Compte rendu

Commission
des affaires culturelles
et de l’éducation

 Dans le cadre de l’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires (article 5 ter de l’ordonnance n° 58‑1100 du 17 novembre1958), table ronde réunissant des journalistes : M. Gabriel Blaise, de Sud-Ouest, Mme América Lopez, de France 3 Aquitaine et MM. David Perrotin et Antton Rouget, de Mediapart              2

– Présences en réunion..............................18

 

 

 

 

 

 


Mercredi
26 mars 2025

Séance de 16 heures 30

Compte rendu n° 39

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de Mme Fatiha Keloua Hachi, Présidente

 


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La séance est ouverte à seize heures quarante

(Présidence de Mme Fatiha Keloua Hachi, présidente

La commission auditionne sous la forme d’une table ronde, dans le cadre de l’enquête sur les modalités du contrôle par l’État et de la prévention des violences dans les établissements scolaires (article 5 ter de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre1958), des journalistes : M. Gabriel Blaise, de Sud-Ouest, Mme América Lopez, de France 3 Aquitaine et MM. David Perrotin et Antton Rouget, de Mediapart.

Mme la présidente Fatiha Keloua Hachi. Nous poursuivons nos travaux d’enquête en recevant plusieurs journalistes qui ont particulièrement travaillé sur les violences dont ont été victimes certains élèves de l’établissement Notre-Dame de Bétharram.

Je vous rappelle que cette séance est retransmise en direct sur le site internet de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées dans le cadre de travaux d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à prêter serment.

(M. Gabriel Blaise, Mme América Lopez, M. Antton Rouget et M. David Perrotin prêtent serment)

Comment avez-vous pris connaissance des premiers éléments concernant l’affaire Bétharram et qu’est-ce qui vous a poussé à enquêter sur cette affaire en particulier ?

M. Gabriel Blaise, journaliste (Sud-Ouest). En tant que chef d’édition au quotidien Sud-Ouest à Pau, mon équipe et moi-même sommes en veille constante sur l’actualité du territoire, y compris sur les réseaux sociaux. Fin octobre 2023, la création d’un groupe Facebook par Alain Esquerre au sujet de violences survenues à Notre-Dame de Bétharram a attiré notre attention. Compte tenu de la réputation de l’établissement, nous n’étions, au départ, pas particulièrement surpris. Cependant, à mesure que nous avons suivi les échanges sur ce groupe et recueilli des témoignages directs, l’ampleur du sujet est apparue bien plus significative. France 3 a été le premier média à publier un article, suivi de près par La République des Pyrénées. Nous avons alors poursuivi notre enquête, découvrant que l’affaire dépassait largement ce que nous avions initialement perçu.

Mme América Lopez, journaliste (France 3 Aquitaine). Comme mon confrère, j’ai découvert l’existence de ce groupe de parole alors qu’il ne comptait encore que peu de membres. Très vite, les échanges ont mis au jour des agressions particulièrement graves, allant de violences physiques à des faits de nature sexuelle. Le tournant s’est opéré début février 2024, avec l’ouverture d’une enquête préliminaire pour des faits d’agression par le parquet de Pau. Mon mari, David Basier, correspondant de France 2 à Bordeaux, réalise alors un reportage national sur la mise en cause d’un surveillant laïc en poste depuis quarante ans à Bétharram, visé par une dizaine de plaintes pour agressions sexuelles. En parallèle, il m’alerte sur l’ampleur exceptionnelle de cette affaire, soulignant qu’il ne s’agit pas d’un cas isolé au sein de l’Église mais d’un phénomène systémique s’étendant sur plusieurs décennies. C’est ce constat qui nous a poussés à entrer en contact avec Alain Esquerre ainsi qu’avec d’autres témoins et victimes, amorçant ainsi un travail d’enquête approfondi.

M. Antton Rouget, journaliste (Mediapart). À Mediapart, nous avons suivi les premiers développements depuis Paris, mais deux éléments en particulier ont attiré notre attention dès le début de l’année 2024. D’une part, étant originaire des Pyrénées-Atlantiques et ayant débuté ma carrière à Pau, je connaissais la réputation de Bétharram. D’autre part, nous étions alors engagés dans le traitement de l’affaire autour de l’établissement privé Stanislas, qui posait déjà la question du contrôle défaillant des établissements privés sous contrat.

Notre enquête sur Bétharram a véritablement commencé en février 2024, après ma rencontre à Biarritz avec une victime ayant porté plainte dans les années 1990. Nous avons alors été frappés par la diversité des témoignages, qui s’étendent sur plusieurs décennies et impliquent différents auteurs, révélant une mécanique de violences à la fois systémique et institutionnelle au sein de l’établissement.

Notre démarche visait à dépasser les seuls cas individuels pour interroger les conditions structurelles et l’environnement ayant permis la répétition de ces violences et leur impunité durant des décennies. Nous avons rapidement concentré notre attention sur les années 1990, période de bascule durant laquelle plusieurs alertes ont été lancées sans être suivies d’effet. Ce défaut de réaction institutionnelle a entraîné des conséquences majeures, comme en témoignent les nombreux faits rapportés postérieurement à ces premières alertes.

M. Paul Vannier, rapporteur. Je tiens à saluer la qualité de votre travail journalistique qui, conjugué au courage des victimes, a permis de faire émerger l’affaire Bétharram dans l’espace public et d’en saisir pleinement l’ampleur, tant au sein de l’opinion publique qu’auprès des représentants parlementaires. Vos investigations ont non seulement mis en lumière des faits d’une gravité considérable mais ont également élargi le périmètre de nos enquêtes.

Vous avez indiqué à plusieurs reprises que « tout le monde savait ». Pourriez-vous préciser ce qui, précisément, était su ? De quelle nature étaient les violences évoquées au sujet de cet établissement ? À partir de quand Bétharram a-t-il été perçu comme un lieu marqué par la violence ?

Par ailleurs, cette affaire constitue-t-elle un cas isolé ou le symptôme d’un phénomène plus vaste ? Nous observons aujourd’hui l’émergence d’autres collectifs de victimes, notamment dans le Sud-Ouest. Bétharram se distingue-t-il par des caractéristiques particulières, ou s’inscrit-il dans une dynamique plus générale de violences institutionnelles à cette époque, au sein de certains établissements scolaires ou religieux ?

M. Gabriel Blaise. Je souhaite ici m’exprimer non seulement en tant que journaliste, mais également en tant que père, fils et citoyen. Bien que la moitié de ma famille soit originaire de Pau, j’ai grandi en région lyonnaise et exercé dans la région toulousaine. C’est pourtant à Bordeaux que j’ai entendu parler pour la première fois de Bétharram. Lors de mon installation à Pau en 2018, j’ai été frappé par une expression qui revenait régulièrement : « Si tu n’es pas sage, tu iras à Bétharram ». Cette formule, à la fois anodine et glaçante, trahissait déjà une forme d’ancrage dans les imaginaires locaux. J’ai également recueilli le témoignage d’une personne originaire des Hautes-Pyrénées, passée par Notre-Dame de Garaison, qui évoquait Bétharram comme une référence en matière de rigueur extrême.

Dans ma propre famille, des rumeurs, parfois même des certitudes, circulaient au sujet de violences sexuelles subies par la génération de mon père et ses frères, tous originaires de Pau. Lorsque l’affaire Bétharram a éclaté, ma première réaction a été de me demander s’ils avaient également été concernés. J’ai aussitôt contacté mon père qui, à ma grande surprise, m’a assuré qu’il ne faisait pas partie des victimes. Aucun des quatre frères, nés dans les années 1940, n’est passé par Bétharram. Pourtant, tous ont été victimes de violences sexuelles, à des degrés divers, dans les Pyrénées-Atlantiques. Certains ont subi ces agressions à Bayonne, d’autres à Pau, dans des établissements qui ont déjà fait l’objet d’enquêtes journalistiques. En les interrogeant, mes oncles m’ont répondu avec un mélange d’ironie et de gravité que Bétharram représentait, selon eux, le paroxysme des violences institutionnelles de l’époque.

Mme América Lopez. Bétharram souffre en effet depuis longtemps d’une réputation d’établissement de redressement, connu pour une pédagogie fondée sur la rigueur et la discipline. Plusieurs camarades de classe passés par ses murs évoquaient sans détour les violences physiques qui faisaient alors partie du cadre éducatif. Chacun avait, à tout le moins, connaissance de cette brutalité institutionnalisée, sans nécessairement en saisir l’ampleur. Des témoignages récents, recueillis au fil de nos investigations, parlent pourtant de véritables actes de torture. Ce que nous avons mis au jour dépasse largement la maltraitance puisqu’il s’agit de violences quotidiennes, d’abus sexuels systématiques et d’un climat de terreur généralisée.

Ce qui confère à Bétharram un caractère singulier, c’est d’abord sa situation géographique. Niché entre les montagnes et le Gave de Pau, à huit kilomètres à peine de Lourdes, l’établissement bénéficie d’un ancrage symbolique fort. Considéré comme un lieu sacré en raison de la canonisation de son fondateur, il a acquis une forme d’intouchabilité. Aujourd’hui encore, de nombreux habitants de Lestelle-Bétharram refusent de répondre ou accusent la presse de travestir la réalité. Certains insistent sur le prestige de l’établissement, rappelant qu’il a formé de nombreux notables locaux et tendent à minimiser, voire à nier, la gravité des faits révélés.

Or, ce que nous avons mis au jour à Bétharram relève d’un véritable système de pédocriminalité structuré, reposant sur des complicités entre religieux et personnels laïcs. À travers une cinquantaine d’entretiens avec d’anciens élèves et l’étude de plusieurs plaintes concordantes, il apparaît que des personnes issues de générations différentes, ne s’étant jamais rencontrées, décrivent avec précision des mécanismes identiques. Toutes parlent de la même peur, du même climat d’emprise et des mêmes sévices.

Ce système s’est perpétué pendant plus d’un demi-siècle et tout semblait organisé pour imposer le silence. Les prêtres allaient jusqu’à recruter des lycéens comme surveillants de dortoirs, en leur accordant certains privilèges, comme le droit de fumer ou de consommer de l’alcool dans leur chambre, en échange de leur loyauté. Nombre de ces jeunes, eux-mêmes brisés, reproduisaient ensuite la violence. Le silence était total, entretenu aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’établissement. Le microcosme local, entre adhésion, peur et inertie, a largement contribué à faire durer l’omerta, y compris au sein de familles qui, bien que conscientes des maltraitances subies par leurs enfants, préféraient ne rien dire.

M. David Perrotin. Je partage pleinement ce qui a été dit sur l’omerta et le caractère systémique des violences à Bétharram, mais je souhaite insister sur une nuance essentielle à propos de l’expression « tout le monde savait », que l’on retrouve dans bon nombre d’affaires de violences sexuelles institutionnelles. Dans le cas de Bétharram, cette formule recouvre deux réalités distinctes. D’un côté, une notoriété sociale puisque l’établissement était associé, dans l’imaginaire collectif, à un lieu de redressement sévère, comme en témoignait la menace familière précédemment citée. De l’autre, certaines personnes qui savaient véritablement et précisément ce qui s’y passait pour avoir été alertées de faits concrets et graves.

Trois points d’alerte majeurs méritent d’être soulignés. Le premier concerne la presse. Dès la fin des années 1990, des journaux locaux et nationaux ont rapporté des faits d’une extrême gravité, révélateurs d’un système violent profondément enraciné. En 1996, au moins quatre élèves de Notre-Dame de Bétharram avaient souffert d’un tympan perforé à la suite de coups portés par des surveillants. Il est essentiel de rappeler que ces faits se déroulaient à une époque où de telles violences étaient déjà absolument inacceptables aux yeux de la société. La presse a joué un rôle capital dans la mise au jour de ces dérives, puisque plusieurs enquêtes journalistiques ont relayé des témoignages de parents ayant déscolarisé leurs enfants en raison du climat de violence ainsi que des mentions explicites de plaintes déposées, souvent classées sans suite. En 1998, les premiers récits de violences sexuelles sont même relayés par les journaux télévisés nationaux, rendant l’information impossible à ignorer.

Le deuxième point concerne la responsabilité politique, particulièrement saillante dans cette affaire. Nos recherches, fondées sur l’analyse d’archives et de signalements, révèlent une chronologie d’alertes continues entre 1993 et 2025. En 2019, la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase) avait notamment transmis un signalement et d’autres ont été recensés dès 2024. Notre décompte provisoire indique au moins douze signalements documentés jusqu’en 2013. Ceux-ci ont été adressés à des autorités de premier plan, au premier rang desquelles François Bayrou en sa qualité de maire de Pau puis de président du conseil général, le rectorat ainsi que plusieurs ministres.

La justice ayant elle-même été saisie à plusieurs reprises, je souhaite, pour terminer, interroger la notion souvent évoquée de « libération de la parole ». Bien que certaines victimes trouvent aujourd’hui le courage de s’exprimer pour la première fois, il ne faut pas oublier, en effet, que nombre d’entre elles avaient déjà parlé à l’époque. Parmi les douze signalements recensés, plusieurs plaintes ont été classées et d’autres tout simplement étouffées. Dès lors, l’idée que « tout le monde savait » ne relève pas de l’abstraction ou de la formule mais d’une réalité tangible, étayée par des faits, des témoignages et des documents officiels.

Mme Violette Spillebout, rapporteure. Je vous remercie pour vos témoignages qui, au-delà de leur portée individuelle, traduisent un traumatisme collectif profondément enraciné dans le tissu social local. L’impact sur la région est réel, tant en ce qui concerne la mémoire des victimes que la réputation des établissements et, plus largement, celle du Béarn. Il est fondamental, comme vous le soulignez, que nous partagions cette exigence de rigueur dans le traitement de faits aussi graves.

Vous avez évoqué des signalements, adressés non seulement à la justice mais également à des élus politiques locaux, tels que des maires ou des présidents de conseils départementaux. Ce schéma d’alerte institutionnelle face à une situation systémique n’est pas sans rappeler l’affaire de Riaumont. Vous indiquez également que ces signalements se sont échelonnés de 1993 à nos jours.

Comment les institutions concernées, rectorat, ministère et instances de l’enseignement catholique, ont-elles réagi à vos premières sollicitations ? Ont-elles collaboré avec transparence ou avez-vous été confrontés à des résistances, voire à des silences ?

Par ailleurs, avez-vous été soumis à des pressions directes depuis le début de vos enquêtes ? Le cas échéant, de quelle nature étaient-elles et dans quel contexte se sont-elles manifestées ?

M. Gabriel Blaise. La réaction des institutions concernées s’est essentiellement traduite par une absence de réponse. Bien que nous les ayons sollicitées, la démarche s’est révélée difficile, comme c’est malheureusement souvent le cas. Lors de ma première enquête portant sur le surveillant mis en cause, j’ai interrogé l’ensemble des acteurs impliqués. Le directeur de l’établissement m’a alors affirmé ne disposer d’aucun élément à charge, alors même qu’Alain Esquerre s’était présenté deux jours auparavant pour lui remettre plusieurs plaintes, une rencontre que le directeur avait refusée. Lorsque je lui ai demandé si le surveillant serait maintenu à son poste, il m’a répondu textuellement qu’il ne disposait d’aucun élément justifiant un licenciement.

Nous avons adressé des demandes d’information au rectorat et au directeur académique des services de l’éducation nationale (Dasen), qui se sont soldées par des renvois successifs sans qu’aucune réponse concrète ne soit apportée. À ce stade, nous n’avions pas encore contacté la congrégation, mais nous avons tenté d’obtenir un échange avec le diocèse. L’organigramme complexe entre Rome, Bayonne et Bétharram a rendu particulièrement difficile l’identification claire des responsabilités. Ce n’est qu’après l’éclatement public de l’affaire judiciaire, le 13 février 2024, que le diocèse a pris la parole. Le surveillant a été suspendu le lendemain. Quelques jours plus tard, Monseigneur Aillet a exprimé sa compassion envers les victimes dans un communiqué de presse. Cette déclaration reste à ce jour son unique prise de position officielle.

Mme América Lopez. Si je n’ai pas été exposée à des pressions directes, j’ai en revanche rencontré de nombreux refus de communiquer et des tentatives récurrentes de minimiser les faits, souvent relégués à un passé supposément révolu. À titre d’exemple, le rectorat m’a adressé une réponse standard indiquant que l’académie de Bordeaux procédait à des contrôles dans les établissements privés sous contrat, tout en précisant que les faits évoqués concernaient la période allant des années 1970 aux années 1990, ce qui, nous le savons désormais, est inexact.

Toutes mes demandes d’interviews filmées ont également été rejetées ainsi que mes sollicitations auprès de la congrégation, jusqu’à ce qu’un de mes articles suscite le mécontentement du vicaire général. Ce n’est qu’à ce moment-là, le 6 septembre 2024, que leur première communication officielle a été transmise par l’intermédiaire l’Agence France-Presse (AFP). Ce communiqué, paru plusieurs mois après les dépôts de plainte, s’est borné à limiter les faits à la période allant de 1970 à 1990. Le diocèse de Bayonne n’a jamais répondu à mes sollicitations tandis que celui de Tarbes m’a renvoyée vers le Vatican, qui n’a pas non plus donné suite.

Entre mai et septembre 2024, j’ai sollicité à dix reprises François Bayrou, en sa qualité de maire de Pau, ancien ministre de l’éducation nationale, président du conseil départemental, député mais également parent d’élève. Malgré ces démarches et l’envoi d’une lettre par un ancien plaignant en date du 16 mars, nous n’avons reçu qu’un bref courrier au mois d’octobre, signifiant tout refus d’interview. Plus récemment, nous avons également sollicité Élisabeth Bayrou, qui enseignait la catéchèse à Bétharram en 1995 et 1996. Sa seule réponse a été d’indiquer qu’elle ne s’intéressait pas à l’affaire.

M. Antton Rouget. Notre expérience est identique à celle de nos confrères de la presse régionale et s’inscrit dans la continuité d’autres affaires de pédocriminalité au sein de l’Église. Nous avons été confrontés à un refus persistant d’introspection, de communication et de transparence de la part des institutions concernées. Ces dernières ne réagissent que lorsqu’elles y sont contraintes, avec pour seul objectif apparent la préservation de leur image, qu’elle soit institutionnelle ou individuelle. Il convient de rappeler que ces structures sont dirigées par des responsables identifiés. À ce titre, l’évêque du diocèse de Bayonne demeure à ce jour le seul à avoir refusé d’ouvrir ses archives à la commission Sauvé, un refus qu’il persiste à maintenir. Nous l’avons mis en cause dans Mediapart pour avoir maintenu, au contact de mineurs, un religieux pourtant accusé d’agressions sexuelles sur enfants.

Notre enquête a naturellement conduit à une réflexion sur les raisons de ce refus d’introspection. Lorsque nous avons contacté François Bayrou à Matignon, le 29 janvier 2025, nous lui avons accordé un délai de huit jours pour répondre. Son silence depuis un an sur cette affaire, en tant qu’élu le plus influent du Béarn, nous a profondément interpellés, d’autant qu’il occupait déjà des fonctions de responsabilité dans les années 1990, lorsque de nombreuses alertes ont été émises. Nous lui avons transmis une quinzaine de questions, accompagnées de faits et de documents issus de notre enquête, que nous tenons à la disposition de votre commission. L’objectif était de lui offrir l’opportunité de s’exprimer en toute transparence devant la représentation nationale. J’espérais personnellement qu’il prendrait la parole, qu’il reconnaîtrait peut-être ne pas avoir perçu à l’époque la gravité des signaux qui lui étaient adressés. Mais il ne s’est pas montré disposé à cette forme de remise en question car aucune démarche de transparence, d’introspection ou même de réflexion sur le passé n’a été engagée de sa part.

Nous voyons dans cette attitude un symptôme des différents mécanismes qui composent ce que nous appelons la culture du déni. Ce déni se manifeste dans la sphère religieuse, à travers le statut intouchable accordé au prêtre, mais également dans la sphère familiale, comme en témoignent les récentes déclarations de François Bayrou en conseil municipal. Il est également visible dans le système des notabilités locales, avec un ensemble de protections informelles organisées autour de Notre-Dame de Bétharram. Enfin, il atteint le niveau institutionnel, jusqu’au ministère de l’éducation nationale, où les alertes lancées par une enseignante, les protestations de certains parents et les articles de presse n’ont pas suffi à susciter une réaction.

C’est la raison pour laquelle l’attitude de François Bayrou nous semble révélatrice d’un phénomène plus vaste en ce qu’elle cristallise, selon nous, toutes les composantes de cette culture du déni.

M. David Perrotin. Je souhaite insister sur les pressions exercées dans le cadre de cette affaire.

Lorsque François Bayrou a annoncé, devant la représentation nationale, le dépôt d’une plainte pour diffamation, nous avons cherché à plusieurs reprises à obtenir des précisions sur la nature de cette plainte et sur son destinataire, supposant qu’elle visait Mediapart. Ni le Premier ministre ni son cabinet n’ont accepté de nous répondre. Cette annonce, relayée de manière significative par la presse, a renforcé un climat déjà tendu, exerçant une pression considérable sur nos sources. Plusieurs personnes nous ont confié leur peur de s’exprimer, en raison de la position occupée par François Bayrou, à la fois figure politique locale de premier plan et chef du gouvernement. Le père d’une victime nous a expressément demandé de ne pas révéler son identité, redoutant d’éventuelles représailles.

Cette plainte a également constitué un signal fort adressé à la presse, et tout particulièrement à la presse locale et indépendante. Elle peut avoir un effet dissuasif sur des rédactions moins aguerries face à ce type de procédure, qui exige des ressources juridiques, une assise financière et du temps pour les journalistes. Elle introduit une forme d’intimidation pouvant décourager d’autres médias d’ouvrir des enquêtes sur le sujet.

Cette plainte a par ailleurs servi de levier narratif au premier ministre pour se prémunir et délégitimer la presse. Les articles publiés à la suite de cette intervention lors des questions au gouvernement ont, pour la plupart, présenté l’affaire comme une attaque de Mediapart contre sa personne, passant sous silence le fait que nos révélations étaient appuyées par des documents, des archives et des éléments déjà rendus publics.

Nous nous sommes donc retrouvés dans un affrontement politique où Mediapart était présenté comme un outil de combat partisan, prétendument piloté par La France Insoumise, face à un chef de gouvernement désigné comme cible. Dans ce contexte, la ministre de l’éducation nationale a tenu, le 12 février dans cet hémicycle, des propos visant à discréditer nos enquêtes. Elle a déclaré qu’elle n’était pas ministre de la justice et que ce sujet ne la concernait pas, remettant en cause la crédibilité de notre rédaction. Une telle prise de position est particulièrement problématique pour une structure comme la nôtre.

Sur la trentaine d’articles que nous avons publiés à ce jour sur cette affaire, nous revendiquons chaque ligne. Aucune information n’a été démentie, ni sur le fond ni sur la forme. Le recours systématique au discrédit, de la part de responsables politiques annonçant des plaintes en diffamation sans jamais interroger la véracité des faits rapportés, alimente une défiance croissante à l’égard des institutions comme des contre-pouvoirs, qu’ils soient judiciaires ou médiatiques. Il semble dès lors légitime de s’interroger sur les conséquences démocratiques d’une telle dérive, surtout lorsqu’elle émane du premier ministre dans l’enceinte même du Parlement.

M. Paul Vannier, rapporteur. Je souhaiter revenir sur un point abordé précédemment. Vous nous avez confirmé que de nombreux éléments étaient connus de longue date et nous les avez présentés en détail. Pourtant, François Bayrou, premier ministre de la France, a déclaré le 11 février 2025 à l’Assemblée nationale : « Je n’ai jamais été informé de quelconque violence que ce soit, a fortiori de violence sexuelle ». Par la suite, sa position sur les faits survenus à Bétharram a évolué, puisqu’il a d’abord affirmé n’avoir été informé d’aucune alerte à l’époque, avant de reconnaître avoir rencontré un juge en 1998 qui l’aurait informé de certains éléments.

Dans le cadre de votre travail journalistique, avez-vous recueilli des éléments qui permettraient de confirmer ou d’infirmer cette déclaration effectuée par le Premier ministre le 11 février 2025 à l’Assemblée nationale ?

M. Gabriel Blaise. À titre personnel, je n’ai pas recueilli d’éléments directs, mais ces faits ont été documentés. Avant même les révélations de Mediapart, nos confrères de La République des Pyrénées avaient réalisé un entretien avec le juge Mirande, en avril ou mai 2024, au cours duquel celui-ci évoquait précisément cette rencontre. Il me semble d’ailleurs que François Bayrou avait répondu à ces déclarations à l’époque.

M. David Perrotin. C’est précisément cette déclaration de M. Bayrou qui a motivé nos investigations, car les éléments concernant Bétharram avaient déjà été largement documentés par la presse. Lorsque François Bayrou a été interrogé, à plusieurs reprises, sur sa connaissance des faits, notamment dans Le Point, Le Parisien ou encore La République des Pyrénées, il a formulé des démentis qui s’apparentent à des contre-vérités. Lorsque nous parlons de mensonge, il ne s’agit pas de lancer à la légère des accusations contre un responsable politique mais de dresser un constat qui s’appuie sur des éléments concrets, notamment le témoignage du juge Mirande, qui affirme à plusieurs reprises, de manière cohérente, avoir rencontré François Bayrou pour évoquer le dossier de viol sur mineur impliquant le père Carricart.

Mediapart a par ailleurs publié des documents datant de mai 1996 attestant que François Bayrou s’était rendu à Bétharram. Non seulement il était donc informé des violences physiques, mais il est intervenu en soutien à l’établissement, alors mis en cause dans la presse. Une journaliste de l’époque nous a également transmis ses notes, dans lesquelles sont mentionnés deux courriers d’alerte envoyés à François Bayrou à propos des faits de violences à Bétharram.

Il est donc désormais établi que son niveau d’information était élevé et qu’il avait été alerté sur des faits précis, relatifs à des violences tant physiques que sexuelles. Il s’est impliqué dans la gestion de cette crise en se rendant sur place et en commandant un rapport qui validait pourtant l’existence des violences, notamment le cas d’un élève victime d’un tympan perforé. À cette implication initiale, a pourtant succédé une passivité totale et une absence complète d’action.

M. Antton Rouget. Affirmer que François Bayrou a menti devant la représentation nationale ne relève ni d’une opinion ni d’une conviction, mais d’un fait établi qui peut être étayé par des exemple précis. Une archive datée du 5 mai 1996, parue dans Sud-Ouest Dimanche, relate notamment la visite de François Bayrou à Bétharram, alors qu’une enquête judiciaire était en cours et aboutirait peu après à la condamnation du surveillant général de l’établissement. Dans cet article, François Bayrou déclarait : « Nombreux sont les Béarnais qui ont ressenti ces attaques », utilisant le pluriel, signe manifeste qu’il avait connaissance d’un véritable climat de dénonciation. Il ajoute que « Ces attaques ont été ressenties avec un sentiment douloureux et un sentiment d’injustice ». Ce choix de mots est significatif puisqu’il suggérait, alors qu’une enquête était en cours, et qu’une condamnation interviendrait un mois plus tard, que l’injustice se trouvait du côté de l’établissement.

Il déclarait également : « Toutes les informations que le ministre pouvait demander, il les a demandées. Toutes les vérifications ont été favorables et positives. Le reste suit son cours. » Cette même personne, qui s’exprimait ainsi en mai 1996 dans le cadre d’une procédure judiciaire en cours, a affirmé en février 2025 n’avoir jamais été informée de la moindre alerte concernant les violences commises à Notre-Dame de Bétharram.

Mme Violette Spillebout, rapporteure. Dans votre narratif, vous avez plusieurs fois évoqué la connaissance de faits de violences physiques. Monsieur Perrotin, vous êtes le seul à avoir explicitement évoqué des violences sexuelles. Pourriez-vous préciser, à partir des témoignages que vous avez recueillis et des éléments qui auraient pu être portés à la connaissance des pouvoirs publics, de quelle nature étaient ces violences sexuelles ?

Le tympan perforé revient souvent dans les discussions, ce qui témoigne déjà d’une violence physique extrêmement grave. Vous avez rappelé, à juste titre, qu’à la fin des années 1990, gifler un enfant au visage était déjà inacceptable. Il est donc essentiel de ne pas banaliser ces faits en les replaçant dans un contexte éducatif prétendument strict. Mais puisque vous êtes le seul à avoir utilisé cette expression, il nous paraît fondamental d’en comprendre les contours avec précision.

M. David Perrotin. Le dossier Carricart constitue un point central. Ce prêtre, ancien directeur de Notre-Dame de Bétharram, a été mis en examen en 1998 pour viol sur mineur. Mediapart a notamment publié le témoignage d’une victime entendue à l’époque par les enquêteurs. Dans ce même dossier, le juge d’instruction Mirande a recueilli les déclarations de plusieurs élèves de l’établissement qui ont évoqué des faits de violences sexuelles. Certains concernaient le père Carricart mais d’autres visaient également Damien S., un surveillant resté en poste malgré ces accusations et récemment placé en garde à vue, bien que tous les faits le concernant soient aujourd’hui prescrits. Ce qui interpelle, c’est que les témoignages mentionnaient déjà clairement Damien S. en 1998. Ces accusations, qui figuraient dans le cadre d’une procédure judiciaire formelle, n’ont pourtant donné lieu à aucune suite. Ce même surveillant se retrouve aujourd’hui entendu par les autorités mais il est peu probable qu’il soit poursuivi, en raison de la prescription des faits.

Nous avons également eu accès à des courriers de parents évoquant des faits de violences sexuelles, que nous avons croisés avec d’autres éléments. Les signalements recueillis correspondent en outre à ceux mentionnés par le parquet, notamment une plainte déposée en 2005 pour des violences physiques et sexuelles, ainsi qu’un signalement, entre 2011 et 2013, d’un ancien élève dénonçant des faits de viol et d’agression sexuelle.

Bien que les violences physiques soient prédominantes dans le récit collectif autour de Bétharram, les violences sexuelles s’inscrivent également dans la durée puisque les signalements que nous avons recensés s’étendent de 1993 à 2024.

M. Gabriel Blaise. Je souhaite apporter une précision concernant la plainte déposée en 2000 par un ancien élève visant le surveillant, l’un des rares individus aujourd’hui susceptibles d’être jugés et actuellement placé en détention provisoire. La plainte portait sur des faits remontant à quelques années auparavant. La victime, domiciliée à Bayonne, avait été entendue par la gendarmerie avant d’être confrontée à son agresseur présumé. Pourtant, la plainte a été classée sans suite, une situation malheureusement fréquente dans les affaires de violences sexuelles, du fait de l’absence de preuves matérielles et du caractère souvent jugé insuffisant de la seule parole d’une victime. Aucune enquête approfondie n’a été conduite auprès des autres élèves du dortoir concerné. Il est également important de souligner que, bien que majeure au moment de la confrontation, la victime était encore un jeune adulte confronté à une figure d’autorité.

Mme Violette Spillebout, rapporteure. L’enquête étant en cours, nous devons faire preuve de retenue quant aux informations que nous pouvons rendre publiques.

M. Paul Vannier, rapporteur. Ma dernière question s’adresse plus spécifiquement à M. Perrotin et M. Rouget, au sujet de votre article publié le 19 février 2024. Vous y mentionnez un courrier adressé par le père Carricard, alors directeur de l’établissement, à la préfecture des Pyrénées-Atlantiques dans le but de solliciter une participation de l’État à l’indemnisation d’un élève ayant perdu l’audition à la suite d’un coup porté par un surveillant. Cette information revêt une importance particulière pour notre commission, notamment pour établir la chronologie précise des événements.

Violette Spillebout et moi-même nous sommes récemment rendus à la préfecture des Pyrénées-Atlantiques afin d’exercer nos pouvoirs de contrôle sur place et sur pièce. Nous y avons explicitement demandé ce courrier de 1993 ainsi qu’une éventuelle réponse du préfet au père Carricard. Même s’il est possible que les recherches se poursuivent, aucun de ces documents n’a pu être retrouvé à ce jour.

Dans certaines institutions, si les informations demandées sont généralement transmises, il arrive que des documents soient déclarés indisponibles ou disparus, sans que nous puissions vérifier l’exactitude de cette situation. Aussi, pouvez-vous nous indiquer si ce courrier est en votre possession ?

M. Antton Rouget. Je peux vous rassurer sur deux points. Premièrement, lorsque la rédaction de Mediapart évoque l’existence d’un courrier, c’est qu’elle le possède effectivement, nos affirmations étant systématiquement fondées sur des éléments documentés et vérifiables. Concernant cette demande adressée par Notre-Dame de Bétharram à la préfecture, nous avons pris soin de contacter l’administration préfectorale en amont de la publication de notre article. Une question centrale demeure sans réponse à ce jour : le préfet de l’époque a-t-il donné suite à cette requête, que nous avons qualifiée d’incongrue ? Rappelons que l’établissement, alors mis en cause pour des faits de violence graves, demandait à l’État de contribuer à l’indemnisation d’une victime, en se prévalant du contrat d’association le liant à l’enseignement public. Malgré plusieurs échanges avec la préfecture des Pyrénées-Atlantiques, nous n’avons obtenu aucune réponse claire sur ce point. Le service de presse nous a seulement indiqué que des recherches étaient en cours pour déterminer quelles suites avaient été données à cette demande. Le préfet en poste à l’époque est aujourd’hui décédé, ce qui complique encore l’établissement des faits.

Bien que nous disposions de l’ensemble des documents attestant que cette demande a bien été formulée par Notre-Dame de Bétharram et reçue par la préfecture, nous n’avons donc, à ce jour, aucune trace officielle de la décision prise par le préfet. Nous pourrions envisager, dans le respect de la protection de nos sources, si votre commission n’obtient pas ces documents par voie institutionnelle, de vous fournir des éléments permettant de confirmer l’exactitude de nos écrits.

Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). J’aimerais vous poser deux questions précises.

Premièrement, vous le savez, tout adulte en France est tenu de signaler au procureur de la République, ou à toute autre autorité compétente, les faits de violences physiques ou sexuelles dont il aurait connaissance. Cette obligation concerne tout particulièrement les présidents de conseil départemental, qui sont à la fois chefs de file de la protection de l’enfance et pénalement responsables en cas de défaillance sur leur territoire.

Nous avons évoqué à plusieurs reprises François Bayrou, président du conseil général à l’époque des faits, mais deux autres niveaux de responsabilité existaient également au sein du département. Il s’agit tout d’abord de la direction Enfance et Famille et d’un ou une élue en charge de l’enfance et des solidarités, souvent vice-présidente. Ces deux personnes sont également soumises à une obligation légale de signalement lorsqu’elles sont informées de faits de maltraitance. Avez-vous tenté de les contacter ? Estimez-vous qu’il serait pertinent que notre commission le fasse, dans la mesure où ces personnes pourraient contribuer à éclairer le niveau d’information de François Bayrou à l’époque ainsi que son éventuelle inaction ?

Monsieur Perrotin, vous avez évoqué l’existence de nombreux signalements qui auraient été « enterrés ». Pourriez-vous préciser ce que vous entendez par là ? Par qui ces signalements ont-ils été écartés ? Combien en avez-vous recensé et selon quelles modalités ont-ils été étouffés ou ignorés ?

M. Philippe Ballard (RN). Comment expliquez-vous le faible nombre de témoignages recueillis, qu’il s’agisse de victimes ou de parents conscients de la situation au sein de l’établissement ? En tant que journaliste de terrain depuis plus de quarante ans, je sais que l’arrivée d’une équipe suscite généralement de l’émotion et attire l’attention. Pourquoi ces personnes ne sont-elles pas venues à vous ? Comment expliquez-vous le fait que vous n’ayez pas été contactés directement par des personnes souhaitant vous transmettre des éléments ? Ces dernières années, la démocratisation des outils numériques rend possible la captation de vidéos ou d’audios dans de nombreuses circonstances. Or vous indiquez que la presse faisait état de certains faits, que des plaintes étaient déposées et qu’il ne s’agissait donc pas d’un secret absolu. Dès lors, comment comprenez-vous que vous n’ayez reçu aucun témoignage direct sur les violences subies à Bétharram, ni dans d’autres établissements de la région ?

Mme Ayda Hadizadeh (SOC). Mediapart traite également de nombreux cas de violences faites aux femmes et aux enfants, et je ne peux m’empêcher de relever une similitude entre ces différentes situations, tant dans le niveau de déni que dans les mécanismes institutionnels mis en œuvre pour éviter de reconnaître les faits. Le mouvement MeToo a permis de briser certaines résistances et, même s’il reste beaucoup à faire, des avancées ont été réalisées en matière de violences faites aux femmes. Nous observons en revanche une stagnation inquiétante sur la question des violences faites aux enfants.

Les plaintes classées sans suite à Bétharram présentent-elles, selon vous, des caractéristiques spécifiques, ou retrouve-t-on les mêmes mécanismes institutionnels à l’œuvre que dans d’autres affaires de violences sexuelles ?

Mme América Lopez. J’ai rédigé plusieurs articles pour le site de France 3 Aquitaine et réalisé des reportages de terrain. Dans cette affaire, il était plus simple de travailler pour le support numérique car, sur place, toutes les demandes d’interviews filmées ont été systématiquement refusées, que ce soit par les congrégations, le rectorat, le diocèse ou le directeur actuel de l’établissement. Ces interlocuteurs préféraient témoigner par écrit, en éludant certaines questions, en minimisant les faits ou en les reléguant à une époque révolue.

J’ai échangé avec des collègues à propos des archives de France 3 relatives à l’affaire Carricard. L’un d’entre eux, en poste à Pau à l’époque, m’a rapporté que d’anciens élèves lui avaient confié des faits graves, tout en refusant de témoigner publiquement. Ces anciens élèves, aujourd’hui devenus avocats, chirurgiens, chefs d’entreprise ou médecins, ne souhaitaient pas replonger dans ce passé douloureux. Les témoignages que nous avons recueillis indiquent tous que les enfants savaient que des agressions physiques et sexuelles se produisaient, mais la peur les réduisait au silence. Les témoins directs sont rares, à l’exception notable d’une professeure de mathématiques qui, dès 1996, avait alerté François Bayrou ainsi que les services de protection de l’enfance. Cette absence de témoignages directs demeure l’un des obstacles majeurs dans cette affaire.

M. Gabriel Blaise. J’observe une nette évolution entre le début de l’affaire et la situation actuelle. Mon article concernant le surveillant visé a pu être qualifié d’acte de courage, mais j’estime que raconter les histoires que d’autres préféreraient taire et vérifier les faits fait partie intégrante de mon métier. Je tiens à saluer ici le rôle fondamental joué par Alain Esquerre et par les nombreux lanceurs d’alerte qui ont permis la mise en relation des victimes avec la presse et les institutions.

En réponse à votre question, je me suis également rendu sur place et nous avons pu recueillir quelques témoignages directs. Il s’agit là d’un travail de patience, comme toujours dans les affaires de violences sexuelles ou de mœurs, car il faut avant tout gagner la confiance des interlocuteurs. Parfois, nous y parvenons et, d’autre fois, nous échouons.

Nous avons, progressivement, rassemblé environ cent-cinquante récits, et chacun mériterait de faire la une d’un journal. Une dynamique s’est enclenchée, à laquelle votre travail contribue pleinement. Certaines personnes, d’abord réticentes, se sont exprimées anonymement, parfois sans vouloir indiquer de dates précises, puis ont témoigné à visage découvert à la télévision, avant que d’autres ne les suivent. Nous sommes retournés sur place pour continuer nos enquêtes et si, sur le terrain, la difficulté demeure réelle en raison de l’omerta persistante, j’ai le sentiment que les lignes sont en train de bouger.

Mme América Lopez. Je tiens à préciser que mes propos concernaient les témoins extérieurs et non les victimes elles-mêmes. De nombreuses victimes s’expriment aujourd’hui et un nouveau dépôt de plaintes important est attendu, ce qui portera leur nombre à plus de deux cents. Les victimes nous contactent désormais directement, y compris celles d’autres établissements scolaires de la région. La libération de la parole des anciens élèves de Bétharram a également encouragé d’autres anciens élèves, scolarisés ailleurs, à témoigner. Nous recevons ainsi un volume croissant de témoignages de victimes mais ce sont les récits des familles et des témoins extérieurs qui demeurent les plus difficiles à obtenir.

M. David Perrotin. Je vais répondre à la question portant sur les signalements, qui permet de mieux comprendre la mécanique du silence. La liste des signalements ignorés ou classés sans suite permet de mesurer concrètement l’ampleur de l’omerta. Nous avons mené un travail rigoureux de recoupement, en retrouvant des courriers de parents ou en interrogeant directement le parquet de Pau, et tous les éléments que je vais évoquer sont donc vérifiés.

En avril 1996, plusieurs plaintes signalant de graves violences physiques sur des élèves ont été classées. Le 11 avril 1996, un père d’élève adresse un courrier au procureur de Pau pour dénoncer des violences sur son enfant. Le 17 avril de la même année, un autre parent écrit au même procureur pour signaler des brimades et menaces. Aucune de ces plaintes n’a donné lieu à une suite judiciaire. Toujours en 1996, une mère d’élève signale au parquet de Bayonne des faits de violences sexuelles sur des élèves de sixième. Ce parquet, interrogé récemment, n’a pas apporté de réponse sur les suites éventuelles.

Dans l’affaire Carricard, bien connue à présent, le 30 septembre 1998, un ancien interne de Bétharram, Christophe E., déclare au juge avoir été témoin d’agressions commises par un autre surveillant, Damien S. Ses propos sont corroborés par d’autres élèves, sans qu’aucune suite ne soit donnée.

En 2000, un ancien élève porte plainte contre Patrick M., surveillant, pour des faits de viol. La plainte est classée. En 2005, un autre ancien élève dénonce des viols et agressions sexuelles commis par un laïc. Là encore, la plainte est classée. Entre 2011 et 2013, un signalement semblable est adressé aux autorités, sans suite.

Je ne détaillerai pas ici les éléments plus récents de 2019 et 2024 mais nous retrouvons, comme dans tant d’autres affaires, la même mécanique d’inaction, dans un établissement privé sous contrat censé pourtant être contrôlé.

Nous sommes profondément troublés par le fait qu’un homme ayant cumulé les fonctions de ministre de l’éducation nationale, de président du conseil général et de maire de Pau puisse être passé à côté de tant d’éléments. À ce niveau de responsabilité, le devoir de signalement devient une exigence encore plus impérieuse et sa position politique l’obligeait à agir.

Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). Je précise que les personnes sur lesquelles ma question portait sont des élus en charge spécifiquement de la protection de l’enfance, avec la responsabilité politique de celle-ci. Je souhaiterais donc savoir s’il a pu exister des sollicitations auprès d’autres élus.

M. Antton Rouget. Nous avons effectivement analysé le contexte politique des années 1990 et la question relative au niveau d’information dont disposait François Bayrou à l’époque ne fait plus débat à nos yeux. Il est désormais établi qu’il était informé, à la fois par des parents d’élèves, par au moins une enseignante, par la presse et par ses propres services.

Notre questionnement porte désormais non sur ce qu’il savait, mais sur ce qu’il a choisi de faire de ces informations, et notamment sur les raisons pour lesquelles il a publiquement soutenu l’établissement. J’insiste particulièrement sur sa rencontre avec le juge Mirande, dans le cadre de l’affaire de 1998 portant sur des violences sexuelles. Le juge, constant dans ses déclarations, a toujours affirmé que François Bayrou était venu le voir en tant que père, préoccupé par la sécurité de ses propres enfants. Pour nous, cette scène est centrale pour comprendre l’ensemble de cette affaire et la posture adoptée depuis par l’actuel premier ministre. Il apparaît en effet problématique que, placé à la croisée de responsabilités politiques majeures, François Bayrou ait réagi en père de famille inquiet, alors qu’il aurait dû agir au nom de l’intérêt général, en protecteur de tous les enfants placés sous la responsabilité de l’État.

Je souhaite également évoquer une archive parue dans La République des Pyrénées qui démontre qu’Alain Esquerre, aujourd’hui reconnu pour son rôle dans la libération de la parole, était déjà mobilisé bien en amont. Dans cette tribune de 1995, dont François Bayrou devait avoir connaissance au regard de sa position de l’époque, il dénonçait en effet les méthodes en vigueur à Bétharram, écrivant : « Il est de notre devoir à tous de dénoncer de telles "méthodes pédagogiques", car les enfants d’aujourd’hui ont besoin d’écoute et de compréhension. » Cet appel date d’il y a trente ans mais il aura fallu attendre 2025 pour que ces enfants, devenus adultes, soient enfin entendus.

M. Alexis Corbière (EcoS). Comment expliquer, selon vous, qu’une seule enseignante ait pris la parole ? Dans le cadre de vos enquêtes, avez-vous pu comprendre ce silence ? En tant qu’ancien enseignant, je sais que les rumeurs circulent vite dans un établissement. Avez-vous acquis la conviction que la situation était connue au sein du corps enseignant ou au contraire, les faits étaient-ils suffisamment cloisonnés pour que certains enseignants, de bonne foi, puissent les ignorer, notamment lorsqu’ils survenaient en dehors de leur présence, par exemple le soir dans les dortoirs ?

Avez-vous identifié un système de recrutement susceptible d’expliquer ce silence collectif ? Était-il organisé de manière à créer une forme de dépendance ou de loyauté implicite, entre les membres d’une communauté éducative soudée ? Est-il exagéré de parler, dans ce cas, d’une communauté d’intérêts ?

Les élèves victimes de violences faisaient-ils part de leurs souffrances à leurs enseignants, ou uniquement à leurs parents ? Le faible nombre de témoignages d’enseignants peut-il s’expliquer par une forme de connivence entre adultes, par peur ou par soumission à un climat d’autorité dissuasif ? Avez-vous perçu, dans vos investigations, l’existence d’un climat pesant, voire d’intimidation, au sein même des salles des professeurs ? Était-il possible que les faits aient été tus en raison d’une politique de cloisonnement méthodique ? Le recrutement reposait-il sur l’adhésion à certaines convictions religieuses ? Y avait-il des lieux de culte ou des cercles spécifiques servant de viviers à ce recrutement ?

Enfin, s’agissant de Mme Bayrou, qui n’était pas enseignante, mais appartenait semble-t-il à l’équipe pédagogique, vous semble-t-il plausible qu’elle ait pu ignorer totalement les faits que vous rapportez aujourd’hui ?

Mme Violette Spillebout, rapporteure. En tant que journalistes, vous partagez avec nous, parlementaires, une responsabilité citoyenne face à cette affaire, qui a débuté à Bétharram mais qui s’étend aujourd’hui à de nombreux établissements scolaires, en majorité privés, mais également publics, à travers la France.

Lorsque vous recevez des signalements ou des témoignages, envisagez-vous de les transmettre vous-mêmes au procureur de la République, éventuellement avec le consentement des victimes ? C’est une démarche que nous sommes amenés à effectuer, compte tenu du volume de témoignages que nous recevons.

Par ailleurs, êtes-vous sollicités par des journalistes d’autres régions et, le cas échéant, dans quelle mesure ? Comment accompagnez-vous cette dynamique de rupture de l’omerta dans d’autres territoires français et quelle lecture faites-vous de l’évolution possible de ces révélations dans les mois ou les années à venir ?

M. Gabriel Blaise. S’agissant des signalements, mon équipe et moi-même avons toujours recueilli des témoignages de personnes ayant déjà déposé plainte, s’apprêtant à le faire, ou ne souhaitant pas entamer de démarches judiciaires mais appartenant au collectif. Dans chacun de ces cas, nous avons documenté et publié leurs récits avec leur accord. Je n’ai jamais été confronté à une situation me contraignant à envisager un signalement direct de ma propre initiative.

Concernant les sollicitations, elles existent bel et bien. Des journalistes, mais également des collectifs d’autres régions, nous contactent pour être mis en relation avec Alain Esquerre ou d’autres interlocuteurs. Il s’agit souvent de personnes âgées, peu à l’aise avec les réseaux sociaux, qui cherchent un interlocuteur humain et une forme d’écoute. Dès les débuts de cette affaire, Alain Esquerre avait déclaré : « J’ai créé ce groupe Facebook pour recueillir des témoignages, et je découvre que nous mettons au jour l’une des plus grandes affaires de pédocriminalité existantes. » Tout comme lui, j’ai l’intime conviction que cette affaire n’est qu’un début.

Les établissements concernés sont nombreux. Le mouvement est parti du Sud-Ouest mais mes confrères de Bayonne s’apprêtent à publier de nouveaux éléments de plus grande portée. Cela gagnera sans doute la côte Ouest puis la région parisienne. D’autres révélations viendront inévitablement. Il est essentiel, pour nous comme pour vous, de dépasser le cadre strictement local ou national. Cette affaire nous invite à une réflexion d’ampleur internationale : comment un système comme celui de Bétharram, avec ses spécificités, entre-t-il en résonance avec d’autres structures similaires ?

M. David Perrotin. Nous avons en effet recueilli très peu de témoignages émanant du corps enseignant, et ce silence pose question. Radio France a récemment diffusé un témoignage particulièrement éclairant, émanant d’un professeur qui affirme avoir signalé des faits restés sans suite. Ce pourrait être l’indice d’une mécanique structurelle, mais cela reste à confirmer par d’autres récits.

Je souhaite attirer votre attention sur le témoignage de Françoise Gullung, que vous entendrez prochainement, qui met en cause une enseignante qui a exercé à Notre-Dame de Bétharram, nommée Élisabeth Bayrou. Selon elle, cette dernière était témoin de violences physiques au sein de l’établissement puisqu’elles y auraient assisté ensemble. Françoise Gullung affirme également qu’Élisabeth Bayrou n’a pas alerté les autorités en dépit d’une obligation légale. Ce témoignage pointe une forme de tolérance, voire de complicité passive, vis-à-vis de ces violences. Il est d’autant plus significatif que Françoise Gullung a lancé l’alerte dès les années 1990 avant d’être violemment discréditée, mutée et mise à l’écart. Il suffit de lire le rapport d’inspection, fréquemment cité par François Bayrou, pour constater à quel point ses signalements ont été ignorés. Son témoignage, diffusé sur Antenne 2 à l’époque, est identique à celui que Mediapart publie aujourd’hui. Pourtant, plus de vingt ans après, cette lanceuse d’alerte continue de faire l’objet de mises en cause, puisque le lendemain de notre publication, où elle apparaissait pour la première fois à visage découvert, la ministre de l’éducation nationale et François Bayrou ont publiquement remis en question ses déclarations.

Ce déni récurrent, à vingt ans d’écart, est particulièrement révélateur. Malgré un récit resté constant trois décennies durant, sa parole est toujours remise en cause.

Le second point est tout aussi fondamental. Élisabeth Bayrou est aujourd’hui mise en cause non seulement par Françoise Gullung, mais également par plusieurs anciens élèves qui affirment, dans des témoignages recueillis par France 3 et BFM TV, qu’elle était au courant des violences. Nous avons plusieurs fois tenté de la contacter, directement ou par l’intermédiaire de Matignon, mais toutes nos demandes ont été rejetées.

François Bayrou, pour sa part, invoque la vie privée. Dans n’importe quelle autre affaire, si l’épouse du premier ministre travaillait pour l’établissement concerné, nous n’accepterions pas le silence au nom de la vie privée. Je rappelle qu’il s’agit ici d’un établissement sous contrat avec l’État mis en cause pour des violences graves sur mineurs.

Une ancienne enseignante est aujourd’hui accusée de n’avoir pas signalé des faits auxquels elle aurait assisté. Il est indispensable qu’elle puisse s’exprimer. Que ces accusations soient fondées ou non, elle a le devoir moral de dire ce qu’elle sait. Le silence de cette ancienne enseignante et le refus du premier ministre de répondre autrement que par le retrait dans la sphère privée, traduisent un refus de transparence profondément inquiétant. Cela illustre, une fois encore, une culture du déni que nous dénonçons depuis le début de cette affaire.

Mme América Lopez. Mme Gullung a rapporté qu’en 1995, des enfants ont passé la nuit dehors, sur le perron, en état d’hypothermie. Le lendemain, l’ensemble des enseignants en a été informé par les élèves. Tous les professeurs ont alors été convoqués par la direction religieuse de l’époque, qui leur a lancé un avertissement explicite : « Si vous parlez aux journalistes ou aux enquêteurs, vous mettrez l’établissement en péril et risquerez de perdre votre emploi. » Ce type de menace explique en partie le silence persistant du corps enseignant.

Pour ce qui est de la libération de la parole, nous assistons peut-être à l’émergence d’un mouvement comparable à MeToo, mais dans l’enseignement catholique. Nous recevons de plus en plus de témoignages. Récemment, un homme expatrié en Afrique du Sud m’a contactée pour me raconter le viol qu’il a subi en 1996 dans un camp scout à La Rochelle. Aujourd’hui, nous redirigeons ces témoins vers des confrères, notamment France 3, qui reçoivent à leur tour des témoignages similaires concernant des établissements situés en Isère ou en Normandie. Bien que ce mouvement n’en soit qu’à ses balbutiements, l’affaire Bétharram a sans aucun doute brisé l’omerta.

 

La séance s’achève à dix-huit heure cinq.

 


Présences en réunion

 

Présents.  M. Philippe Ballard, Mme Géraldine Bannier, M. Arnaud Bonnet, M. Alexis Corbière, M. José Gonzalez, Mme Ayda Hadizadeh, Mme Céline Hervieu, Mme Fatiha Keloua Hachi, Mme Marie Mesmeur, Mme Frédérique Meunier, M. Paul Vannier

Excusés.  Mme Farida Amrani, M. Gabriel Attal, M. José Beaurain, M. Xavier Breton, Mme Céline Calvez, Mme Nathalie Da Conceicao Carvalho, M. Frantz Gumbs, M. Steevy Gustave, Mme Tiffany Joncour, M. Roland Lescure, M. Frédéric Maillot, M. Charles Rodwell, Mme Claudia Rouaux, Mme Nicole Sanquer

Assistaient également à la réunion.  Mme Sarah Legrain, M. Jean-Claude Raux, Mme Violette Spillebout