’hui, nous avons tous répondu à des sollicitations de journalistes ; ils sont ici nombreux et cela nous fait chaud au cœur, mais je sais très bien qu’au moindre événement international, si le président américain décide de faire une grosse bêtise, on ne parlera plus de nous. Personne n’a envie de parler d’un sujet aussi horrible ; personne n’a envie d’entendre le matin à la radio que des enfants ont été agressés sexuellement ou tabassés dans des écoles. Je vous en supplie, ne laissez pas le sujet s’éteindre ; allez dans vos circonscriptions, allez poser des questions, allez foutre le bordel, dérangez les gens – parce que ça dérange : personne n’a envie de parler de ces sujets. Moi-même, quand j’écoute des victimes pendant deux ou trois heures après ma journée de travail, je n’ai pas envie d’entendre ce genre de choses ; mais on ne peut plus faire comme si on ne savait pas, et je vous remercie de vous saisir du sujet. Vous êtes au jour 1 – j’espère que l’histoire s’en souviendra –, mais il faut continuer ; il faut qu’il y ait un jour 2, un jour 3, etc. De nouveaux collectifs de victimes se créent tous les jours. Rendez-vous compte : il n’y a pas un établissement scolaire où il ne s’est pas passé quelque chose. Je ne dis pas que cela a eu lieu tout le temps, mais à un moment ou à un autre, cela a eu lieu partout. Ne nous oubliez pas, et allez dans vos circonscriptions.
Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Je vous remercie d’avoir été aussi sincères et d’avoir laissé s’exprimer votre colère, que nous devons entendre. Nous sommes au travail : nous rencontrerons cet après-midi des représentants de la Ciivise et de la Ciase (Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église). Ce n’est que le début.
La séance s’achève à douze heures quarante-cinq.
Présences en réunion
Présents. – M. Rodrigo Arenas, M. Arnaud Bonnet, Mme Soumya Bourouaha, Mme Céline Calvez, M. Pierrick Courbon, M. Emmanuel Grégoire, Mme Ayda Hadizadeh, Mme Florence Herouin-Léautey, Mme Fatiha Keloua Hachi, Mme Sarah Legrain, Mme Graziella Melchior, M. Jean-Claude Raux, Mme Anne Sicard, Mme Violette Spillebout, M. Paul Vannier
Excusés – Mme Farida Amrani, M. Gabriel Attal, M. Xavier Breton, Mme Nathalie Da Conceicao Carvalho, Mme Anne Genetet, M. Frantz Gumbs, Mme Tiffany Joncour, M. Bartolomé Lenoir, M. Frédéric Maillot, Mme Béatrice Piron, Mme Véronique Riotton, Mme Claudia Rouaux, Mme Nicole Sanquer, M. Bertrand Sorre