Compte rendu

Commission de la défense nationale
et des forces armées

— Audition, ouverte à la presse, du vice-amiral d’escadre Éric Malbrunot, sous-chef d’état-major « plans » de l’état-major des Armées, sur l’économie de guerre.


Mercredi
20 novembre 2024

Séance de 9 heures

Compte rendu n° 23

session ordinaire de 2024-2025

Présidence
de M. Jean-Michel Jacques,
président

 


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La séance est ouverte à neuf heures.

 

M. le président Jean-Michel Jacques. Nous entamons ce matin notre cycle d’auditions consacrées à l’économie de guerre, qui durera jusqu’en janvier. Cette économie de guerre consiste, selon la dernière revue nationale stratégique, à pouvoir produire plus vite et à des coûts mieux maîtrisés pour soutenir un effort de guerre dans la durée, en cas de nécessité pour nos forces armées ou au profit d’un partenaire.

Plus de deux ans après le discours du président de la République à Eurosatory, il est apparu nécessaire au bureau de notre commission de faire un point sur le travail qui a été réalisé et celui qui reste à accomplir pour relever ce défi de l’entrée dans une logique d’économie de guerre, mais également pour améliorer la profondeur stratégique de nos forces armées, grâce à une base industrielle apte à soutenir dans la durée le recomplètement en munitions et en équipements d’unités engagées dans des combats de haute intensité, à forte attrition.

Pour débuter ce cycle, nous avons donc le plaisir d’accueillir le vice-amiral d’escadre Éric Malbrunot, qui est sous-chef d’état-major « plans » à l’état-major des armées. Les forces armées sont naturellement au cœur de l’économie de guerre à double titre : d’une part, elles expriment des besoins pour leurs équipements ; d’autre part, elles utilisent ces mêmes équipements sur les théâtres d’opérations.

Il sera donc très précieux de vous entendre sur vos attentes vis-à-vis de l’impulsion donnée par cette notion d’économie de guerre, mais aussi sur deux thématiques particulières. Il s’agit d’abord d’une thématique qui m’est chère : la simplification de l’expression des besoins par les armées. L’instruction ministérielle 1 516 a ainsi été transformée en instruction ministérielle 1 618. Peut-être pourrez-vous l’évoquer ?

Il s’agit ensuite de l’équilibre à retrouver entre masse et haute technologie pour nos équipements militaires. Ce dernier thème fera d’ailleurs l’objet d’une mission d’information qui débutera d’ici quelques jours.

M. le vice-amiral d’escadre Éric Malbrunot, sous-chef d’état-major « plans » de l’état-major des armées. Je suis très heureux d’avoir l’opportunité d’intervenir devant vous pour parler de l’économie de guerre, sujet au cœur de l’actualité. Les démarches sur l’économie de guerre ont été confiées à la direction générale de l’armement (DGA) qui les a menées selon sept axes d’effort : la visibilité, les commandes, la relocalisation, l’identification des goulets d’étranglement, l’optimisation des dispositifs internationaux, les ressources humaines et la résilience, la sécurisation de la base industrielle et technologique de défense. Je laisserai le délégué général pour l’armement, que vous recevez prochainement, détailler le travail effectué au niveau industriel et les résultats tangibles déjà obtenus, ainsi que ceux à venir.

Mon propos se limitera donc plus particulièrement à replacer les démarches sur l’économie de guerre dans leur contexte, mais j’évoquerai naturellement les questions que vous avez abordées à la fin de votre propos liminaire.

Je vous propose tout d’abord de réaliser un retour sur la notion d’économie de guerre, qui se caractérise par une période spécifique de l’histoire où les intérêts de la nation se résument à sa survie, face à une menace existentielle, ce qui justifie que l’effort de défense s’établisse à des niveaux supérieurs à 30 % du PIB. Elle s’accompagne généralement d’une baisse de la croissance de ce même PIB, d’une réduction de la consommation des ménages et de l’investissement privé, d’une forte inflation et d’un contrôle de l’économie par l’État, notamment par la nationalisation de certains moyens de production. Des ressources financières exceptionnelles sont mobilisées pour financer les dépenses de défense : création monétaire massive, augmentation des impôts, bons de guerre, emprunts de guerre, comme cela fut le cas durant les deux guerres mondiales.

Or, la dissuasion nucléaire, clé de voûte de notre défense nationale, est bien l’assurance-vie de notre pays face à toute menace existentielle. Cette considération est structurante.

À cet égard, si le conflit en Ukraine rappelle combien le dimensionnement de l’outil de production pour fournir les capacités à forte consommation ou attrition constitue un des facteurs clés pour les belligérants dans le cadre d’une guerre de haute intensité, nous devons nous garder de transposer intégralement la situation de l’Ukraine à notre pays.

Comme le précise la revue nationale stratégique de 2022, l’enjeu consiste à faire en sorte que « l’industrie française puisse soutenir un effort de guerre dans la durée, en cas de nécessité pour les forces armées ou au profit d’un partenaire ». L’objectif de l’économie de guerre n’est donc pas de contraindre l’industrie à produire à une cadence « temps de guerre » en régime permanent, au risque de surproduire ou de disposer de capacités redondantes sans réalité industrielle, mais bien d’instaurer une capacité industrielle prête à accélérer les cadences et diminuer les délais sur faible préavis. « Plus vite, plus fort et au moindre coût », comme l’a résumé le président de la République lors de son discours du 13 juin 2022.

Ensuite, l’économie de guerre n’est pas une fin en soi, mais un moyen de répondre aux besoins des armées dans l’hypothèse d’un engagement majeur, qu’il soit mené seul ou en coalition en tant que nation cadre. Le schéma théorique repose sur des armées encaissant le premier choc d’un tel engagement, avant que les cadences de production de notre industrie puissent compenser les matériels consommés, les munitions en particulier. Il existe donc un point d’équilibre à identifier entre le format des armées et la capacité et la réactivité des chaînes de production, au risque de générer des coûts insoutenables.

Notre analyse nous oriente par ailleurs vers la primauté et l’atteinte de la cohérence du modèle de notre armée, plutôt que de disposer seulement de l’effet de masse. Ainsi, notre démarche ne peut se résumer à avoir massivement recours aux acquisitions en urgence opérationnelle, comme l’ont fait des armées européennes en raison de leurs engagements successifs en Afghanistan et en Irak. Nous avons connaissance des conséquences néfastes de ces modes d’action et des difficultés que ces armées éprouvent à s’en remettre.

L’oubli du temps long se paye cher et durablement. Je tiens, à ce titre, à rappeler que nous sommes sortis récemment de plusieurs années de « dividendes de la paix » et d’opérations principalement de contre-insurrection, durant lesquelles les conflits étaient plutôt choisis qu’imposés. Aussi les lois de programmation militaire (LPM) successives ont financé un modèle d’armée qui reposait sur la satisfaction des besoins des opérations en cours et des contrats opérationnels, laquelle ne prenait pas totalement en compte une forte consommation de munitions ou une attrition potentielle.

Ainsi, dans un contexte de montée en puissance de nos compétiteurs, la LPM militaire 2019-2025 a eu pour ambition, dans un premier temps, de réparer ces années de « dividendes de la paix » et de moderniser les armées, afin qu’elles puissent mieux mener leurs opérations et tenir leurs contrats opérationnels. Face à la dégradation accrue du contexte international et à l’émergence de menaces nouvelles, l’actuelle loi de programmation militaire capitalise sur la précédente et poursuit l’ambition de renforcer les fondamentaux de notre défense, qui reposent sur la dissuasion nucléaire, sur des forces de souveraineté et des capacités de projection et d’intervention, seuls ou en coalition, sous bref préavis, partout dans le monde.

Simultanément, nous devons relever le défi de l’émergence de la conflictualité dans le cyber et dans le spatial, qui recouvre notre capacité à faire face à un engagement majeur et à des affrontements de haute intensité. Il s’agit enfin de tirer parti de ruptures technologiques et d’innovations dans les domaines de la robotique, des drones, de la technologie quantique et de l’intelligence artificielle.

Cette LPM porte ainsi l’effort de défense à hauteur de 2 % du PIB, afin de remplir l’ambition fixée sur une trajectoire de ressources budgétaires qui, comme le stipule son article 4, s’entend comme un minimum pour que les armées françaises soient capables de répondre aux enjeux d’une hypothèse d’engagement majeur, et ainsi sortir d’une logique de modèle d’armée construit uniquement sur la base de la satisfaction des contrats opérationnels.

À cette fin, les garanties de LPM définies par les articles 4 et 5 seront plus que jamais nécessaires en raison des missions nouvelles venues s’ajouter au plan initial : le soutien massif et dans la durée à l’Ukraine, l’engagement et la guerre navale en mer Rouge, l’évacuation de ressortissants à Haïti, le soutien à la population palestinienne à Gaza, la participation à l’organisation des Jeux olympiques et paralympiques, le soutien au ministère de l’intérieur en Nouvelle-Calédonie.

Nous sommes bien conscients que l’effort de la nation pour sa défense, justifié par l’évolution du contexte, confère une forte responsabilité à l’ensemble du ministère, en particulier dans le contexte difficile que nous connaissons pour les finances publiques. Aussi, l’état-major des armées veille très soigneusement à ce que chaque euro dépensé soit bien dépensé.

Le premier axe de la stratégie militaire générale, la participation des armées au renforcement de la cohésion nationale, précise à ce titre que si le lien entre les armées et le monde économique en général, et l’industrie en particulier, n’est pas direct, les armées peuvent pleinement contribuer à l’effort national, guidées par une utilisation optimale des moyens mis à disposition. L’état-major des armées s’évertue également à trouver des solutions novatrices pour contenir les dépenses, faire pivoter rapidement les armées pour répondre aux enjeux d’une hypothèse d’engagement majeur dans le temps de cette LPM et faciliter le travail de la base industrielle et technologique de défense (BITD).

Ainsi, le ministère a mis en œuvre de manière volontariste une programmation souple capable de financer une partie des dépenses nouvelles en raison d’une évolution favorable des conditions économiques.

Une force d’acquisition réactive composée de personnels de l’état-major des armées et de la DGA a également été créée pour traiter rapidement l’ensemble du processus d’acquisition sur des besoins ciblés. Elle a par exemple permis l’acquisition d’une capacité additionnelle de défense sol-air VL Mica, qui a été mise en œuvre dans le cadre des Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024.

Les armées repensent enfin leurs besoins sous le triptyque coût-délai-performance. En effet, durant les décennies de dividendes de la paix, la performance a bien souvent été retenue comme le critère de premier rang afin de maintenir les compétences clés au sein de la BITD. L’objectif a été atteint en entretenant soigneusement les compétences de haut du spectre des différentes industries de défense.

Nous sommes bien conscients de la loi d’Augustine, ancien directeur de Lockheed Martin et ancien secrétaire de l’US Army dans les années 1970, qui prédisait qu’en raison de l’augmentation exponentielle du coût des avions de chasse, le budget de la défense américain ne permettrait plus de financer que l’achat d’un seul appareil en 2054. Nous veillons donc à définir le besoin militaire au bon niveau d’ambition, c’est-à-dire à éviter la surspécification tout en recherchant un avantage sur nos compétiteurs. Nous cherchons également à différencier les capacités, entre les armes de décision de haute technologie comme les missiles Scalp et les armes d’usure ou d’attrition, de plus basse technologie, comme les obus de 155 millimètres. L’achat sur étagère d’armes d’usure ou d’attrition nous demande aussi, collectivement, de réinterroger le besoin de souveraineté. En matière de drones, par exemple, le besoin de souveraineté me semble davantage associé aux charges utiles qu’aux vecteurs.

Avec la direction générale de l’armement, nous étudions des mesures dérogatoires aux normes existantes pour le temps de crise. Il s’agit d’éviter la surréglementation pour gagner du temps et privilégier la norme la plus adaptée, par exemple une base de normes civiles pour la construction navale ou des normes Otan qui sont partagées par tous pour les munitions, pour gagner en efficacité. À cet effet, il est nécessaire de retrouver une culture du risque en recherchant un juste équilibre entre le bénéfice opérationnel que nous pourrons retirer de ces adaptations, en termes de quantité ou de rapidité de production, et les risques encourus. Nous devons également améliorer notre capacité à traiter les obsolescences pour mieux rentrer dans une logique de réutilisation des matériels et technologies et faciliter le maintien en condition opérationnelle de ces matériels.

L’état-major des armées étudie les retours d’expérience ukrainiens en mer Rouge. Ils montrent que, à ce stade, aucune capacité n’est disqualifiée, mais que les répartitions entre les types d’équipements pourraient changer. Par exemple, l’utilité des chars de combat ou des véhicules blindés lourds n’est pas remise en cause, mais ces capacités, dans le contexte de la guerre en Ukraine, constituent des cibles dont la survivabilité est faible à proximité de la ligne de front.

La réinternalisation de certaines tâches de soutien qui ont été transférées aux industriels est également recherchée pour augmenter les disponibilités et améliorer l’autonomie logistique des unités déployées avec un soutien in situ. Nous cherchons enfin à exploiter les dernières innovations en faisant varier leur niveau d’intégration. Par exemple, la vidéo d’une nouvelle caméra ou d’une optronique infrarouge n’a pas nécessairement besoin d’être intégrée au système de combat d’un navire. Ces réflexions sont de nature à diminuer les coûts et les délais, notamment des délais d’intégration, de façon à disposer rapidement de ces capacités.

En synthèse, les priorités des armées sont assez simples. La première est la suivante : la LPM, toute la LPM et rien que la LPM, comme l’a déjà indiqué le chef d’état-major des armées. Cela implique notamment le respect des garanties prévues dans les articles 4, 5 et 6. Bien sûr, cette LPM représente un effort très important pour la nation, mais il est équilibré, à hauteur d’un peu plus de 2 % du PIB. Il faut se souvenir qu’il atteignait 3 % durant la guerre froide, dans les années 1970. Cette LPM a pour objet principal de redonner l’épaisseur et la cohérence nécessaires aux armées pour encaisser le premier choc d’un possible engagement majeur, dans un contexte où le recours à la force s’est banalisé.

La deuxième priorité consiste à poursuivre nos efforts pour exploiter les innovations au plus vite, en particulier dans les domaines des drones, des armes à énergie dirigée, de l’intelligence artificielle, du quantique ; quitte à prendre des risques mesurés.

Enfin, la troisième priorité vise à accompagner la BITD avec la direction générale de l’armement, pour qu’elle soit en mesure de produire plus, plus rapidement et moins cher.

M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie pour ce propos introductif, qui souligne bien la complexité des dossiers que vous devez gérer. Il est d’usage d’appeler « programmes à effet majeur » ceux qui durent parfois des décennies, mais les programmes à temps court peuvent également avoir des effets majeurs.

Je cède à présent la parole aux orateurs de groupe.

M. Thierry Tesson (RN). Après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le président Emmanuel Macron a annoncé vouloir lancer le chantier de l’économie de guerre. Depuis, ce thème a fait florès, symbole d’un réveil industriel, d’une France se positionnant en leader de la défense européenne. Nous ne contestons pas la nécessité d’accroître nos capacités de production. Face au risque d’un engagement majeur avec une armée sous-dimensionnée pour ses missions actuelles, il est crucial d’augmenter nos stocks d’équipements et de munitions.

Si les déclarations du président la République vont dans le bon sens, elles demeurent davantage une intention que des actions au service d’une réelle remontée en puissance, pour deux raisons principales. Tout d’abord, les choix semblent davantage motivés par le contexte médiatique de la guerre en Ukraine plutôt que par une cohérence stratégique globale.

L’artillerie et les missiles ont été mis à l’honneur. Pourtant, l’armée souffre d’une trop faible réserve d’équipements qui se sont révélés cruciaux en Ukraine. Presque aucun effort n’a, par exemple, été réalisé pour augmenter nos capacités de production de blindés légers, de chars de combat ou d’équipements individuels du fantassin.

Enfin, il est crucial pour nos industriels de disposer de commandes planifiées à travers un calendrier clair. À cet égard, la présente loi de programmation est revenue sur un nombre conséquent de commandes opérées par la précédente, notamment 48 Rafale, 15 A400M, des frégates de défense et d’intervention et 500 blindés Griffon ou Jaguar.

De fait, très peu de lignes de production ont été réellement ouvertes. Nous restons sur les modèles dits de « dividendes de la paix », qui ne préparent en aucun cas les guerres de demain. Selon vous, quel équipement nécessite aujourd’hui le plus d’efforts quant à notre capacité de production, notamment en fonction des retours d’expérience de la guerre en Ukraine comme des conflits au Moyen-Orient ?

M. le vice-amiral d’escadre Éric Malbrunot. Nous prenons grand soin à travailler sur le retour d’expérience de la mer Rouge et de l’Ukraine, mais sans en faire des vérités absolues. Le conflit en Ukraine est maintenant statique ou quasiment statique ; la ligne de front est stabilisée. De très nombreux d’équipements sont mis en place pour assurer justement cette stabilité du front. Je pense notamment à la guerre électronique, aux dispositifs de brouillage et aux systèmes de détection des drones (systèmes radar, visuels, acoustiques).

Dans le sud de la mer Rouge, les opérations se déroulent dans une mer presque fermée comme la mer Noire, avec un point de passage obligé, le détroit de Bab el-Mandeb. Ce conflit est donc limité à une zone restreinte. Cela se traduit par une pression exercée sur les flottes, mais qui est qui complètement maîtrisée, notamment par la marine française.

Vous avez parlé de cohérence globale au sujet de cette LPM, en évoquant notamment les chars lourds et la production de blindés légers. S’agissant des chars lourds, le programme MGCS, un programme de temps long, est en cours. Nous sommes en effet attachés à deux piliers pour la définition du modèle d’armées : le temps court et le temps long.

Sur le temps court, il s’agit d’adapter l’existant aux différents enseignements tirés, il n’est pas possible de produire un bateau comme cela pouvait être le cas des liberty ships durant la deuxième guerre mondiale. Je pense notamment aux véhicules de l’avant blindés (VAB) Arlad équipés pour la lutte anti-drones, au même titre que les Serval. Pour la marine, cela concerne l’installation d’équipements électroniques, notamment l’équipement des frégates multimissions (Fremm) avec des conduites de tir électromagnétiques. D’autres adaptations concernent également l’aviation de chasse.

Simultanément, il nous faut penser au temps long, celui qui relève des instructions pour les opérations d’armement. Ainsi, le porte-avions nouvelle génération (PANG) doit arriver en service en 2038 et servira jusqu’en 2080, le Rafale durera jusqu’en 2060. Il nous faut donc trouver un équilibre entre-temps court et temps long.

Certaines armées européennes ont ainsi privilégié les urgences opérationnelles basées sur leurs enseignements immédiats des conflits, notamment en Afghanistan ou en Irak, en délaissant les investissements du temps long ou en abandonnant des capacités qui sont extrêmement longues à reconquérir. En réalité, ce pilier du temps long est fondamental. Sur le temps court, nous privilégions le calendrier, la délivrance, les coûts, quitte à accepter de moindres performances. Dans le temps long, nous privilégions la performance, tout en maîtrisant également le calendrier.

S’agissant des efforts de production, je laisserai le délégué général pour l’armement vous faire part de sa vision. Il existe un débat en cours chez les industriels sur les garanties concernant la création de nouvelles lignes de production. Les cadences de production sont de fait fréquemment augmentées. Ainsi, KNDS a augmenté les cadences de production du Caesar et MBDA celles du Mistral ; la production des Aster a été simplifiée. Mais il faut également éviter de créer des lignes dont la production ne bénéficierait pas de la garantie de commandes suffisantes.

M. Sylvain Maillard (EPR). Au fond, comme cela ressort de votre exposé, derrière ce vocable d’économie de guerre, il faut avant tout voir une volonté politique. À nos yeux, il est particulièrement indispensable de recréer un socle industriel solide, efficace et mobilisable en cas de conflit de haute intensité. Cet impératif est d’autant plus prégnant dans le domaine de l’industrie de l’armement que la constitution de stocks, la formation des salariés et l’investissement productif doivent se planifier sur plusieurs années.

À cet égard, nous pouvons saluer les progrès accomplis depuis le discours du président de la République de juin 2022, en termes de financement, de visibilité et donc de garantie pour nos industriels. Cette action a permis de dynamiser la production, mais aussi de relancer les projets de développement des outils productifs.

Dans cette perspective, l’un des sujets demeure encore et toujours la simplification, qu’il s’agisse des procédures, des délais ou des cahiers des charges. Ce sujet apparaît d’autant plus essentiel qu’une part significative de notre base industrielle et technologique de défense est composée de petites et moyennes entreprises (PME) et de très petites entreprises (TPE) sur lesquelles les contraintes administratives pèsent particulièrement lourd.

Un choc de simplification avait été demandé aux services du ministère au printemps dernier. Où en sommes-nous ? En matière de redynamisation de notre BITD, le mieux n’est-il pas l’ennemi du bien ? Enfin, avez-vous pu avancer sur le financement de nos PME et de nos grandes entreprises, l’accès au crédit et aux financements externes ?

M. le vice-amiral d’escadre Éric Malbrunot. Le financement des PME ne relève pas de ma compétence, mais je peux évoquer la manière dont nous travaillons avec ces entreprises, notamment en matière de simplification des procédures, des délais et des cahiers des charges. Le retour d’expérience ukrainien est à ce titre intéressant, la simplification des normes, parfois à l’excès, est riche d’enseignements. L’intégration des normes Otan dans le corpus documentaire français n’est pas totale. Je pense notamment aux munitions Otan que nous requalifions avant de les donner aux armées. En conséquence, nous travaillons avec la DGA à lever quelques barrières dans ce domaine.

En matière de délais et de cahier des charges, nous menons également un travail important sur les spécifications. En effet, une partie des retards observés dans des programmes passés étaient notamment liés aux spécifications parfois trop pointues demandées par les armées, dans la recherche de performances élevées. Désormais, nous sommes toujours préoccupés par la recherche du « juste suffisant », le good enough.

Ces démarches permettent d’intégrer des PME et des ETI. J’en veux pour preuve la démarche Perseus lancée par les armées, notamment par la marine : lorsque les tests sont concluants et que le premier niveau de fonctionnement est atteint, le système peut embarquer sur un bateau, sur un avion, sur le terrain. De fait, certaines PME parviennent à développer des équipements extraordinaires avec peu d’argent et sans aucun financement de l’État ou sans être adossées à un grand groupe. Je suis fasciné d’observer, dans les salons comme Euronaval, la créativité de certaines entreprises. Perseus permet ainsi d’embarquer les PME à bord et de leur faire tester leur équipement dans un environnement exigeant. Il peut s’agir de grands exercices comme Orion ou Polaris, qui regroupent des équipements de différentes nationalités, dans un environnement électromagnétique très dense.

Des telles actions permettent de lever une partie des contraintes administratives : si les équipements sont bons, ils peuvent être embarqués, y compris dans un contexte opérationnel. Ces exercices offrent également l’opportunité d’intégrer le personnel des PME et des TPE dans les camps de manœuvre de l’armée de terre, sur un bateau ou sur une base aérienne, les faisant ainsi progresser. Nous ne proposons pas directement d’argent, mais nous partageons des données, qui n’ont pas besoin d’être blanchies, ce qui contribue également à la progression des systèmes.

M. Arnaud Saint-Martin (LFI-NFP). En 2022, face au conflit ukrainien, le président de la République a déclaré que nous serions entrés dans une « économie de guerre », expression désormais devenue un « mantra ». Nous sommes pourtant bien loin d’une économie de guerre, à strictement parler, pour plusieurs raisons. D’abord, nous ne sommes pas en guerre techniquement. Ensuite, une économie de guerre nécessiterait une mobilisation massive de la population et des dépenses militaires qui pourraient atteindre 5 % à 10 % du PIB.

J’aimerais vous interroger sur les difficultés actuelles que rencontrent nos industries de défense. Tout d’abord, alors que la France est le deuxième exportateur d’armes à l’échelle mondiale, notre armée pâtit de manques de capacité, à l’image de la moitié de la flotte des NH90 Caïman, faute de pièces de rechange et en raison d’une production de munitions trop faible en cas de conflit de haute intensité. Ne serait-il pas plus pertinent de prioriser nos besoins nationaux au lieu de répondre aux commandes étrangères ? Quelles actions sont réalisées afin de favoriser la relocalisation de nos entreprises de défense ?

Ensuite, puisque 30 % des entreprises d’armement seraient concernées par des problèmes d’approvisionnement en 2024, qu’en est-il de leur diversification et de leur sécurisation ? L’autonomie stratégique en la matière n’est-elle qu’un vœu pieux ? Par ailleurs, les difficultés d’élévation des cadences sont aussi liées aux problèmes de recrutement. De nombreuses entreprises sont concernées, comme Centralp. En dehors de la campagne d’accompagnement des dirigeants ou des ressources humaines, avez-vous connaissance de réflexions quant à l’attractivité des carrières sur le temps long et des conditions de travail de ces métiers, qui sont en tension ?

Enfin, sur le plan strictement financier, comment protéger nos entreprises de l’investissement potentiel de fonds vautours et de spéculateurs susceptibles de compromettre notre souveraineté dans un secteur aussi critique ? Est-il d’ailleurs bien raisonnable de privilégier la coopération européenne et de partager nos compétences techniques avec des partenaires à l’attitude parfois douteuse, afin de réduire les coûts de nos équipements du futur ?

M. le vice-amiral d’escadre Éric Malbrunot. Vous évoquez un manque de capacités, en citant notamment les Caïman et les munitions. Encore une fois, nous avons connu une période de trente ans de sous-investissement, qui n’a commencé à être réparée qu’à partir de la première LPM. La seconde LPM poursuit bien l’effort de consolidation. Nous sommes conscients qu’il s’agit d’un effort considérable pour la nation, qui nous oblige.

En matière de munitions, les cadences de production des obus de 155 millimètres et des missiles se sont accélérées. Cependant, il n’est pas possible d’augmenter énormément les cadences des munitions complexes. Par ailleurs, fruit de l’époque des dividendes de la paix, la production est souvent partagée entre plusieurs pays. Parfois, le circuit n’est pas optimal par rapport à une chaîne de production classique, comme en automobile, où l’usine est entourée de ses sous-traitants.

Nos besoins nationaux font également l’objet d’un équilibre extrêmement soigneux entre nos propres besoins et l’aide apportée à l’Ukraine. Cette vigilance fait l’objet de toute l’attention de l’état-major des armées. Concernant la relocalisation de nos entreprises de défense, je pense à l’usine Eurenco de Bergerac, qui doit doubler sa production de charges propulsives. Ensuite, la souveraineté de la France s’appuie notamment sur sa dissuasion, qui nous oblige à produire de manière maîtrisée l’ensemble des composants en France.

En matière d’approvisionnement, un travail spécifique est mené par la DGA, qui viendra vous l’exposer, concernant le sourcing des différents composants et l’éventualité de rapatrier certaines productions. La guerre en Ukraine a entraîné une très forte réflexion sur les chaînes d’approvisionnement, parfois jusqu’aux septième ou huitième niveaux de fournisseurs sous-traitants, en mettant à jour des PME qui dépendent beaucoup des commandes militaires, qui constituent leur seule activité. Dans d’autres cas, l’activité défense est marginale dans les PME et il convient alors de s’assurer du maintien de leur approvisionnement.

S’agissant du recrutement, le plan de fidélisation lancé par le ministre porte ses fruits. Plusieurs dispositions y contribuent, notamment dans la LPM. Le fait pour les personnels de pouvoir rester au-delà de la limite d’âge a été extrêmement bien utilisé et a permis de conserver des cadres, des sous-officiers et des officiers. Les efforts accomplis sur les grilles indiciaires et la nouvelle politique de rémunération doivent également être relevés.

Dans le cadre d’une économie de guerre, les entreprises doivent s’organiser pour disposer de capacités particulières. Cette question a souvent été soulevée concernant les soudeurs. La Haute école de formation soudage (Hefaïs) est ainsi née sous l’impulsion d’EDF, Naval Group, Orano et des Constructions mécaniques de Normandie (CMN). Les personnels formés sont ensuite employés dans les entreprises locales, ce qui permet également de générer des flux de compétences extrêmement rares. En effet, il faut plusieurs années de formation et de compagnonnage à un soudeur pour réaliser des soudures de tôles épaisses, par exemple pour des bateaux.

Mme Marie Récalde (SOC). J’ai grand plaisir à vous retrouver, ayant eu l’opportunité de vous rencontrer lors d’un déplacement de la commission de la défense en 2016, sur le porte-avions que vous commandiez à l’époque.

Le conflit ukrainien a conduit notre pays à placer l’industrie de la défense en économie de guerre. Mais le passage à une économie de guerre, comme vous nous l’avez indiqué, s’avère difficile : notre pays est confronté à des réalités industrielles trop longtemps ignorées. En conséquence, les différentes dimensions d’une économie de guerre ne sont pas réunies aujourd’hui en France, pas plus qu’en Europe.

Il n’existe pas de mobilisation massive de la population, la taille des armées et l’ampleur des opérations n’ont pas conduit à un niveau de dépenses supérieur à 5 % du PIB, faisant de la défense un acteur marginal de l’économie. Enfin, il n’existe pas d’industrie mobilisable de taille suffisante au service des armées. Pourrait-on parler, comme le fait M. Renaud Bellais, chercheur à la Fondation de la recherche stratégique (FRS), d’une « industrie bonsaï », pendant d’une armée échantillonnaire ? Nous n’irons pas jusque-là, mais la question mérite d’être posée. Nous avons besoin de retrouver une profondeur industrielle pour être capables de soutenir un effort de guerre dans la durée.

Cela peut-il impliquer la réévaluation de nos besoins en termes de puissance du matériel, d’adapter nos marchés publics et privés et de chercher en priorité du matériel « made in France » ou « made in Europe » ? Quel regard portez-vous sur une politique de commandes publiques européenne et sur une défense de l’Europe – je n’ose parler d’Europe de la défense ? Enfin, comment consolider le marché des sous-traitants ?

M. le vice-amiral d’escadre Éric Malbrunot. L’industrie a consenti de grands efforts pour produire. Le ministre a ainsi demandé aux entreprises de disposer de stocks stratégiques. En effet, une partie de l’économie de guerre réside dans la capacité des armées à encaisser le premier choc, pour permettre ensuite aux entreprises d’augmenter les capacités. En conséquence, le débat porte sur le bon dimensionnement de cette capacité d’accélération, les bons points de réglage, pour utiliser l’argent public à bon escient. La DGA s’assure ainsi d’évaluer le talon de production minimal, qui permet ensuite d’accélérer la production de tel équipement ou de tel missile.

Vous avez également mentionné une « industrie bonsaï », mais ce qualificatif ne me semble pas approprié pour le deuxième exportateur d’armes au monde. On pourrait plutôt parler de « baobab ». Par ailleurs, je récuse le terme « d’armée échantillonnaire » ; nous disposons d’un modèle d’armée complet. L’armée française est une référence à la fois en termes d’entraînement et de valeur opérationnelle. C’est une armée qui compte, en Europe et au sein de l’Otan. Je tiens également à souligner l’engagement de nos troupes au service de la paix et pour le maintien de la paix en Europe.

Vous avez par ailleurs parlé d’adaptation des marchés publics français ou européens. Nous menons ce combat, notamment dans le cadre de l’Agence européenne de défense, organisme qui permet de développer les capacités européennes et dans lequel la voix des États membres peut être portée. Nous suivons avec attention le développement des fonctions du commissaire européen à la défense. De fait, de nombreux projets européens concernent le développement capacitaire. Nous sommes directement impliqués dans ces domaines et la France a explicitement demandé que les investissements européens ne puissent pas échoir à des projets dont au moins 65 % de la conception n’est pas européenne. Il s’agit d’éviter que les productions sous licence de matériels étrangers ne bénéficient de fonds européens. Ce travail en faveur de la BITD est en route et la France s’est battue pour conserver ce seuil significatif de production européenne.

M. Damien Girard (EcoS). Depuis le discours d’Eurosatory du président de la République, la France s’adapte au durcissement du contexte international. La mise en place du concept d’économie de guerre vise à garantir les capacités suffisantes pour défendre nos intérêts. En effet, l’excellence technologique n’est pas suffisante, en-deçà d’une certaine masse critique pour assurer la supériorité opérationnelle.

Produire plus vite et avec davantage de flexibilité est un objectif que nous partageons. Il s’adapte cependant de façon variable à nos différents équipements. Ainsi, nos navires de surface ne peuvent être remplacés rapidement en cas de perte ou de besoin soudain. J’ai d’ailleurs déjà eu l’occasion de lancer une alerte par un amendement d’appel sur notre sous-dotation chronique en la matière. L’objectif de quinze frégates de premier rang est plus que réduit pour assumer les responsabilités de la deuxième zone économique exclusive du monde et la protection de nos nombreux territoires dits d’outre-mer. À titre comparatif, l’Italie vise un objectif de seize frégates de premier rang, alors que sa zone d’intérêt maritime est bien plus réduite.

Estimez-vous notre marine suffisamment dotée en navires de surface, notamment de premier rang, pour assurer correctement l’ensemble de ses missions ? Un engagement naval de haute intensité est-il envisageable à moyens constants de l’actuelle loi de programmation militaire ?

M. le vice-amiral d’escadre Éric Malbrunot. Le nombre de frégates de premier rang de la marine fait l’objet d’une mutualisation entre les besoins pour assurer la fonction dissuasion, la fonction protection - sauvegarde et la fonction intervention.

Vous avez évoqué la zone économique exclusive et l’outre-mer. Effectivement, après une période de réduction temporaire de capacités assez sensible, notamment avec la fin de vie des patrouilleurs de 400 tonnes, nous recevons à présent les patrouilleurs d’outre-mer (POM), des bateaux dotés de grandes capacités. Il faut également évoquer les bateaux de soutien et d’assistance outre-mer, qui se couplent aux frégates de surveillance. La LPM prévoit également à terme la commande de la première corvette hauturière, destinée à remplacer les frégates de surveillance. Par conséquent, sur l’outre-mer, le dispositif est en voie de reconsolidation.

Puisqu’il est question d’outre-mer, il faut aussi mentionner le programme Avsimar concernant les avions de surveillance et d’intervention maritime qui vont remplacer les Falcon 200 Gardian en Polynésie et en Nouvelle-Calédonie, ce qui permettra de disposer d’une flotte homogène sur la base de Falcon 2000, lesquels offriront des moyens de surveillance très importants de la zone économique exclusive.

Par ailleurs, l’état-major regarde l’apport potentiel des drones solaires de haute altitude, comme les pseudo-satellites, les HAPS (high-altitude platform stations) comme le Zéphyr ou le Stratobus de Thales et Airbus. Cet apport pourrait garantir une persistance au-dessus de nos zones économiques exclusives – je rappelle à ce titre que la Polynésie a une taille similaire à celle de l’Europe –, de surveiller et d’éviter la prédation de nos ressources, notamment halieutiques.

S’agissant de la partie marine, les frégates sont mutualisées sur un engagement majeur naval de haute intensité. Il se fera très probablement en coalition, afin d’atteindre la masse nécessaire. Il faut également mentionner le remplacement des frégates légères furtives par les frégates de défense et d’intervention. À ce sujet, les essais de la première frégate de défense et d’intervention, l’Amiral Ronarc’h, sont satisfaisants. Il s’agit d’un bâtiment prometteur dans sa tenue à la mer, doté de particularités comme son étrave inversée et sa silhouette étonnante. Ces bateaux seront équipés d’Aster et dotés des derniers radars Sea Fire de Thales. Cet ensemble remarquable sera composé de quinze frégates de premier rang extrêmement homogènes, à la fois pour les missions de la dissuasion, la protection d’un groupe aéronaval ou d’un groupe amphibie.

M. Christophe Blanchet (Dem). Comme vous l’avez souligné, l’enjeu consiste bien à augmenter la cadence de production en cas de conflit, notamment de haute intensité, et à faire face, après le premier choc, grâce à notre capacité à produire plus vite, à des coûts maîtrisés. Vous avez rappelé très justement la nécessaire maîtrise des matières premières pour continuer à assurer l’unité de production. Vous avez également évoqué la main-d’œuvre et avez à ce titre mentionné la Normandie, ce dont je vous remercie.

En revanche, vous n’avez pas souligné le rôle central de l’énergie. Si nous ne maîtrisons pas notre énergie, nous ne pouvons simplement pas produire. Or, d’après les dernières données Eurostat, en matière énergétique, la France dépend d’importations à 52 % et l’Europe à 70 %. Nous réussissons uniquement à maintenir un cap de 52 % d’importation grâce à notre parc nucléaire. Pour autant, deux puissances ne dépendent plus de leur énergie et en sont même exportatrices : la Russie de Vladimir Poutine et les États-Unis de Donald Trump.

L’histoire prouve que celui qui maîtrise l’énergie maîtrise finalement le conflit. Le président Trump, dans le cinquième point de son programme, précise très clairement sa volonté de faire des États-Unis la première puissance mondiale en matière énergétique, toutes énergies confondues. Il ajoute qu’il taxera Framatome à hauteur de 20 %, ne permettant plus à cette entreprise, notre outil nucléaire national, de pouvoir se développer. De plus, des centrales nucléaires se développent un peu partout dans le monde.

Comment augmenter la cadence de production, s’il n’y a plus assez d’énergie ou si l’on ne maîtrise pas notre énergie ? La guerre de demain la plus menaçante n’est-elle pas celle de l’énergie ? Comment pouvons-nous nous armer contre elle ?

M. le vice-amiral d’escadre Éric Malbrunot. La défense de l’énergie passe aussi par la maîtrise de nos outre-mer, qui disposent de richesses importantes. S’agissant de la sécurisation et de l’internalisation du nucléaire, l’essentiel relève du pouvoir politique. En revanche, les armées participent directement à la sécurisation de nos voies d’approvisionnement. La marine intervient dans le cadre de la mission Aspides en mer Rouge, à laquelle contribue également l’armée de l’air depuis Djibouti, qui vise à sécuriser le passage des bateaux à travers le détroit de Bab el-Mandeb.

Ensuite, compte tenu de la taille de notre pays, qui n’est pas comparable à celle des États-Unis et de la Russie, nous ne pouvons pas être intégralement indépendants sur le plan énergétique. Mais la marine contribue également activement à la sécurisation des voies maritimes d’approvisionnement en Europe. Ainsi, 30 % du trafic mondial transite par le Pas-de-Calais.

M. Bernard Chaix (UDR). Dans un contexte de tensions géopolitiques inédites depuis la guerre froide, de nombreux pays sont effectivement entrés en économie de guerre. Avec plus de 7 % de son PIB dédié à la défense et la réorganisation totale de son commerce extérieur, cette configuration permet à la Russie d’avancer encore dans le Donbass, rendant plus difficiles les négociations de paix à venir.

Contrairement à la Russie, à l’Ukraine ou à Israël, la France n’a pas vocation à atteindre ce niveau d’économie de guerre. Cependant, le groupe UDR est convaincu que seule la réaffirmation de la France comme grande puissance militaire nous permettra de peser dans le nouvel ordre international qui s’annonce. Aussi, les efforts considérables portés par nos fleurons industriels afin d’accélérer la cadence de production sont admirables. Dans ce contexte, il est indispensable d’alléger le cahier des charges et les procédures qui pèsent sur eux.

Il conviendra aussi d’assurer les investissements nécessaires pour nos PME du secteur, aujourd’hui sous-financées, alors même qu’elles doivent aussi maintenir cette nouvelle cadence. Bien qu’essentiel, l’enjeu pour nos armées ne réside pas uniquement dans l’acquisition de nos équipements. Par leur nature duale, à la fois civile et militaire, les entreprises de taille intermédiaires (ETI) et les PME contribuent à l’émergence de nouvelles technologies essentielles à la conduite de la guerre, comme l’intelligence artificielle ou les technologies quantiques.

Quelles solutions sont-elles envisagées pour faciliter l’accès à des investissements privés pour les PME et TPE du secteur de la défense, qui contribuent à notre excellence technologique et permettront, demain, de « gagner la guerre avant la guerre », comme le disait le chef d’état-major des armées ?

M. le vice-amiral d’escadre Éric Malbrunot. Les normes constituent parfois un frein pour les PME, qui les empêche de pouvoir intégrer la commande publique de défense. La démarche Perseus vise précisément à permettre aux PME de mieux intégrer l’écosystème de défense, au travers de tests sur le terrain et par le contact direct avec les opérationnels, pour pouvoir mieux cerner leurs besoins. Dans ce cadre, les armées veillent à proposer des cahiers des clauses techniques raisonnables pour permettre un accès au plus grand nombre possible d’entreprises, y compris des petites entreprises. Nous aidons ainsi des sociétés à caractériser des cas d’usage de leurs équipements. Récemment, la marine a testé les capacités de brouillage du drone Athlon dans une séquence appelée « Wildfire ». Un bateau de la marine est ensuite parti avec ce système en opération et y a rencontré un succès certain. Lors des salons, nous allons principalement découvrir de nouvelles entreprises de taille moyenne et petite.

Par ailleurs, dans les armées, l’innovation est vraiment délocalisée, à travers le centre d’expertise aérien militaire (CEAM), le centre d’expertise des programmes navals à Toulon, la section technique de l’armée de terre (Stat) ou la structure intégrée du maintien en condition opérationnelle des matériels terrestres (Simmt) pour l’armée de terre. En résumé, les armées s’engagent dans une démarche forte vis-à-vis des PME de la BITD, au-delà des acteurs majeurs de l’industrie de défense.

 

M. le président Jean-Michel Jacques. Nous passons maintenant à une séquence de quatre questions complémentaires, en commençant par une première série de deux questions.

Mme Caroline Colombier (RN). Le respect de la LPM dotée d’un budget porté à 50,5 milliards d’euros en 2025 masque les surcoûts des opérations extérieures (Opex), les gels de crédits et les reports de charges. L’année prochaine verra donc probablement le report de programmes d’armement. Dans ces conditions, nous doutons que les éléments soient réunis pour parler complètement d’économie de guerre.

L’augmentation des cadences de production chez Dassault et KNDS France est liée au succès à l’export et non à la volonté politique du président Macron. Pour tenter de résoudre cet écart entre les besoins de nos forces et notre capacité de production, il est nécessaire de lutter contre l’excès de normes. Je pense au règlement européen Reach qui instaure un régime coûteux pour le rejet des substances chimiques, ce qui a pour conséquence de rallonger le délai de production des munitions.

Par ailleurs, les critères ESG limitent le financement des industries de l’armement par le secteur bancaire. Enfin, beaucoup de normes issues du monde civil ne sont pas toujours pertinentes lorsqu’il s’agit d’équipements militaires. En ce sens, quelle est votre perception de l’impact de l’inflation normative sur vos travaux de planification ?

M. Frédéric Boccaletti (RN). Comment parler d’économie de guerre lorsque nous peinons encore à rénover notre parc maritime ? Je pense notamment à nos NH90 et à nos frégates. L’économie de guerre est avant tout une volonté, une vision pour nos armées. Amiral, pensez-vous que nos ambitions, actées dans le Livre blanc 2013 ou encore dans la dernière LPM, permettent à nos industriels de se projeter pleinement dans cette économie de guerre ?

Enfin, le sous-dimensionnement prévu dans les textes n’est-il pas un frein ? On ne dénombre ainsi que quinze frégates de premier rang et seulement sept patrouilleurs hauturiers. Qu’en est-il par ailleurs des chasseurs de mines ?

M. le vice-amiral d’escadre Éric Malbrunot. La norme Reach, dont les bénéfices environnementaux sont réels, a effectivement été extrêmement pénalisante dans le cadre de l’économie de la guerre et des munitions. Il a fallu une dizaine d’années pour retrouver le niveau de performance en portée et en létalité, avec des substances différentes. Cependant, nous veillons à demeurer actifs dans la définition des normes et nous surveillons l’évolution des textes de la Commission européenne.

L’intégration des normes civiles permet également d’adopter une autre approche par rapport aux normes militaires. Actuellement, nous nous attachons à évaluer le corpus de normes militaires de la DGA ou de Naval Group, mais aussi celui de normes civiles comme celles de Lloyds ou de Bureau Veritas. L’objectif consiste notamment à estimer si l’addition de ces normes n’est pas pénalisante, par exemple pour la construction des bateaux. Il faut parfois ponctuellement pouvoir sortir de ce carcan normatif. Tel est bien l’objet du travail que nous conduisons avec la DGA concernant les adaptations et les dérogations éventuelles. À titre d’exemple, un grand travail de simplification est également mené concernant les normes de la DGA et le corpus normatif de certains industriels.

 

Ensuite, s’agissant de votre question sur le sous-dimensionnement, j’ai déjà répondu en partie précédemment, en évoquant la mutualisation des capacités. Un premier lot de sept patrouilleurs hauturiers est prévu, plus trois supplémentaires dans une éventuelle LPM suivante.

La capacité de guerre des mines connaît un renouvellement, à travers un programme extrêmement ambitieux de système de lutte anti-mines du futur, dans lequel les drones prendront toute leur part. Ce programme est complexe et particulièrement disruptif, des drones mettant en œuvre d’autres drones. La finalité première de ce programme consiste à garantir la liberté d’accès à nos bases navales. Ce système, que nous développons avec les Anglais, est peut-être le plus performant au monde, en termes de capacités, notamment grâce au sonar multifaisceaux de Thales et au système de commandement associé. Ce programme est en cours de réception. Ensuite, les bâtiments de guerre des mines permettront d’emporter ces capacités jusqu’au bord du plateau continental. Cette capacité est encore en transition, puisque nous disposons toujours des chasseurs de mines tripartites.

Enfin, j’insiste sur les premiers essais extrêmement prometteurs de la frégate de défense et d’intervention, qui est destinée à remplacer les frégates légères furtives.

M. Pascal Jenft (RN). Je souhaite vous interroger sur vos échanges avec nos alliés britanniques et vos homologues au sein de l’état-major de la British Army. Le Royaume-Uni est le seul pays européen à avoir, comme la France, un modèle d’armée complet. Tout comme la France, le Royaume-Uni fait face à de très lourds défis, notamment pour une armée de terre traditionnellement négligée, voire sous-estimée. Même la Royal Navy, fleuron de l’armée britannique, souffre de handicaps, comme en ont attesté de récents incidents. Dans ce contexte, pouvez-vous nous donner des détails sur la manière dont ce pays adapte sa BITD pour faire face aux enjeux de la haute intensité et aux hypothèses d’engagement majeur ?

Mme Catherine Rimbert (RN). Dans un contexte où les tensions géopolitiques et les menaces de conflits de haute intensité s’amplifient, la gestion des matières premières stratégiques devient un enjeu crucial pour la préparation et le maintien opérationnel de nos armées. Le contrôle et la sécurisation d’approvisionnements en ressources indispensables comme le pétrole et les métaux rares sont nécessaires pour maintenir la continuité de nos opérations militaires en cas de crise prolongée.

Dans ce cadre, quelles mesures prévoyez-vous pour anticiper les éventuelles pénuries et renforcer le contrôle de ces matières premières stratégiques ? Plus précisément, de quelle manière sont coordonnés les efforts pour diversifier les sources, optimiser les stocks et mobiliser les capacités de production nationales, afin d’assurer un accès dans la durée aux ressources nécessaires pour les forces armées en cas de crise prolongée ?

M. le vice-amiral d’escadre Éric Malbrunot. Des pays européens ont en effet privilégié le temps court au détriment du temps long, notamment à la suite des opérations menées en Afghanistan et en Irak. Nous nous gardons bien de donner des leçons sur ces sujets très complexes, mais il est établi que ces pays ont privilégié des urgences opérationnelles en délaissant en partie le temps long. Certaines marines européennes rencontrent ainsi des problèmes de disponibilité, ce qui nous permet a contrario de valider la pertinence de notre service de soutien de la flotte. Par ailleurs, nous estimons que les autres pays européens ne sont pas partout souverains en matière de BITD. Des armées européennes engagées en Afghanistan et en Irak ont, quant à elles, subi de plein fouet cette logique d’urgence opérationnelle après ces conflits. Elles souffrent en outre de problèmes en matière de ressources humaines, qui aggravent les problèmes techniques.

De notre côté, nous ne cédons pas à la tyrannie du temps court : nous faisons en sorte d’adapter nos capacités, de réorienter des ressources dans le temps court, sans oublier le temps long, qui est le fondement de notre dissuasion. À ce sujet, les deux composantes de la dissuasion sont en renouvellement ; elles ont besoin de temps long et d’investissements importants. Nous veillons donc à maintenir un équilibre entre ces deux temps. Nous abordons par ailleurs avec beaucoup d’humilité les questions de ressources humaines, c’est-à-dire le recrutement et la fidélisation des troupes qui, à travers un parcours par étapes, permettent de construire des compétences précieuses, qui sont extrêmement demandées à l’extérieur. Nous menons à ce titre un travail de fidélisation, à travers la nouvelle politique de rémunération des militaires et les grilles indiciaires. En résumé, nous avons réussi à préserver cet ensemble assez vertueux, mais nous sommes conscients de sa fragilité.

Ensuite, nous menons naturellement des efforts concernant les matières premières stratégiques, dont la constitution des stocks est pilotée par la DGA. Ces données sont confidentielles, mais sachez que nous agissons fortement pour disposer de matières premières, de métaux, de terres rares et de composants, pour être capables de tenir dans la durée, si nous devions être plus isolés. Vous comprendrez que je ne donne pas plus de détails, mais je peux vous assurer qu’il s’agit là d’un souci quotidien pour la DGA.

M. le président Jean-Michel Jacques. Comment parvenir à équilibrer les temps courts et les temps longs et réajuster les instructions ministérielles qui organisent cette activité ? Ce sujet a été mentionné par le ministre Sébastien Lecornu en octobre dernier, lorsqu’il a évoqué la réorganisation interne de la DGA et de ses procédures. Pouvez-vous nous éclairer sur ces nouveaux changements ?

M. le vice-amiral d’escadre Éric Malbrunot. Le passage de l’instruction dite 1 516 à l’instruction 1 618 a déjà permis une simplification et offre des possibilités d’accélération des processus, en établissant les différents stades (stade de définition, stade de préparation et stade d’utilisation), en donnant la possibilité de limiter le nombre de jalons, pour gagner du temps dans le calendrier de délivrance, au profit des forces.

Il existe un document unique d’expression du besoin par les armées, qui est ensuite discuté avec la DGA. Actuellement, nous menons un travail pour éviter une surspécification, en privilégiant le calendrier et les coûts pour le temps court, éventuellement au détriment de la performance idéale. En effet, pour pouvoir être prêts à effectuer un engagement majeur, il faut disposer de capacités, ce qui passe notamment par l’amélioration de nos capacités actuelles. Dans le temps long, nous privilégions la performance et le bon niveau d’ambition.

L’instruction 1 618 offre ainsi un cadre extrêmement favorable pour le tempo des opérations d’armement. Elle est un peu moins adaptée pour le temps court, raison pour laquelle ont été mises en place la force d’acquisition active et une capacité d’acquisition rapide dite aussi fast track, réunissant la DGA et l’état-major des armées. En l’espèce, nous achetons sur étagère, puis évaluons directement avec les forces, en lien avec la DGA, pour disposer de matériels prêts à l’emploi, quitte à faire évoluer par la suite les spécifications, dans le cadre d’un programme plus consolidé. La simplification de l’expression des besoins et la chasse aux spécifications constituent ainsi une part importante de notre quotidien, où nous nous inscrivons dans une logique de « bon » niveau d’ambition.

Vous avez aussi évoqué l’équilibre entre la masse et la haute technologie. Cet aspect rejoint le point sur la simplification. Nous recherchons également un équilibre entre les armes de décision, les armes d’attrition et les armes d’usure. Pour certaines munitions, il s’agit de simplifier quelques normes et tests, pour augmenter la cadence de production, tout en conservant une partie dédiée aux hautes technologies. De fait, les affrontements actuels entre Israël et l’Iran ou entre l’Ukraine et la Russie réunissent à la fois des drones à bas coûts, mais aussi des missiles de haute technologie. Nous nous évertuons à trouver le bon équilibre, surtout en maîtrisant les coûts et en utilisant le mieux possible les ressources considérables que la nation nous a confiées, et qui nous obligent.

M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie pour ces éclairages.

 

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La séance est levée à dix heures trente-cinq.

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Membres présents ou excusés

Présents. - Mme Valérie Bazin-Malgras, M. Christophe Blanchet, M. Matthieu Bloch, M. Frédéric Boccaletti, M. Philippe Bonnecarrère, M. Hubert Brigand, M. Bernard Chaix, Mme Caroline Colombier, M. François Cormier-Bouligeon, M. Alexandre Dufosset, Mme Sophie Errante, Mme Stéphanie Galzy, M. Guillaume Garot, M. Thomas Gassilloud, M. Damien Girard, M. Michel Gonord, Mme Florence Goulet, M. David Habib, M. Laurent Jacobelli, M. Jean-Michel Jacques, M. Pascal Jenft, M. Loïc Kervran, Mme Nadine Lechon, Mme Gisèle Lelouis, Mme Murielle Lepvraud, M. Julien Limongi, Mme Lise Magnier, M. Sylvain Maillard, Mme Marie Récalde, Mme Catherine Rimbert, M. Aurélien Rousseau, M. Arnaud Saint-Martin, M. Sébastien Saint-Pasteur, M. Thierry Tesson, Mme Sabine Thillaye, M. Romain Tonussi

Excusés. - M. Christophe Bex, Mme Yaël Braun-Pivet, Mme Cyrielle Chatelain, M. Yannick Chenevard, M. Bastien Lachaud, Mme Anna Pic, Mme Natalia Pouzyreff, M. Aurélien Pradié, M. Loïc Prud’homme, Mme Mereana Reid Arbelot, Mme Isabelle Santiago, M. Mikaele Seo, M. Boris Vallaud