Compte rendu

Commission de la défense nationale
et des forces armées

— Audition, ouverte à la presse, de Mme Alice Rufo, directrice générale des relations internationales et de la stratégie au ministère des Armées, sur le projet de loi de finances 2025.


Mercredi
23 octobre 2024

Séance de 18 heures 30

Compte rendu n° 14

session ordinaire de 2024-2025

Présidence
de M. Jean-Michel Jacques,
président

 

 


  1  

La séance est ouverte à dix-huit heures trente.

M. le président Jean-Michel Jacques. Nous auditionnons Mme Alice Rufo, en sa qualité de responsable du programme 144 « environnement prospectif de la politique de défense » et directrice générale des relations internationales et de la stratégie. La DGRIS pilote l’action internationale du ministère des armées et des anciens combattants, et mène les travaux de prospective stratégique pour les états-majors, directions et services du ministère.

Le contexte géostratégique actuel se caractérise par une recrudescence des crises. La situation au Proche-Orient, notamment au Liban, en Israël et à Gaza, suscite de vives inquiétudes. En ce 23 octobre, nous commémorons l’attentat du Drakkar qui a coûté la vie à 58 de nos parachutistes français. D’autres zones de tension requièrent notre attention, telles que la mer Rouge, la guerre en Ukraine, la zone indopacifique et le Sahel.

Le programme 144, dont Mme Rufo est responsable, englobe les crédits alloués à deux des trois services de renseignement du secteur de la défense : la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et la direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD). Il comprend également les crédits dédiés à l’innovation de défense et aux relations internationales de défense.

Nous nous félicitons de l’augmentation du budget consacré au renseignement et à l’innovation de défense, en adéquation avec l’ambition et la trajectoire financière prévues dans la loi de programmation militaire 2024-2030.

L’année 2025 revêtira une importance particulière pour nos services de renseignement, notamment sur le plan immobilier. La DGSE entamera les premiers travaux de son nouveau siège au fort neuf de Vincennes, tandis que la DRSD s’installera dans les locaux de sa nouvelle direction centrale.

Concernant l’innovation de défense, un enjeu majeur pour l’avenir de notre politique de défense, son budget atteint cette année un milliard d’euros en crédits de paiement.

Mme Alice Rufo, directrice générale des relations internationales et de la stratégie au ministère des armées. Je souhaite débuter cette audition en rendant hommage à nos soldats tombés lors de l’attentat du Drakkar. Il est essentiel de nous en souvenir chaque année, au-delà de l’actualité immédiate.

C’est la deuxième fois que je m’exprime devant votre commission depuis l’adoption de la LPM. Je m’efforcerai d’apporter un éclairage utile en cette fin de journée d’auditions. L’an dernier, j’avais évoqué le contexte général de l’adoption de la LPM pour vous présenter le programme 144 « environnement et prospective de la politique de défense ». Je vais aujourd’hui vous en présenter l’actualisation avant de détailler les différentes politiques portées par ce programme et leurs évolutions.

Les constats ayant présidé aux orientations principales de la LPM, à savoir l’élargissement de la conflictualité dans le temps et dans ses domaines, se sont malheureusement confirmés et amplifiés cette année. Les événements au Proche-Orient sont venus s’ajouter au contexte de guerre sur le continent européen, avec une intensification des conflits dans ce que nous appelons improprement les « nouveaux domaines », qui sont en réalité des domaines de conflictualité hybrides et mondialisés auxquels nous devons faire face.

L’extension des zones de crise, que ce soit en mer Rouge ou dans la zone indopacifique, témoigne d’un accroissement généralisé de la conflictualité, sans amélioration concernant les menaces traditionnelles comme le terrorisme ou la prolifération. Nous observons un durcissement du contexte stratégique dans un ordre international de plus en plus fragmenté, où les mécanismes de régulation des crises et des conflits s’affaiblissent et deviennent parfois le théâtre de confrontations entre puissances.

Cette situation de gestion de crise permanente pour la direction politique du ministère des armées ne doit pas nous faire perdre de vue la nécessaire cohérence et la vision à long terme portées par la LPM. Le programme 144 se trouve au cœur de la cohérence des choix opérés, nous permettant de faire face aux conflits actuels tout en nous préparant aux risques et menaces futurs.

Cette deuxième année de la LPM, pour ce qui concerne le programme 144, s’inscrit dans la continuité des travaux menés. Je peux détailler action par action comment j’envisage cette année-pivot évoquée par le ministre.

Le programme 144 rassemble les actions visant à éclairer le ministère des armées et des anciens combattants, ainsi que l’ensemble des décideurs publics, sur l’environnement stratégique présent et futur. Il permet de faire des choix et de conduire la politique de défense dans le cadre de nos alliances et partenariats.

Ce programme voit sa ressource augmenter de près de 6 % en crédits de paiement. Sur le long terme, il bénéficie d’une augmentation continue de ses moyens, principalement dans les domaines du renseignement et de l’innovation, en cohérence avec les travaux stratégiques menés par la DGRIS et traduits dans notre nouvelle loi de programmation militaire.

Les crédits prévus au projet de loi de finances 2025 permettront, conformément aux orientations de la LPM, de poursuivre la montée en puissance capacitaire des services de renseignement. Ils financeront notamment le développement des moyens et infrastructures dédiés, le maintien d’un haut niveau d’innovation et l’acquisition d’une expertise de pointe sur l’environnement stratégique en constante évolution. Ces crédits soutiendront également une diplomatie de défense renforcée, particulièrement pertinente dans un contexte de crises multiples, ainsi que le rayonnement de nos positions sur la scène internationale.

L’action 3, consacrée au renseignement extérieur sous la responsabilité de la DGSE et au renseignement de sécurité et de défense, se voit allouer 434,4 millions d’euros en autorisations d’engagement et 508,1 millions d’euros en crédits de paiement. Pour la DGSE, l’année 2025 sera marquée par un accent particulier sur le développement des capacités techniques en matière de cyberdéfense. Les investissements se poursuivront pour moderniser ce service au bénéfice de l’ensemble de la communauté du renseignement. La notification en mars du contrat pour le fort neuf de Vincennes témoigne des avancées significatives réalisées, en adéquation avec les engagements de la loi de programmation militaire.

Concernant la DRSD, sa montée en puissance se poursuivra en 2025, tant en termes d’effectifs que de moyens. Un focus important concernera le développement d’outils de contre-ingérence efficaces, innovants et souverains. La DRSD se dotera d’une solution nationale pour l’exploitation et le stockage du renseignement, renforçant ainsi sa capacité à protéger notre base industrielle et technologique de défense dans un contexte de menaces hybrides de haute intensité. La baisse des crédits de paiement observable dans les documents budgétaires s’explique par l’évolution des chantiers immobiliers, la livraison des bâtiments de la DRSD étant prévue dans les prochaines semaines.

L’action 7, dotée de 1,47 milliard d’euros, dédiée à la prospective de défense, connaît une augmentation de 2 %, soit + 23 millions d’euros en crédits de paiement par rapport à la LFI 2024. Les études prospectives et stratégiques pilotées par la DGRIS constituent un volet essentiel de cette action. Le maintien de cette ligne budgétaire revêt une importance capitale pour le développement de la recherche stratégique française, élément clé de notre souveraineté. Elle permet une appréciation autonome de la situation et une lecture approfondie du contexte stratégique. Cette recherche se concrétise par des contrats pluriannuels avec les think tanks, le développement de centres d’excellence universitaires et des programmes d’influence tels que le programme des personnalités d’avenir défense.

Conformément aux engagements pris l’année précédente, l’Irsem a ouvert une antenne à Bruxelles. Cette implantation vise à promouvoir le rayonnement de la pensée stratégique française en Europe et à mieux appréhender les évolutions de l’écosystème bruxellois.

La deuxième sous-action porte sur les études opérationnelles et technico-opérationnelles pilotées par l’état-major des armées, au titre de la prospective des systèmes de force.

La troisième sous-action, pilotée par la DGA, représente le volume le plus important de cette action, avec des ressources s’élevant à 1,2 milliard d’euros en autorisations d’engagement, conformément aux orientations de la LPM et à l’effort sans précédent voulu sur l’innovation.

Cet effort, devenu une nécessité absolue, se concentrera sur différents axes : la poursuite des travaux sur les nouveaux domaines de conflictualité (fonds marins, espace, champ informationnel), l’hypervélocité, l’intelligence artificielle, le spectre électromagnétique et la guerre électronique. Ces sujets, bien que non récents, ont été mis en lumière par la guerre en Ukraine et les enseignements que nous en tirons.

Cette sous-action permet également au fonds d’investissement en capital-risque, le fonds investissement défense, de poursuivre ses investissements dans les entreprises développant des technologies d’intérêt pour la défense nationale. Le fonds Definvest, quant à lui, se concentre spécifiquement sur les PME, permettant de les sauvegarder par des dotations en capital.

La dernière sous-action de ce programme concerne la gestion des moyens et des subventions, également pilotée par la DGA. Elle correspond aux opérateurs participant aux études et recherches en matière de défense, comme l’Onera et les écoles de la DGA, telle l’École Polytechnique, préparant ainsi l’avenir et la relève.

L’action 8 du programme 144 se consacre aux relations internationales et à la diplomatie de défense. Elle comporte deux évolutions notables cette année. Premièrement, l’augmentation du budget de l’agence européenne de défense (AED) entraîne une hausse de notre contribution. L’AED voit son budget augmenter avec plusieurs types d’actions portées lors de la présidence française de l’Union européenne, notamment la création d’un hub d’innovation, cohérent avec les priorités de la loi de programmation militaire. L’AED pourra également développer des programmes d’achat en commun pour l’Ukraine et préparer l’avenir en favorisant la coopération face au réarmement en cours en Europe.

Deuxièmement, une augmentation est liée à la renégociation du Traité nous liant à la République de Djibouti, conclue en juillet dernier. Ce nouveau partenariat, établi sur vingt ans, revêt une importance capitale en termes de points d’appui et d’accès. On peut citer l’exemple de la mer Rouge, illustrant l’ensemble des tensions auxquelles nous devons faire face et pour lesquelles nos points d’appui sont essentiels.

M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie pour votre propos très complet. Je suis convaincu que mes collègues réalisent l’étendue des sujets cruciaux que vous abordez et qui retiennent notre attention.

Mme Catherine Rimbert (RN). La place des attachés d’armement constitue un pilier essentiel de notre stratégie de défense et de diplomatie économique. Ces experts, qui relèvent également de la DGA, sont positionnés dans des pays stratégiques. Ils représentent le premier relais de notre industrie de défense à l’international, permettant d’établir des partenariats essentiels, de soutenir la vente de nos équipements et de défendre les intérêts économiques de la France.

Le programme du Rassemblement national insiste sur le renforcement de ces postes afin de garantir et développer la souveraineté industrielle de notre pays, tout en assurant notre position face à des concurrents tels que les États-Unis, la Russie ou la Chine, qui investissent massivement pour s’imposer sur ces marchés internationaux.

L’année dernière, le PLF avait démontré un engagement concret en augmentant les financements alloués à ces postes, avec pour objectif de renforcer notre présence dans des zones particulièrement stratégiques comme le Moyen-Orient, l’Afrique et l’Asie du Sud-Est. Ces régions représentent des marchés clés où la France doit faire face à une compétition accrue.

Il est impératif de maintenir un soutien budgétaire solide pour que nos attachés d’armement puissent remplir pleinement leur mission. Nous estimons donc que le PLF actuel doit être à la hauteur de ces ambitions, afin non seulement de pérenniser ces postes, mais aussi d’en créer de nouveaux là où se situent nos intérêts.

J’en viens à mes questions. Quelle est la position de l’État concernant l’envoi des attachés d’armement dans les ambassades ? Comment cela se traduit-il dans le PLF 2025 ? Ces fonds permettront-ils un déploiement suffisant pour protéger les intérêts stratégiques et économiques de la France sur les marchés internationaux ?

Mme Alice Rufo. Je souhaite corriger une omission dans mon propos liminaire qui concerne notre réseau de défense, troisième au monde après ceux de la Chine et des États-Unis. Cet outil d’influence majeur avait été quelque peu négligé ces dernières années. Le ministre Sébastien Lecornu nous a demandé de le renforcer et de le rendre plus agile.

Comme vous le soulignez, notre réseau ne peut rester statique face aux évolutions. Durant mon mandat, certaines missions de défense ont fermé, notamment au Sahel, tandis que d’autres ont ouvert, en Arménie et en Moldavie par exemple. Nous avons également renforcé notre présence dans certaines zones, comme en Ukraine. Cette flexibilité dans la gestion s’accompagne d’une attention particulière aux conditions d’exercice des officiers et sous-officiers en mission à l’étranger, financées conjointement par les programmes 144 et 105.

Concernant spécifiquement les attachés d’armement, nous travaillons en collaboration avec la DGA pour renforcer leur présence dans les missions de défense, particulièrement dans les zones présentant des opportunités importantes. C’est le cas aux Philippines, illustrant notre adaptation à la géographie où nos concurrents déploient leur influence. Nous avons également renforcé notre présence en Afrique, notamment au Sénégal, ainsi que dans plusieurs missions européennes.

En Europe, nos missions ont été renforcées en Autriche, en Pologne, en Géorgie et en Turquie, avec l’ajout d’attachés de défense adjoints. Pour 2025, nous envisageons de renforcer notre présence aux Pays-Bas, en Suède et en Norvège, en lien avec les projets et contrats d’armement.

Il est essentiel d’avoir une visibilité claire de notre réseau. Notre stratégie d’influence ne se limite pas à la présence d’un attaché d’armement, mais implique une approche globale. De plus en plus, nos partenaires souhaitent inscrire les contrats d’armement dans le cadre de partenariats plus larges, incluant des dimensions opérationnelles et des échanges approfondis, au-delà de la simple exportation.

La présence d’un attaché d’armement au sein de la mission de défense, en coordination avec l’ambassade, constitue un atout différenciant. Nous développons ce réseau en collaboration avec la DGA, en fonction des moyens alloués et en priorisant les zones présentant des perspectives importantes ou des coopérations prometteuses.

M. Yannick Chenevard (EPR). Je souhaite exprimer ma compassion envers nos camarades tombés le 23 octobre 1983 au Drakkar, ainsi qu’envers tous mes compagnons d’armes ayant servi au Liban.

Vous avez présenté de nombreuses données chiffrées. Considérant que la mission de la DGRIS englobe également la prospective stratégique et l’analyse de la prolifération, j’aimerais élargir notre réflexion à une zone plus vaste, correspondant au retour des empires : celui de la Russie, de la Chine, mais aussi de l’empire ottoman et, in fine, de l’empire perse.

Nous faisons face aujourd’hui à une situation complexe, marquée par une évolution des risques, allant jusqu’à des attaques contre certains de nos bâtiments de combat. J’aimerais recueillir votre avis sur deux points en particulier.

D’abord, concernant l’approche de l’Iran, dans la mesure où vous êtes en mesure de partager ces informations, comment percevez-vous le déroulement de leur programme nucléaire dans le domaine de la prolifération ?

Ensuite, quelle est votre perception des enjeux en mer de Chine méridionale, notamment pour la sortie du détroit de Malacca vers la Chine ou en direction de Suez, voire en passant devant l’Inde ? Quels risques ce détroit pourrait-il encourir à terme ?

Mme Alice Rufo. Je confirme ce retour de l’impérialisme, manifeste dans le cas de la Russie avec l’invasion et la volonté de soumettre l’Ukraine. Les puissances comme la Russie, la Chine et l’Iran, ainsi que d’autres puissances régionales, s’affirment dans des stratégies de plus en plus compétitives ou confrontationnelles. C’est la réalité du constat stratégique que nous observons quotidiennement.

En mer Rouge, nos bâtiments sont effectivement attaqués, non par un État mais par un proxy, les Houthis, disposant de moyens sophistiqués. Il y a quelques années, nous n’aurions pas imaginé devoir répondre à de telles menaces dans cette région. Fort heureusement, nous avons anticipé et disposons des moyens nécessaires pour y faire face. Cela démontre l’importance de se tenir prêt et de maintenir une capacité d’anticipation stratégique, comme celle développée par la DGRIS, pour affronter tous les scénarios.

L’Iran, la Corée du Nord et d’autres pays constituent une préoccupation majeure. Le programme nucléaire iranien ne présente pas d’évolutions positives. Nous faisons face à un double problème : les menaces anciennes persistent et la prolifération demeure un enjeu considérable. La conférence d’examen du traité de non-prolifération d’il y a deux ans a été bloquée, sans réelle avancée en raison de l’opposition de la Russie et de la Chine à l’adoption des textes. La situation est très tendue et complexe.

La coopération qui existait avec la Russie et la Chine lors des travaux sur le JCPOA est aujourd’hui plus compliquée. Cela illustre à quel point le monde a changé sur ces questions. Cette évolution s’applique également à la coopération et au dialogue avec la Chine concernant la prolifération en Corée du Nord, où nous avons besoin que la Chine exerce une pression et joue son rôle de membre permanent du Conseil de sécurité dans l’application des sanctions.

Aux questions nucléaires et de prolifération s’ajoutent les problématiques de déstabilisation régionale. Lors du retrait des États-Unis du JCPOA en 2018, nous avons immédiatement souligné l’importance de ramener l’Iran à ses obligations nucléaires, tout en traitant la question des déstabilisations régionales. Nous sommes aujourd’hui confrontés à cette double problématique avec une intensité sans précédent. Je cite à ce titre l’affrontement direct entre Israël et l’Iran, comme en témoignent les événements de l’année écoulée.

En Asie-Pacifique, dans le détroit de Malacca et en mer de Chine, les tensions s’intensifient de manière documentée. Notre position reste inchangée : nous refusons catégoriquement toute remise en cause du statu quo par la force et adoptons une posture robuste pour faire respecter le droit international. Parallèlement, nous développons des partenariats avec des puissances régionales qui partagent notre vision d’un ordre international fondé sur le droit. Notre objectif est de leur donner les moyens d’assurer leur souveraineté et de faire face aux défis, en pariant sur une coopération accrue dans l’océan Indien, notamment avec l’Inde.

Nous aspirons à créer un équilibre dans les différentes régions en promouvant un ordre négocié et fondé sur le droit, plutôt que l’ordre alternatif proposé par la Chine. La France s’efforce de soutenir cette voie de la coopération et du droit international, que je considère plus forte que les politiques de déstabilisation. La mission revêt une importance et une urgence accrues face aux comportements impérialistes et à l’enhardissement de diverses puissances, conjugués à la remise en cause de l’ordre international que nous documentons depuis des années dans nos études stratégiques. C’est désormais la réalité du monde auquel nous sommes confrontés.

Mme Murielle Lepvraud (LFI-NFP). Le groupe de la France insoumise insiste depuis longtemps sur la nécessité de prendre en compte l’impact du changement climatique sur la défense et nos armées. Nous nous félicitons que le Cema ait confirmé cette nécessité lors de son audition devant notre commission en octobre dernier.

Alors que la transition écologique s’impose comme un enjeu stratégique majeur, tant au niveau national qu’international, je souhaiterais vous interroger sur l’intégration de la planification écologique dans les priorités stratégiques du ministère des armées, notamment dans le cadre du PLF 2025.

La loi de finances pour 2025, dans sa partie défense, mentionne la politique environnementale des armées. Cependant, dans le cadre de la stratégie défense climat, aucune ligne budgétaire claire n’est consacrée à la préparation des armées face aux effets directs du changement climatique.

Le programme 212 indique que des efforts sont réalisés pour la modernisation énergétique des infrastructures militaires, avec un objectif de verdissement de 14 % du parc de véhicules militaires, ainsi que des plans de gestion de la biodiversité et un plan eau pour les bases de défense.

En revanche, dans le programme 144 que vous dirigez, l’impact du changement climatique n’est pas mentionné. Ce programme, axé sur les prospectives stratégiques, la recherche de renseignements et l’anticipation des nouvelles menaces, ne semble pas prendre en compte cette problématique.

Le rapport annexé de la LPM 2024-2030 soulignait pourtant que les effets du changement climatique nécessitaient une révision du dispositif de défense. L’accent avait notamment été mis sur le renforcement des moyens de surveillance et de renseignement (avions, satellites, drones). La recherche de renseignements faisant partie prenante du programme 144, il est d’autant plus étrange que le changement climatique n’y soit pas mentionné.

Dès lors, pourquoi n’y a-t-il pas de montant spécifiquement alloué à l’impact du changement climatique dans le programme 144, alors même qu’il traite de l’adaptation aux nouvelles menaces ? Quel est l’impact du changement climatique sur votre analyse de ces menaces ?

Enfin, existe-t-il un plan d’investissement pour renforcer la résilience des infrastructures militaires face aux événements climatiques extrêmes qui deviennent de plus en plus fréquents et intenses ?

Mme Alice Rufo. L’adaptation de nos forces armées aux impacts du changement climatique incombe principalement au chef d’état-major des armées, et plus spécifiquement au major général des armées chargé de mettre en œuvre la stratégie défense climat.

Néanmoins, cette problématique est omniprésente dans mon travail et mes échanges, bien qu’elle n’apparaisse pas explicitement. Elle imprègne l’ensemble de nos réflexions et actions pour plusieurs raisons que vous avez d’ailleurs évoquées.

Dans le domaine des études stratégiques, nous disposons de nombreux observatoires. Le budget que j’ai mentionné précédemment finance divers observatoires qui nous permettent d’analyser l’environnement stratégique. Certains se consacrent aux questions énergétiques liées aux changements climatiques et à la raréfaction des ressources, d’autres étudient directement les impacts et les déstabilisations engendrés par le changement climatique. La stratégie élaborée par le ministère des armées sur ce sujet s’est largement nourrie de ces travaux, parfois académiques, que nous utilisons pour éclairer nos décisions. Je souligne que ce n’est pas un sujet nouveau, mais un enjeu que nous prenons pleinement en compte depuis plusieurs années.

Parmi les études et observatoires financés par la DGRIS, nous intégrons l’impact des changements climatiques sur les conflits, sur nos forces, et j’ajouterai sur nos coopérations. Nous travaillons prioritairement sur deux axes. D’abord, nous veillons à ne pas élaborer une stratégie climat isolée au sein du ministère des armées. Lors de la présidence française de l’Union européenne, nous avons porté cette problématique à l’échelle européenne, encourageant les autres armées à développer leurs propres stratégies de défense en matière de changement climatique. Nous abordons également ce sujet au sein de l’Otan où un centre dédié étudie l’impact du changement climatique sur les questions de défense.

Dans le domaine de l’action concrète, je peux vous donner un exemple récent. En décembre dernier, nous avons organisé à Nouméa le dialogue SPDMM, qui réunit les ministres de la défense des pays du Pacifique Sud. Nous avons élaboré des feuilles de route identifiant des domaines de coopération, qui sont actuellement mises en œuvre. Elles portent notamment sur la pêche illicite, les trafics, les conséquences du changement climatique, et l’action HADR face aux catastrophes naturelles. Ces thématiques nourrissent aujourd’hui notre agenda de coopération avec les pays souverains de la région, qu’il s’agisse de grandes nations ou d’États insulaires particulièrement menacés par les impacts du changement climatique.

J’ajoute que c’est un enjeu stratégique majeur, car apporter des solutions à ces impacts directs représente un défi d’influence à l’échelle internationale, dans un contexte où la coopération devient de plus en plus complexe. Nous avons ainsi redynamisé des formats de coopération sous-régionale dans le Pacifique Sud, mais aussi dans l’Indopacifique, le canal du Mozambique, et avec l’Inde. Nous nous efforçons de travailler sur des actions concrètes de surveillance maritime, de contrôle des pêches illicites, de gestion des catastrophes naturelles, et par extension, d’adaptation de nos forces aux évolutions environnementales.

Vous avez raison de souligner que cet aspect n’apparaît pas explicitement, et je prends note de votre remarque. Cependant, il est totalement transversal, car il fait partie intégrante, au même titre que d’autres menaces traditionnellement évoquées dans les questions stratégiques, des changements profonds du contexte géopolitique actuel.

Mme Anna PIC (SOC). Récemment, à l’issue d’un référendum historique, les Moldaves ont choisi, à une courte majorité, d’inscrire dans leur Constitution la perspective d’une adhésion à l’Union européenne. Cette victoire, obtenue dans l’ombre de Moscou, soulève de nombreuses interrogations. Le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, a d’ailleurs affirmé sur LCI que « les ingérences sont documentées et tracées depuis maintenant de nombreux mois ».

Qu’il s’agisse de la diffusion de fausses informations ou de corruption de journalistes, ces menaces font l’objet d’une surveillance étroite et d’un plan de défense visant à protéger la Moldavie d’une éventuelle agression russe.

Compte tenu des missions de votre direction, notamment la conduite de la diplomatie de défense sous la responsabilité de la DGRIS, la définition de la stratégie d’influence internationale du ministère et la coordination de sa mise en œuvre, je suppose que vous êtes impliquée dans ce plan de défense.

Pourriez-vous nous préciser comment les crédits alloués au programme 144 « environnement et prospective de la politique de défense », dont vous avez la responsabilité, contribuent au soutien de la France à la Moldavie ? Plus largement, le cas moldave n’étant malheureusement pas isolé, comment ces crédits participent-ils au soutien de la France aux pays d’Europe de l’Est face à la Russie de Poutine ? Je pense évidemment à l’Ukraine, en conflit direct avec la Russie, mais aussi à des pays comme la Roumanie ou la Pologne, qui se trouvent plus ou moins directement sous la menace du Kremlin.

Mme Alice Rufo. Nous avons ouvert une mission de défense en Moldavie, inexistante auparavant. Nous avons renforcé notre mission en Pologne et assumons le rôle de nation-cadre au sein de l’Otan en Roumanie. Notre proximité s’est considérablement accrue. La menace en Moldavie est documentée depuis des années, justifiant le besoin d’un accord de partenariat et de coopération de défense plus solide. Cet accord, initié lors de la visite de Maia Sandu à Paris, a immédiatement fait l’objet d’ingérences, de fausses informations et de désinformation. Il visait à établir le cadre pour l’installation d’une mission de défense et la mise en place d’un véritable partenariat stratégique avec la Moldavie, afin de développer son système de défense et structurer ses besoins.

Je conduis le dialogue de défense avec la Moldavie dans le respect total des souhaits et de la souveraineté des autorités moldaves. Nous leur apportons notre coopération et des éléments de renseignement, tout en inscrivant cette question à l’agenda international. Le sommet de février 2024, bien que médiatisé pour d’autres raisons liées à l’Ukraine, a permis d’obtenir un large consensus entre les pays de l’Union européenne et de l’Otan présents pour coopérer avec les pays tiers concernés par le conflit ukrainien, la Moldavie étant au cœur des préoccupations.

Ma mission consiste à développer la coopération bilatérale et à lui donner un cadre juridique. L’accord-cadre de coopération nous a permis d’établir la mission de défense sur place. Nous travaillons avec les autorités moldaves, qui font preuve d’un courage remarquable dans leur choix et leur détermination à rejoindre l’Union européenne. Face à la menace permanente, nous documentons la situation, échangeons avec eux sur leurs besoins en matière de défense dans tous les domaines de conflictualité, et leur apportons notre soutien en inscrivant ces questions à l’ordre du jour des réunions internationales, de l’Union européenne, de l’Otan, ainsi que dans nos échanges bilatéraux.

Il n’existe pas de crédits spécifiques alloués pays par pays, mais cette question constitue l’une des priorités de ma direction générale. Nous restons prudents dans notre communication, conscients de l’environnement informationnel extrêmement sensible où tout peut être instrumentalisé. La situation actuelle n’est pas une surprise, elle met en lumière l’extraordinaire détermination des Moldaves et le risque majeur posé par cette guerre informationnelle et cette hybridité du conflit, déclenchée dès le début de l’invasion de l’Ukraine, dans tous les domaines et tous les contextes.

Mme Catherine HERVIEU (EcoS). L’enjeu de la défense en Europe revêt une importance capitale dans un contexte de multiplication des conflits et des crises, notamment aux frontières européennes. La loi de programmation militaire nous offre une vision à long terme de notre outil de défense. Je m’interroge sur l’articulation entre l’Otan et le renforcement nécessaire du pilier européen en matière de défense. Cette démarche, que nous soutenons, requiert des investissements conséquents. Comment s’articulent ces deux piliers dans nos investissements et dans les pistes que vous élaborez au sein de votre direction ?

Par ailleurs, la France contribue significativement à la sécurité de la zone euro-atlantique, notamment par sa dissuasion nucléaire. Les dépenses de l’État en ce domaine augmentent considérablement, soit près de 25 % entre 2019 et 2024. Pour 2025, il est prévu d’allouer environ 7 milliards d’euros, conformément à la loi de programmation militaire 2024-2030. La production, l’entretien et la modernisation des forces nucléaires mobilisent d’importantes ressources publiques.

Je m’interroge sur l’équilibre entre cette force et les autres missions du ministère de la défense, telles que le renseignement, comme vous l’avez évoqué, ainsi que d’autres représentants des différents corps d’armée. Comment cet équilibre est-il maintenu ?

Enfin, la France organise demain une conférence internationale de soutien à la population et à la souveraineté du Liban. Cet événement vise à mobiliser des ressources pour répondre aux besoins de protection et de secours d’urgence des populations libanaises et du pays lui-même. Pourriez-vous nous informer de l’avancement des consultations bilatérales de niveau stratégique dans la zone ANMO ?

Mme Alice Rufo. Je m’efforcerai de répondre succinctement à vos nombreuses interrogations. Concernant le pilier européen, il s’agit d’une question à long terme sur l’articulation entre l’Union européenne et l’Otan. Des progrès notables ont été accomplis ces dernières années. Auparavant, de nombreux pays européens estimaient incompatible le développement de la défense européenne avec les intérêts de l’Alliance atlantique. La guerre en Ukraine a radicalement modifié cette perspective.

Dans le cadre de l’Otan, nous avons apporté un soutien collectif à nos partenaires de l’Est, notamment en nous déployant en Roumanie comme nation-cadre et en appuyant nos alliés baltes. Par ailleurs, l’Union européenne s’est révélée parfaitement complémentaire de l’Otan. La facilité européenne pour la paix a permis de fournir des armes létales à l’Ukraine, tandis que les sanctions ont été adoptées par l’UE. La compatibilité entre l’UE et l’Otan n’est donc plus remise en question.

Néanmoins, il reste nécessaire de développer le pilier européen de l’Alliance atlantique. La France porte cette voix forte, bien qu’elle ne soit pas unanimement partagée. Quelle que soit l’administration américaine au pouvoir dans les prochains mois, le tournant indopacifique des États-Unis perdurera. Il incombe donc aux Européens d’assumer leur propre sécurité.

Nous lançons des initiatives de coordination européenne au sein même de l’Otan. Par exemple, concernant les frappes dans la profondeur, nous avons rapidement développé l’initiative ELSA, portée par ma direction générale. Elle vise à coordonner le développement de ces capacités à long terme entre Européens, pour disposer de solutions souveraines au sens européen du terme.

Lors de la récente réunion ministérielle de l’Otan, j’ai constaté une évolution positive du leadership otanien sur la construction d’un pilier européen et la compatibilité entre défense européenne et Alliance atlantique. Les progrès sont tangibles par rapport aux débats que nous avons connus par le passé.

Quant à l’articulation entre dissuasion et moyens conventionnels, la doctrine française de dissuasion a toujours intégré ce que nous nommons l’épaulement conventionnel et la nécessité d’éviter le contournement de la dissuasion par le bas. Loin d’être contradictoires, ces deux aspects se renforcent mutuellement.

Concernant la défense aérienne, tous les pays européens, y compris la France, ont reconnu un manque d’investissement dans ce domaine, comme en témoigne notre loi de programmation militaire. Nous avons tous relancé nos dépenses en la matière. Néanmoins, aucun système de défense aérienne et antimissile ne suffit à protéger contre la menace que fait peser la Russie sur l’espace euro-atlantique. Il est également nécessaire de disposer de la dissuasion et de capacités offensives, telles que les frappes dans la profondeur. Aucun système conventionnel pris isolément ne permet de faire face à la nature de la menace actuelle, qu’il faut qualifier : il s’agit d’une guerre d’annexion menée sous rhétorique et sous couvert nucléaire. Cette situation sans précédent requiert à la fois une défense aérienne, des capacités de frappe dans la profondeur et la dissuasion nucléaire.

Vous m’avez posé une question sur le Liban. Le ministère des armées s’implique fortement dans la préparation de la conférence prévue demain, notamment sous l’angle du soutien aux forces armées libanaises. Nous menons depuis longtemps un travail de renforcement de ces forces dans une période déterminante, y compris sur le plan humanitaire. En effet, l’armée libanaise apporte un soutien humanitaire aux populations civiles, ce qui s’avère particulièrement nécessaire actuellement. Notre objectif est de permettre, à terme, une solution dans le cadre de l’application de la résolution 1701 du Conseil de sécurité de l’Onu.

Nous nous engageons également dans la préparation de cette conférence en soutien à la Finul, qui collabore elle-même avec les forces armées libanaises. La semaine dernière, nous avons réuni les contributeurs européens à la Finul pour réaffirmer notre détermination à accomplir cette mission, sans nous laisser impressionner ni menacer, et ce dans l’unité et la clarté quant à la défense des mandats fixés par le Conseil de sécurité des Nations unies. Il convient de souligner le courage remarquable de nos soldats.

J’ajoute que la Finul comprend des contingents du monde entier, et je tiens à relever la grande unité au sein des différentes nations engagées dans cette force. Il s’agit simplement d’appliquer le droit international, ce qui n’est en rien anodin. C’est donc au titre du soutien aux forces armées libanaises et à la Finul que nous nous préparons pour la conférence de demain matin.

Mme Josy Poueyto (Dem). Cette année encore, nous constatons une dégradation de l’environnement stratégique. Le conflit en Ukraine semble s’inscrire dans la durée sur le continent européen. Notre objectif consiste à consolider notre présence sur le flanc Est de l’Europe, notamment en Roumanie où la France assume le rôle de nation-cadre, mais également en mer Baltique et dans les espaces aériens de la Pologne et des pays baltes.

Parallèlement, nous procédons à une reconfiguration de notre dispositif en Afrique. Nous réduisons significativement nos forces prépositionnées au Gabon, au Sénégal, en Côte d’Ivoire et au Tchad, dans l’optique de renouveler nos partenariats. Il convient également de mentionner le conflit au Proche et Moyen-Orient, qui connaît une évolution rapide et menace d’embraser la région. À cet égard, j’aimerais adresser une pensée particulière aux forces françaises de la Finul, prépositionnées au Liban.

Madame la directrice, concernant l’exercice 2025, les crédits alloués à l’action 8, relations internationales et diplomatie de défense, enregistrent une hausse substantielle par rapport à la loi de finances pour 2024. Nous sommes conscients de l’importance de la participation de nos forces armées aux actions de la diplomatie française pour prévenir les risques de crise et contribuer à la réalisation des objectifs de la France à l’étranger. Avec une enveloppe s’élevant à près de 100 millions d’euros, contre 44 millions en 2024, quelles seront les priorités de la DGRIS en matière de diplomatie de défense et d’influence pour l’année 2025 ? Comment ces priorités s’articulent-elles avec la LPM que nous avons adoptée en 2023 ?

Mme Alice Rufo. L’augmentation de l’action 8 s’explique principalement par la hausse du budget de l’Agence Européenne de Défense et l’accroissement de la contribution forfaitaire liée à la présence de forces françaises à Djibouti. Ces éléments sont fixes dans le programme, représentant la contribution de la diplomatie de défense à une organisation internationale et le respect d’un engagement envers un partenaire où nos forces sont positionnées.

La diplomatie de défense ne se traduit pas tant par des moyens spécifiquement alloués que par une évolution des méthodes de travail. Nous faisons face, comme nos homologues étrangers, à un risque de saturation des organisations, étant constamment en situation de gestion de crise. Pour éclairer les choix du gouvernement et les soumettre au Parlement en tenant compte du contexte stratégique, il est impératif de maintenir une vision à long terme et d’éviter tout effet de myopie.

Notre diplomatie de défense doit être de plus en plus réactive, notamment pour répondre aux demandes de partenariats rapides face à des menaces, ce qui se produit de plus en plus fréquemment avec la multiplication des crises. Notre réseau de défense contribue à analyser et décrypter les situations en temps réel. Parallèlement, nous devons conserver une capacité de vision à long terme.

Nos crédits dédiés à l’activité de diplomatie de défense demeurent stables, tant en effectifs qu’en moyens. Nous nous réorganisons pour travailler davantage en plateau avec l’état-major des armées, de manière plus intégrée, afin d’agir plus rapidement et en synergie.

Concernant les crédits du programme 144, ils sont largement portés par le renouvellement du traité de coopération en matière de défense (TCMD) et l’augmentation du budget de l’Agence Européenne de Défense, ce qui correspond à nos priorités stratégiques : l’industrie européenne de défense d’une part, et l’Indopacifique d’autre part.

M. Romain Tonussi (RN). Les renégociations du traité de coopération en matière de défense entre la France et Djibouti ont entraîné une hausse de notre contribution de 55 millions d’euros, principalement due à l’augmentation du loyer de nos emprises militaires dans ce pays. Djibouti revêt une importance stratégique pour les intérêts français, étant donné sa position de carrefour maritime entre l’Afrique, le Moyen-Orient et l’Indopacifique. Ce pays constitue également un partenaire essentiel pour la France dans le cadre des opérations et de la formation des militaires.

Cependant, Djibouti suscite un intérêt croissant de la part d’autres États, notamment la Chine qui y réalise des investissements considérables ces dernières années. Cette situation pourrait potentiellement affaiblir l’influence française dans le pays.

Dans ce contexte, je m’interroge sur la capacité du projet de loi de finances 2025 à doter nos forces stationnées à Djibouti des moyens nécessaires pour faire face à cette concurrence. Par ailleurs, je me demande si l’augmentation de la redevance ne risque pas de limiter ces moyens.

Florence GOULET (RN). Le programme 144, dont vous êtes responsable sur le plan budgétaire, englobe notamment les activités de renseignement de la DGSE. Je souhaiterais aborder trois points concernant les ressources humaines de cette direction générale.

D’abord, le plan prévoit mille recrutements annuels, dont la moitié par contrat. Cette répartition ne remet-elle pas en question la pérennité du modèle de recrutement et, plus largement, l’équilibre entre fonctionnaires et contractuels ?

Par ailleurs, dans un contexte budgétaire restreint, comment maintenir l’attractivité des métiers et fidéliser les cadres, sachant que leurs perspectives d’évolution professionnelle diffèrent de celles offertes dans le reste de la fonction publique ?

Enfin, si la DGSE demeure prioritaire en termes d’allocation budgétaire, c’est principalement en raison des dépenses d’infrastructures liées à son transfert au fort neuf de Vincennes d’ici 2028. Au vu de l’augmentation des effectifs, ce nouveau site est-il correctement dimensionné ou déjà obsolète ?

Mme Alice Rufo. Dans votre question, Monsieur le député, vous avez évoqué plusieurs éléments qui constituent déjà une forme de réponse. Le TCMD disposait d’une validité de dix ans, avec une possibilité de reconduction tacite. Néanmoins, lors de leur rencontre en 2021, les chefs d’État ont opté pour une ambition plus forte en décidant de renégocier et renouveler le TCMD. Cette démarche visait à insuffler une nouvelle dynamique à nos relations avec Djibouti, notamment en ce qui concerne le respect et la défense de sa souveraineté, tout en préservant pour la France un point d’appui stratégique. L’importance de cette position s’est révélée lors de la crise au Soudan et, actuellement, en mer Rouge, sans oublier son rôle de porte d’entrée vers l’Indopacifique.

Vous avez également souligné la présence accrue de nombreux compétiteurs ou alliés, rendant notre présence à Djibouti d’autant plus stratégique. Les détails de cette négociation seront abordés lors de la procédure de ratification du TCMD. Toutefois, je peux d’ores et déjà affirmer que cette négociation est un succès. Elle nous permet de nous projeter sur le long terme, avec un renouvellement négocié pour vingt ans. Cette mise à jour était nécessaire compte tenu des évolutions du contexte, de l’intensification de la compétition et de la valeur que nous accordons à la présence de nos forces. Ces dernières contribuent au renforcement de la souveraineté djiboutienne, à l’accompagnement face aux menaces régionales, et s’avèrent particulièrement pertinentes au vu de la situation en mer Rouge.

J’estime que ce résultat est positif, malgré les dépenses supplémentaires qu’il implique. Ces investissements sont justifiés par l’importance stratégique de notre présence. Il convient de se réjouir de l’aboutissement de cette négociation, qui s’est déroulée dans de bonnes conditions et s’est conclue en juillet.

Concernant la DGSE, Madame la députée, je ne saurais répondre à la place de Nicolas Lerner sur les détails de la politique de ressources humaines. Néanmoins, je peux vous assurer que le projet d’investissement au fort neuf de Vincennes, dont l’achèvement est prévu vers 2029-2030, vise précisément à prendre en compte l’évolution des effectifs et à offrir aux agents des conditions de travail optimales dans des locaux rénovés.

Quant aux besoins de recrutement, votre analyse est pertinente. D’un point de vue stratégique, nous avons effectivement besoin de civils et de militaires pour des missions telles que le cyber, le quantique ou la lutte contre le terrorisme. Ces domaines requièrent des profils de plus en plus diversifiés, nécessitant une politique active de recrutement et de fidélisation. Cette problématique ne concerne pas uniquement la DGSE, mais également ma propre direction générale.

À la DGRIS, nous avons la chance de voir nos agents revenir après des expériences dans d’autres services du ministère. Cette circulation des compétences entre civils et militaires, qu’il s’agisse d’officiers, de sous-officiers, de chercheurs ou de contractuels civils, s’avère indispensable dans le contexte actuel. Cette richesse, rare à obtenir, est une réussite au sein du ministère des armées et de la DGSE. Je pense que c’est également l’intention de la DGSE de poursuivre dans cette voie.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NFP). J’aimerais formuler plusieurs observations et questions. Tout d’abord, je constate avec regret l’absence dans cette version du projet annuel de performances d’une ligne budgétaire détaillant précisément la répartition des contributions à l’Otan malgré l’engagement du ministre en ce sens.

Concernant la politique africaine, je m’interroge sur la pertinence du renforcement de la coopération militaire avec le Tchad, pays notoirement sous régime dictatorial, ainsi que sur la reprise de cette coopération avec la Guinée, qui semble s’orienter vers un système similaire. Cette décision est d’autant plus préoccupante au vu de la disparition de Foniké Mingué, figure emblématique de l’opposition démocratique guinéenne.

Par ailleurs, la nomination de M. Foucault à la direction de l’Irsem soulève des questions. N’étant pas le candidat pressenti et disposant d’une expertise limitée en matière de défense - avec seulement quelques articles publiés il y a une décennie - sa désignation interpelle. Son domaine de spécialisation porte sur la cartographie électorale, et des rumeurs circulent quant à sa proximité avec le ministre des armées. Ces éléments méritent éclaircissement.

M. Julien Limongi (RN). Je souhaitais obtenir des précisions sur le budget alloué à notre réseau de missions de défense. J’aimerais approfondir ce sujet en mettant en perspective le budget qui y est consacré avec la nouvelle politique du ministère en Afrique.

En 2023, le Président de la République a exprimé sa volonté d’établir un nouveau modèle de partenariat militaire avec le continent africain. Il a annoncé « une réduction visible des effectifs français et une augmentation des effectifs de nos partenaires africains, tout en renforçant l’offre en formation, accompagnement et équipement ».

Dans ce contexte, la direction générale des relations internationales et de stratégie s’inscrit-elle désormais dans cette dynamique avec ce budget ? Mise-t-elle davantage sur ce soutien en Afrique, notamment à travers notre réseau de missions de défense qui a suscité tant d’intérêt aujourd’hui ?

Mme Alice Rufo. La direction générale des relations internationales et de stratégie participe activement au renouvellement de notre partenariat avec les pays africains. Nous avons contribué à l’élaboration de la nouvelle stratégie et à sa mise en œuvre par le biais de nos missions de défense, dont l’importance est aujourd’hui largement reconnue. Cette évolution majeure de notre politique et de notre dispositif sur le continent repose sur un dialogue avec nos partenaires, s’inscrivant dans une logique de points d’accès et d’appui plutôt que de positionnement permanent. Notre approche vise à répondre aux besoins de nos partenaires en matière de formation, de soutien aux opérations, d’équipements et de renseignement.

Cette stratégie se construit progressivement avec nos partenaires africains, malgré des situations complexes comme au Niger, où notre présence a été instrumentalisée par des juntes qui ont davantage combattu la France que le terrorisme, au détriment du Sahel. Néanmoins, nous poursuivons la mise en œuvre de ce partenariat renouvelé.

Le Tchad occupe une place particulière dans la lutte contre le terrorisme et les enjeux de sécurité régionale. Nous maintenons –à la demande des autorités tchadiennes- et assumons pleinement notre partenariat de longue date avec ce pays. Concernant la Guinée, une enquête a été ouverte à la suite des cas évoqués impliquant des membres de la société civile. Notre vigilance reste de mise sur ces questions. La reprise de la coopération avec la Guinée, dans le cadre des actions de la Cédéao, est limitée par exemple à des programmes civiques d’engagement de la jeunesse ou des activités maritimes, s’inscrivant dans le contexte d’une transition en cours.

S’agissant de nos contributions à l’Otan, bien que je ne gère pas directement ces aspects dans le programme 144, je peux affirmer que la France n’est pas réputée pour être dépensière au sein de l’Alliance atlantique. Nous insistons particulièrement sur l’importance des effets militaires réels de notre contribution. Au-delà du débat sur l’objectif des 2 %, que nous atteignons, nous mettons l’accent sur les résultats opérationnels concrets pour l’Alliance. La France est reconnue pour sa capacité à concrétiser ses engagements et à produire des effets de sécurité tangibles.

Nous plaidons pour une prise en compte des effets militaires réels plutôt que de simples effets d’annonce, dans un souci de soutenabilité des dépenses pour l’Alliance atlantique. Notre position sur ce sujet est réputée pour être ferme.

Enfin, concernant la nomination de Martial Foucault à la tête de l’Irsem, je tiens à souligner sa grande légitimité académique et ses compétences managériales. Cette nomination devrait permettre à l’institut de gagner en visibilité et en sérénité, après avoir traversé des périodes parfois difficiles.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NFP). J’ai des questions complémentaires à vous poser. La première concerne le volume des importations de matériels de guerre et de biens à double usage. Nous évoquons fréquemment les exportations, mais existe-t-il actuellement un document, non nécessairement public, qui dresserait un bilan des importations ? Je considère qu’un tel document serait essentiel, car au-delà des réglementations Itar, d’autres aspects soulèvent des interrogations en matière de souveraineté et de compréhension des équilibres géopolitiques dans lesquels la France s’inscrit. J’ai déjà une idée de la réponse, mais je formule cette suggestion.

Ma deuxième question porte sur le partage des technologies. Nous avons auditionné le délégué général pour l’armement juste avant vous, et nous avons notamment abordé la question du quantique et de la recherche dans ce domaine. Il s’agit d’un secteur de pointe extrêmement spécifique, qui constitue d’ores et déjà un enjeu de souveraineté. Des partenariats internationaux se développent autour de cette thématique. Je souhaiterais comprendre comment est définie la répartition de la propriété intellectuelle dans un domaine aussi pointu.

M. Abdelkader Lahmar (LFI-NFP). La politique arabe de la France mérite une analyse approfondie. L’héritage gaulliste, né après la guerre d’Algérie, a perduré jusqu’aux années 2000. Force est de constater que la France n’a pas su appréhender les révolutions arabes. En Syrie, son influence s’est avérée limitée et elle semble désormais en retrait sur le dossier israélo-palestinien. Néanmoins, la France maintient une présence significative dans la région, qui représente environ 20 % de son commerce extérieur.

Il convient de s’interroger sur la vision stratégique de la France pour cette zone. Historiquement, les accords Sykes-Picot incarnaient une approche impérialiste européenne, proposant un partage de la région. Aujourd’hui, nous sommes confrontés à une forme d’impérialisme américain, incarné par le projet de « nouveau Moyen-Orient » visant à remodeler la zone.

La question qui se pose est la suivante : la France dispose-t-elle d’une vision et d’une politique arabe qui lui sont propres ? Ou bien s’aligne-t-elle sur la politique impériale américaine ? S’inscrit-elle dans le grand projet de « nouveau Moyen-Orient », initié par Bush dès les années soixante ?

Mme Alice Rufo. Je ne suis pas en mesure de répondre à votre première question, car cela ne relève pas de nos attributions. Néanmoins, si je saisis bien le sens de votre interrogation, elle s’inscrit dans une logique plus large liée à un agenda de souveraineté. En effet, lorsque nous avons abordé les dépendances dans le cadre de l’agenda de Versailles et la nécessité de développer une souveraineté européenne, l’objectif était de réduire notre dépendance vis-à-vis de l’extérieur pour des éléments essentiels à notre sécurité et notre souveraineté. Cette démarche a porté ses fruits. Nous disposons aujourd’hui d’instruments tels que l’EDIS, l’EDIP et d’autres dispositifs dont les acronymes sont complexes, mais qui s’avèrent efficaces. La France figure parmi les pays européens les plus engagés sur ces questions.

Un débat récurrent sur ce sujet oppose deux impératifs : d’une part, l’urgence liée non seulement à la situation en Ukraine mais aussi au réarmement des pays européens, qui justifierait des achats sur étagère ; d’autre part, la nécessité de développer une base industrielle souveraine pour garantir notre autonomie en matière de défense.

Notre conviction est que ces deux approches ne doivent pas s’exclure mutuellement. Dans le contexte actuel, se concentrer uniquement sur nos stocks ne suffit plus. Nous devons être en mesure de produire, ce qui requiert des commandes et, par conséquent, un retour sur notre base industrielle.

Notre ambition est de dépasser cette opposition entre l’urgence et le long terme. C’est la position que nous défendons en Europe. Quant à votre suggestion concernant la mise en place d’un registre, je dois admettre que je ne dispose pas d’informations précises à ce sujet.

M. l’Ingénieur Général de l’Armement Bertrand Le Meur, directeur de la stratégie de défense, de la prospective et de la contre-prolifération. Deux aspects méritent d’être soulignés. Premièrement, bien que les douanes tiennent le registre des importations, il n’y a pas de suivi ou de traçabilité du matériel militaire importé au sein du ministère, hormis pour les armes individuelles. Les importations peuvent avoir diverses destinations : les forces armées françaises ou l’industrie nationale pour une réexportation ultérieure. Les circuits sont complexes et aucun registre exhaustif n’existe au sein du ministère. Il serait nécessaire d’analyser en profondeur les statistiques douanières, ce qui n’est pas réalisé actuellement par les équipes de ce ministère.

Concernant le quantique, la question centrale porte sur le maintien d’un niveau satisfaisant de souveraineté et d’autonomie, tout en évitant la fuite des cerveaux français vers les grandes entreprises américaines. Cette problématique s’avère particulièrement complexe dans ce domaine. Actuellement, les investissements proviennent majoritairement du secteur civil, bien que le ministère consente des efforts importants en matière quantique, comme pour l’intelligence artificielle.

Le défi réside dans le contrôle des biens immatériels. Une tension permanente existe entre l’impératif de souveraineté - qui voudrait que les avancées scientifiques françaises restent dans l’Hexagone - et l’attractivité du pays. Des contraintes excessives risqueraient d’inciter les entreprises à contourner la France. Il convient donc de trouver un équilibre, en instaurant un certain contrôle sur les domaines et résultats les plus sensibles, notamment par le biais de financements et de dispositifs de classification au titre du secret de la défense nationale.

Cependant, il faut veiller à ne pas aller trop loin dans ces restrictions. Une classification excessive entraverait les échanges scientifiques, source de valeur ajoutée. La recherche d’un équilibre, bien qu’imparfaite, demeure essentielle. Il convient d’adopter une approche positive. La France est aujourd’hui attractive dans le domaine quantique. Des talents viennent y chercher les compétences issues de nos grandes écoles, créant un écosystème performant. Maintenir cette dynamique nous permettra de conserver notre leadership dans ces technologies, comme en intelligence artificielle.

Sans parler explicitement d’attractivité ou de choc de l’offre, il est primordial de travailler sur cet aspect : préserver la performance de l’écosystème. Le ministère des armées doit pleinement jouer son rôle, notamment via les fonds d’investissement évoqués plus tôt dans la journée par le délégué général pour l’armement, tout en veillant à maintenir cet équilibre délicat et à ne pas imposer des contraintes excessives qui deviendraient dissuasives.

Mme Alice Rufo. La politique étrangère relève principalement du ministère des affaires étrangères, mais je peux apporter un éclairage du point de vue du ministère des armées. La France occupe aujourd’hui une position importante dans la région, notamment auprès de plusieurs de nos partenaires arabes. Nous entretenons des partenariats de défense et militaires particulièrement étroits avec certains pays du Golfe.

Depuis les attentats terroristes du 7 octobre, nous avons développé une action humanitaire qui nous a conduits à coopérer avec des pays comme la Jordanie, pour des livraisons aériennes effectuées au nord de Gaza, ou l’Égypte. Actuellement, la France plaide pour un cessez-le-feu à Gaza et au Liban. Nous déployons 700 militaires français au sud du Liban et nos partenariats de défense nous amènent à soutenir nos alliés, comme ce fut le cas lors des attaques de l’Iran, où nous nous sommes tenus aux côtés de la Jordanie, pays dans lequel nous disposons d’une base. De plus, nos bâtiments en mer Rouge ripostent en légitime défense aux attaques des Houthis.

D’un point de vue militaire, la position de la France est indéniablement singulière. Nous avons été les premiers à appeler à un cessez-le-feu, ce qui nous a d’ailleurs valu certaines critiques. Cette singularité ne se limite pas aux discours, elle s’appuie sur le fait que la France est reconnue dans la région pour sa capacité à dialoguer avec tous les acteurs. Nous maintenons des échanges avec l’Iran, comme en témoigne la rencontre entre le Président de la République et le Président iranien lors de l’assemblée générale des Nations unies. Nous entretenons des échanges avec l’ensemble des parties et développons des coopérations variées.

Notre présence significative dans la région renforce notre influence. Quoi qu’on en dise, la voix de la France demeure déterminante dans la résolution diplomatique de la situation très instable que traverse le Moyen-Orient.

M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie vivement pour vos réponses détaillées. J’exprime également ma gratitude à mes collègues pour la pertinence de leurs questions et leur participation.

 

*

*      *

 

La séance est levée à dix-neuf heures cinquante-cinq.

 

*

*      *

 

Membres présents ou excusés

Présents. - M. Yannick Chenevard, Mme Catherine Hervieu, M. Jean-Michel Jacques, Mme Murielle Lepvraud, Mme Anna Pic

Excusés. - M. Manuel Bompard, M. Bernard Chaix, Mme Cyrielle Chatelain, M. Thomas Gassilloud, Mme Clémence Guetté, Mme Lise Magnier, Mme Alexandra Martin, Mme Natalia Pouzyreff, Mme Mereana Reid Arbelot, M. Mikaele Seo, M. Boris Vallaud