Compte rendu

Commission de la défense nationale
et des forces armées

 Audition, ouverte à la presse, de M. Manuel Valls, ministre d’État, ministre des Outre-mer, sur l’actualisation de la revue nationale stratégique (RNS) 2022 : les enjeux ultra-marins.              2


Mercredi
12 mars 2025

Séance de 15 heures

Compte rendu n° 49

session ordinaire de 2024-2025

Présidence
de M. Jean-Michel Jacques,
Président


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La séance est ouverte à quinze heures.

M. le président Jean-Michel Jacques. Nous poursuivons notre cycle d’auditions sur l’actualisation de la revue nationale stratégique (RNS) avec l’audition du ministre d’État, ministre des outre-mer, Manuel Valls, sur les enjeux ultramarins.

Ancien ministre de l’intérieur et ancien Premier ministre, vous avez une expérience approfondie des défis sécuritaires et stratégiques auxquels est confronté le territoire national. Votre nomination en décembre dernier s’inscrit dans un contexte de crises multiples et protéiformes, touchant de nombreux territoires d’outre-mer : Mayotte, la Nouvelle-Calédonie ou encore la Martinique.

Je salue d’ailleurs l’intervention récente des forces armées et de sécurité intérieure à La Réunion pour faire face aux conséquences du cyclone Garance. Elle démontre la qualité du dispositif de nos forces de souveraineté et des plus de 7 000 militaires et civils qui les composent. Elle illustre aussi l’engagement des services de la gendarmerie, déjà fortement sollicités en Nouvelle-Calédonie, en Martinique et à Mayotte.

Nos territoires ultramarins constituent un relai de puissance pour la France. Ils participent de notre poids politique et économique global et sont, pour nos armées, des points d’appui et de projection dans le Pacifique, l’océan Indien, l’Amérique et l’Antarctique. Ils ont parfois été laissés de côté dans les doctrines de défense, livres blancs et autres revues stratégiques. Il en est autrement aujourd’hui.

La revue nationale stratégique de 2022 avait permis de relever de nombreux enjeux géostratégiques et sécuritaires pour nos territoires ultramarins, confrontés, à l’instar du territoire hexagonal, à des menaces, qu’elles soient économiques, conventionnelles ou hybrides. Les spécificités de ces territoires peuvent par ailleurs être utilisées par nos compétiteurs stratégiques pour nous déstabiliser. En témoignent les actions d’ingérence de l’Azerbaïdjan en Nouvelle-Calédonie.

La loi de programmation militaire (LPM) pour les années 2024 à 2030, dont j’ai été le rapporteur, a par ailleurs fait de la protection des territoires ultramarins l’une de ses priorités. Ce sont 13 milliards d’euros de besoins programmés ont été prévus en leur faveur. Les territoires ultramarins conditionnent de manière plus générale le format de nos forces et leur contrat opérationnel.

L’actualisation de la RNS doit ainsi être l’occasion de repenser les besoins de couverture et de protection du territoire national sur des théâtres d’opérations multiples, dans un contexte d’accélération des crises, de revendications territoriales et d’instabilité géostratégique.

M. Manuel Valls, ministre d’État, ministre des outre-mer. En demandant le 20 janvier au Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale une actualisation rapide de la RNS, le président de la République n’anticipait probablement pas qu’elle apparaîtrait aussi rapidement incontournable.

En procédant à cette demande le jour même de l’investiture du président Donald Trump, le chef des armées démontrait d’ailleurs combien tout ce qui avait pu être écrit avant le résultat de l’élection présidentielle américaine était peut-être devenu obsolète. Nous n’aurons pas eu à attendre beaucoup avant de pouvoir le vérifier.

Nous devons faire en sorte qu’à l’horizon 2030, notre pays ait conforté son rôle de puissance d’équilibre influente, moteur de l’autonomie européenne, qui assume ses responsabilités en contribuant, en partenaire fiable et solidaire, à la préservation des mécanismes multilatéraux fondés sur le droit international, de nos valeurs et de la démocratie.

Les conclusions de la RNS actualisée permettront – je l’espère – d’accroître l’indépendance, la résilience et la force de notre nation, notamment en outre-mer, dans le contexte géopolitique actuel et face à des autocraties de plus en plus autoritaires, qui veulent peser davantage dans les affaires du monde.

Bien entendu, l’actualisation de la RNS relève avant tout des ministères des armées, de l’intérieur et des affaires étrangères. Toutefois, cette audition est importante à deux titres. Elle témoigne, d’une part, de l’implication du Parlement dans ce travail et souligne, de l’autre, l’importance des enjeux ultramarins, qui doivent être pleinement intégrés à la réflexion.

Force est de constater que la RNS de 2022 n’accordait qu’une attention relative aux territoires d’outre-mer. Elle reconnaissait certes leur importance stratégique pour la France, mais semblait s’en contenter sans aller plus loin.

Pourtant, l’actualité stratégique internationale n’épargne pas nos territoires ultramarins, notamment en matière d’ingérence. De plus, les récents épisodes cycloniques avec Chido à Mayotte et Garance à La Réunion montrent combien il est important que les outre-mer soient des acteurs de plus en plus résilients face aux éléments naturels, du fait du dérèglement climatique. Enfin, la récurrence des incidents et des crises, comme les violences en Nouvelle-Calédonie en mai et juin 2024 ou en Martinique à l’automne, constitue un volet majeur à intégrer à la révision de la RNS ainsi qu’à toute vision stratégique.

L’actualisation de la RNS offre donc l’occasion au ministère des outre-mer de mettre en lumière nos besoins spécifiques concernant la sécurité, les risques naturels multiples, les déstabilisations d’ordre social liées par exemple à la vie chère ou aux inégalités, ou encore d’autres facteurs de nature géopolitique, politique ou idéologique. Si l’incarnation du ministère des outre-mer par un ministre d’État, par ailleurs ancien premier ministre, peut contribuer – je le dis avec modestie – à ce que les territoires ultramarins soient désormais davantage pris en compte dans les RNS à venir, ce serait un point positif, sinon une victoire.

Je commencerai par quelques constats sur le positionnement stratégique des outre‑mer. Les territoires ultramarins représentent 97 % des 11 millions de kilomètres carrés de la zone économique exclusive (ZEE) de la France, seconde ZEE au monde après celle des États-Unis, quand on inclut les aires marines protégées et les zones d’extension du plateau continental. Cela fait de la France, sur le papier, une puissance maritime de premier ordre. Au-delà des activités de pêche, la France protège ses fonds marins, la biodiversité et plus largement l’environnement.

Dans les océans Atlantique, Pacifique, Indien et Antarctique, les territoires d’outre‑mer offrent à la France une présence cruciale pour la projection de puissance et la protection des intérêts nationaux. Les territoires ultramarins sont en effet situés dans des zones stratégiques au cœur de bassins océaniques à forts enjeux dans les domaines régaliens de la souveraineté et de la sécurité nationale, du contrôle des routes migratoires internationales et de la lutte contre la criminalité organisée.

Les câbles sous-marins qui relient nos territoires aux différents continents sont aussi un facteur déterminant pour notre souveraineté et pour la protection des communications françaises et internationales, enjeu des nouvelles formes de conflit. Google, pour ne citer que cette grande entreprise américaine, projette par exemple de relier l’ensemble des territoires ultramarins dans le Pacifique.

Les territoires d’outre-mer jouent également un rôle crucial dans la sécurité et la défense nationale : ils abritent des bases militaires et des infrastructures stratégiques qui permettent à la France de surveiller et de protéger ses intérêts dans des régions éloignées. Aux Antilles, en Guyane et dans la zone Sud de l’océan Indien ainsi qu’en Nouvelle-Calédonie, les forces armées contribuent au maintien de notre souveraineté ainsi qu’à la lutte contre tous les trafics illicites.

La RNS doit ainsi souligner – explicitement et spécifiquement – l’importance de garantir la souveraineté et la sécurité des territoires ultramarins. La distance, voire l’isolement, complexifie la mise en sécurité de nos territoires, que ce soit contre les menaces traditionnelles, les agressions militaires ou contre les catastrophes naturelles et les cyberattaques. Je souhaite que soit garantie en outre-mer une présence suffisante en hommes ainsi qu’en équipements militaires et de sécurité civile.

Les outre-mer abritent aussi des ressources naturelles importantes, non seulement des minerais comme le nickel en Nouvelle-Calédonie, qui peut être utile à notre industrie de défense, mais aussi des hydrocarbures et des ressources halieutiques. La RNS doit mettre en avant la nécessité de protéger et de gérer durablement ces ressources, pour garantir le développement économique et la sécurité énergétique de ces territoires. L’immensité de notre zone complexifie en effet la surveillance, qui s’effectue par des moyens satellitaires, civils et militaires.

Nos territoires recèlent également un potentiel de croissance pour la France, en matière économique, énergétique, environnementale, culturelle et touristique.

Pour ce qui est de la recherche scientifique et des technologies de pointe, on peut se féliciter du lancement, le 6 mars, d’Ariane 6 depuis le centre spatial de Kourou, en Guyane, , qui a permis la mise en orbite d’un nouveau satellite militaire. L’activité du centre spatial sera très importante tout au long de l’année 2025. Je n’oublie pas non plus nos scientifiques qui œuvrent aux îles Kerguelen ou encore en terre Adélie, en Antarctique.

Notre biodiversité exceptionnelle doit être préservée contre toutes les agressions et contre toutes les formes de trafic. La flore, souvent endémique, constitue un réservoir de molécules susceptibles d’être utilisées dans le développement de nouveaux médicaments ou en cosmétologie.

Les territoires d’outre-mer doivent par ailleurs jouer un rôle actif dans la coopération régionale avec les pays tiers, en particulier dans les océans Atlantique, Indien et Pacifique, où ils peuvent contribuer à relayer l’influence française et à réduire certaines fractures, réelles, qui se sont aggravées du fait de l’éloignement de l’Hexagone. Cette coopération est aussi nécessaire pour renforcer la protection des territoires ultramarins contre la criminalité transnationale qui fragilise la cohésion sociale et alimente le risque d’ingérence étrangère.

Notre pays s’est doté en 2018 d’une stratégie indo-pacifique qui présente notre vision et notre engagement en faveur d’une région libre, ouverte, stable et en paix, face à la montée en puissance de la Chine et à ses revendications territoriales. Pour ne donner qu’un exemple, un accord a été récemment signé entre le gouvernement des îles Cook et Pékin, au grand dam de la Nouvelle-Zélande.

Parmi les 1,6 million de Français présents dans la région indo-pacifique, 600 000 résident dans les territoires du Pacifique – Nouvelle-Calédonie, Polynésie française et Wallis-et-Futuna – qui représentent à eux seuls les deux tiers de la ZEE française. J’ai souvent l’occasion de rappeler aux élus calédoniens, dans les discussions que je mène avec eux, que la stratégie indo-pacifique est une chance pour le territoire et qu’ils doivent pleinement s’y impliquer. 

Nous développons aussi avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande des projets conjoints de coopération au bénéfice des États de la région. Face à l’augmentation et à l’aggravation des catastrophes naturelles induites par le changement climatique, l’accord Franz (France, Australie, Nouvelle-Zélande) mobilise nos trois pays autour d’opérations humanitaires coordonnées depuis plus de trente ans et a encore prouvé sa pertinence en permettant de répondre à l’urgence causée par le séisme survenu au Vanuatu en 2024. Nous devons nous donner les moyens de ce type de coopération. Nous avons en effet tendance à sous-estimer les possibilités de coopération que représentent ces catastrophes.

Dans l’océan Indien, la coopération régionale de nos départements et régions d’outre-mer doit être soutenue, dans un contexte international très concurrentiel pour les intérêts de la France, avec la présence accrue des compétiteurs chinois et indiens et les influences russes. Ces territoires doivent être soutenus dans leur attractivité économique et doivent pouvoir coopérer avec des îles voisines sur des intérêts communs, en particulier pour faire face à des enjeux de sécurité : sécurité et sûreté maritimes, risques naturels, trafics de drogue, d’armes et de personnes, pêche illégale, risque terroriste. Ils doivent pouvoir compter sur la coopération de nos partenaires pour gérer les migrations irrégulières. Je pense notamment aux Comores, à Madagascar et aux pays des Grands Lacs pour ce qui concerne Mayotte, très touchée par le cyclone Chido.

Dans la région indo-pacifique, la coopération s’appuie principalement sur les deux organisations régionales que sont la Commission de l’océan Indien (COI) et l’Association des États riverains de l’océan Indien (Iora), dont la France est membre respectivement depuis 1986 et 2021. Le président de la République se rendra d’ailleurs au sommet de la COI à Madagsacar à la fin du mois d’avril.

Aux Caraïbes, la Martinique, déjà membre de l’Organisation des États de la Caraïbe orientale, vient de signer un accord d’adhésion en tant que membre associé de la Communauté des Caraïbes (Caricom). L’année 2025 sera importante pour la Martinique, qui va devoir s’intégrer davantage à son espace régional, tant sur le plan économique que sur le plan politique.

De manière générale, l’Union européenne doit mieux prendre conscience de ce que représentent les régions ultrapériphériques. La France a un rôle majeur à jouer cet égard. Nous sommes en effet le seul État membre présent dans les océans Indien et Pacifique. Une conférence des régions ultrapériphériques se tiendra notamment dans quelques semaines à La Réunion.

Le renforcement de la coopération régionale, que j’appelle de mes vœux et essaie d’impulser, s’inscrit dans la volonté de repenser nos rapports avec les territoires ultramarins. Le discours habituel met en avant le fait que la France rayonne à travers ses territoires ultramarins, dans trois océans et sur cinq continents. Je veux aussi, et surtout, que ces territoires rayonnent par eux-mêmes et pour eux-mêmes. Il faut en effet qu’ils aient les moyens de ce rayonnement, et donc, d’une certaine manière, de cette autonomie.

C’est dans cet esprit que j’ai par exemple proposé d’ouvrir le débat sur l’exploitation des hydrocarbures en Guyane. Presque tous les élus locaux le demandaient. De quel droit refuserions-nous de l’envisager alors que tous les États voisins, Suriname, Guyana et Brésil bientôt, franchissent le pas ? Mieux intégrer les territoires dans leur environnement régional passe aussi par là.

Nous devons également renforcer notre résilience face aux défis sécuritaires, qu’ils soient militaires ou non traditionnels, comme le sont les manipulations de l’information, le changement climatique, la prédation de nos ressources ou encore les pandémies. Cet effort est nécessaire à la fois dans l’Hexagone et les outre-mer pour promouvoir l’esprit de défense et assurer, autant que possible, la cohésion nationale.

La résilience citoyenne est également le fruit de l’entraînement et de la formation dispensés à nos concitoyens d’outre-mer dès leur plus jeune âge. Je pense notamment à ceux, nombreux, qui sont confrontés aux risques volcaniques, sismiques et cycloniques, ou de tsunamis. L’Hexagone a beaucoup à apprendre d’eux en la matière. J’échangeais récemment avec une classe d’élèves de terminale de Guadeloupe : cette jeunesse-là est sans doute mieux préparée que celle de l’Hexagone.

Les territoires d’outre-mer sont particulièrement vulnérables aux effets du changement climatique, tels que l’élévation du niveau de la mer, le recul du trait de côte ou les événements météorologiques extrêmes. La RNS doit mettre l’accent sur cet aspect.

La récurrence des incidents et des crises, comme les violences en Nouvelle‑Calédonie en mai 2024 et en Martinique à l’automne, les violences systémiques en Guyane – où le taux d’homicide est quinze fois plus élevé que dans l’Hexagone et où le fléau de l’orpaillage génère 7,5 tonnes d’or illégalement extraites chaque année –, les ouragans Irma à Saint-Martin et à Saint-Barthélemy en 2017, Chido à Mayotte, le 14 décembre 2024 et Garance à La Réunion, le 28 février, aggravent par ailleurs des vulnérabilités structurelles et historiques ainsi que les difficultés de développement exacerbées par l’éloignement.

En matière de criminalité organisée, les outre-mer sont non seulement des zones de rebond vers l’Hexagone et l’Union européenne, mais aussi des territoires d’implantation de réseaux criminels. Leurs activités déstabilisent la cohésion sociale, notamment du fait de la circulation d’armes à feu, massive dans les départements français d’Amérique. Le narcotrafic déstabilise profondément les sociétés aux Antilles et en Guyane. Chacun doit prendre conscience du niveau d’alerte auquel nous sommes parvenus. Ces territoires sont des portes d’entrée stratégiques pour le trafic de cocaïne à destination de l’Europe. En 2024, 30 tonnes de cocaïne ont ainsi été saisies en Martinique, soit une multiplication par cinq en dix ans. L’actualisation de la RNS doit intégrer ce risque.

De surcroît, certains contentieux régionaux persistent, par exemple entre la France et les Comores au sujet de Mayotte. J’appelle à un discours vigoureux et à une action redoublée sur le sujet. De même, la souveraineté française sur les îles Éparses et Tromelin, dans les Terres australes et antarctiques françaises, fait l’objet de contentieux respectivement avec Madagascar et Maurice.

Les relations de voisinage de la Guyane, dont la frontière avec le Brésil et le Suriname représente la plus grande frontière terrestre de la France, ou entre Saint-Martin et la partie néerlandaise de Sint-Maarten, impliquent par ailleurs une vigilance et des moyens de surveillance et de protection accrus, adaptés et permanents, même si beaucoup d’efforts ont été fournis au cours des deux dernières années, notamment dans le domaine de la coopération policière.

La situation de Saint-Pierre-et-Miquelon, au carrefour des États-Unis, du Canada et du Groenland, doit aussi faire l’objet d’une attention renouvelée dans le contexte actuel.

En ce qui concerne l’esprit de défense, le service militaire adapté (SMA) constitue un outil précieux dans nos territoires pour engager le réarmement moral de la jeunesse. Ce dispositif militaire d’insertion socioprofessionnelle destiné aux jeunes ultramarins éloignés de l’emploi est une vraie réussite et une source de fierté chaque fois que j’en visite un. Il propose en effet des formations alliant discipline militaire, apprentissage de métiers et accompagnement vers l’emploi pour favoriser l’insertion durable des jeunes dans la société. Ils se sont d’ailleurs fortement engagés à La Réunion ou à Mayotte ces dernières semaines. De même, en Nouvelle-Calédonie, malgré les événements de mai et juin, le SMA a résisté à toutes les tensions que le territoire a connues. Il fait partout l’objet d’un très fort consensus. Il faut le poursuivre et le développer. Le taux d’insertion élevé et pérenne, autour de 80 % en moyenne, est la preuve de son efficacité. Beaucoup de ces jeunes s’engagent ensuite dans nos forces de sécurité intérieure ou dans nos armées.

Je veux m’arrêter sur la nouvelle menace de déstabilisation que représentent les ingérences étrangères dans nos territoires ultramarins. Des puissances étrangères ne manquent en effet pas d’interférer dans nos contentieux de souveraineté. Je pense évidemment à l’Azerbaïdjan qui, par le biais du Groupe d’initiative de Bakou, exploite depuis 2023 toutes les crises que nous traversons, des violences en Nouvelle-Calédonie et en Martinique au cyclone Chido à Mayotte. Du fait de contentieux diplomatiques et du soutien justifié de la France à l’Arménie après les événements du Haut-Karabakh, cet État alimente, par des actions d’ingérence numérique comme des cyberattaques et des manipulations de l’information, la narration d’une France belliqueuse et coloniale afin d’attiser la montée de revendications indépendantistes. Ces méthodes contribuent à installer un climat de défiance et un risque de repli communautariste au sein des opinions publiques, qui alimentent les discours indépendantistes les plus radicaux.

Il va sans dire que je respecte les positions politiques des formations et des élus indépendantistes. Je discute d’ailleurs avec eux, notamment en Nouvelle-Calédonie. En revanche, je condamne fermement ces ingérences étrangères qui ont pour dessein de fracturer notre cohésion sociale dans les territoires ultramarins en distillant des messages antifrançais, particulièrement belliqueux.

À propos des risques d’ingérence étrangère, je souhaite à nouveau que la situation particulière des territoires ultramarins soit traitée dans l’actualisation de la RNS. Nos services de renseignement intérieur et extérieur, Tracfin et notre diplomatie sont déjà particulièrement mobilisés sur ces sujets.

J’irai même plus loin. J’appelle les représentants de la nation que vous êtes à condamner très fermement et unanimement ces pratiques, et à refuser toute complaisance avec les autorités de Bakou, dont les valeurs démocratiques et le sort qu’elles réservent aux minorités ne devraient pas être une source d’inspiration. Je suis de très près les activités des quelques élus qui portent atteinte aux intérêts stratégiques de notre pays. À ceux qui se rendent dans ces cénacles anti-France, je veux dire que je ne juge pas leurs convictions, mais qu’en participant à ces initiatives, ils ne sont que les pions d’un jeu diplomatique qui n’a qu’un seul but : nous affaiblir tous et affaiblir la France.

Le ministère des outre-mer participera particulièrement à la remise à jour de deux objectifs stratégiques de la RNS : le deuxième, sur la lutte contre les séparatismes, le réarmement moral, les capacités de lutte contre les manipulations de l’information et le développement des actions de sensibilisation et de formation ; et le septième, spécifiquement dédié aux problématiques ultramarines, concernant la réduction des inégalités avec l’Hexagone en matière de développement, l’autosuffisance alimentaire, la réduction des coûts et la mobilité sociale, le renforcement de la lutte contre la criminalité organisée, la protection des frontières ultramarines, la maîtrise de la pression migratoire par le renforcement de la coopération et une meilleure implication des exécutifs locaux dans les politiques de coopération régionale. Il faut favoriser l’inscription de l’avenir de la Nouvelle-Calédonie ou de Mayotte dans les espaces qui sont les leurs, en garantissant leur sécurité et les moyens nécessaires à leur développement.

L’actualisation de la RNS doit permettre d’accroître l’indépendance et la force de nos nations dans le nouveau contexte géopolitique que nous vivons et de mettre davantage en lumière nos outre-mer. Quand je me rends dans ces territoires, j’ai parfois l’impression d’un éloignement, notamment vis-à-vis des enjeux européens. Pour autant, je sens aussi là-bas, au‑delà des problèmes du quotidien, le questionnement sur les effets de ce qu’il se passe en Europe et dans le monde. L’attachement à la France s’accompagne d’une préoccupation concernant la marche du monde.

La RNS reconnaît déjà les outre-mer comme comme des atouts stratégiques pour la France, qui nécessitent une attention particulière en matière de sécurité, de gestion des ressources et de coopération internationale. Mon objectif est de renforcer durablement le rôle et la place du ministère des outre-mer dans ce travail, notamment dans ses fonctions interministérielles. Il est important que tous les territoires ultramarins y prennent leur place, au regard de leur éloignement de l’Hexagone et du contexte géostratégique. Le comité interministériel des outre-mer (Ciom) de juillet 2023 a déjà mis en avant ce besoin. Le prochain Ciom se déroulera d’ici la fin du deuxième trimestre et sera très différent des précédents. Il prendra notamment en compte la mise à jour de la RNS dans ses propositions et ses réflexions. Il faut que ce soit un Ciom au caractère politique puissant. Si la France est une grande puissance militaire, c’est aussi par ses territoires d’outre-mer. Il faut donc aussi qu’elle le soit pour eux.

En matière de défense, comme dans bien d’autres domaines, il est indispensable de retrouver une vision politique. Comme je le disais à la commission des lois il y a quelques semaines, la question fondamentale que nous devons nous poser est la suivante : qu’est-ce que la France d’outre-mer et que voulons-nous pour ces territoires ? Le sujet ne concerne pas que les 2,6 millions de citoyens qui y vivent et le million de nos compatriotes qui en sont originaires dans l’Hexagone : il intéresse la nation tout entière.

M. le président Jean-Michel Jacques. Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.

M. Laurent Jacobelli (RN). « Qui tient la mer tient le monde » : déplorons que cette citation du célèbre explorateur Sir Walter Raleigh n’ait pas trouvé l’écho qu’elle mérite auprès de vos prédécesseurs, qui n’ont cessé de considérer les territoires ultramarins comme un prolongement accessoire de l’Hexagone, n’y accordant leur attention qu’au gré des crises sociales migratoires ou des catastrophes naturelles. Sans anticipation, les gouvernements ont toujours réagi lorsqu’il était trop tard.

Cette négligence coupable envers les outre-mer transparaît également sur les questions militaires et stratégiques. À preuve, la RNS n’accorde que quelques timides mots à cette France du lointain, pourtant au centre de défis géopolitiques et de défense majeurs, et qui fait partie intégrante de notre nation.

Au contraire, convaincu que la mer est la clé de la puissance, le groupe Rassemblement national place les outre-mer au cœur de son projet, car ils font de nous la deuxième plus grande puissance maritime au monde et nous avons la chance de disposer de frontières maritimes et terrestres avec des nations stratégiques telles que le Brésil, le Canada ou encore l’Australie. Mais à force d’oubli et d’indifférence, nous avons laissé ces territoires devenir la proie de grandes puissances qui saisissent ces occasions pour tenter de nous déstabiliser. L’ingérence chinoise et azerbaïdjanaise en Nouvelle-Calédonie lors du référendum de 2021 ou la submersion migratoire orchestrée par les Comores à Mayotte en sont des exemples symptomatiques.

Même si le déploiement de nos forces de souveraineté après le cyclone Chido à Mayotte a été salutaire, il a surtout mis en lumière une réalité accablante. Avec seulement 5 000 hommes dans la zone, nous sommes largement sous-dimensionnés face à l’intensification des menaces hybrides.

Vous contenterez-vous de quelques mots sur les outre-mer dans l’actualisation de la RNS ou bien, comme vous semblez l’indiquer, proposerez-vous une vision plus stratégique ? Comment comptez-vous vous y prendre pour imposer votre point de vue dans une RNS qui, pour l’instant, a souvent ignoré nos outre-mer ?

M. Manuel Valls, ministre d’État. La souveraineté et l’intégrité des territoires d’outre-mer nous obligent en effet à une réflexion et à une action plus approfondies en la matière. Nous devons notamment assurer la protection des territoires contre les menaces extérieures, y compris celles portant sur des revendications territoriales, et contre les activités illégales comme la pêche illégale et la piraterie. La stabilité politique et sociale, essentielle dans des contextes marqués par des tensions locales, des mouvements indépendantistes ou séparatistes et des ingérences étrangères, doit aussi conduire à renforcer notre engagement.

En outre, la lutte contre la criminalité, par la prévention et le combat des activités criminelles comme les trafics de drogue, d’armes et d’êtres humains, qui utilisent les territoires d’outre-mer comme des points de transit vers l’Europe, doit être au cœur des réflexions de la RNS.

Autre sujet majeur : la gestion des risques naturels, qui sont élevés dans les outre‑mer, et accentués par le dérèglement climatique. Lors de mon récent déplacement à La Réunion, j’ai senti que le sujet était très présent, non pas seulement chez les acteurs économiques ou les élus, mais au sein même de la population. Deux cyclones en moins d’un an, entrecoupés d’une grande sécheresse, ont en effet conduit à une prise de conscience et à une très grande inquiétude qui nous obligent à intégrer la gestion des risques naturels dans toute analyse générale. La préservation des ressources naturelles et de la biodiversité végétale et animale endémique nous oblige également à travailler sur ces sujets.

La cybersécurité est un autre élément de la réflexion. En effet, les territoires ultramarins sont plus vulnérables aux attaques cyber qui peuvent, à l’image de celle ayant récemment eu lieu en Martinique, très fortement les fragiliser.

La pression migratoire, si elle n’est pas maîtrisée ou contenue, participe également de la déstabilisation, comme c’est le cas à Mayotte. Cet élément doit aussi être intégré à la réflexion.

Avec beaucoup de modestie, car je conçois toute la difficulté de l’entreprise et ne méconnais pas la fragilité de la période pour le gouvernement, je veux utiliser ce moment où le premier ministre François Bayrou a décidé d’élever le ministère des outre-mer au rang de ministère d’État, et me servir de ma propre expérience, malgré toutes ses limites, pour que la question des outre-mer soit au cœur des préoccupations. Si je suis devant vous et si j’évoque également ces sujets avec le président de la République et le chef du gouvernement, c’est précisément parce que je veux qu’on rehausse le niveau de la réflexion sur les axes stratégiques qui doivent être ceux de la France à propos de ses territoires ultramarins.

M. Yannick Chenevard (EPR). À mon grand regret, nous ne sommes pas à la deuxième puissance maritime du monde, même s’il est vrai que nous possédons la deuxième ZEE de la planète. En ajoutant les territoires ultramarins des autres États membres de l’Union européenne, la ZEE européenne atteint même 22 millions de kilomètres carrés.

La communication internet passe à 98 % par les 450 câbles sous-marins installés dans le monde. Or trois de nos territoires d’outre-mer sont en situation de fragilité du fait de l’absence de redondance. Le problème semble avoir été résolu pour la Nouvelle-Calédonie, mais il resterait Wallis-et-Futuna et Saint-Pierre-et-Miquelon. Qu’en est-il exactement ?

Autre source de fragilité potentielle : la production d’énergie, notamment électrique. Que pensez-vous de l’installation éventuelle de petits réacteurs modulaires (SMR) dans certains territoires d’outre-mer ? Je pense en particulier à la Nouvelle-Calédonie où le prix du nickel est notamment affecté par le prix de la production d’énergie.

Par ailleurs, puisque la possibilité de l’intervention française lors de crises climatiques a été évoquée, il se trouve sur chaque plot deux patrouilleurs d’outre-mer, deux bâtiments de soutien et d’assistance outre-mer et deux frégates de surveillance. Pensez-vous que cela soit suffisant ?

Enfin, en tant qu’ancien fondateur de la protection civile de Nouvelle-Calédonie dans le cadre des accords de Matignon, il y a fort longtemps, je voudrais avoir votre opinion sur la place des associations agréées de sécurité civile dans la résilience de ces territoires. À Mayotte, par exemple, la protection civile française est encore présente pour apporter de l’aide à la population.

M. Manuel Valls, ministre d’État. Ces associations sont en effet présentes. À La Réunion, dans la commune de Saint-Paul, j’ai vu l’implication des associations communales de volontaires qui complétaient l’action de la sécurité civile. J’ai aussi eu l’occasion de saluer l’engagement de secouristes redéployés à La Réunion depuis Mayotte. En général, sauf exception, par exemple en Nouvelle-Calédonie où l’organisation des sapeurs‑pompiers mériterait d’être rehaussée, les populations s’impliquent très fortement. La solidarité dont elles ont fait preuve lors des cyclones qui ont frappé Mayotte et La Réunion illustre leur profonde humanité. Au reste, vous avez vous-même défendu une proposition de loi sur les associations agréées et je vous en remercie.

En ce qui concerne le sujet majeur de la production d’énergie, je pense que nous sommes en retard, mais que ce retard est rattrapable. C’est en effet le grand atout de ces territoires. Comme je l’évoquais ce matin devant le groupe de contact sur la Nouvelle‑Calédonie présidé par Yaël Braun-Pivet, il est évident que si nous voulons développer ce territoire pour qu’il devienne attractif et puissant et rendre notre nickel compétitif – on ne pourra pour ce faire qu’agir sur le coût de l’énergie, car notre coût social ne peut pas rivaliser avec celui de l’Indonésie –, il faut faire feu de tout bois en matière de production d’énergie.

Le président de la République l’a dit : les SMR peuvent être une solution. Je suis très favorable à l’énergie nucléaire, même s’il se pose la question des technologies. Le nucléaire peut être une solution à moyen et long terme. mais en attendant, il faut en développer d’autres, comme le fait par exemple TotalEnergies, comme je l’ai constaté sur place.

Le problème de la non-redondance des câbles sous-marins est en cours de résolution à Wallis-et-Futuna et la réflexion est entamée à Saint-Pierre-et-Miquelon – un territoire où il existe des possibilités avec le continent américain qu’il ne faut pas gâcher, comme j’ai eu l’occasion d’en parler avec l’ancienne ministre Annick Girardin.

Sur la question des moyens, il me semble que la réponse était dans la question. Nous avons bien des bâtiments militaires de la marine nationale outre-mer et des évolutions positives ont eu lieu depuis 2017. Je pense au premier patrouilleur des outre-mer, l’Auguste Bénébig, lancé en octobre 2021 et arrivé à Nouméa. Toutefois, il est évident que ces moyens devraient, sous la surveillance de la commission de la défense nationale et des forces armées et du Parlement, être renforcés pour être à la hauteur des enjeux évoqués précédemment. Je pense en particulier à la lutte contre le narcotrafic. Toute la panoplie de moyens dont disposent les ministères de la justice, de l’intérieur et de la défense, sur terre, en mer, à travers les radars, les drones et les moyens humains, devra être accrue. C’est ainsi que redeviendrons aussi une puissance maritime.

M. Bastien Lachaud (LFI-NFP). Les enjeux de défense de nos territoires ultramarins sont variés, à l’image de leur localisation dans l’ensemble des océans. Notre plus grande frontière terrestre est avec le Brésil ; notre plus grande frontière maritime avec l’Australie. Malgré cette diversité de situations, ces territoires ont comme point commun de n’être défendus que par la France, puisqu’ils ne sont pas couverts par l’Alliance atlantique, même ceux situés dans l’océan Atlantique – à supposer que l’on croie encore que l’Otan apporte une garantie de sécurité supplémentaire à celle que nous nous donnons par nous‑mêmes. Comment la RNS devrait-elle prendre en compte cet état de fait, selon vous ?

Par ailleurs, le risque principal qui pèse sur nos territoires ultramarins reste le risque climatique. Les cyclones Chido puis Garance ont durement frappé Mayotte et La Réunion. L’ensemble du territoire national est sous la menace d’événements climatiques extrêmes. Or les territoires ultramarins ont aussi pour point commun une déficience des moyens civils pour y faire face. Les armées interviennent dans le cadre dit des quatre i : quand les moyens civils sont inexistants, insuffisants, inadaptés ou indisponibles. Aussi, pour que les armées puissent se consacrer pleinement à leur mission, la défense du peuple et de son territoire, il faut que les moyens civils soient à la hauteur des besoins. Que planifiez-vous dans la RNS pour faire face à cette déficience structurelle de moyens publics afin d’affronter des événements climatiques extrêmes ?

Depuis plusieurs années, un nombre grandissant d’habitants des territoires d’outre‑mer, mais aussi la gendarmerie en Guyane, se tournent vers l’option Starlink pour pallier les défaillances des pouvoirs publics dans les télécommunications. Quand pourrez‑vous garantir aux habitants et aux services publics de ces territoires des moyens qui leur permettraient de s’émanciper de l’entreprise d’Elon Musk ? À ce sujet, qu’en est-il du déploiement des 200 antennes Starlink pour les communications d’urgence de Mayotte après l’ouragan Chido, annoncé par le premier ministre le 30 décembre, alors même que nous constatons en Ukraine les ravages d’une dépendance à cette entreprise ?

M. Manuel Valls, ministre d’État. Je n’en dirai pas davantage sur l’Alliance atlantique. Même si cela dépend des territoires, il est évident que nous devons conforter notre présence en outre-mer. Ces territoires doivent constituer une priorité pour nos armées, dans les projets qui sont les nôtres, en Nouvelle-Calédonie ou à Mayotte. Je pense à la place stratégique de Mayotte dans le canal du Mozambique, dans le cadre du redéploiement que nous connaissons en Afrique. Nous assumerons nous-mêmes cette responsabilité de défense.

Des coopérations existent avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande dans le cadre de la stratégie indo-pacifique. Le lien avec l’Indonésie a aussi été récemment réaffirmé avec la signature de différents contrats et la visite récente du ministre de la défense, Sébastien Lecornu. Ces coopérations sont importantes face aux menaces ou aux influences exercées dans la région, notamment par la Chine. La France est la seule présence de l’Union européenne dans la région. Ce n’est pas neutre, comme cela transparaît dans mes échanges avec des dirigeants australiens sur le dossier calédonien par exemple.

Vous avez raison de souligner qu’il existe de nombreux risques, à commencer par les risques sociaux liés aux inégalités et au retard pris par rapport à la promesse de convergence sociale. Si nous ne sommes pas capables de refonder Mayotte, nous serons incapables d’atteindre nos objectifs de sécurité et de défense.

Les risques climatiques sont aussi importants. Les moyens civils de la coopération régionale doivent être développés. Je pense notamment à l’accord Franz, ainsi qu’à la priorité donnée aux dispositions concernant la coopération dans le projet de loi de programme adaptant le plan Mayotte Debout. Je pense aussi au travail que nous venons d’entamer sur un contrat de développement et de relance pour La Réunion. Si nous considérons que les risques climatiques sont essentiels, les moyens civils devront suivre, au-delà des normes et des changements qui doivent s’opérer dans le domaine de l’habitat et de la construction.

Il est évident que si, dans quelques mois, nous sommes capables d’installer la 5G à Mayotte, nous n’aurons plus à nous servir des antennes Starlink. À cet stade, néanmoins, elles sont utilisées à Mayotte, de même qu’à La Réunion – je vous l’avoue humblement. J’espère que nos grandes entreprises nous permettront le plus rapidement possible, avec nos propres technologies, de faire face aux enjeux de communication.

Mme Catherine Hervieu (EcoS). La défense de nos territoires hors de l’Hexagone est complexe, du fait de leur étendue. Depuis quelques années, les États-Unis ont réorienté leur intérêt stratégique vers la région indo-pacifique, et la Chine se montre de plus en plus impérialiste dans la zone, en particulier en mer de Chine. Les territoires de la zone indo‑pacifique, notamment la Nouvelle-Calédonie, présentent des enjeux en matière de défense, d’influence, de lutte informationnelle et d’emprise économique.

Pourtant, plusieurs rapports parlementaires démontrent que les forces sont insuffisantes pour assurer la protection de l’ensemble du territoire national, y compris en outre-mer. Je pense par exemple à nos quinze navires de premier rang, dont le ministre des armées a récemment admis qu’ils n’étaient pas suffisants. Il a rejoint la proposition – que je défends avec le groupe écologiste – d’un format à dix-huit.

La situation internationale conduit à un recentrage des efforts de défense française sur les frontières de l’Union européenne. De fait, la question du pivotement de notre modèle d’armée se pose pour faire face à cette nouvelle donne. Quelle est votre vision de la défense du territoire national dans le Pacifique ? Quelles coopérations peuvent être développées ? Comment protéger nos concitoyens vivant sur ces territoires susceptibles d’être menacés tout en réconciliant une partie d’entre eux avec la République ?

M. Manuel Valls, ministre d’État. Comme je l’évoquais ce matin devant le groupe de contact sur la Nouvelle-Calédonie, la présence de la marine nationale est importante pour notre sécurité et pour stabiliser ce territoire en proie à de fortes turbulences ; elle l’est tout autant en Polynésie.

La coopération avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande est aussi essentielle. Nous devons aussi renforcer notre participation aux différents forums du Pacifique et, au risque de paraître désuets, nous exprimer davantage, sur les réseaux sociaux et dans la presse. Je viens par exemple de publier une tribune en anglais – cela se fait rarement – dans la presse néo‑zélandaise et australienne sur la situation dans le Pacifique. Un discours dominant « décolonial » se développe un peu partout et nous sommes sur la défensive, mais dans ces terres de rugby, il faut aussi savoir être à l’offensive. La coopération militaire dans le domaine du renseignement avec de grands pays comme la Nouvelle-Zélande et l’Australie est également fondamentale.

Il est évident que la situation en Nouvelle-Calédonie, avec les émeutes, les violences, les divisions et les doutes sur l’avenir ne jouent pas en notre faveur. Plus vite nous arriverons à un conclure un accord de paix, à stabiliser le territoire et à en redresser l’économie, plus notre image sera un atout dans l’espace pacifique. Je m’y emploie.

Mme Josy Poueyto (Dem). De nombreuses rivalités s’agitent dans l’océan Indien et pourraient s’accentuer en cas d’aggravation des crises de Taïwan et du Moyen-Orient. Quels éléments de réponse l’actualisation de la RNS pourrait-elle y apporter ?

Qu’en est-il, tout d’abord, de la densité des relations entretenues par le réseau diplomatique russe dans cette région du monde, où se trouvent des intérêts français avec notre 101e département, Mayotte, ou encore les îles Éparses et les Terres australes et antarctiques françaises ?

Aux Comores, les médias relaient régulièrement le soutien de la Russie à l’idée d’un droit des Comores à restaurer leur souveraineté sur Mayotte. Russes et Comoriens ont même engagé des actions de coopération bilatérale dans plusieurs domaines. Autre sujet de discussion entre la Russie et Madagascar : les îles Éparses. À l’évidence, l’objectif est de déstabiliser la France dans cette partie de l’océan Indien, où vivent plus d’un million de nos compatriotes au cœur d’une ZEE de plus de 2 millions de kilomètres carrés.

La France siège à la commission de l’océan indien (COI) et à l’association des Etats riverains de l’océan indien (l’IORA) et nos forces armées dans la zone Sud de l’océan Indien (Fazsoi) sont stationnées dans la région. Avec La Réunion et Mayotte, nous disposons de nombreux outils de dialogue et de soutien au développement et à l’accompagnement. Mais sont-ils encore adaptés ? Que faut-il améliorer pour renforcer la protection de notre ZEE ? De quels leviers manquons-nous pour assurer la sécurité et la défense de nos intérêts dans cette partie du monde ?

M. Manuel Valls, ministre d’État. La COI anime une coopération diversifiée en faveur du développement durable de l’Indianocéanie : gestion intégrée des écosystèmes marins et côtiers, pêche durable, éducation à l’environnement, santé, gouvernance, sécurité maritime, agroécologie, culture... Pour être performant dans ces domaines, il faut donner à La Réunion et à Mayotte les moyens d’être, à terme, des acteurs importants de la COI, que Mayotte aspire d’ailleurs à rejoindre – des discussions doivent se tenir en ce sens mais encore faut-il que Mayotte ait suffisamment de moyens. Nous aurons beau proposer une vision stratégique et de défense, nous ne parviendrons pas à la mettre en œuvre sans relever l’économie, l’agriculture et la pêche de ce territoire, au besoin en modifiant les normes.

Un sommet de la COI se tiendra le 24 avril à Madagascar. J’y accompagnerai, avec d’autres ministres, le président de la République.

Quant aux Comores, à la question migratoire s’ajoute celle de l’influence qu’y exercent, à l’encontre des intérêts français, la Chine et la Russie, ainsi que l’Azerbaïdjan. Je plaide pour une détermination beaucoup plus forte, en paroles et en actes, à l’égard de cet État.

D’autre part, les mouvements allant du golfe de Guinée jusqu’à la Corne de l’Afrique, les risques djihadistes en l’Afrique de l’Est et les enjeux liés aux hydrocarbures, au Mozambique notamment et dans d’autres pays fragiles voire instables, sont autant de menaces qui nous obligent à renforcer notre présence et notre vision stratégique dans cette région du monde. Près d’un tiers du transport mondial de pétrole passe par l’océan Indien. Toute instabilité liée par exemple à des attentats, au blocage du canal de Suez ou à la piraterie aura un impact majeur sur l’industrie et le commerce mondiaux. Dans ces conditions, une vision stratégique ainsi que les coopérations que vous appelez de vos vœux s’imposent.

Mme Estelle Youssouffa (LIOT). Dans ses vœux aux armées, le président de la République a appelé à une révision anticipée de la RNS en précisant qu’« à Mayotte, le voisinage de la Corne de l’Afrique, les risques climatiques, terroristes, migratoires imposent de nouvelles réponses ». Il est heureux que s’ouvre enfin la perspective d’inclure notre département dans la vision de défense de notre pays. En effet, il n’y a pas une seule mention de Mayotte dans la RNS de 2022. La géographie ou les risques n’ont pourtant pas changé depuis.

Nous notons aussi que la stratégie indo-pacifique s’arrête à La Réunion, comme si Mayotte était effacée de la France dans l’océan Indien et de nos priorités militaires et diplomatiques, alors que notre département est à 500 kilomètres seulement des camps de Daech au Mozambique.

Vous avez évoqué la coopération régionale et la COI, dont Mayotte est exclue. La participation du président de la République au sommet de Madagascar ne peut se faire sans l’adhésion pleine et entière de Mayotte à cette institution financée par nos impôts. La participation à ce sommet du ministre mahorais Thani Mohamed-Soilihi ne saurait servir de cache-sexe pour masquer notre énième humiliation. La France, c’est aussi Mayotte ; et Mayotte, c’est la France, qu’il s’agisse de la COI ou des Jeux des îles de l’océan Indien.

Puisque nous en sommes à sortir de la naïveté, il nous est permis de croire que la lucidité et une posture active de défense vont enfin prévaloir dans la relation entre la France et les Comores, avec lesquelles Mayotte fait l’objet d’un conflit territorial que Paris minimise et observe sans agir vraiment depuis 1976. Les Comores, qui revendiquent notre département depuis leur indépendance, y mènent une déstabilisation méthodique, y envoyant notamment sa population. La migration comorienne massive à Mayotte s’inscrit dans un pari de renversement démographique : l’objectif est de prendre le contrôle d’une partie de notre territoire national, remettant ainsi en cause la légitimité même du choix de Mayotte de rester française et celle de l’État à exercer son autorité.

L’immigration comorienne, mais aussi la coordination avec les migrations africaines vers Mayotte, est un cas d’espèce de ce que l’Union européenne et l’Otan qualifient de menaces hybrides, par instrumentalisation des flux migratoires avec la déstabilisation totale du territoire. Les Comores ont internationalisé la question de Mayotte, en trouvant le soutien diplomatique de la Chine et le soutien actif de la Russie. Le Groupe d’initiative de Bakou a aussi organisé en septembre 2024 une conférence de propagande contre Mayotte française. Les fausses informations et le discours antifrançais se répandent sur les réseaux sociaux. La République des Comores n’est pas un ami de la France, mais un adversaire hostile à traiter comme tel. Azali ne rend pas de services à notre pays : il déstabilise notre territoire national.

Dans la prochaine loi pour Mayotte dont l’examen est annoncé au printemps, prévoyez-vous la construction d’une base militaire navale dans le nord de Mayotte pour protéger notre frontière, et la construction du commandement de gendarmerie en Grande‑Terre ?

M. Manuel Valls, ministre d’État. Je partage tout à fait votre propos. Le cyclone Chido, malheureusement, doit constituer une opportunité, non seulement pour reconstruire autrement le territoire, mais aussi pour prendre conscience de la place que Mayotte doit désormais occuper dans la vision française de l’océan Indien. J’en suis intimement convaincu. Trois conséquences en découlent.

La première est que Mayotte doit être membre de la COI. Il faut que le président de la République et les ministres compétents portent cette aspiration, en tirant pleinement parti de la chance qu’offre ce territoire profondément français et attaché à la France.

Ensuite, même si nous maintenons des liens avec les Comores, nous devons tenir face à cet État un discours clair et tracer des lignes rouges, concernant par exemple sa non‑reconnaissance de Mayotte comme un territoire français, les questions d’immigration et la volonté de déstabilisation que manifeste dans ses discours le président Azali.

Enfin, que ce soit sur l’idée de soutien de la base navale afin de garantir la surveillance permanente de l’approche du territoire et assurer le soutien des bâtiments de la marine nationale, comme sur le commandement de la gendarmerie, oui ces éléments seront bel et bien inscrits dans la loi.

M. Édouard Bénard (GDR). La moitié des membres du groupe GDR sont des députés ultramarins, y compris de Polynésie française.

Depuis 2018, l’État affirme dans tous les documents d’orientation des ministères des affaires étrangères et des armées sa volonté de mettre en œuvre la stratégie indo-pacifique afin de répondre aux préoccupations et aux besoins des territoires ultramarins. La RNS de 2022 indique clairement que la France peut renforcer ses coopérations dans cette région et consolider les relations qu’entretiennent ses départements, régions et collectivités d’outre‑mer, avec leur environnement immédiat. Dans ses rapports d’information, le Parlement insiste lui aussi sur la nécessité que ces territoires contribuent, dans leur domaine de compétence, aux priorités de la stratégie indo-pacifique de la France.

Pourtant, dans un rapport d’information de mars 2023 relatif à l’impact des stratégies de la France dans l’espace indo-pacifique sur les collectivités françaises du Pacifique, l’Assemblée de la Polynésie française souligne que les territoires ultramarins ne sont même pas consultés dans l’élaboration de cette stratégie.

Les territoires d’outre-mer doivent être mieux intégrés dans leur environnement régional, dites-vous. Compte tenu de leurs revendications répétées et des conclusions du récent rapport de la délégation aux outre-mer de l’Assemblée sur leur avenir institutionnel, quels mécanismes institutionnels permettraient selon vous aux collectivités ultramarines des océans Indien et Pacifique de participer dûment à l’élaboration de la stratégie de la France dans la région, qui relève par définition de domaines régaliens ? La question vaut aussi, s’agissant de la mise en œuvre de la stratégie, pour le partage des compétences – si celles des collectivités devaient évoluer. En somme, envisagez-vous concrètement que les territoires ultramarins puissent jouer leur rôle plein et entier dans la stratégie indo-pacifique de la France ?

M. Manuel Valls, ministre d’État. La stratégie indo-pacifique est une initiative géopolitique visant à renforcer la coopération et la stabilité dans la région indo-pacifique, désormais carrefour d’intérêts économiques, de partenariats de défense et de tensions entre les grandes puissances, notamment les États-Unis et la Chine. D’autres grandes nations y sont actives depuis longtemps – le Japon, l’Australie, la Nouvelle-Zélande – de même que des pays émergents comme l’Indonésie et les Philippines. Le président de la République y a voulu une stratégie active qui vise à défendre nos intérêts de souveraineté et à promouvoir la stabilité régionale, notamment grâce à nos territoires ultramarins.

Des coopérations existent aussi avec l’Inde, dans de nombreux domaines. L’une des offres pour l’exploitation du nickel en Nouvelle-Calédonie vient par exemple d’une grande entreprise indienne. Nous devons l’examiner avec intérêt, car cela doit pouvoir renforcer les liens stratégiques que nous avons avec ce pays, à propos d’une matière première essentielle.

La Polynésie joue pleinement son rôle, notamment dans les forums régionaux. Quant à la compétence en matière de politique étrangère, répartie entre le gouvernement de la Nouvelle-Calédonie et la France, elle peut être améliorée. Pour être franc, ce n’est pas un sujet qui ne doit concerner que les formations et les élus indépendantistes, pour qui j’ai par ailleurs beaucoup d’estime. J’ai encouragé le nouveau gouvernement collégial de la Nouvelle‑Calédonie et son nouveau président, Alcide Ponga, qui n’est pas indépendantiste, à être très actif sur le sujet.

J’essaierai moi-même de me rendre en Nouvelle-Calédonie dans les mois qui viennent, car il faut que la France soit présente. Elle doit aider à la sécurité civile, à la suite des catastrophes climatiques, et être présente non seulement d’un point de vue militaire, mais aussi diplomatique.

De manière générale, la France doit utiliser ses coopérations et les compétences des gouvernements de la Polynésie et de la Nouvelle-Calédonie pour être davantage active dans tous ces domaines. Quelles que soient les évolutions institutionnelles à venir, je suis convaincu que le lien entre la France et la Nouvelle-Calédonie ou la Polynésie est présent et durable. Toutefois, c’est avec les élus et les gouvernements locaux – ainsi qu’avec ceux de Wallis-et-Futuna dans une moindre mesure –, que nous pourrons être beaucoup plus performants et crédibles. À cet égard, il est évident que la sortie de la Nouvelle-Calédonie de la liste des territoires à décoloniser sera un argument. Pour cela, toutefois, un accord politique est nécessaire ; j’espère qu’il pourra advenir dans les mois qui viennent.

M. le président Jean-Michel Jacques. Nous en venons aux questions individuelles des députés.

M. Frédéric Boccaletti (RN). Les conflits actuels ont transformé les espaces maritimes en véritables prolongements des combats terrestres. Quels retours d’expérience ont alimenté l’actualisation de la RNS concernant la complémentarité de nos forces maritimes, terrestres et aériennes ?

En outre, la RNS de 2022 mentionne trois fois seulement l’Arctique, malgré son importance stratégique croissante du fait de l’émergence de nouvelles routes maritimes. Quelles mesures ont été prévues pour intégrer ces enjeux dans la révision de la RNS ?

La sécurisation des voies maritimes, précisément, est un enjeu crucial. Les tensions s’intensifient dans des zones stratégiques comme le détroit de Malacca et la mer de Chine méridionale. Comment la prochaine RNS prévoit-elle de protéger l’autonomie stratégique de notre pays et nos chaînes d’approvisionnement par une présence maritime accrue sur l’ensemble du globe, face aux nouvelles menaces militaires, hybrides et climatiques ? 

M. Christophe Bex (LFI-NFP). Parmi ses objectifs, la RNS fixe celui de faire de la France une puissance d’équilibre dans la zone indo-pacifique, en développant des partenariats avec des acteurs clés comme l’Inde, l’Australie et le Japon, et en renforçant ses capacités d’anticipation et d’influence stratégique.

Cependant, cette ambition soulève une contradiction. Comment la France peut-elle réellement incarner une puissance d’équilibre alors que certains de ses alliés historiques, comme ceux de l’alliance entre l’Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis (Aukus) affichent une posture résolument tournée vers la confrontation avec la Chine ?

On se souvient notamment de la crise des sous-marins australiens, lors de laquelle la France avait été évincée sans ménagement, et, plus récemment, des pressions exercées par Trump sur les Européens. Dans ce contexte, la France a-t-elle encore les moyens d’une diplomatie autonome et crédible dans la région ? Ou risque-t-elle d’être entraînée, malgré elle, dans une logique d’affrontement qui n’est pas nécessairement la sienne ?

M. Manuel Valls, ministre d’État. Je veux d’abord rappeler que les forces armées en outre-mer sont des unités militaires interarmées, principalement à dominante maritime, repositionnées et réparties en cinq forces armées régionales, chacune responsable d’une vaste zone géographique dénommée zone de responsabilité permanente. Même s’il est toujours possible de considérer que les moyens doivent être accrus, ces forces armées sont bien présentes et jouent un rôle crucial dans la protection et la défense de nos territoires, notamment dans des régions stratégiques comme le Pacifique Sud et l’océan Indien.

Les forces de souveraineté comptent environ 7 100 hommes et femmes. Elles sont parfois complétées par des forces d’appoint venues de l’Hexagone en missions de courte durée, et s’articulent en plusieurs commandements supérieurs qui couvrent des territoires tels que les Antilles, la Guyane, la Polynésie française, La Réunion ou la Nouvelle-Calédonie. Elles sont essentielles pour assurer la souveraineté française et protéger les intérêts nationaux dans des zones éloignées, tout en participant à différentes actions de coopération avec les États et les organisations du voisinage.

Comme l’a rappelé le président, la LPM consacre 13 milliards aux outre-mer, en excluant ce qui relève du spatial. Ce n’est pas négligeable et on ne saurait considérer que les outre-mer sont oubliés dans la LPM, même si leur place doit être renforcée dans les réflexions sur la RNS. Quant à la continuité entre forces terrestres et maritimes, le ministre des armées, Sébastien Lecornu, a été très réactif aux propositions que nous lui avons transmises dernièrement à propos de la Nouvelle-Calédonie et de Mayotte.

En ce qui concerne les choix stratégiques et les alliances, le président de la République l’a dit : dans la région indo-pacifique, nous voulons jouer pleinement notre rôle de puissance d’équilibre et préserver la France d’affrontements potentiels. Nous verrons dans quelles conditions, car je ne peux pas anticiper l’évolution de la situation, par exemple un éventuel passage à l’acte des dirigeants chinois à Taïwan.

Permettez-moi d’illustrer ce contexte par une anecdote personnelle. Alors que je revenais d’un déplacement en Nouvelle-Calédonie et que je passais par la Nouvelle-Zélande en 2016, le chef de l’État de l’époque, François Hollande, m’a demandé de me rendre à Canberra pour signer l’accord sur les sous-marins. Après la signature, j’ai demandé au premier ministre australien de l’époque pourquoi il avait besoin de ces sous-marins. Sa réponse fut très claire : dans l’histoire, m’a-t-il dit, il n’existe aucun exemple de puissance économique, démographique et militaire qui n’ait eu de volonté d’expansion. Je comprenais alors que le monde était en train de changer dans le Pacifique. En Australie, il suffit de lire la presse et la littérature et de regarder des séries télévisées pour prendre la mesure de la menace chinoise – à l’image de ce qu’était notre littérature pendant la guerre froide : à chacun ses James Bond. Chez nous, les ennemis étaient russes ; chez eux, ils sont chinois – je caricature à peine.

L’Australie est préoccupée par les événements du monde et participe aux réflexions actuelles sur les conséquences que pourraient avoir les discours et les actes du président américain. Dans ce contexte, le lien que nous entretenons avec l’Australie et avec les pays de la région me paraît important, dans le cadre du rôle de puissance d’équilibre que nous avons à jouer dans le Pacifique.

L’enjeu est aussi celui du déploiement de notre industrie d’armement, malgré les vicissitudes que vous avez évoquées.

Enfin, monsieur Boccaletti, la dimension maritime est une priorité explicite de la loi de programmation militaire. À la RNS s’ajoutent en effet la LPM et les travaux du Parlement. De ce point de vue, je suis rassuré quant à la priorité donnée aux outre-mer dans les réflexions à venir.

Mme Florence Goulet (RN). La RNS de 2022 est très orientée vers l’Europe et l’Otan. Elle ne traite pas de l’outre-mer en tant que tel et y fait globalement peu allusion. Elle est même très peu ambitieuse à propos de nos intérêts et de notre rôle dans des zones géographiques pourtant menacées par la Chine et peut-être, demain, par les États-Unis.

Pourtant, l’émergence de la région indo-pacifique comme centre de gravité des relations internationales confère aux outre-mer français une nouvelle valeur géostratégique puisque huit territoires couvrent 93 % de notre ZEE et rassemblent plus de 1,5 million d’habitants.

L’actualisation de la RNS sera-t-elle l’occasion de mieux prendre en compte la dimension indo-pacifique de la France et de lui donner les moyens – notamment maritimes – de défendre la politique de troisième voie qu’elle revendique dans la zone ?

M. Thibaut Monnier (RN). L’affirmation de certaines puissances constitue une menace pour plusieurs de nos territoires ultramarins. Les fonds marins, les câbles sous-marins qui les traversent, les ressources halieutiques et même les territoires en tant que tels sont convoités.

Vos propos récents en tant que ministre d’État en Nouvelle-Calédonie sur l’émancipation d’un peuple premier ont surpris, quand on sait le sang qu’y ont versé nos gendarmes et le choix qu’a exprimé ce territoire de rester français lors de trois référendums.

Vous n’ignorez pas l’importance stratégique que la Nouvelle-Calédonie revêt pour notre industrie de défense et pour la France. Pouvez-vous clarifier votre position sur la présence française dans la région indo-pacifique et nous indiquer comment la RNS doit en tenir compte ?

M. Manuel Valls, ministre d’État. Il est assez logique que l’attention se porte en priorité sur la situation de l’Europe et sa relation avec l’Alliance atlantique, mais dans un monde qui va si vite, où les bouleversements sont si évidents, je ne crois pas un seul instant que l’importance économique et stratégique de la zone indo-pacifique soit oubliée dans le monde de demain. Les relations que nous entretenons avec l’Australie, l’Inde – le premier ministre Modi était encore récemment en visite d’État en France – ou encore l’Indonésie montrent que la France, à sa place, entend y jouer son rôle de puissance d’équilibre.

En ce qui concerne la Nouvelle-Calédonie, ne nous trompons pas de débat. Il y a bel et bien un peuple premier, autochtone, présent sur le territoire depuis 3 000 ans. Au reste, c’est le même peuple, avec quelques nuances, qui habite tout le Pacifique. Les premières migrations datent de 3 000 ans, via la Papouasie-Nouvelle-Guinée. Cette donnée anthropologique et historique ne fait pas débat.

Je vous invite à relire le préambule des accords de Nouméa, sans doute l’un des plus beaux textes qui existent sur le sujet. Rédigé dix ans après les accords de Matignon et neuf ans après la mort de Jean-Marie Tjibaou, il met en avant l’idée d’un peuple premier, mais aussi les ombres et les lumières de la colonisation, ainsi que la présence de celles et ceux arrivés depuis 1853, en partie victimes de l’histoire : je pense aux bagnards et à leurs descendants. Il affirme la possibilité de faire advenir une citoyenneté commune et un peuple calédonien. C’est la force des accords de Nouméa, qui constituent un socle à ne pas remettre en question, si l’on veut retrouver la paix, éviter que le sang ne coule de nouveau et bâtir un avenir commun.

Le lien avec la France existe bel et bien en Nouvelle-Calédonie. Lors de mon récent déplacement, j’y ai affirmé trois principes autour desquels se fonde la présence de la France.

Le premier concerne la protection que nous devons à tous les Néo-Calédoniens, grâce à la présence de vingt escadrons de gendarmerie, de la police et des unités d’élite que sont le GIGN et le Raid. La justice doit mener une action forte et déterminée vis-à-vis des responsables directs des destructions de mai et juin. Ce devoir de protection extérieure et intérieure s’exercera pendant longtemps.

J’ai aussi réaffirmé le soutien que nous apportons à l’économie. Depuis des années, la France injecte des centaines de millions d’euros sur le territoire, plus encore depuis près d’un an, les dégâts et destructions du printemps s’élèvant à 2 milliards d’euros. C’est aussi de cette manière que se manifeste la présence de la France. J’ai également rappelé un engagement qui m’est très cher à titre personnel, m’étant déjà impliqué en 2015 et 2016 : le nickel, élément stratégique et primordial au cœur du lien entre la France et la Nouvelle‑Calédonie. La condition est toutefois de réussir à nous doter d’une nouvelle stratégie dans ce domaine.

Enfin, les grandes compétences régaliennes que sont la sécurité, la défense, la justice et la monnaie ne me semble pas devoir connaître d’évolution particulière, sinon un partage, parfois, des responsabilités. Le lien qui unit la France et la Nouvelle-Calédonie est donc très clair. Cela étant dit, je veux éviter la guerre civile, car si la guerre civile éclate, nous perdrons la Nouvelle-Calédonie. Pourrons-nous en effet expliquer au monde que nous maintiendrons l’ordre grâce à nos seules forces de gendarmerie et de police ? Non. Le maintien de l’ordre est évidemment la mission des forces de sécurité intérieure et extérieure, mais il passe aussi par le redressement de l’économie et par un accord politique sur un territoire où des aspirations différentes doivent pouvoir coexister, qu’il s’agisse de l’aspiration à la décolonisation et à l’émancipation du peuple kanak – il faut, à cet égard, mener à son terme le processus engagé, puisque la Nouvelle-Calédonie est le dernier territoire encore en voie de décolonisation, et ce n’est faire insulte à personne que de rappeler cette réalité – ou de l’aspiration de ceux qui souhaitent, comme ils l’ont signifié lors de trois référendums successifs, que la Nouvelle‑Calédonie reste française. C’est la mission que le premier ministre m’a confiée. Après avoir franchi deux étapes de dialogue, il faut désormais entrer dans la phase de négociation, ce pour quoi je me rendrai de nouveau en Nouvelle-Calédonie à la fin du mois. Il s’agira alors aussi de garantir notre présence sur des bases politiques, institutionnelles et – j’ose le dire – morales, à la hauteur de ce qu’est la France et de son histoire.

Mme Josy Poueyto (Dem). Grâce à ses territoires ultramarins, la France possède la deuxième plus grande ZEE au monde, ce qui lui offre un accès privilégié à de vastes espaces maritimes. La RNS mentionne les enjeux sécuritaires liés à ces territoires, mais elle pourrait aller plus loin, en intégrant davantage leur potentiel économique et stratégique. La France semble sous-exploiter les opportunités offertes par sa ZEE, contrairement à des pays comme la Chine et les États-Unis.

Notre pays adopte une approche fondée sur l’économie bleue, qui regroupe l’ensemble des activités maritimes conciliant développement économique et préservation des écosystèmes marins. Où en sommes-nous de son développement ? Comment pourrait-on intégrer au mieux cet enjeu dans la RNS ?

M. Manuel Valls, ministre d’État. La ZEE recèle en effet un potentiel économique et stratégique et de ce point de vue, les atouts de l’économie bleue – ou verte – sont fondamentaux pour que les territoires d’outre-mer puissent se développer et rayonner par eux‑mêmes.

Ces territoires vont-ils bien ? Non. Leur lien avec la France s’est-il détérioré ces dernières années ? Oui. Les raisons en sont multiples, mais tiennent largement aux évolutions du monde. En outre, des forces politiques et des puissances étrangères veulent que nous quittions ces espaces du fait de ce que nous représentons en tant que pays.

Pour garder ces territoires et maintenir leur lien avec la France, il faut qu’ils puissent se développer dans tous les domaines. C’est la raison pour laquelle j’évoquais – sans aucun esprit de provocation – les hydrocarbures en Guyane. S’il y a du pétrole et qu’on n’envisage pas la possibilité de son exploitation, les élus et les populations sont en effet en droit de reprocher à la France de refuser son développement au moment même où, au Suriname voisin, Total s’apprête à investir 10 milliards de dollars dans l’exploitation pétrolière. C’est pourquoi le chef du gouvernement a souhaité faire de nouveau des outre-mer une priorité majeure.

L’économie bleue est donc un élément important – même s’il faut aborder l’exploitation de l’océan avec prudence pour en respecter l’équilibre, notamment dans le Pacifique. Nous devons tirer parti de tous les atouts qu’ont les territoires ultramarins pour qu’ils se développent et sortent de ce qui s’apparente parfois à une économie de comptoir où le niveau de pauvreté reste alarmant. Ces territoires exigus doivent pouvoir se déployer dans leur espace régional – encore une fois, cela reste pour nous une priorité de premier ordre.

M. le président Jean-Michel Jacques. Merci, monsieur le ministre d’État, pour ces échanges qui nourriront nos travaux sur la RNS, dont nous rendrons les conclusions d’ici quelques semaines.

 

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La séance est levée à seize heures trente.

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Membres présents ou excusés

Présents.  Mme Valérie Bazin-Malgras, M. Édouard Bénard, M. Christophe Bex, M. Frédéric Boccaletti, M. Yannick Chenevard, M. François Cormier-Bouligeon, M. Frank Giletti, Mme Florence Goulet, Mme Catherine Hervieu, M. Laurent Jacobelli, M. Jean-Michel Jacques, Mme Nadine Lechon, M. Julien Limongi, M. Thibaut Monnier, Mme Anna Pic, Mme Josy Poueyto

Excusés.  M. Matthieu Bloch, M. Manuel Bompard, M. Hubert Brigand, M. Alexandre Dufosset, Mme Stéphanie Galzy, M. David Habib, M. Guillaume Kasbarian, Mme Julie Laernoes, Mme Lise Magnier, Mme Mereana Reid Arbelot, M. Mikaele Seo, M. Jean-Louis Thiériot, M. Boris Vallaud

Assistaient également à la réunion.  M. Bastien Lachaud, Mme Estelle Youssouffa