Compte rendu

Commission
des affaires sociales

– Suite de l’examen du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2025 (n° 325) (M. Yannick Neuder, rapporteur général ; M. Guillaume Florquin, M. Louis Boyard, Mme Sandrine Rousseau et M. Jean-Carles Grelier, rapporteurs)              2

– Présences en réunion.................................12

 

 

 

 

 


Mardi
22 octobre 2024

Séance de 19 heures 20

Compte rendu n° 8

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
M. Frédéric Valletoux,
président

 


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La réunion commence à dix-neuf heures vingt.

 

La commission poursuit l’examen du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2025 (n° 325) (M. Yannick Neuder, rapporteur général ; M. Guillaume Florquin, M. Louis Boyard, Mme Sandrine Rousseau et M. Jean-Carles Grelier, rapporteurs)

Après l’article 5 (suite)

Amendements AS103 et AS104 de M. Jérôme Guedj

M. Jérôme Guedj (SOC). L’exonération de cotisations patronales sur les heures supplémentaires prend la forme d’une déduction forfaitaire de 1,50 euro par heure supplémentaire pour les entreprises de moins de 20 salariés et de 50 centimes pour celles de moins de 250 salariés. Elle amoindrit les recettes de la sécurité sociale d’environ 845 millions d’euros en 2023, contre 595 millions en 2019. Elle a été jugée peu efficiente par le rapport du Comité d’évaluation des dépenses fiscales et des niches sociales en juin 2011 et le dispositif n’a pas fait l’objet d’une nouvelle évaluation dans sa configuration issue de la loi de 2012, ni à propos de la loi du 16 août 2022. Cette niche sociale, qui a été rétablie en 2022, n’est donc pas du tout évaluée.

C’est pour ne pas toucher au pouvoir d’achat des salariés des classes moyennes et populaires qui font des heures supplémentaires que nous vous proposons de revenir sur l’exonération des seules cotisations patronales, ce qui accroîtra les recettes de la sécurité sociale de quelque 900 millions d’euros l’année prochaine.

Notre myopie est telle que nous conservons une exonération de cotisations patronales dont nul ne peut dire si elle est incitative ou non pour les entreprises. Quel serait l’effet dissuasif de la suppression que nous proposons ? Et il existe 141 exonérations de cotisations sociales, toutes insuffisamment évaluées.

Le second amendement est de repli. Il tend à limiter la « resocialisation » aux salariés dont la rémunération dépasse quatre fois le Smic – soit les déciles supérieurs de revenu. À ce niveau, la suppression des exonérations, qui s’étendrait cette fois aux cotisations salariales, serait de peu d’effet sur le pouvoir d’achat de salariés qui appartiennent à la catégorie des cadres.

M. Yannick Neuder, rapporteur général. La déduction que vous visez marque notre soutien aux TPE et PME : ce sont plutôt leurs salariés qui effectuent des heures supplémentaires ; en effet, celles-ci décroissent avec la taille de l’entreprise. En outre, ce sont les ouvriers et les employés qui en font, plutôt que les cadres.

Quatre heures par semaine pour revenir à 39 heures de travail hebdomadaire représentent 300 euros : c’est du pouvoir d’achat en plus.

Avis défavorable aux deux amendements.

M. Thibault Bazin (DR). Je suis d’accord avec Jérôme Guedj pour dire que les dispositifs en vigueur doivent être évalués et qu’il est dommage que celui dont nous parlons ne l’ait pas été. N’oublions toutefois pas le contexte d’août 2022 : il s’agissait d’apporter une réponse rapide à une forte demande de pouvoir d’achat.

Vous dites que la suppression de l’exonération ne changera rien mais, pour inciter l’employeur à offrir des heures supplémentaires, il faut que le surcoût en soit modéré. Certains modulent le volume de ces heures en fonction de leur coût. Notre pays a besoin de créer de la valeur, pour les entreprises comme pour les salariés. Ne les opposons pas ; il faut une alliance entre eux.

Ceux qui touchent quatre fois le Smic ne sont pas la majorité des cadres, mais plutôt les cadres dirigeants, pour lesquels la notion d’heures supplémentaires n’est plus pertinente.

Vous parlez dans l’exposé sommaire de partage du travail, mais chacun sait que ce n’est pas en limitant le temps de travail que l’on crée des emplois, surtout dans nos TPE et PME.

M. Philippe Vigier (Dem). Nous nous opposerons nous aussi aux amendements.

Selon l’exposé sommaire, l’exonération est « vendue comme une mesure de pouvoir d’achat » ; mais c’en est bien une, qui repose d’ailleurs sur le volontariat.

Il poursuit : « ce dispositif contrevient au partage du travail ». Revoilà les grands discours de l’époque des 35 heures – « vous allez voir ce que vous allez voir, on va créer 1,5 million ou 2 millions d’emplois ». Mais la gauche, quand elle était au pouvoir, n’est pas revenue sur la défiscalisation des heures supplémentaires, car celle-ci offre de la souplesse.

Enfin, grâce à l’aide différenciée selon le nombre de salariés, la mesure s’adapte aux entreprises. En effet, le sujet est plus sensible dans les petites entreprises, ce qui nécessite un accompagnement plus poussé.

M. Louis Boyard (LFI-NFP). Depuis le début de nos débats, personne parmi les soutiens du Gouvernement n’a été capable de nous dire où nous allons – une question pourtant cruciale dans la situation difficile où nous sommes. Un certain nombre d’exonérations ont déjà été votées. Ici, nous proposons une recette supplémentaire, faisant preuve de bonne volonté envers un gouvernement que nous estimons pourtant illégitime ; mais vous nous répondez que ce n’est pas possible.

M. le rapporteur général parle des ouvriers et employés, mais je n’en ai jamais croisé qui gagne plus de quatre Smic. Cet argument n’est donc pas recevable s’agissant de l’amendement de repli. En réalité, ce sont les cadres que vous défendez.

Ce que l’on a constaté ces dernières années n’était pas une explosion de la dépense, mais l’effet des indexations sur l’inflation. En revanche, on a bien observé une baisse des recettes. Le pari était qu’elle allait stimuler la croissance, laquelle accroîtrait les recettes en retour. La situation économique du pays montre que ce n’est pas ce qui s’est passé.

Votez au moins l’amendement de repli AS104.

M. Yannick Monnet (GDR). Notre collègue Bazin a parlé d’« offrir » des heures supplémentaires. Mais les employeurs ne font pas la charité aux salariés qui effectuent ces heures ! Quand elles sont nécessaires, c’est que le salarié produit de la richesse pour l’entreprise et cela mérite rétribution – une rétribution complète, donc intégrant les cotisations.

M. Stéphane Viry (LIOT). Je considère ces amendements comme des amendements d’appel, des amendements militants, liés aux convictions de Jérôme Guedj au sujet du travail. Mais l’exonération visée est une mesure de pouvoir d’achat qui valorise le travail, non un cadeau aux entreprises. Modifier ainsi le coût du travail serait revenir à contretemps sur la logique précédemment adoptée. Un débat profond sur le financement global de la sécurité sociale ne serait pas inopportun – nous allons reparler de sujets importants à l’article 6 –, mais ne procédons pas ainsi par petits morceaux. Vu la situation du pays, la priorité est de maintenir le pouvoir d’achat. Je ne voterai donc pas les amendements.

M. Hendrik Davi (EcoS). Nous allons en effet réfléchir à l’ensemble du système à l’article 6. Mais ces amendements relèvent du bon sens, notamment celui de repli, que nous devrions tous voter.

Le pouvoir d’achat des salariés qui gagnent plus de 5 600 euros net n’est pas la question centrale pour notre pays ! Quand ils dépensent cet argent, c’est bien souvent dans des biens importés et non dans des biens de consommation durable, à la différence des classes populaires qui ont besoin de se nourrir – ce qui bénéficie à l’agriculture française – et de se loger. Apporter du pouvoir d’achat à ces cadres ne rend donc pas service à l’écologie, mais ne contribue pas non plus à leur qualité de vie au travail – un cadre sur deux souffre de burn‑out. D’ailleurs, s’ils acceptent de faire des heures supplémentaires, cela peut être sous la pression de leur patron.

En rendant cet argent à la sécurité sociale, on évitera aussi d’augmenter les tarifs des complémentaires santé, donc de grever les salaires des plus démunis qui, eux, en ont besoin.

Mme Joëlle Mélin (RN). Comme l’a dit Stéphane Viry, il nous faudra nous poser la question du financement de la sécurité sociale. Mais comment arrivons-nous à 90 milliards d’euros d’exonérations pour les finances de l’État comme pour celles de la sécurité sociale ? Il est absurde d’arriver à un tel montant alors qu’il s’agit en réalité d’un surcoût – qui n’équivaut certes pas à la totalité de la somme, car il y a de bonnes exonérations, qui stimulent à bon escient une activité ou une entreprise. Nous ne cessons de créer des niches, d’en supprimer, de les répartir différemment : cela devient inepte. Nous en parlons sans fin – cela va de nouveau être le cas à l’article 6. Cela a pour seul résultat de priver les entrepreneurs de visibilité s’agissant des embauches.

Il faudrait que nous regardions cela de plus près dans une période plus calme, comme cela a pu être fait en partie dans le cadre de la Mission d’évaluation et de contrôle des lois de financement de la sécurité sociale, pour éviter un tel surcoût du travail. Nous allons devoir trancher.

M. Jérôme Guedj (SOC). Il ne s’agit pas d’amendements d’appel, cher Stéphane Viry. Ce que nous proposons laisse intact le pouvoir d’achat des salariés qui effectuent des heures supplémentaires, puisque nous n’entendons pas revenir sur l’exonération des cotisations sociales salariales.

Vous avez évoqué hier différentes dispositions qui nécessitent des financements. Je vous propose près de 900 millions d’euros de recettes ; nous saurions comment les utiliser pour le cumul emploi-retraite des médecins ou le financement des Ehpad, par exemple. Si nous voulons repousser les frontières de la solidarité et financer les besoins que nous identifions, il nous faut questionner chaque niche sociale – et celle-là ne l’a pas été depuis des années.

Rien ne dit que sa suppression aurait un effet dissuasif et nul ici n’a argumenté en ce sens, sauf – un peu – Thibault Bazin. Mais que va faire l’employeur ? Il a besoin de cette main-d’œuvre. Soit il partage le travail et crée des emplois à temps plein, soit il va accepter que les heures supplémentaires soient soumises à cotisation.

Chaque trimestre, la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques publie le nombre moyen d’heures supplémentaires effectuées selon la taille de l’entreprise. Au premier trimestre 2024, en moyenne, les salariés ont effectué dix-sept heures supplémentaires, soit environ cinq heures et demie par mois et une heure et demie par semaine. Cette mesure n’amputerait pas les marges de l’entreprise et permettrait de dégager 900 millions d’euros pour la sécurité sociale.

M. le rapporteur général. Monsieur Boyard, nous sommes d’accord : les personnes qui gagnent quatre fois le Smic ne souhaitent pas effectuer d’heures supplémentaires et la défiscalisation des charges patronales ne les y incitera pas davantage. Ne nous trompons pas de cible et n’opposons pas les salariés entre eux. Définissons le chemin permettant à tout le monde de gagner plus.

Mme Mélin a raison : nous devrons évaluer à froid le coût du travail, en dehors de l’examen du projet de loi de financement de la sécurité sociale.

Monsieur Guedj, j’ai bien compris que vos amendements ne visaient pas à exonérer les heures supplémentaires de cotisations patronales. Or, si on ne les allège pas, l’entreprise produira moins et créera moins de valeur ajoutée. C’est le travail et la création de valeur ajoutée qui nous permettront de réduire la dette et d’améliorer l’état de notre société. En allégeant les cotisations patronales sur les heures supplémentaires – objet de l’article 6 –, nous inciterions les salariés à travailler plus et, ce faisant, à améliorer leur pouvoir d’achat ; nous créerions ainsi un cercle vertueux.

La commission rejette successivement les amendements.

Amendement AS1578 de M. Yannick Neuder

M. le rapporteur général. Cet amendement vise à geler le champ d’application de l’exonération de cotisations issue de la loi pour le développement économique des outre‑mer (« Lodeom »), afin d’éviter une hausse des cotisations vieillesse dans les outre-mer au 1er janvier 2025. L’article 6, qui réforme les allégements généraux de cotisations patronales, prévoit d’augmenter de deux points, au 1er janvier 2025, les cotisations vieillesse pour les entreprises qui bénéficiaient de la réduction Fillon, la réduction générale des cotisations patronales.

Le périmètre de l’exonération Lodeom, qui s’applique à la Guadeloupe, à la Martinique, à la Guyane et à La Réunion, est calqué sur celui de la réduction générale des cotisations. Si nous n’adoptons pas cet amendement, la hausse des cotisations patronales au niveau du Smic, prévue à l’article 6, s’appliquerait également aux bénéficiaires du dispositif Lodeom, réduisant les avantages dont bénéficient ces territoires qui, compte tenu de leur spécificité, doivent faire l’objet d’une attention particulière.

M. Thibault Bazin (DR). La Lodeom, qui prévoit des dispositifs en matière de cotisations patronales spécifiques aux outre-mer, est essentielle. À cet égard, l’article 6 est inquiétant en ce qu’il pourrait porter préjudice aux outre-mer ; nous voterons donc votre amendement.

Par ailleurs, l’habilitation à légiférer par ordonnance s’agissant des outre-mer, que prévoit le Gouvernement à l’article 6, me préoccupe dans la mesure où le Parlement ne sera peut-être pas consulté. Il ne pourra donc pas évaluer l’impact des dispositifs envisagés, alors même qu’une mission menée par l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) et l’Inspection générale des finances (IGF) est en cours. Dans l’attente des résultats de cette mission, ne conviendrait-il pas de supprimer cette habilitation ?

M. Elie Califer (SOC). Je remercie le rapporteur général ainsi que les collègues qui s’apprêtent à voter cet amendement.

La Lodeom fut négociée avec le Gouvernement pour refroidir la cocotte-minute sociale qui a explosé en 2009 – situation proche de celle de la Martinique actuellement. Il s’agissait d’une main tendue aux pauvres de là-bas, qui sont bel et bien des Français et des Françaises qui se battent, comme bien d’autres sur le territoire hexagonal, pour l’égalité, pour l’équité, pour l’application de la promesse républicaine.

Cet amendement tend à corriger certaines vulnérabilités décrites brillamment dans le bleu budgétaire de la mission Outremer, comme l’a rappelé M. Bazin, Français de l’Hexagone qui soutient les territoires ultramarins. Il a bien compris que ces territoires permettaient à la France d’être la deuxième zone économique exclusive au monde, sans parler du rôle de la Guyane.

Le gel de l’exonération Lodeom, dispositif qui empêche la cocotte-minute d’exploser, est souhaitable. Par ailleurs il conviendrait d’attendre les résultats de la mission que mènent l’Igas et l’IGF avant de débattre d’une habilitation à légiférer par ordonnance.

Mme Béatrice Bellay (SOC). Nous voterons cet amendement qui vise à consolider une mesure ayant des effets positifs sur l’emploi en outre-mer ; nous ne souhaitons pas déstabiliser les entreprises martiniquaises. Nous sommes également intéressés par les résultats de la mission menée par l’Igas et l’IGF qui, dans ce cadre, ont auditionné tous les parlementaires de la Martinique et de la Guadeloupe. La crise que nous traversons en Martinique, notamment en raison du taux de chômage encore trop élevé, nous conduit à nous interroger sur les effets cumulés de plusieurs dispositifs qui ont vocation à soutenir l’emploi.

Nous sommes opposés à l’habilitation à légiférer par ordonnance car les territoires, qui sont déjà très fragilisés et qui expriment leur profonde exaspération, ne doivent pas être gérés par-dessus la jambe.

M. Philippe Vigier (Dem). L’insularité de tous les territoires ultramarins – à l’exception de la Guyane – est un obstacle considérable. Leur dépendance aux matériaux importés de l’Hexagone est par ailleurs un gros handicap. Nous avons créé des dispositifs puissants qui commencent à produire des effets. Le taux de chômage et le nombre de personnes touchant le revenu de solidarité active appellent un traitement différencié de ces territoires, sans lequel il y aurait une incompréhension totale. Nous fournissons un juste effort.

M. le rapporteur général. Nous sommes tous d’accord sur le fait que les territoires ultramarins doivent faire l’objet d’un traitement différent selon leur situation économique.

La commission adopte l’amendement.

Amendement AS616 de Mme Karine Lebon

M. Yannick Monnet (GDR). L’amendement vise à étendre l’exonération Lodeom aux chambres consulaires, dont la masse salariale met en péril l’équilibre financier.

M. le rapporteur général. Avis favorable. Il y a un trou dans la raquette sur ce sujet.

La commission adopte l’amendement.

Amendements AS837 de Mme Marie-Charlotte Garin et AS822 de Mme Zahia Hamdane (discussion commune)

M. Benjamin Lucas-Lundy (EcoS). L’amendement AS837 vise à renouer avec ce qu’est notre histoire sociale et républicaine, c’est-à-dire la réduction et le partage du temps de travail. Nous croyons en la maxime « travailler moins, travailler mieux, travailler tous ». Nous proposons, à titre expérimental, d’exonérer de cotisations sociales les entreprises qui embauchent des salariés à 32 heures hebdomadaires, tout en les rémunérant sur la base de 35 heures.

Selon l’Institut national de la statistique et des études économiques, qui a dressé un bilan de l’application des 35 heures, réforme menée par Lionel Jospin, la réduction du temps de travail est la mesure qui crée le plus facilement de l’emploi de façon massive. Elle conduit à partager le travail et à assurer une juste répartition des gains de productivité pour l’ensemble des salariés et, partant, à apaiser la société.

M. Louis Boyard (LFI-NFP). Lors de l’examen du rapport d’information de Stéphane Viry sur la semaine en quatre jours, j’avais posé une question : disposons-nous d’études relatives aux entreprises qui font travailler leurs salariés 32 heures en les payant sur la base de 35 heures ? Lors des auditions, il avait été dit que des entreprises l’expérimentaient. Le rapporteur ne nous avait pas répondu sur les effets qu’aurait une telle mesure, notamment sur l’emploi, les gains de productivité, le bonheur, l’organisation de la société.

J’appelle l’attention de la commission sur le fait que nous ne pouvons pas travailler correctement si nous ne disposons pas d’éléments. Si nous proposons une expérimentation, c’est précisément pour apporter certains éléments. On peut être pour ou contre les 32 heures, mais sur la base d’un avis éclairé.

Du reste, aux dires mêmes de M. Viry dans son rapport, il serait très intéressant de mener une telle expérimentation, ne serait-ce que pour nourrir la réflexion de notre commission. Monsieur le président, dans la mesure où vous avez suivi les travaux de cette mission d’information avec une grande attention, je souhaiterais avoir votre avis.

M. le président Frédéric Valletoux. Je suis attentif à la présentation de tous les rapports. Je n’ai pas suivi les travaux mais j’ai assisté à la restitution du rapport. Je me souviens, en effet, des propos du rapporteur.

M. le rapporteur général. J’étais presque heureux de constater que vous proposiez des exonérations de charges.

Je ne prendrai qu’un exemple pour vous répondre : l’hôpital public connaît des difficultés de fonctionnement, notamment en raison de l’application des 35 heures qui ont déstabilisé son organisation – de nombreux fonctionnaires de santé présents dans cette commission ont vécu cette situation. Dans l’hôpital où je travaillais, qui employait 6 000 personnes, les 35 heures auraient dû créer 600 postes. Or cela n’a jamais été le cas. L’hôpital a donc pris des décisions difficiles – recours à l’intérim, fermeture de services pour manque de personnel. Je n’ose même pas imaginer l’effet qu’auraient les 32 heures.

Je considère que nous devons travailler plus et mieux, afin de garantir la bonne santé au travail. Toutefois, dans certains secteurs, la semaine de quatre jours pourrait avoir des effets positifs : elle permettrait de réduire le temps de transport et de faire des économies en matière de frais de cantine et de garde d’enfant. Cela étant, travailler quatre jours au lieu de cinq ne signifie pas travailler moins : si la semaine est plus courte, les journées de travail sont plus longues. Et ne déformez pas les propos de M. Viry, qui n’a jamais dit qu’il souhaitait instaurer les 32 heures.

Enfin, sur le plan légistique, vous renvoyez beaucoup au décret pour préciser les modalités de mise en œuvre, de contrôle et de suivi du dispositif.

Avis défavorable.

M. Thibault Bazin (DR). « Travailler mieux, travailler tous », d’accord. Travailler moins, en revanche, est un choix non dénué de conséquences : si on veut que les salariés travaillent moins tout en continuant à toucher le même salaire, il faudra bien que quelqu’un paye, ce qui affectera nécessairement les finances publiques, donc les impôts et le pouvoir d’achat.

En vous focalisant sur le temps de travail hebdomadaire, vous semblez oublier une réalité : la plupart des entreprises ont annualisé le temps de travail. Ceux qui ont le plus souffert du passage aux 35 heures sont d’ailleurs les salariés modestes, qui ont été privés d’heures supplémentaires par cette annualisation.

Au vu de la situation, il me semble que nous avons plutôt besoin de créer davantage de valeur pour faire vivre nos services publics, qui seront les premiers touchés par une réduction du temps de travail. Vous y sachant très attachés, je vous invite à retirer ces amendements.

M. Hadrien Clouet (LFI-NFP). Notre collègue vient de nous donner l’occasion de dégonfler le poncif selon lequel toute baisse du temps de travail devrait se payer d’une façon ou d’une autre. Depuis le début du XXe siècle, le temps de travail a été divisé par deux. Qui a payé ? Avez-vous le sentiment qu’on gagne deux fois moins d’argent aujourd’hui qu’en 1900 ? Je ne le crois pas. C’est peut-être bien que les choses ne se passent pas ainsi dans les faits.

La diminution du temps de travail est un processus séculaire, historique, qu’ont connu presque toutes les sociétés. Nous restons d’ailleurs très mesurés puisque nous proposons une simple expérimentation. C’est d’ailleurs cette forme qu’a toujours prise la réduction du temps de travail en France, à l’exception des premières semaines de congés payés obtenues au terme de la grande grève ouvrière de 1936. La régie Renault, qui avait été nationalisée pour collaboration avec l’occupant, offre ainsi en 1955 une troisième semaine de congés payés, étendue par la loi six mois plus tard ; elle fait de même en 1962 pour la quatrième semaine, généralisée en 1968 à l’issue d’une nouvelle grande grève générale.

En Suède, les secteurs médical et médico-social sont largement passés aux 32 heures, grâce à une nouvelle organisation du travail. Le rapporteur général déplorait l’application des 35 heures à l’hôpital. Je crois en réalité qu’elles n’y ont jamais vraiment eu cours : les secteurs sous tension n’ont guère connu l’effet des 35 heures, les remplacements prévus n’ayant pas eu lieu et de nombreuses personnes n’ayant pas pu poser leurs jours de RTT, qui se sont accumulés sur les comptes épargne-temps (CET).

Il n’y a aucune raison pour que les Français soient les seuls au monde à ne pas parvenir à réduire leur temps de travail hebdomadaire : c’est une question politique d’organisation du travail, comme le montrent les exemples de l’Islande, de l’Espagne et de plusieurs centaines d’entreprises.

M. Yannick Monnet (GDR). Je ne peux pas laisser dire au rapporteur général que ce sont les 35 heures qui ont tué l’hôpital public : c’est bien la tarification à l’activité qui a asséché ses finances. Je vous rappelle en outre, chers collègues de droite, que les 35 heures ont été adoptées au siècle dernier. Vous ne les avez jamais remises en cause, alors même que vous avez été au pouvoir de nombreuses fois depuis lors. N’en faites donc pas la source de tous les maux.

Ces amendements présentent l’intérêt de soulever la question de l’attractivité de certains métiers. Si on compte huit fois plus de demandeurs d’emploi que d’emplois disponibles, certains secteurs d’activité importants pour notre économie souffrent d’un manque chronique de main-d’œuvre, qui devient très problématique. Une expérimentation de la semaine de quatre jours permettrait certainement de revisiter la question de l’attractivité de certains emplois, y compris dans le domaine de la santé.

M. Hendrik Davi (EcoS). La baisse du temps de travail va dans le sens de l’histoire. Rappelons quelques dates : en 1841, le travail des enfants est limité à 8 heures par jour pour les enfants de moins de 12 ans et à 12 heures par jour en dessous de 16 ans ; en 1848, la durée maximale est fixée à 12 heures par jour, soit 84 heures hebdomadaires ; en 1900, la journée de travail est ramenée à 10 heures dans l’industrie, soit 70 heures par semaine ; en 1936, on passe aux 40 heures assorties de deux semaines de congés payés ; en 1982, la durée est réduite à 39 heures, avant d’atteindre 35 heures en 2000.

Chaque fois, le patronat a expliqué que ces réformes feraient la ruine de la France. Depuis 1841, on nous sert la même rengaine : ce n’est pas possible, vous allez ruiner le pays, il faut absolument travailler plus. L’histoire a montré le contraire. C’est pour cette raison qu’il faut lancer ces expérimentations.

Quant à l’hôpital, le problème vient de ce que les gouvernements au pouvoir à l’époque n’ont pas prévu les recrutements nécessaires pour permettre l’application effective des 35 heures. Du fait du manque de personnel qui en a résulté, les soignants ont dû faire en 35 heures ce qu’ils faisaient auparavant en 39, d’où l’explosion des CET et tous les problèmes que nous connaissons. Prétendre que les 35 heures sont à l’origine de cette situation est un mensonge.

M. François Gernigon (HOR). En tant que corapporteur de la mission d’information sur la semaine des quatre jours, je peux affirmer, même sans avoir participé aux auditions, que nous sommes précisément en phase d’expérimentation : la loi n’interdit pas de proposer la semaine de 32 heures aux salariés, ce que font d’ailleurs 5 % des entreprises et certaines administrations. Laissons faire les choses et voyons comment elles évoluent avant de dresser un bilan.

M. Jérôme Guedj (SOC). En juin 1996, sous la présidence de Jacques Chirac, le gouvernement d’Alain Juppé, auquel appartenait Michel Barnier, a fait voter la « loi Robien » sur l’aménagement du temps de travail, permettant aux entreprises qui passaient à la semaine de 32 heures en quatre jours d’être exonérées de cotisations chômage, à condition de créer au moins 10 % d’emplois en contrat à durée déterminée. Je n’ai pas le sentiment que Jacques Chirac, Michel Barnier et Alain Juppé puissent être classés dans la catégorie des doux rêveurs déconnectés de la réalité. La même remarque vaut pour Antoine Riboud, iconique PDG de Danone qui, dès 1993, mettait sur la table la semaine de quatre jours, s’inscrivant dans la continuité du mouvement séculaire de réduction du temps de travail permis par les gains de productivité, lesquels sont à mettre au crédit de notre modèle de formation et de protection sociale, c’est-à-dire du progrès humain qui permet de produire plus en moins de temps.

Pourquoi s’opposer de façon dogmatique à des amendements visant à créer une simple expérimentation ? Je remercie leurs autrices de nous permettre d’élargir le débat, d’envisager cette perspective et de réfléchir au financement de la protection sociale qui y serait adossée. Quand Mamie Nova et Fleury Michon ont expérimenté la réduction du temps de travail dans les années 1990, elles ne se sont pas effondrées – au contraire, elles étaient prêtes quand les 35 heures sont arrivées à partir de 2000.

M. Philippe Vigier (Dem). Je suis favorable à une forme de temps choisi : chacun doit pouvoir être maître de ses choix, qu’il s’agisse de partir plus tôt en retraite ou de continuer à travailler plus longtemps. La liberté, ça compte.

Ces amendements me surprennent toutefois, parce que vous proposez que des salariés travaillent 32 heures en étant payés 35, ce qui, vous me l’accorderez, induirait une charge pour la collectivité. Vous dénoncez pourtant fréquemment le coût des exonérations de cotisations sociales – qu’aucun gouvernement de gauche n’a néanmoins jamais remises en cause, pas plus que les différentes réformes des retraites adoptées depuis trente ans. M. Boyard a par ailleurs défendu un dispositif applicable aux seuls contrats à durée déterminée, donc aux contrats précaires, qu’il pourfend habituellement. Enfin, vous vous concentrez sur les entreprises, ignorant totalement la sphère publique alors même que vous êtes de grands défenseurs des services publics.

Pour en revenir d’un mot aux 35 heures, je précise qu’à l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), il a fallu quatre ans pour appliquer effectivement la « loi Aubry ».

M. Benjamin Lucas-Lundy (EcoS). J’aime beaucoup les vieux films et les vieilles chansons. C’est pourquoi je remercie notre collègue Bazin pour son intervention, qui nous ramène dans le passé.

Il s’est toujours trouvé, dans ces murs, des M. Bazin pour expliquer que les 40 heures n’étaient pas possibles, qu’elles déstabiliseraient la société, qu’une telle mesure était irréaliste et irresponsable ; pour avertir que les 39 heures et la cinquième semaine de congés payés mettraient à terre l’économie ; pour nous taxer d’irréalisme dans les années 1990. Vous êtes, finalement, fidèle à cette tradition assez ringarde – n’y voyez là aucune critique – qui consiste à s’opposer systématiquement au partage des gains de productivité considérables réalisés ces dernières décennies. Quant à nous, nous cherchons à redonner du sens à notre travail de parlementaires en défendant des mesures susceptibles de permettre à nos compatriotes de vivre mieux et de travailler dans de meilleures conditions, ce qui passe par une réduction du temps de travail, comme toute notre histoire sociale le montre.

Il y a là une réelle différence idéologique entre nous, au sens noble du terme : nous croyons que les gains de la science, de la médecine et de la productivité doivent être partagés, que les salariés doivent en tirer les fruits en travaillant mieux et moins longtemps. Nous croyons, en somme, à une société du temps libéré plutôt que du temps de travail.

Mme Océane Godard (SOC). Ces débats permettent de voir comment chacun se projette et la place qu’il accorde au travail dans sa vie. Le travail n’est plus le seul organisateur des modes de vie. J’en veux pour preuve les travaux de Jean Viard, qui montrent que si on travaillait en moyenne 120 000 heures sur 600 000 heures de vie en 1936, ce temps a été réduit à 67 000 heures de travail pour 700 000 heures de vie. Les trajectoires de vie ont évolué et ne dépendent plus du seul travail : on existe aussi à travers le bénévolat, l’engagement associatif ou politique, les loisirs.

Parce qu’il n’est plus question de perdre sa vie à la gagner, nous sommes favorables à cette expérimentation, qui doit aussi apporter davantage de flexibilité, garantir une plus grande attractivité et une meilleure qualité des emplois, et redonner du sens au travail.

M. le rapporteur général. Vous expliquez que les 35 heures ont été possibles grâce aux gains de productivité réalisés dans les entreprises. Mais quels gains de productivité voulez-vous réaliser à l’hôpital ? C’est lui appliquer une logique que vous dénoncez vous-mêmes fréquemment. L’hôpital aurait dû faire partie des exceptions et ne pas être soumis aux 35 heures : si le personnel a manqué, ce n’est pas parce que la puissance publique s’est refusée à recruter des soignants, mais bien parce qu’ils n’étaient pas disponibles en nombre suffisant. Ainsi, dans mon hôpital, seuls 60 recrutements ont été possibles sur les 600 prévus et l’adaptation aux 35 heures a demandé encore plus de temps qu’à l’AP-HP.

La commission rejette successivement les amendements.

 

La réunion s’achève à vingt heures dix-neuf.


Présences en réunion

Présents.  Mme Marie-José Allemand, Mme Ségolène Amiot, M. Thibault Bazin, Mme Béatrice Bellay, Mme Anaïs Belouassa-Cherifi, M. Christophe Bentz, M. Théo Bernhardt, Mme Sylvie Bonnet, M. Louis Boyard, M. Elie Califer, M. Hadrien Clouet, M. Hendrik Davi, Mme Sandra Delannoy, Mme Sandrine Dogor-Such, M. Gaëtan Dussausaye, Mme Karen Erodi, M. Olivier Fayssat, M. Guillaume Florquin, M. Thierry Frappé, M. François Gernigon, Mme Océane Godard, Mme Justine Gruet, M. Jérôme Guedj, Mme Zahia Hamdane, M. Michel Lauzzana, M. Didier Le Gac, Mme Christine Le Nabour, Mme Élise Leboucher, M. René Lioret, M. Benjamin Lucas-Lundy, M. Damien Maudet, Mme Joëlle Mélin, M. Thomas Ménagé, M. Yannick Monnet, M. Serge Muller, M. Yannick Neuder, M. Laurent Panifous, M. Sébastien Peytavie, Mme Angélique Ranc, Mme Stéphanie Rist, Mme Sandrine Rousseau, M. Jean-François Rousset, Mme Sandrine Runel, M. Arnaud Simion, M. Emmanuel Taché de la Pagerie, M. Nicolas Turquois, M. Frédéric Valletoux, Mme Annie Vidal, M. Philippe Vigier

Excusés.  Mme Anchya Bamana, Mme Karine Lebon, M. Jean-Hugues Ratenon

Assistaient également à la réunion.  M. Jean-René Cazeneuve, M. Mathieu Lefèvre, Mme Joséphine Missoffe, M. Charles Rodwell