Compte rendu

Commission
des affaires culturelles
et de l’éducation

 Dans le cadre de l’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires (article 5 ter de l’ordonnance n° 58 1100 du 17 novembre 1958), audition conjointe de M. Frank Burbage, inspecteur général de l’éducation nationale, membre de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise), et Mme Alice Casagrande, secrétaire générale              2

– Présences en réunion..............................16

 

 

 

 

 

 


Jeudi
20 mars 2025

Séance de 15 heures

Compte rendu n° 34

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de Mme Fatiha Keloua Hachi, Présidente

 


  1 

La séance est ouverte à quinze heures

(Présidence de Mme Fatiha Keloua Hachi, présidente)

La commission auditionne, dans le cadre de l’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires (article 5 ter de l’ordonnance n° 58 1100 du 17 novembre 1958), M. Frank Burbage, inspecteur général de l’éducation nationale, membre de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise), et Mme Alice Casagrande, secrétaire générale.

 

Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Je vous remercie de vous être rendus disponibles dans des délais très contraints, Mme Alice Casagrande interrompant même ses congés.

Il n’est pas besoin de présenter la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise), dont le rapport « Violences sexuelles faites aux enfants : “On vous croit” », publié en 2023, a fait date. Vous aurez certainement à cœur de nous rappeler les propositions que vous y formulez pour prévenir les violences sexuelles dans les établissements scolaires et de nous indiquer quelles mesures ont déjà été prises.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées dans le cadre de travaux d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Frank Burbage et Mme Alice Casagrande prêtent successivement serment.)

Parmi les témoignages dont vous disposez, quelle proportion a trait à des violences sexuelles commises en milieu scolaire par des adultes ? Quel est l’âge des victimes et quels types d’établissements sont concernés ?

Mme Alice Casagrande, secrétaire générale de la Ciivise. Je vous remercie d’entendre la Ciivise et, à travers elle, la voix des personnes victimes de violences sexuelles et d’inceste dans leur enfance.

Je commencerai par quatre remarques importantes. Tout d’abord, le contrôle des institutions est normal et sain mais il ne suffit pas à assurer le respect des enfants. Par ailleurs, les éclairages sectoriels sur les violences faites aux enfants laissent dans l’ombre une partie de la réalité qui sera plus tard, nous le craignons, matière à d’autres drames et peut-être à d’autres commissions d’enquête. Nous souhaitons donc vivement que vos travaux adoptent une approche transversale des droits des enfants. J’ajoute qu’aucun adulte ne doit se trouver dans l’entourage d’enfants sans que l’on ait veillé à en faire un défenseur actif et inlassable de leurs droits et de leur protection ; son organisation et sa formation doivent lui faire prendre la mesure du risque des violences sexuelles sur mineurs et des signaux qui les révèlent. Enfin, ces violences sont entourées d’un déni extrêmement profond dont je vous invite à tenir compte dans vos travaux.

Les 30 000 témoignages recueillis par la Ciivise concernent massivement des violences incestueuses : 81 % des faits ont été commis dans la famille, 22 % dans l’entourage de l’enfant, 11 % dans une institution et 8 % dans l’espace public.

Au sein des institutions, les violences sexuelles se sont produites à 40 % dans des établissements scolaires, à 28 % dans des institutions de loisirs, à 24 % dans des institutions religieuses, à 8 % dans des établissements d’aide à l’enfance ou des hôpitaux et à 23 % dans d’autres lieux.

Les filles et les garçons ne sont pas victimes dans les mêmes espaces : les femmes rapportent davantage de violences sexuelles dans leur famille ou leur entourage tandis que les hommes en rapportent davantage dans les institutions, à 28 %, contre 9 % des femmes.

Les violences commises dans les institutions sont à 71 % des agressions sexuelles et à 44 % des viols ou tentatives de viol. La proportion est comparable pour les violences commises dans l’espace public.

Je souligne que les violences ont un caractère sériel. Elles se sont produites plusieurs fois : au sein de la famille dans 62 % des cas, de l’Église catholique dans 59 % des cas, à l’école publique dans 57,6 % des cas.

Les témoignages recueillis par la Ciivise confirment les résultats de l’enquête de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) fondée sur le rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase). Dans les institutions, l’agresseur est un religieux à 25 %, un professionnel de l’éducation à 19 %, un camarade de l’enfant à 17 % et un coach sportif à 8 %. Plus de huit agresseurs sur dix sont majeurs.

Enfin, les violences peuvent survenir peu de temps après la rencontre avec l’agresseur.

Mme Violette Spillebout, rapporteure. Je remercie la Ciivise – dont la majorité des membres sont bénévoles – pour le travail approfondi qu’elle mène depuis plusieurs années. La lettre de mission qui vous a été adressée par quatre ministres en juin 2024 vous invite à suivre l’application des quatre-vingt-deux recommandations de votre rapport et à en proposer de nouvelles d’ici à octobre 2025. Jusqu’à présent, vos travaux se sont essentiellement concentrés sur la prévention et la transformation de la culture dans les institutions et la société. Les révélations récentes et la libération de la parole de victimes de violences physiques, psychologiques et sexuelles dans des établissements scolaires, en particulier privés, vous ont-elles conduits à revoir votre programme de travail ? Avez-vous des recommandations particulières à formuler s’agissant du contrôle des établissements, qui présente des défaillances manifestes ? Êtes-vous davantage sollicités depuis ces révélations ?

Mme Alice Casagrande. Nous suivons attentivement l’actualité, qui ne nous surprend pas. La Ciase avait déjà mis en lumière des violences institutionnelles à caractère systémique, dont il faut préciser qu’elles s’inscrivent dans un continuum : les violences sexuelles faites aux enfants dans les institutions scolaires ne sont pas isolées mais accompagnées de violences physiques et psychologiques ainsi que de négligences.

Des personnes chez qui cette actualité réveille des souvenirs nous contactent et osent franchir le pas de la parole. Elles nous écrivent directement ou appellent la ligne téléphonique opérée depuis 2021 par notre partenaire, le Collectif féministe contre le viol. J’aimerais vous faire part du témoignage d’une femme – qu’elle m’a autorisée à vous lire – pour vous inviter à être vigilants aux violences entre mineurs, possibles conséquences indirectes de négligences ou de défaillances institutionnelles : « Mon seul but par ce témoignage, et par respect pour les enfants aujourd’hui et à venir, est de tout faire pour que dans toutes les écoles de France, ou dans les structures où ils sont accueillis en dehors de l’école, on apporte une très très grande attention à la surveillance lors des passages aux toilettes, quitte à embaucher du personnel pour éviter ce que je vais vous raconter. […] Lors du passage aux toilettes, la surveillance par les religieuses était inexistante, et j’ai été incitée par des camarades à entrer à plusieurs dans un W.-C., trois quatre enfants. Il fallait baisser sa culotte et se laisser toucher. Sous la pression du groupe, je me suis laissée faire, sans doute pour être acceptée aussi. » Suit le récit bouleversant d’une vie marquée par la violence. Cette femme en appelle, comme nous, à ne pas négliger les violences sexuelles entre enfants dans les établissements scolaires.

Le gouvernement a demandé à notre collège directeur de lui remettre un rapport d’étape au terme de neuf mois de travail, afin d’envisager la bascule de la Ciivise dans le droit commun et d’accompagner la transition vers une culture de vigilance. Il nous a appelés à faire quinze préconisations urgentes, au-delà des quatre-vingt-deux que nous avons déjà formulées. Parmi elles figure la création d’une mission interinspections chargée de faire enfin la lumière sur l’ensemble des dispositifs d’alerte et de contrôle existant dans les établissements. Les Français qui mettent leurs enfants à l’école ne savent pas dans quels lieux les violences sont sinon éradiquées du moins rapidement repérées ; l’existence de circuits administratifs formels ne suffit pas, encore faut-il que les établissements développent une culture de lutte contre les violences. Une réunion interministérielle est prévue le 26 mars. Nous attendons avec espoir les arbitrages que rendra le gouvernement pour renforcer la vigilance à l’égard des établissements scolaires et, plus largement, de toutes les institutions qui accueillent des enfants – car partout où il y a des enfants, il y a du risque.

M. Paul Vannier, rapporteur. Les violences entre élèves entrent dans le périmètre de notre commission d’enquête, dès lors qu’elles interviennent dans une structure encadrée par des adultes. La présence d’élèves surveillants, par exemple, semble propice à de telles violences – les victimes que nous avons auditionnées ce matin l’ont souligné, et le rapport d’inspection de Notre-Dame de Bétharram de 1996 en faisait état. Nous y serons attentifs.

Vous dites être touchés par le mouvement actuel de libération de la parole et recevoir de nouveaux témoignages de victimes. Faut-il en déduire que le taux de 11 % de violences commises dans des institutions est sous-estimé ?

Mme Alice Casagrande. Il est difficile de le dire avec exactitude. Nous avons entrepris un travail de classement et d’organisation de nos archives qui nous permettra de répondre plus précisément aux questions que vous nous avez adressées par écrit : profil des victimes et des agresseurs, situations d’agression, durée des faits… Nous anticipons de nouvelles révélations, sans savoir si elles concerneront uniquement des établissements scolaires. La Ciivise s’est concentrée dans un premier temps sur les violences incestueuses, mais il est à prévoir que les témoignages de violences subies dans des institutions se multiplieront. Toutefois, il est trop tôt pour le mesurer.

M. Paul Vannier, rapporteur. Les violences sexistes et sexuelles se répartissent-elles différemment selon le statut des établissements – publics, privés sous contrat, privés hors contrat ? Existe-t-il des ressorts spécifiques à leur survenue dans certains types d’établissements ?

Mme Alice Casagrande. Les différences que nous constatons tiennent moins au statut des établissements qu’à des situations d’exposition au risque bien connues, telles que les internats et l’accueil d’enfants loin des regards extérieurs, la nuit, le week-end ou pendant les vacances. Les jeunes sont particulièrement exposés aux agressions lorsqu’ils cohabitent durablement avec des adultes sans surveillance ni régulation. À ce stade nous ne pouvons pas caractériser ces situations avec certitude au regard du statut administratif des établissements.

Mme Violette Spillebout, rapporteure. Deux modes de signalement des violences semblent institutionnalisés et connus par le monde scolaire et la protection de l’enfance : le 119, service national d’accueil téléphonique de l’enfance en danger, et l’application Faits établissement de l’éducation nationale, sur laquelle des informations préoccupantes peuvent être signalées ; elles sont classées en quatre catégories : atteintes aux valeurs de la République, atteintes aux personnes – harcèlement, violences… –, atteintes à la sécurité ou au climat de l’établissement, atteintes aux biens. Êtes-vous en lien avec ces deux canaux ? Leurs statistiques vous sont-elles transmises, et avez-vous connaissance de leurs modalités de pilotage et d’action ? Les trouvez-vous efficaces ?

Mme Alice Casagrande. Nous ne sommes pas en mesure d’évaluer l’efficacité de tous les dispositifs avec justesse, même si nous travaillons avec le 119. Ce dernier reçoit des alertes concernant des mineurs en danger dans le moment présent, ce qui n’est absolument pas notre cas : nous recueillons les témoignages d’adultes sur des situations qu’ils ont vécues dans le passé, parfois il y a de longues années. Depuis un an que je suis secrétaire générale de la Ciivise, nous n’avons été saisis qu’une seule fois par un mineur ; en accord avec le collège directeur, nous avons adressé un signalement au parquet. Nous ne recevons donc pas le même type de signaux que le 119 et l’application Faits établissement, et nous n’avons pas les mêmes missions.

Nous avons préconisé en 2023 que la plateforme Signal sports soit dupliquée dans l’ensemble des administrations. M. Burbage pourra vous en dire davantage.

M. Frank Burbage, inspecteur général de l’éducation nationale, membre de la Ciivise. Je tiens d’abord à vous remercier de mentionner la responsabilité de l’État dans l’intitulé de votre commission d’enquête ; une solution de facilité aurait consisté à pointer le rôle d’instances particulières. Le niveau d’intervention national est déterminant, avec son efficacité propre, à condition de travailler dans la transversalité – ce qui n’est pas toujours le cas.

Il ne s’est pas encore passé à l’éducation nationale ce qui s’est passé dans le sport, et les mesures prises dans ce domaine peuvent servir de modèle. Le sport est sans doute plus avancé dans la lutte contre les violences parce que le degré d’exposition des jeunes y est fort : ils évoluent dans une grande proximité avec les adultes, avec lesquels ils partagent parfois même des lieux de vie. Le secteur a dû réagir vite et fort. Il a établi des procédures de signalement claires et connues de tous, doublées d’une remarquable mise en cohérence des institutions impliquées – qui manque encore dans l’éducation nationale. Le suivi des victimes y est assez précis. Les agresseurs sont suivis dans une moindre mesure ; ils ne sont pas laissés à eux-mêmes, ce qui est extrêmement important. Le milieu a ouvert ses archives aux chercheurs, faisant des violences dans le sport un objet de science ; des mémoires et des études doctorales y sont consacrés. Il a en outre clarifié son paysage institutionnel, ce qui, là encore, n’est pas le cas de l’éducation nationale. C’est pourquoi la Ciivise plaide pour une extension du dispositif qui a cours dans le sport à d’autres institutions responsables de jeunes gens.

M. Paul Vannier, rapporteur. Madame Casagrande, en plus des internats, y a-t-il d’autres lieux ou d’autres moments sur lesquels vous souhaitez appeler notre attention – voyages scolaires, stages ?

Par ailleurs, comment évaluez-vous l’application des préconisations de votre rapport ? Je pense plus particulièrement à la préconisation 1, « organiser le repérage par le questionnement systématique des violences sexuelles auprès de tous les mineurs et auprès de tous les adultes par tous les professionnels », à la préconisation 72, « renforcer les dispositifs de prévention et d’écoute comme le numéro Stop des Criavs (centres ressources pour les intervenants auprès des auteurs de violences sexuelles) », et à la préconisation 77, « organiser le contrôle des établissements accueillant des enfants ».

Mme Alice Casagrande. Le repérage n’est pas organisé de manière systématique, sauf lorsqu’une formation a permis d’apprendre à voir et à décoder les silences, les attitudes, les paroles des enfants et à réagir, notamment en différenciant l’accueil de la parole, ce que fait tout adulte entourant un enfant, et le recueil de la parole, un procédé qui incombe aux enquêteurs et aux magistrats. La marge de progression dans la formation de tous les professionnels de l’éducation nationale est immense.

M. Frank Burbage. Concernant ce repérage, des changements dans le bon sens ont eu lieu récemment. Il faut les consolider. Les protocoles de signalement sont désormais bien définis et l’ensemble des établissements scolaires disposent de fiches précises pour prendre en charge une situation de harcèlement. Elles sont très utiles pour éviter de faire des erreurs, notamment lors de l’accueil de la parole. Néanmoins, ce n’est pas encore suffisant et nous estimons qu’il y a quatre conditions d’amélioration.

Premièrement, il faut préciser les conditions d’accueil et de recueil de la parole, y compris pour la rédaction des notes, afin de ne pas gâcher ce moment initial.

Deuxièmement, toute la communauté éducative doit s’approprier ces protocoles, qui doivent faire l’objet d’une culture professionnelle voire personnelle, éclairant non seulement l’aval mais l’amont et participant de la culture de la vigilance.

Troisièmement, il convient de faire accompagner les équipes de direction, parce qu’elles ont des décisions très difficiles à prendre. Faut-il faire ou non un article 40 ? Elles peuvent aussi avoir la tentation, avec beaucoup de bonnes intentions, d’essayer d’arranger les choses de manière locale. Confrontées à une telle difficulté, elles doivent pouvoir parler avec d’autres, prendre conseil. L’accès à une cellule de dialogue qui intègre différentes dimensions – judiciaires, médicales, etc. – est indispensable.

Quatrièmement, une fois que le signalement est fait, il faut mettre en cohérence les différentes institutions et leur travail. De ce point de vue, il nous semble que la situation n’est pas bonne. Prenons le cas d’un article 40 : l’institution judiciaire se met en route selon sa propre temporalité. Qu’en est-il du rapport avec l’institution scolaire ? Elle recevra peut-être un accusé de réception. Il faudrait qu’il y ait une sorte de rétroactivité par rapport à l’institution signalante, de sorte que le travail puisse se faire de manière convergente, tout en respectant les spécificités institutionnelles. Cela permettrait d’accompagner à la fois les victimes et celles et ceux des personnels mis en cause qui, dans le cas d’une suspension, sont laissés à eux-mêmes.

Depuis l’automne 2023, il existe un programme de veille concernant le harcèlement en milieu scolaire – Phare. Il y a même une journée nationale de lutte contre le harcèlement. L’enregistrement et l’usage des données pourraient être améliorés car cela reste très lourd pour les personnels. Les protocoles pourraient être simplifiés, d’autant que la Depp (direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance) demande aussi aux établissements scolaires de renseigner des éléments statistiques. Entre les formulaires numériques et papier, les établissements se retrouvent avec des dizaines voire des centaines de questionnaires. Il faut aussi réfléchir à l’anonymat des questionnaires. Supposons qu’il y ait trois cas absolument problématiques, la question de la traçabilité se pose. Il faudrait concevoir un protocole simple – une identification par classe, par exemple – pour que les équipes puissent accéder facilement aux situations les plus difficiles.

La diffusion de cette culture dans le milieu scolaire est décisive. À la façon du violentomètre, on pourrait imaginer une affiche accrochée à côté de la charte de la laïcité, que chaque élève et chaque personnel pourraient voir.

Enfin, il faut dans les établissements, à bonne distance, des personnels spécialisés susceptibles de prendre en charge les élèves en difficulté. On connaît le nombre dérisoire des formidables infirmières scolaires. Les psychologues de l’éducation nationale se voient confier beaucoup de missions – le développement de l’esprit critique, l’orientation. N’oublions pas les personnels des numéros d’appel. Qui sont-ils ? Comment sont-ils formés ? Comment sont-ils payés ? Comment les considère-t-on ? Méfions-nous qu’une contractualisation trop rapide, qui ne serait pas à la hauteur du professionnalisme requis, porte préjudice à ce genre de dispositif.

Pour conclure, notre avis est mitigé. Les protocoles sont en place, le dispositif de lutte contre le harcèlement a constitué un changement majeur et représente un bon point d’appui pour les années à venir, mais il reste des pas à faire.

Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Quand vous parlez de conditions d’accueil de la parole, de s’approprier les protocoles et d’accompagner les équipes de direction, parlez-vous des établissements publics ou des établissements publics et privés ?

M. Frank Burbage. La ministre a annoncé que le dispositif Faits établissement va être étendu, assez logiquement, aux établissements privés sous contrat. Il faudra donc inventer quelque chose pour qu’il y ait un service équivalent. Je ne jette pas la pierre aux équipes éducatives en difficulté. Ces cas de conscience sont redoutables. Il faut ne pas être seul et pouvoir en parler avec des collègues, des personnels compétents, selon des perspectives différentes. Un dialogue interprofessionnel devrait être possible.

Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Vos propositions concernaient donc l’avenir ?

M. Frank Burbage. Oui. Il faut être fin dans l’analyse des causes. Comme l’a dit Mme la secrétaire générale, ce n’est pas forcément le caractère religieux des établissements qui explique les problèmes, c’est aussi le degré et le type d’exposition auxquels sont confrontés les élèves – ce qui ne nous dispense pas d’interroger un certain nombre de cultures religieuses et de voir ce qu’elles ont pu produire comme effets. Nous avons accueilli avec une oreille très attentive et un sentiment de satisfaction l’idée que l’on allait universaliser Faits établissement.

M. Paul Vannier, rapporteur. Que pensez-vous du fait que le programme Phare ne s’étende pas aux établissements privés sous contrat ? Ou que l’obligation pour les fonctionnaires de recourir à l’article 40 ne prévale pas pour les personnels qui n’ont pas ce statut ? Les protocoles que vous avez évoqués existent-ils dans l’ensemble des établissements scolaires ou seulement dans les établissements publics ?

M. Frank Burbage. Une prise de conscience sur la nécessité de changements est en cours. Le secrétaire général de l’enseignement catholique, par exemple, s’est exprimé assez récemment. Les implications de la loi Debré doivent faire l’objet d’une réflexion collective. Que les établissements privés sous contrat se rassurent toutefois : leur caractère propre n’est pas en péril, au contraire. Il autorise à ajouter aux programmes nationaux un certain nombre de choses, notamment sur des questions de valeurs ; en aucun cas à en retirer. La ministre a été très claire : la liberté de conscience ne peut pas être un prétexte pour s’exempter d’obligations. Le renseignement de ce questionnaire, qui produit des effets intéressants dans les établissements, permet aussi d’avoir une visibilité nationale, puisque c’est grâce à lui que la Depp a produit une première analyse statistique. Certes, l’échantillon d’établissements est restreint, mais on a absolument besoin de ces données pour que l’État mène un pilotage national.

Mme Violette Spillebout, rapporteure. La généralisation de Faits établissement aux établissements privés est une bonne chose, sauf que rien n’est prévu pour accompagner les personnels à prendre des décisions et à utiliser des procédures, que ce soit grâce à un arbre décisionnel ou à une réflexion sur une forme de collégialité de crise. Or une décision collégiale permet non seulement de partager la responsabilité mais aussi de mieux la tracer. Même dans le public, que ce soit pour la suspension ou l’article 40, l’arbre décisionnel n’est pas si clair, entre le recteur, le Dasen (directeur académique des services de l’éducation nationale) et le chef d’établissement : il y a une grande part d’aléatoire. Reste-t-il encore beaucoup de travail à accomplir sur ce sujet ou peut-on imaginer des avancées majeures pendant la durée de notre commission d’enquête ?

M. Frank Burbage. Vos observations sont justes. Mais cet aléatoire est aussi le reflet d’une plasticité institutionnelle. Il est assez naturel que différentes instances puissent intervenir dans ce type de décisions. Le problème, c’est quand on procrastine, quand on enfouit ou qu’on passe les choses sous silence. Le drame voire le tragique de ces questions, c’est que l’on a laissé filer, que l’on a minoré. C’est une faute gravissime. On peut faire l’hypothèse que la Ciivise proposera prochainement de créer de telles cellules de dialogue et de nourrir le protocole de signalement dans l’enseignement public et privé sous contrat – la question du hors contrat est quantitativement plus marginale, même s’il ne faut pas la négliger.

Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Nous en venons aux questions des députés.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Je ne comprends pas bien la préconisation 15 : « clarifier et unifier la chaîne hiérarchique du signalement », qui passe par une saisine de l’Igas (Inspection générale des affaires sociales), de l’IGJ (Inspection générale de la justice), de l’IGESR (Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche), de l’IGA (Inspection générale de l’administration) et du CGA (contrôle général des armées). De quoi s’agit-il ?

Mme Alice Casagrande. Ce n’est pas la Ciivise avec ses moyens – 3 équivalents temps plein et 35 membres experts – qui peut faire l’état des lieux du fonctionnement ou du dysfonctionnement des cellules de remontée d’alertes ni du niveau d’acculturation dans une administration. Cette saisine interinspection que nous préconisons vise à obtenir un état des lieux global sur les lieux accueillant des enfants. Y a-t-il un dispositif d’alerte ? Les professionnels ont-ils été formés ? Si oui, dans quelles proportions ? Y a-t-il des contrôles d’établissements ? Si oui, dans quelles proportions ?

M. Frank Burbage. Il nous semble qu’il y a une trop grande segmentation et des relations aléatoires. Nous avons besoin d’un état des lieux. Cela peut être le travail des inspections générales ; cela pourrait être aussi celui des scientifiques, des sociologues de l’institution. Le milieu sportif est d’ailleurs désormais un modèle, parce que nous disposons de travaux dessus. Il y a des thèses en cours, des mémoires de M2 recherche, extrêmement instructifs en ce qu’ils nous permettent de comprendre comment cela se passe et d’évaluer les choses. Les deux sont complémentaires, en s’inscrivant dans des temporalités très différentes. Qu’est-ce qui se passe pendant un an, deux ans, trois ans, quand un professeur est suspendu ? J’ai eu à gérer de tels cas en classe préparatoire. Comment peut-on préparer le retour de ce personnel ou, au contraire, son déplacement ? Nous avons besoin d’une bonne transversalité.

Il faudra aussi s’interroger sur les espaces où sont les enfants et les jeunes. Un enfant sera le matin et la nuit dans sa famille – il peut s’y passer des choses terribles. Il sera ensuite dans un moyen de transport, puis à l’école, puis le mercredi au centre aéré ou à un cours de sport. Nous avons besoin d’une visibilité générale pour savoir où nous en sommes, ce qui se passe bien, ce qui se passe moins bien et ce que l’on peut améliorer. Cela ne doit pas être ciblé. Même si la France a vécu des choses plus compliquées dans sa longue histoire, cela reste très compliqué à faire. Il faut y aller avec toutes les forces dont nous disposons.

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). J’ai deux enfants d’âge scolaire. Tous les ans, ils ont un exercice d’évacuation incendie et un exercice d’alerte attentat-intrusion. Cela n’a pas été compliqué à instaurer pour répondre au risque grandissant d’attentat. Malheureusement, le risque de violences qu’un enfant peut subir au sein de l’école ou d’inceste – les chiffres sont terrifiants puisque l’on parle de 1 enfant sur 10 – est bien plus grand que celui d’attentat. Alors que l’on a été capable d’instaurer une culture du risque d’intrusion dans les établissements, on en est seulement à espérer un état des lieux global pour voir si les institutions se sont organisées pour faire remonter l’alerte en cas de violences…

Par ailleurs, les collectifs de victimes veulent un numéro d’alerte plus simple. Dans votre rapport, pas moins de cinq numéros apparaissent : le 119 pour les enfants en danger, le 3018 pour les cyberviolences et le harcèlement numérique, le 3919 pour les violences faites aux femmes, le 114 pour les personnes sourdes ou aphasiques et le 3114 pour la prévention du suicide. C’est lunaire ! Il n’y a sans doute qu’en France que l’on invente un numéro par problème. J’ai été interpellée par quelqu’un de ma circonscription et je ne savais plus si c’était le 119 ou le 3919 que je devais lui conseiller.

Monsieur Burbage, vous êtes inspecteur général, pensez-vous qu’un corps d’inspection, qui joue sa carrière par rapport à sa relation avec le politique, soit le mieux placé pour venir inspecter ces établissements et rendre des rapports dont la publication appartient au ministre ?

Enfin, quel sens cela a-t-il d’avoir des établissements privés hors contrat, qui échappent à tout ce que vous venez de présenter ?

Mme Alice Casagrande. Nous ne pouvons que partager votre épouvante à l’idée que des violences aussi massives – l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants dans les établissements scolaires et ailleurs – ne fassent pas l’objet de dispositifs de prévention. Nous aurions besoin de bien plus de temps pour vous exposer tout ce qu’il faudrait faire. L’un des éléments majeurs pour nous, c’est le recueil de la parole des enfants et des adolescents. Il ne s’agit en rien de compter uniquement sur des corps d’inspection pour avoir des états des lieux – c’est un point d’appui parmi bien d’autres. Nous souhaitons simplement profiter de toutes les ressources disponibles pour faire avancer nos recommandations.

Nous partageons également vos propos sur la démultiplication non seulement des lignes d’appel mais aussi des commissions, tout en comprenant que chaque situation appelle des réponses particulières. Par exemple, le 3018 a fait ses preuves : il est très utile pour les signalements de harcèlement. Il n’empêche que la démultiplication des lieux d’alerte finit par nuire à la lisibilité de l’action publique.

M. Frank Burbage. Quand nous préconisons une mission d’inspection générale, ce n’est pas pour dire que l’inspection générale se limite à cela et ne fait qu’écrire des rapports. Tous les établissements scolaires sont sous la responsabilité de corps d’inspection territoriaux : ce suivi porte sur la régularité administrative, les questions pédagogiques mais aussi le « climat scolaire » – ce que les annonces de Mme la ministre d’État ont consolidé. Il existe sur ce point une véritable expertise des corps d’inspection ; pour inspecter un établissement, il faut établir une stratégie, un œil, et c’est une culture qui se transmet de génération en génération.

J’ai participé à ce que l’on appelle des inspections à 360 degrés, ordonnées à la suite d’une difficulté dans un établissement. On définit une stratégie, et on se penche sur des points très concrets : comment cela se passe dans les toilettes, à la cantine ? Y a-t-il du bruit, de la promiscuité ? Comment la cour est-elle occupée ? Est-elle végétalisée ? Que dit le règlement intérieur, que sanctionne-t-il ?

C’est toute la question de l’écologie scolaire. Nous avons par exemple des collègues qui travaillent sur le bâti scolaire – Mme Melchior connaît bien cette question. C’est un biais utile pour aborder la question du climat des établissements : ce n’est pas suffisant, mais nécessaire pour faire diminuer la violence. La violence peut être le fait d’une personne, ou de quelques-unes. Mais il peut y avoir une violence d’ensemble, à laquelle une institution doit réfléchir.

Un autre élément changera dès l’année prochaine : pour la première fois, nous disposons d’un programme d’éducation à la vie affective et relationnelle et à la sexualité (Evars), de la maternelle à la terminale. Ce n’est ni une baguette magique, ni un instrument de prévention, mais un instrument de culture pour réfléchir sur des questions aussi difficiles que la nature de l’intimité ou du consentement ou que les chemins empruntés par la violence – les mots, les gestes… On peut penser que ces nouvelles générations d’élèves qui bénéficieront de cette formation sauront – ce qui ne va absolument pas de soi – identifier des dysfonctionnements : comment tel adulte me regarde-t-il ? Comment me touche-t-il ? Que se passe-t-il ? Le lieu où je suis porte-t-il atteinte à ma dignité ? On peut penser qu’ils sauront identifier des personnes de confiance et trouver les mots pour leur parler. Car s’il faut traiter les situations en aval, notre objectif commun est de faire cesser ces violences, c’est-à-dire d’intervenir en amont. C’est toute la question de la prévention. L’école ne peut pas tout faire mais c’est un lieu de culture : on y prend le loisir de penser, le loisir de parler, le loisir de se former. Tout cela donne des forces. C’est un lieu de culture pour les élèves, mais aussi pour les personnels responsables. Si nous savons nous emparer de cette nouveauté scolaire, nous devrions pouvoir avancer.

Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Mme Hadizadeh vous interrogeait sur la relation entre un inspecteur de l’éducation nationale et l’autorité politique : comment l’inspecteur peut-il être objectif quand la décision revient au politique ?

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Tout à fait. Dans le cas de Bétharram, il y a eu une inspection, d’ailleurs confiée à un inspecteur d’académie inspecteur pédagogique régional (IA-IPR) plutôt qu’à l’inspection générale : elle a conclu d’un « circulez, il n’y a rien à voir », alors qu’il y avait des faits très graves. J’ai moi-même travaillé pour la direction générale de l’enseignement scolaire (Dgesco) et j’ai le plus grand respect pour l’inspection générale ; mais quand sa carrière dépend des décisions d’un ministre, on est moins libre, c’est mécanique. Il faut briser cette relation de pouvoir entre un corps – dont il faut développer la culture de l’inspection – et une entité politique. Notre démocratie n’est forte que de ses contre-pouvoirs : il faut les préserver.

Par ailleurs, les établissements hors contrat sont également inspectés, mais pouvez-vous confirmer qu’ils ne disposent pas du logiciel Faits établissement ?

M. Frank Burbage. Jusqu’à maintenant, ils n’étaient pas inclus dans le dispositif. Ils devraient l’être bientôt, les annonces de Mme la ministre d’État sont claires.

Nous sortons ici du champ de la Ciivise, dont je ne crois pas qu’elle ait arrêté une position particulière sur ce point. Cela peut devenir un de ses objets de réflexion.

S’agissant de l’indépendance des corps d’inspection, en particulier de l’inspection générale, il y a eu des évolutions ces dernières années, sur lesquelles on peut s’interroger dans le sens que vous indiquez. Néanmoins, l’indépendance de l’inspection générale est aussi garantie par le fait que sa cheffe de service – ou son chef – est nommée pour cinq ans et ne peut pas être révoquée sauf faute grave. C’est une garantie solide, indispensable, mais qui sans doute ne suffit pas.

M. Paul Vannier, rapporteur. Les annonces de Mme Borne ne portent pas sur les établissements privés hors contrat ; il est seulement question d’intégrer au logiciel Faits établissement les établissements sous contrat. La question de ma collègue était précise, et au vu de la matière que nous traitons, nous attendons des réponses précises.

Je reviens à des questions que j’ai posées tout à l’heure, parce que j’ai eu l’impression que vous aviez remis votre casquette d’inspecteur général. Je ne vous demande pas ce que les annonces ministérielles pourraient laisser présager, mais quelle est la position de la Ciivise. Sur le fait que, dans les établissements privés sous contrat, les personnels qui ne sont pas fonctionnaires n’ont pas l’obligation de recourir à l’article 40, quelle est la position de la Ciivise ? Quant à l’application du programme Phare, quelle est là encore la position précise de la Ciivise, dès lors qu’il ne s’étend pas aux établissements privés même sous contrat, qui scolarisent 2 millions d’élèves ?

Enfin, je vous ai demandé si le fameux protocole adressé aux chefs d’établissements concernait aussi les établissements privés.

Mme Alice Casagrande. La Ciivise considère que tout adulte qui a connaissance de violences sexuelles faites à un enfant, notamment d’inceste, doit immédiatement en référer au procureur de la République. Aucun statut, aucun métier, aucune position, aucune mission ne permet de déroger à cette règle fondamentale, qui découle de l’intérêt supérieur de l’enfant, tel qu’il est défini par la Convention internationale des droits de l’enfant. C’est une tradition naturelle. S’il y a des statuts, des dispositions, des retards qui amènent certains adultes à estimer qu’ils n’ont pas à se tourner vers la justice, c’est une erreur, un manquement, qui participe d’un défaut de protection des enfants, et nous le dénonçons avec force. Aucune ambiguïté ne doit subsister sur ce point.

M. Frank Burbage. Je veux dissiper un malentendu, monsieur le rapporteur : je pensais que la question portait sur les établissements privés sous contrat. Sur le hors contrat, je suis d’accord, il y a une difficulté de régulation. Cela ne veut pas dire que ces établissements ne soient pas contrôlés ; mais ils le sont quand il y a des problèmes. On peut raisonnablement estimer que les dispositifs de contrôle devraient évoluer dans le sens d’un suivi plus régulier, avec un régime d’obligation qui les placerait au même niveau de responsabilité que les autres – quel que soit le statut des personnels.

Dans notre République une et indivisible, le droit est le même pour tous, et les obligations relatives aux enfants sont les mêmes pour tous.

Mme Florence Herouin-Léautey (SOC). Des enfants ont été victimes ; des enfants le sont encore ; nous voulons éviter que d’autres, demain, le soient à leur tour. Il faut donc distinguer ce qui relève de la prévention de ce qui relève de l’action aujourd’hui.

J’espère que nous appelons tous ici de nos vœux une éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle – à titre personnel, je ne vois toutefois pas très bien comment, dès le mois de septembre, nous serons en ordre de marche pour délivrer cet enseignement sur quinze niveaux de classe. J’entends des professeurs qui ne sont pas à l’aise avec le programme, quand bien même ils le jugent pertinent et nécessaire.

Mme la rapporteure pointait l’absence de cadre pour gérer les violences sexuelles. Quand un enfant est victime d’inceste chez lui, c’est-à-dire hors de l’école, mais que cela vient à être su à l’école, on sait où le signaler. Mais quand il faut gérer une situation qui a lieu à l’intérieur de l’école entre des enfants ou entre un enfant et un adulte, cela se sait, on en parle, et le climat scolaire s’en trouve altéré. Il faut un outil pour gérer ces moments, à tous les niveaux. Je regrette que, dans ces situations, le programme Phare ne s’applique pas. J’ai dû moi-même gérer des problèmes de ce type, y compris au niveau maternelle : j’ai été, en tant qu’élue, effarée de la disproportion entre notre dispositif de gestion du harcèlement scolaire et celui de gestion des violences sexuelles : pour ces dernières, nous sommes totalement démunis.

Nos écoles sont protéiformes : certains établissements privés accueillent des enfants de la maternelle au lycée, voire au post-bac ; il y a des établissements du second degré, qui sont des établissements publics locaux d’enseignement (EPLE) ; et il y a nos écoles du premier degré, avec des directions qui ne donnent droit à aucune décharge, et où les enseignants cohabitent avec du personnel municipal voire des associations, car à côté du temps scolaire, il y a le temps périscolaire. Il faut donc travailler avec tous les acteurs, au-delà du ministère. Or l’omerta qui pèse sur les violences sexuelles sclérose cet indispensable dialogue.

Mme Alice Casagrande. Merci de dire comme la Ciivise que c’est à tous les âges et dans tous les établissements qu’il faut agir – jusqu’aux crèches même. Nous connaissons bien cette omerta multidimensionnelle que nous dénonçons et je vois que vous aussi en êtes parfaitement informée.

La Ciivise a engagé avec les départements du Nord et de Seine-Saint-Denis une démarche que nous appelons les « dialogues de territoire ». Il s’agit de rassembler l’ensemble des opérateurs : agences régionales de santé (ARS), département, préfet, parquet, police, gendarmerie, éducation nationale, acteurs du sport. C’est dans l’interinstitutionnel que nous pourrons voir ce qui bloque. Lever l’omerta, lever les dénis qui sévissent depuis des décennies et que dénoncent légitimement les collectifs de victimes prendra du temps, mais personne ne doit pouvoir se retrancher derrière sa règle administrative, derrière son statut. Il n’est pas acceptable qu’on nous oppose telle ou telle disposition juridique – je comprends bien que votre commission d’enquête est obligée de poser des questions précises, comme vous le faites. La question des territoires est pour nous essentielle et nous rendrons compte de ces dialogues cet automne afin de vous proposer des leviers à même de lever les obstacles à la coopération.

Nous savons comme vous que le contrôle des antécédents judiciaires est un point majeur. Là aussi, nous avons des marges de progression significatives parce que, pendant longtemps, on n’a pas pensé que des enfants pouvaient être victimes dès la crèche ou la maternelle. Ce que nous voyons aujourd’hui n’est finalement pas une surprise, mais nous en prenons acte : il y a des urgences, tant pour changer nos cultures qu’à l’échelle des mesures politiques dont vous avez la charge.

Mme Violette Spillebout, rapporteure. J’invite la Ciivise à parler fortement, même si je sais que vous n’avez pas peur de vous exprimer de façon claire. Nous avons besoin de solutions rapides et efficaces. Nous avons entendu parler ce matin d’un viol dénoncé en 2013 et qui a commencé à être jugé en 2019 : nous ne pouvons pas nous permettre de perdre du temps. S’agissant du contrôle des antécédents judiciaires, c’est-à-dire de l’honorabilité, qui pose problème aujourd’hui dans le privé, en particulier, n’hésitez pas à proposer des évolutions drastiques – comme nous le ferons de notre côté. Les acteurs de l’enseignement privé, qui sont touchés par les scandales actuels, se disent prêts à évoluer : peut-être faut-il prévoir dans le privé des contrôles d’honorabilité complets, au-delà du casier judiciaire, comme cela existe dans l’enseignement public. Bref, allez-y carrément : après ce que nous ont dit ce matin les collectifs de victimes, nous avons un devoir d’efficacité.

S’agissant des dialogues de territoire, nous serions intéressés, avant même votre rapport, par vos documents de préparation : la liste des professionnels réunis, l’ordre du jour des réunions, les comptes rendus… Ils pourront nourrir notre questionnement. Je m’interroge d’ailleurs, sans doute naïvement, sur le périmètre de la protection de l’enfance : le processus que vous décrivez me semble relever des conseils départementaux – même si je n’ignore pas leur manque de moyens. Mais ce n’est pas notre sujet : nous devons, nous, rechercher ensemble les meilleurs moyens de protéger les enfants.

Mme Alice Casagrande. Nous vous remercions vivement de cette invitation à formuler des propositions fortes.

Personne ne pensera que la Ciivise n’est pas favorable à une accélération du temps judiciaire pour les victimes. Nos travaux ont amplement documenté les conséquences pour elles de ces silences, de ces délais incompréhensibles, voire de cette impunité des agresseurs, mais aussi les leviers pour y mettre fin. Nous sommes, depuis 2024, des facilitateurs : nous faisons du pratico-pratique, pas de l’expertise de l’expertise de l’expertise…

Si nous avions une première recommandation à formuler, elle concernerait les enfants en situation de handicap. Vous savez que les enfants qui souffrent de déficiences intellectuelles sont bien plus visés par les violences sexuelles. Or la Ciivise n’a pas les moyens d’établir un état des lieux précis, donc des préconisations sur ce sujet. Nous allons nous y consacrer, car on nous l’a demandé ; mais cela prendra un temps que vous n’avez pas, que les enfants handicapés n’ont pas non plus. S’il vous plaît, ne les oubliez pas !

Il ne faut pas non plus oublier les liens entre les cyberviolences et les violences dans les établissements. Nous aurons des propositions à vous faire sur ce point.

Nous sommes enfin attachés à la place des territoires d’outre-mer, qui doivent faire l’objet d’un examen particulier. Là encore, la Ciivise a été missionnée pour mener des travaux. Nos budgets ne nous permettent malheureusement pas de nous rendre dans les établissements et de rencontrer l’ensemble des acteurs ; nous le déplorons. Vos forces sont sans doute bien supérieures.

Nous avons bien entendu votre invitation à vous soumettre tout ce qui concerne les dialogues de territoire. Nous n’en sommes pas les seuls acteurs, et nous allons nous tourner vers nos partenaires pour vous transmettre ces documents.

Mme Graziella Melchior (EPR). Il était question de la multiplicité des numéros de téléphone à joindre : j’ai reçu tout à l’heure un message me demandant le numéro du procureur. C’est assez symptomatique, je crois.

Certaines victimes l’ont été il y a soixante, voire soixante-dix ans. Leur histoire sort aujourd’hui. Elles veulent participer, elles ont des idées : la Ciivise, outre le recueil des témoignages, associe-t-elle les victimes à ses travaux ? Comment allez-vous travailler avec ces collectifs ?

Mme Alice Casagrande. Le premier des principes directeurs qu’identifie notre rapport concernant la stratégie de bascule dans le droit commun est la participation des personnes victimes à l’élaboration des politiques publiques qui les concernent, qu’il s’agisse des questions de réparation, de justice, de soin ou de gouvernance. Nous sommes donc en plein accord sur ce point.

Nous avons publié un communiqué de presse pour inviter ces collectifs à nous faire savoir s’ils souhaitent contribuer ou participer à nos travaux d’une manière ou d’une autre, et donc se rapprocher de nous. À ce jour, ils ne nous ont pas contactés, mais nous n’en prenons pas ombrage : nous avons déjà beaucoup de travail pour suivre nos quatre-vingt-deux recommandations et pour en élaborer de nouvelles, notamment à partir de dispositifs expérimentaux comme les dialogues de territoire dont je parlais. Nous sommes à leur disposition, car nous savons que c’est leur savoir expérientiel qui nous permettra d’élaborer les politiques publiques de demain.

Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Merci pour ce débat intéressant et riche.

Je m’inquiète de l’avenir de la recherche en sciences de l’éducation. J’ai été enseignante en Staps – sciences et techniques des activités physiques et sportives – et en sciences de l’éducation : j’ai vu les étudiants en Staps évoluer très vite et proposer des sujets de recherche sur les violences sexuelles et sexistes ; mais, en sciences de l’éducation, les contrats doctoraux sont quasi inexistants. Or une science qui ne progresse pas périt : la recherche en sciences de l’éducation peut disparaître, et cette discipline devenir un simple outil pour passer des concours de professeur.

M. Frank Burbage. Je partage tout à fait cette réflexion.

S’agissant des établissements sous contrat, rien ne s’oppose à intégrer les exigences d’honorabilité aux contrats. Cela vaut d’ailleurs pour tous les établissements où il y a des rapports entre les adultes et les jeunes. La position de la Ciivise a été précisée tout à l’heure. Elle inclut les établissements hors contrat. Ceux-ci ne sont pas concernés par les annonces ministérielles récentes, mais nous pourrons formuler des préconisations pour les compléter.

C’est toute l’institution scolaire qui doit être réflexive et prendre le temps de penser. On ne peut pas disposer sur-le-champ d’un plan de formation de l’ensemble des personnels du privé comme du public : une réflexion collective doit donc s’engager. Loin de moi l’idée que le programme Phare soit suffisant ; un dispositif relatif aux violences sexuelles est en effet nécessaire.

Pour faire aboutir ces réflexions, il est à mon sens nécessaire de faire progresser la démocratie scolaire. L’institution a du mal à intégrer la parole des élèves, à l’écouter vraiment. Or ils ont des choses à dire, pas seulement pour demander une table de plus dans la maison des lycéens, mais sur la question de la violence, et de la meilleure manière de la contenir. La Ciivise y travaille.

 

La séance s’achève à seize heures trente.


Présences en réunion

Présents.  M. Pierrick Courbon, Mme Ayda Hadizadeh, Mme Florence Herouin-Léautey, Mme Fatiha Keloua Hachi, Mme Graziella Melchior, Mme Anne Sicard, Mme Violette Spillebout, M. Paul Vannier

Excusés.  Mme Farida Amrani, M. Gabriel Attal, M. Xavier Breton, Mme Céline Calvez, Mme Nathalie Da Conceicao Carvalho, Mme Anne Genetet, M. Frantz Gumbs, Mme Tiffany Joncour, M. Bartolomé Lenoir, M. Frédéric Maillot, Mme Béatrice Piron, Mme Véronique Riotton, Mme Claudia Rouaux, Mme Nicole Sanquer, M. Bertrand Sorre