Compte rendu
Commission de la défense nationale
et des forces armées
– Examen, ouvert à la presse, du rapport de la mission d’information sur « Les satellites : applications militaires et stratégies industrielles » (Mme Corinne Vignon et M. Arnaud Saint-Martin, rapporteurs) 2
Mercredi
14 mai 2025
Séance de 9 heures
Compte rendu n° 63
session ordinaire de 2024-2025
Présidence
de Mme Sabine Thillaye,
Vice-présidente
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La séance est ouverte à neuf heures.
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Mme Sabine Thillaye, présidente. Mes chers collègues, je vous prie de bien vouloir excuser l’absence du président Jean-Michel Jacques, retenu en circonscription en raison de la venue du ministre Ferracci à la Fonderie de Bretagne, un site industriel majeur dont notre président a activement participé à la diversification de la production vers le secteur de la défense.
Notre ordre du jour de ce matin appelle l’examen du rapport confié à nos collègues Corinne Vignon et Arnaud Saint-Martin sur les satellites, leurs applications militaires et les stratégies industrielles qui y sont associées.
Chers rapporteurs, votre rapport tombe à point nommé tant l’année 2025 se révèle être une année particulière pour le domaine spatial. Ariane 6 a effectué son premier vol commercial le 6 mars dernier et a mis en orbite avec succès un troisième satellite français d’observation militaire. Le Commandement de l’espace (CDE) inaugurera prochainement son nouveau site à Toulouse, où il sera doté de capacités pleinement opérationnelles, notamment de défense active.
Le premier ministre a par ailleurs demandé au secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale de coordonner l’élaboration d’une nouvelle stratégie spatiale de défense, six ans après la première. Votre étude et vos recommandations sont appelées à être scrutées avec attention par notre commission et par tous les acteurs du secteur, tant civils que militaires. Ce secteur connaît lui-même des bouleversements, en raison notamment des usages militaires désormais essentiels, mis en lumière par le conflit en Ukraine, mais aussi de la montée en puissance des acteurs privés tels que SpaceX et la mise en orbite terrestre basse (OTB ou low earth orbit, LEO) d’immenses constellations, notamment de connectivité.
Vous soulignez les risques induits par ces méga-constellations américaines et chinoises : l’occupation de l’espace s’apparente à une véritable colonisation. Le bouleversement se traduit aussi par les incertitudes pesant sur les équilibres financiers et les modèles économiques du secteur, notamment en France, et leurs répercussions potentielles sur l’emploi.
Sur tous ces sujets, et sur bien d’autres, votre rapport produit des analyses détaillées et des propositions nombreuses et concrètes.
M. Arnaud Saint-Martin, rapporteur de la mission d’information sur « Les satellites : applications militaires et stratégies industrielles ». Mes chers collègues, vous nous avez confié, à la fin de l’année 2024, une mission d’information sur les satellites, leurs applications militaires et les stratégies industrielles propres au secteur spatial. Nous nous sommes attelés à la tâche en janvier dernier et avons mené une trentaine auditions à Paris, sans compter les nombreux entretiens conduits dans le cadre de deux déplacements effectués à Toulouse, puis en Guyane, à l’occasion du lancement d’Ariane 6. Nous avons ainsi pu interroger des chercheurs, des scientifiques, des industriels et des syndicats, des militaires des trois armées, des représentants de la direction générale de l’armement (DGA), du Centre national d’études spatiales (CNES) et de l’Agence spatiale européenne (ESA), le ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, des dirigeants de start-up, des représentants de Bercy.
Nous avons souhaité partir du terrain, afin d’étudier, sans parti pris, un secteur spatial à la fois très dynamique, mais aussi en crise à bien des égards. Notre travail portait spécifiquement sur les satellites, mais nous ne nous sommes pas interdit d’aborder aussi, lorsque cela se justifiait, les lanceurs, tant il aurait été artificiel de vouloir dresser une cloison étanche entre ces deux domaines intimement liés. Notre but consistait à dépasser les idées reçues sur le spatial et le satellitaire, ou bien les simples impressions ou intuitions, pour répondre à plusieurs questions : à quoi servent les satellites, dans le domaine de la défense et au-delà ? Quel bilan peut-on dresser de la politique française de soutien à ce secteur ? Quelles sont les reconfigurations industrielles à l’œuvre ? Le pilotage de ce secteur est-il optimal ou peut-il être amélioré ? Quels sont les défis soulevés par l’augmentation exponentielle du nombre de satellites en orbite et comment les relever ?
Nous assistons en effet à un déploiement de constellations en orbite basse. Jusqu’ici, le marché du satellite était dominé par les satellites en géostationnaire, placés à une orbite telle – 36 000 kilomètres – que la terre est parcourue en vingt-quatre heures. Ils permettent ainsi de couvrir une région du globe de façon constante, pour transmettre la télévision ou la radio. Dans les constellations en orbite basse, les satellites sont placés à une altitude comprise entre 500 et 2 000 kilomètres. Contrairement aux satellites géostationnaires, les satellites en orbite basse n’ont pas de position fixe par rapport à la planète : la vitesse de rotation est telle qu’ils survolent plusieurs fois la surface de la terre en une journée. L’altitude plus faible réduit la latence du signal, ce qui est très utile pour l’accès à internet, mais implique d’envoyer des milliers de satellites en orbite.
Nous avons constaté au cours de nos échanges que les évolutions en cours suscitaient des débats légitimes sur le rôle de l’État, sur la place des start-up, sur le NewSpace, sur l’intérêt d’établir un géant européen. Nous avons évoqué ces questions sans tabou, en essayant de déterminer la juste place de la puissance publique dans ce secteur. Nous émettons, au terme de nos travaux, cinquante-huit propositions qui sont très largement communes, tant nous avons travaillé en bonne intelligence. Nous partageons en effet l’essentiel des constats et des recommandations, et ne divergeons que sur quelques points qui vous sont signalés dans le rapport.
Je m’attarderai en premier lieu sur le sujet du pilotage du secteur, car il est essentiel. Il est assuré par au moins quatre acteurs institutionnels : le CNES, l’ESA, la Commission européenne et l’agence de l’Union européenne pour le programme spatial (Euspa). Or, la répartition des missions et la coordination entre ces organes s’avèrent particulièrement complexes et fragmentées. Pour y apporter de la clarté et de l’efficacité, il nous semble qu’il conviendrait de recentrer l’ESA sur son rôle de coordination technique, tel qu’il est prévu par son mandat. À l’agence de la Commission européenne devrait revenir la définition de la politique européenne. Le rôle de l’Euspa devrait se limiter strictement à la gestion des services spatiaux à usage civil.
Quant au CNES, il est et il doit rester le principal acteur de la politique spatiale française. Il est placé aujourd’hui sous la tutelle conjointe de trois ministères : les ministères de l’économie et les finances, des armées et de l’enseignement supérieur et de la recherche. Le CNES a progressivement élargi ses missions en tant qu’agence scientifique et technique, opérateur de la défense et acteur économique. Or, il nous semble que la diversification de ses missions ne doit pas s’effectuer au détriment de son rôle historique de centre technique et d’agence de pilotage de la politique spatiale. Cette dernière mission demeure indispensable, pour définir la stratégie des missions spatiales et fournir une expertise technique aux entreprises. Nous appelons donc, à l’occasion de la nomination récente de son président par le président de la République, à réaffirmer le mandat triple du CNES comme agence scientifique et technique d’abord, opérateur de la défense ensuite, et acteur économique enfin. Un mandat plus clair apportera une meilleure organisation interne et une plus grande complémentarité entre les activités.
Enfin, les budgets du spatial doivent être rehaussés. La France doit porter une hausse du financement de l’ESA en novembre prochain, lors de la conférence interministérielle qui décidera du budget des trois prochaines années.
Mme Corinne Vignon, rapporteure de la mission d’information sur « Les satellites : applications militaires et stratégies industrielles ». Mes chers collègues, sans revenir sur les questions de méthode qui ont été parfaitement exposées par mon collègue Arnaud Saint-Martin, je souhaite, avant de débuter mon propos, remercier notre président de commission Jean-Michel Jacques, qui nous a permis d’allonger le temps habituellement imparti pour une mission flash, afin d’approfondir les aspects industriels du secteur satellitaire que je vais vous présenter et qui, en tant que Toulousaine, me tiennent particulièrement à cœur.
La France est présente sur l’ensemble de la chaîne de valeurs du spatial avec des maîtres d’œuvres tels qu’ArianeGroup, Thales Alenia Space (TAS), Airbus Defence and Space (ADS), des entreprises de taille intermédiaire (ETI), des petites ou moyennes entreprises (PME) et des start-up. Cela représente un marché de 11 milliards d’euros de chiffre d’affaires, qui emploie 70 000 personnes. L’écosystème toulousain, où la mission s’est rendue en février 2025, représente à lui seul 25 % de l’emploi européen dans le spatial.
Les industriels nationaux, spécialisés, sont aujourd’hui confrontés à des difficultés majeures dans un contexte d’effondrement du marché institutionnel du satellite géostationnaire. Le marché accessible se réduit pour les Européens alors que le risque, jusqu’ici porté par les agences, se déplace vers les entreprises. On assiste en même temps au développement du spatial commercial, incarné par les start-ups du NewSpace à vocation de service et à financement public-privé.
Thales Alenia Space et Airbus Defence and Space subissent cette mutation du marché du satellite et ont annoncé des plans de transformation incluant des suppressions de postes : 394 chez ADS et 976 chez TAS. Ces deux entreprises en concurrence frontale s’affrontent en menant une guerre des prix, jusqu'à la vente à perte. C’est notamment le cas sur leurs satellites reconfigurables en orbite, OneSat pour ADS et Space Inspire pour TAS, qui sont des objets remarquables de technicité mais qui ont accéléré leurs déboires financiers.
Le dialogue social des plans de transformation engagés par ces deux entreprises semble visiblement moins apaisé chez TAS que chez ADS. L’intersyndicale de TAS observe une forte dégradation de la qualité de vie au travail et un manque de clarté dans le déploiement du plan de départs. Dans ce contexte, il semble important que l’État, qui détient une participation indirecte dans Thales Alenia Space, s'assure qu’une politique d’accompagnement et de formation soit mise en place pour certifier la requalification des salariés au sein du groupe. Nous souhaitons également que les industriels prennent l’engagement que les restructurations en cours n’aboutiront pas à une diminution de l’effort de recherche et développement.
Il me faut dire un mot du projet Bromo à horizon 2026 et encore à l’étude, visant à fusionner Airbus, Thales et Léonardo pour créer un champion du spatial. Alors que l’avant‑projet aurait été déposé à la Commission européenne en 2025, le projet se heurte a priori au risque de position dominante sur le marché. Une étude du cabinet Syndex souligne qu’une entreprise commune permettrait de réduire les risques de l’activité spatiale et de soutenir la recherche. Toutefois, la fusion d’ADS et de TAS entraînerait très probablement la suppression de doublons des infrastructures (salles blanches, moyens d’essai, moyens d’intégration), une nouvelle vague de suppressions de postes, voire la disparition d’un site français.
Sur ce projet, nous avons, avec mon co-rapporteur, des approches sensiblement différentes. J’estime pour ma part que la création d’un champion français aurait du sens afin de stopper l’affrontement commercial entre ADS et TAS et d’établir un adversaire de taille face à la domination de SpaceX. Toutefois, un certain nombre de précautions devront être prises, tenant notamment à la pérennité des sites industriels et à la limitation des départs contraints. Pour sa part, mon collègue Arnaud Saint-Martin préconise de demander à la direction générale des entreprises (DGE), au ministère des armées et à celui de l’enseignement supérieur et de la recherche d’examiner les conséquences sociales, industrielles, économiques et opérationnelles de la fusion et, en cas d’avis défavorable, de s’y opposer.
M. Arnaud Saint-Martin, rapporteur. J’en viens à présent à la politique de soutien au secteur spatial. Elle a pris la forme, en particulier, du volet spatial du plan France 2030, mis en œuvre par la direction générale des entreprises et doté d’1,5 milliard d’euros. Ce plan avait pour priorité affichée de rattraper le retard sur les segments émergents du spatial et d’investir dans les nouveaux usages. Il s’agissait ainsi de mieux adapter le marché français à la concurrence internationale.
Si le principe d’un tel plan, combinant un soutien financier et des appels d’offres publics, est salué par tous, il n’a constitué dans les faits qu’une réponse partielle, et il nous semble que le bilan que l’on peut en tirer est mitigé. On peut regretter notamment l’absence de choix clairs de France 2030 sur un projet de mini-lanceurs, ce qui a mené à soutenir quatre projets concurrents. Le terme de « saupoudrage » est ainsi revenu régulièrement lors des auditions.
La stratégie d’ensemble du plan doit également être questionnée, France 2030 ayant favorisé la fragmentation de la filière sans renforcer la complémentarité entre les industries de la base industrielle et technologique de défense (BITD) et les PME. Le pilotage centralisé et sous forme d’appels d’offres compétitifs a avantagé les industriels majeurs et les start-up de la BITD, au détriment des PME et des ETI. Pour les futurs appels d’offres qui résulteront de la nouvelle stratégie spatiale nationale, nous recommandons d’assurer l’allotissement pour favoriser les PME et les ETI.
Les entreprises que nous avons interrogées ont par ailleurs regretté le manque de visibilité pluriannuelle sur la commande publique à la suite du plan France 2030 et de la loi de programmation militaire (LPM) de 2023. C’est pourquoi nous appelons aujourd’hui à assurer en priorité la mise en œuvre effective des projets inscrits dans la loi de programmation militaire. L’État doit faire des choix clairs en faveur de secteurs dont l’intérêt stratégique ou économique est bien identifié.
Je souhaite enfin aborder la question des défis soulevés par l’augmentation exponentielle du nombre de satellites en orbite. Le nombre de débris spatiaux en orbite n’a cessé de croître depuis le début de l’ère spatiale et a été multiplié par trois en quinze ans. Pour l’illustrer, voici une vidéo de l’ESA qui recense les objets en orbite par taille et montre l’encombrement de l’orbite.
Une vidéo est diffusée.
On dénombre 10 000 objets de plus de dix centimètres et jusqu’à un million de plus d’un centimètre. L’inflation de débris force les opérateurs de satellites à effectuer de plus en plus de manœuvres d’évitement. La saturation de l’orbite rend plausible l’hypothèse d’un effondrement généralisé à la suite de collisions en chaîne, dit « syndrome de Kessler ».
Pour répondre à ce défi, il est indispensable, d’une part, de renforcer la surveillance de l’orbite basse et, d’autre part, de sécuriser celle-ci. La France a développé des outils pionniers en matière de gestion des déchets spatiaux. Des entreprises privées commencent à investir ce champ. Une filière française ou européenne de gestion des débris orbitaux pourrait donc être mise en place, avec des potentialités élevées à l’export. Il s’agit d’une piste prometteuse que nous invitons à explorer.
Il importe aussi, dans le cadre du déploiement de la constellation européenne Iris², d’être particulièrement attentifs aux conséquences environnementales et aux déchets générés. Plus généralement, le cadre normatif existant doit être renforcé. Au-delà du traité sur l’espace de 1967, la France a été précurseur dans ce domaine avec sa loi de 2008 sur les opérations spatiales. Nous appelons ainsi à porter, dans les futures négociations au Conseil de l’Union européenne, une position ambitieuse pour la future loi spatiale européenne en vue de généraliser le cadre français et d’imposer des normes strictes en matière de durabilité et de gestion des débris. L’enjeu consiste à promouvoir un modèle spatial plus vertueux, en garantissant la sécurité en orbite et le respect du droit international. Au niveau multilatéral, nous appelons à réaffirmer les principes d’usage pacifique et à défendre un déploiement raisonné des constellations. À cet effet, nous proposons la signature d’une convention internationale sur les débris ou la création d’une agence intergouvernementale du spatial. La France a les moyens d’incarner un nouveau modèle du spatial.
Mme Corinne Vignon, rapporteure. Je terminerai notre présentation en évoquant les aspects spécifiquement militaires du satellitaire. Ils sont fondamentaux. L’espace extra‑atmosphérique s’est transformé en quelques années en une véritable zone de conflictualité au point que l’on parle aujourd’hui « d’arsenalisation » de l’espace. On sait que plusieurs pays ont démontré leur capacité à effectuer des tirs, sur leurs propres satellites pour l’instant. L’épisode du satellite russe venu « butiner » auprès de l’un de nos satellites militaires de télécommunications est également connu. Le conflit russo-ukrainien témoigne abondamment de cette militarisation de l’espace : dès le 24 février 2022, les forces russes ont déclenché une attaque cyber contre un réseau satellitaire utilisé par les forces ukrainiennes.
Le spatial de défense est d’abord crucial pour nos industriels. Le spatial de défense occupe une place importante en Europe : il donne de la visibilité à l’industrie et permet de guider la commande publique. À ce titre, il est indispensable d’exécuter les financements de 6 milliards d’euros prévus dans la loi de programmation militaire, dans les temps. Il s’agit d’un plancher décrit comme vital pour le secteur.
Pour nos armées, le secteur spatial offre des capacités de commandement, de renseignement, de surveillance et de reconnaissance, indispensables à qui veut conquérir la supériorité militaire. Cela sera encore plus vrai demain : le combat du futur sera remporté par celui qui aura la maîtrise de l’espace et qui, grâce à elle, aura le temps de latence le plus réduit entre l’établissement de la situation et le déclenchement du feu.
La France a fait preuve d’une grande clairvoyance puisqu’elle a pris acte très tôt de ces évolutions, en publiant dès 2019 sa stratégie spatiale de défense, concomitamment à la création du Commandement de l’espace. Les satellites français remplissent aujourd’hui trois grandes missions : l’observation (constellation CSO, avec CSO-3 lancé en février), la détection (satellites de renseignement électromagnétique CERES) et la télécommunication (système Syracuse IV). À cela s’ajoute la surveillance avec le radar au sol GRAVES.
Pour prendre en compte les bouleversements stratégiques induits par l’accélération des technologies spatiales, nous émettons une série de recommandations, et nous souhaitons qu’elles puissent inspirer la nouvelle stratégie spatiale nationale, en cours de préparation, qui devrait être rendue publique dans les prochaines semaines.
En ce qui concerne l’appui spatial aux opérations, il faut absolument éviter tout retard dans le renouvellement des systèmes militaires spatiaux qui arriveront prochainement à échéance. Je pense au remplacement de CERES par CELESTE, de CSO par Iris², de Syracuse IV et du successeur de GRAVES, AURORE. Nos armées doivent aussi être en capacité d’utiliser le système européen Galileo PRS à la place du GPS, en étant dotées de récepteurs adaptés.
S’agissant de l’action dans l’espace, il est indispensable d’assurer la protection des moyens spatiaux français, en lançant sans tarder les satellites patrouilleurs démonstrateurs Yoda puis Toutatis, et en développant la constellation Egide.
La France doit par ailleurs investir plus fortement la partie haute de l’espace aérien, dite de la très haute altitude (THA), compte tenu de son exploitation croissante dans le domaine militaire par ses compétiteurs stratégiques. En particulier, la mise en place d’un système spatial d’alerte avancée, au moyen de quelques satellites d’alerte avancée munis de capteurs à infrarouge, permettrait de surveiller cette zone depuis l’espace et ainsi de mieux caractériser la menace balistique, qu’il s’agisse des missiles balistiques proprement dits ou des armes hypersoniques. Il s’agit aussi de surveiller les rentrées atmosphériques, qui posent des risques croissants pour les populations.
Enfin, le développement d’une constellation indépendante pour les communications duales constitue un enjeu à la fois civil et de défense. Le projet de constellation Iris² a ainsi pour objectif de fournir une infrastructure sécurisée de communication par satellite, en particulier à destination des gouvernements et des organisations critiques en Europe. Ce projet de constellation de connectivité en orbite basse revêt une importance considérable pour l’autonomie stratégique européenne, à l’heure où le monde est marqué par l’essor de méga‑constellations de dizaines de milliers de satellites, américaines et chinoises, et où le besoin en connectivité n’a jamais été aussi fort.
Si la constellation Iris² n’a pas à ce stade d’utilité pour le renseignement militaire, elle présente en revanche un intérêt majeur pour les télécommunications des forces armées. À plus long terme, il importe que des efforts d’innovation permettent d’ajouter au système Iris² des capacités d’observation militaire, comme le font les Américains sur Starlink avec Starshield.
Ici encore, un certain nombre de garanties doivent être assurées, et nous y insistons dans le rapport. Il faut en particulier veiller à garantir l’interopérabilité d’IRIS² avec le système Syracuse et veiller à sa mise en place opérationnelle au plus tard en 2030 afin de ne pas laisser s’installer un trou capacitaire dans le système français de télécommunications spatiales. Dans le contexte du développement de la guerre électronique, la constellation IRIS² doit par ailleurs être dotée de capacités de cyber-résilience élevées.
Chers collègues, nous nous sommes efforcés de résumer de manière synthétique l’essentiel de nos conclusions et de nos recommandations, sur un sujet particulièrement vaste, à la jonction du civil et du militaire, de l’économique et du technique, et qui mêle les dimensions nationale, européenne et internationale. Nous sommes désormais prêts à répondre à vos questions.
Mme Sabine Thillaye, présidente. Votre travail démontre que nous assistons, comme souvent, à un saupoudrage, au niveau national comme au niveau européen. À ce sujet, une clarification des compétences entre les différents acteurs semble essentielle. Chaque État membre de l’UE dispose par exemple de sa propre agence spatiale, ce qui contribue à compliquer les relations.
Au-delà, ces enjeux ne peuvent être envisagés en silos, compte tenu de la jonction du civil et militaire. De nombreuses questions demeurent, à l’instar de la fusion entre Airbus, Thales et Leonardo, sur laquelle les rapporteurs émettent des avis divergents. En outre, il est sans doute nécessaire que la Commission européenne modifie son approche, jusque-là centrée sur la position dominante, en la faisant évoluer vers la manière dont nous pouvons assurer notre compétitivité.
Enfin, la sécurité de l’espace constitue un sujet très important, notamment à travers l’enjeu des débris, déjà très nombreux en orbite basse. Vous évoquez à ce titre la nécessité d’une convention internationale plutôt qu’une simple loi européenne, mais des solutions techniques existent-elles également ?
M. Frank Giletti (RN). Votre rapport pose une question fondamentale : la France veut-elle encore être une puissance spatiale militaire à part entière ou accepte-t-elle de glisser lentement vers une dépendance stratégique ? Je rappelle que notre programme spatial est né d’un impératif de souveraineté. Il nous faut aujourd’hui réinterroger avec lucidité ce lien historique entre l’espace, la dissuasion nucléaire et l’indépendance nationale.
Si notre passé est glorieux, notre présent est beaucoup plus préoccupant. Nous sommes la seule nation européenne à disposer d’une capacité de renseignement d’origine électromagnétique (ROEM), avec la constellation CERES. Nos satellites d’observation d’optique CSO sont d’excellente facture et le premier vol d’Ariane 6 a enfin eu lieu début 2025, après des années de retard. Mais la simple suspension de ce lancement, faute de lanceurs disponibles, dit beaucoup de notre vulnérabilité. À cela s’ajoute une faiblesse chronique : la France ne dispose toujours pas de satellites radar militaires souverains, alors que cette technologie est indispensable à toute observation et que plusieurs de nos partenaires, y compris européens, en sont déjà dotés.
Si nous nourrissons l’ambition d’être une nation cadre dans l’espace, il nous faut développer une capacité à agir dans ce milieu. Pendant ce temps, la compétition mondiale s’accélère: les États-Unis, la Chine, la Russie, mais aussi des acteurs privés, expérimentent, lancent, adaptent à une cadence qui relègue nos processus d’acquisition et notre gouvernance à une forme d’âge industriel.
Ces événements interviennent malgré la vitalité de notre écosystème. Le secteur privé innove, des start-up comme Unseenlabs offrent des services performants, et pourtant, l’État reste toujours prisonnier de sa propre inertie. Quelles ruptures concrètes proposeriez‑vous au gouvernement pour sortir de ce paradoxe ? Comment faire en sorte que la France cesse de se comporter comme une puissance spatiale sur le déclin alors qu’elle a les moyens de faire autrement ?
Mme Corinne Vignon, rapporteure. Vous comprendrez que nous ne sommes pas entièrement d’accord. La France a fourni énormément d’efforts sur le spatial, mais il est exact que l’époque du géostationnaire se termine et que nous vivons une phase de transition. Les États-Unis ont pris une avance considérable, y consacrant des investissements très conséquents, dont Elon Musk a d’ailleurs largement bénéficié.
Ensuite, il est exact que la France ne dispose toujours pas de satellites radar, mais doit-elle les produire elle-même ? Ne peut-elle pas s’appuyer sur ses partenaires européens, par exemple les Espagnols, qui sont assez forts dans ce domaine, les Allemands, les Italiens ? Nous ne pouvons pas être compétiteurs numéro un dans tous les secteurs.
M. Arnaud Saint-Martin, rapporteur. Dans ce domaine, nos positions divergent. J’estime pour ma part que la souveraineté en matière spatiale n’a pas de prix, qu’il faut lourdement investir, car nous avons été défaillants pendant trop longtemps. Nous avons ainsi assisté sans réagir, et parfois avec un certain mépris, à la montée en puissance de certains acteurs, à l’instar de SpaceX dans les années 2000. Au fur et à mesure, nous avons bien été forcés de constater qu’un modèle économique particulièrement agressif s’est imposé, largement encouragé par la puissance publique aux États-Unis.
Nous sommes confrontés à une forme de déclassement, qui se traduit objectivement, sous la forme d’une rupture de service intolérable sur le front du lancement, comme en témoigne l’exemple d’Ariane 6. Cette rupture de service a également été provoquée par les politiques mises en place, la privatisation d’Arianespace, dont il faudrait évaluer la portée et les conséquences, puisqu’elle s’est traduite par un retard dans le programme.
Au-delà, je considère que nous devons conserver le contrôle de la gamme de services satellitaires et donc investir lourdement. Je pense notamment au radar, au Space Situational Awareness (SSA). Nous devons disposer de moyens de contrôle au sol pour avoir une capacité autonome d’observation, quand nous dépendons aujourd’hui des données américaines, d’autant plus dans cette période d’hégémonisme américain particulièrement agressif, qui se manifeste par la convergence entre Donald Trump et Elon Musk, laquelle m’inquiète particulièrement.
Je prône un pilotage conscient, qui arbitre entre les moyens et les fins, optimise sa diversification sur tous les secteurs. Je suis donc favorable à une augmentation des budgets et une insertion raisonnée dans les coopérations internationales, y compris au niveau européen.
M. François Cormier-Bouligeon (EPR). Je tiens à féliciter nos rapporteurs pour la très grande qualité du travail qu’ils ont accompli. L’espace s’est transformé en quelques années en une zone de conflictualité comme une autre, ce qui a conduit à l’Alliance atlantique, lors de son sommet à Londres en décembre 2019, à reconnaître le milieu exo‑atmosphérique comme un milieu militaire opérationnel à part entière, à l’instar des milieux terrestres, aériens, maritimes et cyber.
Nous observons une implication grandissante des États-Unis, de la Chine, de la Russie, pour arsenaliser l’espace, par le déploiement de satellites offensifs. La multiplication des manœuvres hostiles lors de la guerre en Ukraine a également montré avec acuité que l’usage des satellites est devenu indispensable en appui des forces conventionnelles. La France avait d’ailleurs été parmi les premiers États à prendre acte de ces évolutions, d’abord avec sa stratégie, publiée en 2019, puis dans la LPM que nous avons votée en 2023. Le renforcement des capacités spatiales constitue aujourd’hui un impératif pour l’armée française si elle veut pouvoir répondre souverainement aux enjeux du combat du futur.
La France possède de nombreux atouts. Nous saluons le lancement d’Ariane 6 malgré quelques retards et nous disposons de grands champions, dont ADS et TAS dans le domaine du géostationnaire. Mais ce secteur évolue très rapidement et des ruptures technologiques s’accélèrent.
À quelques semaines du dévoilement de la nouvelle stratégie française satellitaire, quelles sont les priorités absolues qui s’imposent en matière de capacités militaires pour le secteur de la défense ? Je pense notamment aux mini-lanceurs et aux petits satellites agiles sur la très haute altitude. Enfin, en tant que rapporteur du programme 146, je suis très vigilant sur l’application de la LPM, et notamment des 6 milliards d’euros que vous avez évoqués.
Mme Corinne Vignon, rapporteure. CERES et CELESTE sont les « oreilles » de la France quand CSO et Iris² constituent ses « yeux ». Le système européen Galileo PRS est essentiel, puisque nous devons disposer d’un système très robuste contre les brouillages, quand l’armée française utilise aujourd’hui le GPS. En attendant Iris², il sera nécessaire d’utiliser et de renforcer les bandes passantes de OneWeb, une constellation basse de 600 satellites gérés par Eutelsat. Les patrouilleurs sont par ailleurs essentiels pour protéger nos objets dans l’espace. Le démonstrateur Yoda, prévu pour 2023, ne sera finalement pas déployé avant 2027 ; Egide devrait l’être en 2029-2030. Ensuite, tout commence au sol : les équipements au sol sont ainsi cruciaux pour la gestion de l’intelligence à bord et doivent à ce titre faire l’objet d’un effort particulier.
S’agissant de la très haute altitude, nous proposons de développer les ballons stratosphériques, comme les ballons Stratobus développés par TAS. Sachez par exemple que sept ballons permettent de surveiller l’ensemble de la Méditerranée. Les militaires nous ont par ailleurs indiqué qu’ils auraient peut-être besoin de mini-lanceurs pour pouvoir un jour effectuer des lancements depuis la métropole. Dans ce cadre, il faudrait envisager des bases mobiles, sur des camions.
Au-delà, il est nécessaire de réaliser des choix stratégiques, par exemple sur les antennes plates, la miniaturisation, l’analyse des images. Ces dernières sont nombreuses et nous manquons aujourd’hui de systèmes pour les analyser.
M. Arnaud Saint-Martin, rapporteur. Je partage en grande partie ces propos, mais demeure plus sceptique sur les mini-lanceurs portatifs. J’insiste par ailleurs sur l’importance de l’observation au sol. À ce titre, il convient de rationaliser les investissements. Plusieurs start-up se sont positionnées sur ce segment, dans une logique similaire, impliquant des investissements, des tests, des démonstrateurs. Mais nous avons surtout besoin d’opérationnalité. La diversification des capacités s’est parfois déroulée de manière irrationnelle. On aurait pu prévenir certaines redondances par une planification ajustée à des finalités correctement alignées. En résumé, il faut dépasser le stade de la démonstration et je préconise de réinternaliser les technologies au sein du Commandement de l’espace bientôt opérationnel, pour en faire une capacité critique souveraine, bien contrôlée par des ingénieurs.
M. Aurélien Saintoul (LFI-NFP). Je vous remercie à mon tour pour votre travail, vos cinquante-huit propositions. J’espère que le gouvernement les prendra en compte pour la construction de sa stratégie spatiale. Vous mettez en lumière un domaine qui est cher à La France Insoumise et dont l’importance n’est plus à démontrer, dans les domaines du renseignement, de la communication, de la dissuasion, de l’action humanitaire et de la coopération.
Ces dernières années, nous avons pu à la fois nous vanter de beaux succès, mais en même temps regretter des formes de naïveté, de demi-mesures, d’abandons. Je pense en particulier au cas de OneWeb, où il a fallu attendre plusieurs années avant de se décider à opérer un rachat. Je rappelle également que les Allemands n’ont pas respecté les accords de Schwerin, nous conduisant à nous retrouver dépourvus en matière de satellites radar. De même, il a fallu vendre les participations dans Argos, un système qui fonctionne encore très bien et qui est rentable, pour pouvoir financer Kinéis. Un autre défi concerne l’avenir du Centre spatial guyanais, dans la mesure où le réchauffement climatique à l’horizon de vingt‑cinq ans rendra la vie en Guyane probablement très compliquée.
Quelles sont les conditions à respecter afin que le projet Bromo soit réellement acceptable ? Par ailleurs, dans votre rapport, vous ne défendez pas le principe du retour géographique classique et vous pointez le « fair return ». Pouvez-vous préciser votre propos ? Enfin, à quoi ressemblerait l’organe interministériel que vous évoquez dans la proposition 34 ?
Mme Corinne Vignon, rapporteure. Je suis persuadée de la nécessité de disposer d’un champion français. Le problème du projet Bromo est peut-être lié à la réaction de l’opérateur allemand OHB, qui se manifestera certainement. Il est d’ailleurs question d’une union d’OHB avec d’autres sociétés pour verticaliser la production. Il convient de faire attention à ne pas substituer la compétition entre ADS et TAS par une autre, entre Bromo et OHB. Les doublons portent le risque de multiplier les infrastructures et d’entraîner une casse sociale
La question du fair return est essentielle : aujourd’hui, on donne des projets à ceux qui versent de l’argent, indépendamment de leurs compétences propres. Ce faisant, cela permet certes d’améliorer la compétence de nations qui ont besoin d’amplifier leur technologie, mais pour la France, cela est peu utile.
M. Arnaud Saint-Martin, rapporteur. Pour revenir sur le projet Bromo, j’ai écouté les organisations syndicales, qui sont très inquiètes. Elles relayent la souffrance d’une grande partie des salariés, qui déplorent une perte de sens de leur activité. Cette souffrance doit être entendue. J’ajoute que cette consolidation est pilotée par des banques d’affaires, notamment américaines, ce qui pose également question. Les salariés regrettent la mise en concurrence permanente et prônent plutôt la coopération, la mutualisation intelligente. Je parie sur l’intelligence des industriels qui peut leur permettre, par moment, de monter des projets ensemble. Ce genre de stratégie a longtemps été vertueux et a été rendu possible par les mécanismes du fair return de l’ESA. Je suis favorable à la sanctuarisation de ce type de financements, car ils permettent de garantir des formes de coopération optimale entre ces acteurs qui peuvent par moment fédérer leurs efforts pour produire des infrastructures qui ont du sens et qui sont correctement gérées.
J’alerte donc sur les dangers de ce projet, qui se développe dans la plus grande opacité, dans les coulisses du pouvoir. En tant que parlementaires, nous sommes censés contrôler les engagements publics, mais nous ne disposons que de très peu d’informations. J’insiste sur la nécessité de mener un audit implacable des éventuelles conséquences de ce regroupement. S’il s’avère négatif, comme je l’imagine, il faudra massivement s’opposer au projet.
Par ailleurs, nous entendons aujourd’hui une petite musique qui consiste à prôner la fin de l’européanisation par l’ESA, au prétexte d’une plus grande « souplesse », d’une plus grande « agilité » des financements. Je m’y oppose : l’ESA permet au contraire de garantir une forme de planification. Les négociations sont parfois compliquées, mais elles s’inscrivent dans un cadre lisible : les mécanismes sont connus par tous, les gouvernements abondent et des programmes additionnels interviennent parfois. En conséquence, chaque pays peut aussi peser sur certains types de financement qui dépassent la simple question du retour géographique.
Nous avons besoin de l’ESA, qui est un outil essentiel de la diplomatie spatiale et dont le siège est à Paris. Nous avons donc intérêt à la maintenir, particulièrement à l’heure de cette crise du satellite. Se pose ensuite la question de la gouvernance de tous ces acteurs, mais il s’agit d’un autre sujet.
Mme Marie Récalde (SOC). Je salue à mon tour le travail des rapporteurs, qui honore notre commission. Madame Vignon, vous indiquez que lors de vos échanges avec les industriels de la filière, ceux-ci ont considéré que les 6,4 milliards d’euros sur six ans constituaient un plancher indispensable. Il s’agit là d’une idée que nous partageons tous. Dans l’hypothèse où la LPM serait révisée, pensez-vous que l’effort devrait être amplifié et accéléré ? Quelles seraient les priorités envisageables, voire souhaitables, selon vous ?
Votre proposition 29 recommande le développement de moyens de lancement nouveaux, peut-être mobiles, ainsi que des capacités en métropole. Il s’agit là d’une logique de résilience bienvenue, qui s’inscrit dans des démarches engagées, mais ne pourrait-on pas également renforcer les infrastructures existantes, qui constituent un point de faiblesse important du système français, voire européen ? Nous ne disposons que d’un pas de tir pour Ariane et pour Vega, à l’heure actuelle. Ne faudrait-il pas a minima doubler ces structures, afin de renforcer nos capacités de lancement ou alors développer des pas de tir en Europe ? Que pensez-vous des lanceurs réutilisables ?
Enfin, vous évoquez un consensus autour du principe d’une répartition entre capacités spatiales patrimoniales, partenariales et commerciales. À ce titre, vous mentionnez un triptyque qui paraît intéressant dans votre proposition 32. Quelle répartition dans ce triptyque vous paraît-elle pertinente et quelle priorité devrait-elle être accordée à la souveraineté dans ce cadre ?
Mme Corinne Vignon, rapporteure. S’agissant de la LPM, il me semble essentiel d’amplifier les éléments qui ont été réservés au spatial et de tenir la ligne des 6 milliards d’euros. J’ajoute que le ministre des armées a réaffirmé récemment l’importance du spatial. Ensuite, la rénovation du centre de Kourou en Guyane est peut-être nécessaire, mais nous n’avons pas besoin de pas de tir supplémentaires, compte tenu notamment de leur coût unitaire, de l’ordre de 800 millions d’euros, et surtout de la programmation sur Ariane, qui ne prévoit qu’une dizaine de tirs.
M. Arnaud Saint-Martin, rapporteur. Il faut tenir compte des besoins, qui peuvent évoluer très rapidement. Il est ainsi nécessaire de s’adapter à la diversification des usages militaires de l’espace que nous connaissons aujourd’hui, en optimisant les ressources, dans le cadre d’un budget contraint. Comme nous l’avons déjà souligné, il faut renforcer les segments sols, afin de sécuriser les plateformes envoyées en orbite, dans la mesure où les satellites deviennent des infrastructures critiques.
La proposition 32 est issue de discussions sur la manière de contractualiser avec certaines start-up qui proposent des prestations qui se limitent pour le moment à la démonstration. Or sur certains produits déjà potentiellement opérationnalisés, il convient de contracter, voire internaliser, ces compétences. À certains moments, la tripartition ne doit pas exister ; il faut uniquement considérer l’aspect patrimonial sur certaines capacités militaires, notamment le segment sol. À ce titre, je suis avec un grand intérêt la montée en puissance du CDE à Toulouse, qui ouvrira ses portes bientôt. En outre, au-delà des capacités, il faut renforcer les ressources humaines allouées à ces services cruciaux.
Enfin, il est évidemment nécessaire de renforcer le Centre spatial guyanais (CSG) et de l’adapter aussi aux contraintes du changement climatique, même s’il n’apparaît pas nécessaire de construire un nouveau pas de tir, qui ne correspondrait pas à nos besoins. Cette infrastructure est idéalement placée sur le plan géographique ; protégeons-la et ouvrons-la par moment à des partenaires – comme c’est déjà le cas avec l’ESA – pour faire en sorte qu’elle soit à la fois utile et durablement utilisable.
M. Jean-Louis Thiériot (DR). Le spatial constitue pour notre pays un enjeu à la fois technologique et industriel, mais aussi un enjeu stratégique majeur en termes de sécurité et de souveraineté. Avez-vous pu établir un benchmark ou une analyse des capacités qui sont les nôtres et que nous serions capables d’acquérir face à notre dépendance américaine ?
Lors de son intervention devant notre commission, M. David Cvach, représentant de la France à l’OTAN, avait très justement fait remarquer que l’OTAN nous apportait les fameux enablers et que parmi ceux-ci, le spatial était absolument crucial. Dans ce domaine, qu’avons‑nous, que nous manque-t-il et que nous pouvons acquérir ?
Par ailleurs, nous n’avons pas de capacités satellite radar aujourd’hui. Considérez‑vous les satellites radar par rapport à une cartographie opérationnelle ou par rapport à l’alerte avancée ? Comment pouvons-agir dans ce domaine ?
Enfin, puisque nous sommes ici à la charnière entre le stratégique et l’économique, avez-vous été conduits à examiner le paysage des différents fonds de capital‑risque et des start-up qui éprouveraient des difficultés à se financer ?
Mme Corinne Vignon, rapporteure. Nous n’avons pas eu le temps de conduire un benchmark sur l’analyse de nos capacités, mais avons dressé dans le rapport un état des besoins. Ensuite, il nous manque effectivement des satellites radar d’alerte avancée.
S’agissant des start-up, nous avons rencontré l’alliance NewSpace, qui nous a indiqué que les difficultés intervenaient dans la deuxième phase, après les subventions, lorsqu’il s’agit de lancer les démonstrateurs. Nous demandons une analyse des start-up qui ont reçu de l’argent grâce à France 2030, afin de déterminer des priorités en faveur de celles qui ont dépassé le stade de la « recherche et développement » et sont réellement prêtes.
M. Arnaud Saint-Martin, rapporteur. Nous n’avons pas mené de benchmark, mais nous savons qu’il est implicite : nous souffrons de grandes fragilités sur l’imagerie terrestre, où nous sommes largement dépendants du gouvernement des États-Unis et de prestataires américains, notamment privés, qui ont fortement profité de financements fédéraux, à l’instar de Planetlab ou de Spire Global. Il faut d’ailleurs souligner que ces start‑up ne sont pas aujourd’hui rentables. Nos dépendances portent également sur les radars et le SSA. Si nous ne sommes pas autonomes pour regarder ce qui se passe autour de nous, comment pouvons-nous objectiver les problèmes ? Nous devons donc investir sur ces fronts.
Le capital-risque est un serpent de mer en Europe ; il existe un fantasme du financement privé plus ou moins spéculatif. Certains aimeraient que la situation soit semblable à celle de la Silicon Valley, mais tel n’est pas le cas : les guichets sont globalement publics et les acteurs très identifiés. Nous devons réfléchir de manière rationnelle, car nous ne disposons pas d’un écosystème d’industrie financière correspondant à ce qui est pratiqué aux États-Unis.
En conséquence, il faut plutôt rationaliser la dépense publique et enjoindre les entrepreneurs à répondre par moments à la commande. Je suis à ce titre très critique du segment des micro-lanceurs, car nous aurions pu anticiper des échecs depuis longtemps. Désormais, il faut nous attendre à des consolidations et conduire une réflexion proprement politique sur les modes de financement de la technoscience militaire en France. Nous devons mener un travail sur nous-mêmes, y compris politiquement, pour mettre à distance des modèles culturels qui ne sont absolument pas les nôtres en termes de financement de la recherche militaire.
Mme Geneviève Darrieussecq (Dem). Je vous remercie pour ce rapport au contenu très dense, parfois très technique. J’estime que nous devons aider nos concitoyens à comprendre que le bon usage des satellites, le bon usage de l’espace, touche en réalité leur vie quotidienne et que les milliards investis dans la filière, dans les communications, constituent en réalité un intérêt vital.
Ce n’est qu’en 2019 que l’armée de l’air est devenue l’armée de l’air et de l’espace. Vous avez surtout évoqué la concurrence des Américains dans ce domaine, mais, pour ma part, j’ai beaucoup entendu parler des Chinois et des Russes. Face ces pays, nous ne pourrons pas assurer notre résilience et nous défendre seuls. Il convient donc de mettre en œuvre une véritable stratégie et de se demander si elle peut intervenir uniquement à l’échelle de notre pays ou si elle ne doit pas plutôt être établie à l’échelle européenne.
Enfin, je suis très sensible à la gestion des déchets dans l’espace. Il s’agit en effet pour moi d’un facteur d’accidents potentiels à répétition, qui risquent de mettre en péril l’ensemble du système. Vous parlez de l’établissement d’une espèce de charte de droit international, mais est-ce possible à l’heure où plus aucun accord international n’est respecté et où la loi du plus fort prévaut ? Comment y parvenir ?
Mme Corinne Vignon, rapporteure. Vous avez raison d’évoquer les Russes et les Chinois. La constellation Guowang prévoit ainsi de lancer des milliers de satellites. Les menaces géostationnaires sont immenses, puisque les patrouilleurs russes et chinois cartographient les radars sol, et absorbent toutes les informations. Je pense notamment aux satellites butineurs russes de la famille Luch Olymp qui ont espionné le satellite de communications militaires Athena-Fidus. En orbite basse, nous pouvons également citer les satellites russes Cosmos, qui effectuent des brouillages électromagnétiques. À titre d’exemple, CERES peut être brouillé, raison pour laquelle nos patrouilleurs sont essentiels.
M. Arnaud Saint-Martin, rapporteur. Il est exact que les usages du spatial sont tellement banalisés, par exemple dans nos smartphones, à travers la consultation du GPS, de la météo, que nous ne les voyons plus. Nous devons donc surinvestir dans la sécurisation de ces infrastructures, devenues banalement critiques.
Nous avons auditionné des spécialistes du spatial commercial chinois, qui ont mentionné la prolifération des projets sur le simple front des méga-constellations. Leurs lanceurs sont également de plus en plus lourds, notamment Longue Marche 9. J’ajoute qu’il existe également un programme du CNES en coopération avec la Chine.
Se pose ici la question de notre positionnement dans ce club des puissances spatiales, qui est en cours de réfection face aux alliances qui étaient jusqu’à présent naturelles et banales, notamment avec les États-Unis, et qui nous placent aujourd’hui en difficulté. Je pense notamment au programme Artemis, dans lequel nous avons investi des centaines de millions d’euros, mais qui pourrait être interrompu. Il nous faudra donc diversifier nos coopérations et les anticiper dans le temps long. Je nous invite donc à élaborer une réflexion lucide sur nos coopérations, dans le cadre de la stratégie spatiale nationale. À ce titre, la France est très bien placée, car au cours de notre histoire spatiale, nous avons collaboré avec tout le monde.
Ensuite, je travaille sur la question des déchets spatiaux depuis une dizaine d’années. À l’époque, j’avais formulé l’hypothèse d’un effondrement général du spatial, qui pouvait alors paraître de la science-fiction un peu gratuite. Mais en réalité, lors de l’International Astronautical Congress (IAC) de 2022, j’ai assisté à une conférence de Donald Kessler, spécialiste réputé de la Nasa, lequel a indiqué qu’il s’agissait d’une hypothèse plus que crédible selon lui. Ses contradicteurs répondaient alors que tout allait bien se passer, qu’il fallait continuer à déployer des satellites et qu’il serait possible de moraliser les entrepreneurs de l’espace.
Il existe un problème proprement technique, matériel, physique, d’occupation durable de l’espace. Pour le moment, les entrepreneurs veulent toujours plus se déployer et les agences encouragent ce déploiement. Or aujourd’hui, les différents plans prévoient plusieurs centaines de milliers de satellites, ce qui constitue en soi une menace existentielle. Si nous n’agissons pas de façon rigoureuse et contraignante dans les années à venir, l’environnement spatial continuera à se dégrader. De fait, les collisions commencent à survenir sur certaines orbites, notamment à 800 kilomètres.
Face à ces menaces, la réponse des pouvoirs publics est pour l’instant timide. Il importe donc de réinvestir la diplomatie spatiale multilatérale, à travers des arènes comme le Comité des utilisations pacifiques de l’espace extra-atmosphérique, le Bureau des affaires spatiales. De nombreux diplomates sont prêts à travailler sur un traité ; mais il faut insuffler une force politique à ce travail.
Mme Sabine Thillaye, présidente. Existe-t-il réellement des solutions technologiques ?
M. Arnaud Saint-Martin, rapporteur. Il existe des solutions techniques, mais elles relèvent du technosolutionnisme. Elles ne permettent pas véritablement de gérer, mais simplement d’optimiser des manœuvres d’évitement entre satellites. Telle est la situation en 2025. Imaginez bien qu’à l’horizon 2030, quand Iris² sera peut-être opérationnel, celle-ci sera encore plus dégradée. Cette question des débris est désormais prise au sérieux, y compris au plus haut niveau. J’espère que la stratégie spatiale nationale portera des mesures et une ambition en la matière, dans la mesure où les enjeux sont immenses.
Mme Lise Magnier (HOR). Les satellites sont d’une importance capitale, permettant aux États et à leurs armées d’observer et de détecter, de communiquer et donc d’être mieux préparés aux menaces adverses. À l’heure actuelle, 75 % des satellites actifs seraient sous pavillon américain, la Chine et la Russie se hissant sur les deux autres marches du podium.
Il est donc difficile de considérer cette situation comme rassurante, et la rivalité stratégique s’élève à un tel niveau d’intensité que les satellites peuvent désormais directement être menacés de destruction. Il est donc indispensable de les sécuriser. Les satellites patrouilleurs Yoda, chargés de surveiller l’environnement des satellites les plus sensibles et de réagir en cas d’approche étrangère suspecte, prouvent que la France reste dans le jeu de la conquête spatiale.
Votre proposition 57 suggère l’adoption d’une résolution au Conseil de sécurité des Nations unies afin de réaffirmer l’usage pacifique de l’espace. Cette proposition vous semble‑t-elle aujourd’hui partagée par nos partenaires, au regard du climat géopolitique actuel et du caractère particulièrement concurrentiel de ce secteur entre États ? Sous quels délais devrait-elle être mise en place ?
M. Arnaud Saint-Martin, rapporteur. Je vous remercie pour cette très bonne question. Aujourd’hui, se banalise l’idée que la militarisation – et encore plus l’arsenalisation – constitueraient l’horizon indépassable de l’occupation de l’espace, ce qui n’était pas le cas il y a encore quelques années. Cette arsenalisation en cours est ainsi jugée désirable par toutes les puissances spatiales.
À l’heure actuelle, un traité datant de 1967 est encore en vigueur. Très précis, il proscrit le déploiement d’armes de destruction massive nucléaires. Au cœur de la guerre froide, les États-Unis et l’URSS avaient ainsi été capables d’affirmer un usage pacifique de l’espace. Plutôt que d’accréditer l’idée d’une escalade en matière capacitaire dans l’espace, avec des moyens toujours plus offensifs, il s’agirait ainsi d’utiliser des voies politiques et diplomatiques. Nous pourrions ainsi réaffirmer cette pacification qui, selon moi, est fondamentale. Cela nécessite néanmoins de s’équiper d’un point de vue militaire pour peser dans les négociations. À défaut, nous serions cantonnés à n’être que de vulgaires observateurs à distance de ces questions. Je pense donc qu’il y a urgence à agir vite, notamment dans le cadre du Comité des utilisations pacifiques de l’espace extra-atmosphérique de l’ONU.
Enfin, s’agissant de la ressource spatiale, un travail normatif, juridique, est réalisé et la France y prend toute sa part. J’échange ainsi avec les juristes qui représentent la France et qui réalisent un très beau travail pour affirmer un non-alignement diplomatique vis-à-vis de cette escalade particulièrement inquiétante. La France pourrait ainsi être le fer de lance de ce travail normatif.
M. Bernard Chaix (UDR). Le conflit en Ukraine a révélé l’importance capitale des capacités spatiales dans la guerre moderne. Aujourd’hui, le système de communication des Ukrainiens repose essentiellement sur le géant américain Starlink. Son réseau de 7 000 satellites en orbite basse permet à l’Ukraine de piloter ses drones et ses missiles et de sécuriser ses communications dans les zones sinistrées.
Plus important encore, la constellation Starshield, appartenant à Starlink, est composée de satellites dits espions permet à l’armée ukrainienne de bénéficier d’une observation militaire plus précise et en temps réel des mouvements des troupes ennemies. En conséquence, le puissant déploiement des satellites en orbite basse et des 42 000 terminaux, couplés à des capacités supérieures d’observation, font de Starlink un acteur incontournable du conflit.
Votre rapport souligne bien que la France accuse un retard en la matière, ayant fondé son modèle sur les satellites en orbite haute, moins adaptés aux usages militaires, avec une latence importante et une plus grande vulnérabilité face aux interférences. L’urgence consiste donc à rattraper ce retard, à acquérir des capacités de renseignement, mais surtout d’observation militaire plus sécurisée, précise et résistante au brouillage. Dans ce contexte, le programme européen Iris² visant à constituer une constellation en orbite basse, s’avère fondamental pour notre souveraineté spatiale. Son budget, initialement de 2,4 milliards d’euros, a été porté à 10,6 milliards d’euros. Malgré cette augmentation, vous estimez que les moyens financiers d’Iris² ne lui permettront pas d’atteindre une capacité d’observation militaire comparable à celle de Starshield. Quel budget supplémentaire serait-il nécessaire pour que le système Iris² atteigne le même niveau d’excellence ?
Mme Corinne Vignon, rapporteure. Il est compliqué de répondre à la question des montants qui permettraient d’accélérer le programme Iris². Le retard subi par le programme est en grande partie lié à sa complexité. Par ailleurs, les acteurs ne sont pas pour l’instant alignés et je ne suis pas persuadée que le délai de 2030 pourra être tenu ; je pense que l’horizon 2031-2032 sera plus réaliste.
En conséquence, il faut s’appuyer sur OneWeb et ses 600 satellites en basse orbite, auxquels il convient d’ajouter un projet de 300 satellites supplémentaires. Cette constellation permet ainsi de disposer d’un délai de latence nettement inférieur et de couvrir la planète. Ensuite, une solution pourrait porter sur le lancement Iris², qui serait ensuite configurable en orbite.
M. Arnaud Saint-Martin, rapporteur. Je ne suis pas certain que nous puissions concurrencer Starlink et encore moins StarShield, dont les spécifications techniques demeurent assez méconnues. Nous savons en revanche que ses utilisateurs sont le National Reconnaissance Office (NRO) et le Pentagone, qui a investi massivement dans cette constellation, à hauteur de 2 milliards de dollars. J’ajoute que 8 % à 10 % des 7 500 satellites Starlink aujourd’hui en orbite ne sont pas fonctionnels ; ils ne servent à rien.
La constellation Iris² est complexe à mettre en œuvre, notamment parce qu’elle se déploie sur plusieurs plans orbitaux. Pour le moment, les détails techniques sur son fonctionnement n’ont pas été dévoilés, nous n’avons pas accès à ces données. Quoi qu’il en soit, il convient d’accélérer la cadence, compte tenu du trou capacitaire potentiel sur le front des méga-constellations.
Nous pouvons tirer parti de OneWeb, mais je tiens à alerter sur les modalités de lancement de ses 300 satellites, qui ne seront peut-être pas assurées par Ariane 6, mais sans doute par les entreprises d’Elon Musk. Nous allons sans doute devoir encore contracter des lancements effectués à Cap Canaveral et nous exposer au comportement erratique du dirigeant de SpaceX, ce qui pose question s’agissant de notre souveraineté.
Mme Sabine Thillaye, présidente. Nous passons maintenant à une séquence de huit questions complémentaires, en commençant par une première série de trois questions.
M. Pascal Jenft (RN). Les satellites représentent des acteurs clés de l’efficacité des stratégies militaires. Une communication rapide et sécurisée offre un avantage certain. Les constellations de connectivité en orbite basse rendent possible cette communication rapide. Mais cette orbite basse est de plus en plus occupée, tant par les constellations de satellites que par des débris, induisant des risques de collision et d’interférences.
Sans règles déterminées de partage de cet espace, les premiers arrivés disposent d’une place assurée, ce qui n’est malheureusement pas notre cas. Au vu de l’importance capitale de disposer d’une constellation en orbite basse, le temps presse. Quelle stratégie industrielle devons-nous adopter pour être en mesure de lancer une constellation en orbite basse dans les meilleurs délais ?
M. Abdelkader Lahmar (LFI-NFP). Madame et monsieur les rapporteurs, vous évoquez assez longuement le plan France 2030 dans le rapport et soulignez les insuffisances, voire peut-être le gaspillage, d’argent public.
Le volet spatial du plan France 2030 était doté d’un milliard et demi d’euros pour rattraper le retard dans les secteurs émergents du spatial, notamment dans le domaine des mini-lanceurs, des satellites de petite taille. Il visait également à supporter la structuration d’un écosystème de start-up. Finalement, vous dressez un bilan très contrasté de l’utilisation de l’argent public. À la lecture du rapport, nous avons l’impression que personne n’est réellement satisfait de l’allocation des fonds, mis à part peut-être les start-up. Vous expliquez vous-même que les fonds ont été fragmentés, notamment sur quatre différents projets de mini‑lanceurs, ce qui a sans doute entraîné un retard technologique de la France.
Vous appelez donc à ne soutenir qu’un seul projet de mini-lanceur. Lequel et pourquoi ? Nous avons le sentiment que les start-up ont été les seules véritables gagnantes du volet spatial du plan France 2030. Elles ont largement bénéficié des appels d’offres compétitifs développés par le gouvernement. La stratégie d’abonder les start-up a-t-elle été payante ? Que sont devenues les start-up financées par cet argent public ?
Mme Michèle Martinez (RN). La phase 4 de l’exercice Orion a révélé une faille capacitaire majeure dans le satellitaire. Selon le retour d’expérience (Retex) livré à la commission par le général Métayer, il faudrait multiplier par vingt les flux satellitaires pour répondre aux besoins opérationnels de nos armées en cas d’engagement majeur. Concrètement, dans certaines phases de l’exercice, face au manque de données de localisation, nos militaires ont dû avoir recours aux cartes d’état-major en format papier.
Votre rapport identifie fort justement les actions à conduire dans le domaine du satellitaire. Sur le point précis des flux de données et de leur multiplication, comment les différents acteurs du secteur s’adaptent-ils pour répondre à ce besoin opérationnel crucial en cas d’engagement majeur ?
Mme Corinne Vignon, rapporteure. Je ne pense pas que France 2030 ait donné lieu à un gaspillage. Les start-up constituent une activité risquée ; elles peuvent mourir. En revanche, France 2030 a permis l’éclosion de capacités inventives de la part de personnes qui provenaient souvent du CNES et qui se sont adjointes les services de professionnels plus seniors en provenance de TAS ou d’ADS. Désormais, nous allons passer à la deuxième phase des projets, dans laquelle l’engagement des finances devra être opéré de manière millimétrée.
Vous avez également évoqué les cartes d’état-major. Les militaires que nous avons rencontrés nous ont expliqué qu’ils s’entraînent pour se préparer à l’éventualité d’un black‑out total. Ils s’efforcent de trouver des systèmes pour communiquer, y compris dans des situations extrêmement difficiles.
M. Arnaud Saint-Martin, rapporteur. S’agissant des stratégies industrielles, il est nécessaire de pratiquer un pilotage clair, à travers des acteurs très identifiés dans le temps, et la programmation de missions. La planification et la synchronisation des activités s’effectuent selon des méthodes bien établies de management de projets spatiaux. Il s’agit également de clarifier les rôles des différents acteurs, c’est-à-dire les industriels, les donneurs d’ordres gouvernementaux et les politiques. Il convient également d’éviter les redondances, de contrôler pas à pas et de réajuster éventuellement dans la bonne direction.
Il faut également anticiper des usages qui pourraient être faits des ressources, pour éviter qu’ils ne soient pas optimaux. S’agissant des start-up, je dois vous faire part de ma grande perplexité. Je ne vois pas d’inconvénient à ce que des business angels privés puissent gaspiller certaines sommes. En revanche, lorsqu’il est question d’argent public et d’opérateurs publics, les choix doivent être ajustés au plus près des besoins opérationnels, lesquels doivent être bien identifiés au préalable.
Je pense que nous sommes revenus de la mode de la start-up nation. Désormais, le temps est venu d’évaluer les politiques publiques de soutien à l’innovation. Par moments, des saupoudrages inefficients sont intervenus. Nous pourrons les évoquer dans un autre cadre.
M. Sébastien Saint-Pasteur (SOC). Dans la mythologie grecque, Atlas portait le ciel sur ses épaules, garant de l’équilibre du monde. Aujourd’hui, cette voûte céleste s’est considérablement encombrée, au point que l’on peut se demander si les épaules d’Atlas seraient encore assez solides face à la saturation croissante de l’orbite basse, menacée par la prolifération des débris et par le développement rapide des capacités antisatellites.
Votre rapport souligne l’utilité des initiatives de surveillance, les premiers pas vers une gestion active des débris, et il évoque à juste titre la possibilité d’une convention internationale sur l’usage durable de l’espace. Ces orientations sont plus que bienvenues, mais une question demeure : comment transformer ces intentions en engagements concrets et partagés ? En effet, la singularité de l’espace est la suivante : s’il n’appartient à personne, il engage cependant la responsabilité de tous. Pouvez-vous nous indiquer l’état de l’art dans ces discussions internationales ?
Mme Stéphanie Galzy (RN). Depuis la naissance de la stratégie de défense spatiale en 2019, notre pays a structuré un projet ambitieux incarné par l’ouverture prochaine à Toulouse du Commandement de l’espace. Dans ce cadre, les satellites sont devenus des outils clés pour nos opérations militaires. Mais cette montée en puissance s’inscrit dans un écosystème profondément transformé par l’émergence du NewSpace.
Si cette dynamique offre des opportunités technologiques majeures, elle soulève aussi une question stratégique de premier ordre, qui concerne la dépendance croissante de nos armées à des acteurs privés, souvent étrangers et susceptibles de faire peser des logiques économiques, voire politiques, sur la conduite même de nos opérations. L’exemple de l’intervention unilatérale d’Elon Musk dans la guerre en Ukraine est éclairant. En restreignant temporairement l’accès à son réseau satellitaire, il a démontré la capacité d’un acteur privé à influer directement sur le cours d’un conflit. Dès lors, comment garantir la souveraineté de notre action militaire dans l’espace quand nos satellites ou nos flux de données peuvent être soumis aux décisions d’un industriel ? Quelles mesures le ministère des armées peut-il prendre pour renforcer la résilience de nos systèmes spatiaux en cas de rupture contractuelle ou de sabotage ?
Mme Alexandra Martin (DR). Députée de Cannes, deuxième site d’implantation de la magnifique entreprise Thales Alenia Space, j’entends ses inquiétudes existentielles et aussi ses alertes en termes de souveraineté nationale et européenne. Aujourd’hui, Iris², reste une solution civile. Qu’en est-il de Syracuse V ? La LPM tiendra-t-elle ses engagements ou ce programme sera-t-il sacrifié sur l’autel d’Iris² ?
M. Frank Giletti (RN). Avez-vous obtenu des informations sur Yoda et Toutatis ? L’étape du démonstrateur sera-t-elle remplacée ? Existe-t-il d’autres étapes pour la fonction « protéger » ?
Mme Corinne Vignon, rapporteure. Nous demandons que Syracuse V soit développé parallèlement à Iris². Leur interopérabilité est nécessaire, à terme. Ensuite, Yoda demeure pour le moment en phase de démonstration. Il sera lancé en 2026-2027 et sera ensuite suivi par la constellation Egide en 2028-2029, dans le meilleur des cas. Dès lors, il est impératif d’accélérer la cadence.
M. Arnaud Saint-Martin, rapporteur. S’agissant de la régulation du trafic et des déchets, la France a été particulièrement avant-gardiste en adoptant en 2018 la loi relative aux opérations spatiales (LOS). Elle a ainsi établi ses propres contraintes, notamment de désorbitation, de manière responsable. À ce sujet, la loi spatiale européenne doit suivre la même ambition en matière de spatial durable et vertueux, au-delà d’un simple greenwashing. Les « techno‑solutions » comme les harpons, les filets, les aimants, les lasers ou les intercepteurs ne constituent pour le moment que des promesses. Je vous fais donc part de mon scepticisme concernant la surenchère technosolutionniste en orbite basse, qui constitue en soi un marché pour de nombreuses start-up, dont certaines investissent à fonds perdus.
Plutôt que de continuer à déployer n’importe comment, essayons de faire mieux. Cette logique suppose de conduire un travail normatif mais aussi technique sur la conception des plateformes, pour les rendre plus durables. Cet aspect porte à la fois sur les matériaux, mais aussi la propulsion, pour garantir des manœuvres optimales en contexte de coexistence contrariée. La durée de vie d’un satellite Starlink n’est que de trois à cinq ans, pour ceux qui fonctionnent. Il s’agit d’un véritable scandale, que l’État américain n’aurait jamais dû accepter.
Les premiers satellites qui ont été envoyés en 2019 étaient des micro-satellites de 300 kilogrammes. Les V3 qui seront peut-être lancés, à raison de soixante par lancement, par Starship pèsent 1,5 tonne et sont dotés de panneaux solaires de deux fois trente mètres. Nous aimerions que l’État fédéral américain et ses agences réglementaires exercent davantage de contraintes, mais nous pouvons tous observer la collusion à l’œuvre au cœur même du pouvoir à Washington. Cette situation est grave. Musk déploie toujours plus d’objets, n’importe comment, parfois en sabotant littéralement le travail réglementaire et en acceptant volontairement de payer des amendes. Les explosions intervenues dans le ciel des Caraïbes sont à ce titre assez inquiétantes.
Nous sommes donc confrontés à des acteurs particulièrement agressifs qui se caractérisent par la prédation, l’accaparement et la saturation des orbites. Face à eux, nous sommes un peu le Petit Poucet, mais assumons-le et essayons de peser, au moins sur le plan normatif. La voix de la France peut encore compter sur le plan de la diplomatie spatiale.
M. Damien Girard (EcoS). J’ai bien noté vos propositions consistant à favoriser l’ouverture des carnets de commandes aux PME, tout comme le besoin d’exécuter à l’euro près la LPM. Ces défis font écho au rapport que nous rédigeons avec Thomas Gassilloud sur les enjeux de masse et haute technologie. Je souhaite vous interroger plus précisément sur les risques de plans sociaux que vous évoquez. L’européanisation est une perspective nécessaire pour les projets complexes et de haute technologie.
Il est pertinent de mettre en œuvre une équipe de best athletes autour d’un maître d’œuvre, qui peut être français, afin de mener à bien des projets coûteux nécessitant de nombreuses briques technologiques. Votre rapport ne semble pas aller contre ce principe, mais pose notamment un enjeu social plus que légitime : la préservation des emplois de l’industrie française. À ce sujet, la place laissée aux syndicats, c’est-à-dire aux forces vives et qualifiées de notre industrie de défense, dans l’élaboration de votre rapport ne peut être que saluée.
Cependant, l’européanisation est un horizon nécessaire pouvant constituer un atout précieux face aux puissances américaines, russes et chinoises. Comment la coopération européenne peut-elle être menée pour renforcer notre sécurité et notre compétitivité, tout en préservant le tissu social et productif français ?
M. Jean-Louis Thiériot (DR). Je souhaite à mon tour revenir sur l’enjeu des débris spatiaux évoqué par notre collègue Darrieussecq. J’entends bien vos propos sur la nécessité d’une diplomatie spatiale et d’un éventuel traité qui permettrait de réguler un certain nombre d’éléments. Je dois cependant vous faire part de quelques doutes dans ce domaine. Nous vivons dans un monde marqué par des logiques néo-impériales, où le « foncier » spatial est conquis par les premiers entrants. Quels sont les moyens réels pour nous de peser ? Existe‑t-il des moyens de rétorsion ? Pour ma part, je ne pense pas qu’il faille totalement écarter le technosolutionnisme : si cela devait vraiment mal tourner, nous aurions besoin de plans B.
Mme Corinne Vignon, rapporteure. Nous ne savons pas grand-chose du projet Bromo, qui demeure très secret et géré par des banques d’affaires comme Goldman Sachs. Ensuite, nous devons effectivement préserver nos emplois. Thales Alenia Space emploie 4 500 salariés et il est question de 1 000 départs, soit un quart des effectifs. En revanche, il y a 6 700 salariés chez Airbus Defence and Space, pour 400 départs éventuels, dont une grande partie à la retraite ou en reconversion. TAS est donc soumis à de plus grandes difficultés. Les salariés ont donc besoin de visibilité, de formation, d’offres de reconversion dans une autre filiale du groupe. Quoi qu’il en soit, si le projet Bromo semble se dessiner, il n’est pas pour autant obligatoire, d’autant plus que le concurrent OHB est en train de réagir. Bromo n’a donc rien d’inéluctable ; il est questionné et nous devrions en savoir plus prochainement.
M. Arnaud Saint-Martin, rapporteur. Ces plans sociaux inquiètent à juste titre les organisations syndicales que nous avons rencontrées et avec lesquelles nous échangeons, depuis le début. Nous avons ainsi mis un point d’honneur à les inclure dans ce rapport, y compris dans les diagnostics. Elles ont été forces de proposition sur ces sujets et continuent d’actualiser la doctrine industrielle. Le 10 juin, je participerai à Toulouse aux assises du spatial, organisées par la CGT. Les ingénieurs et techniciens mobilisés depuis des mois proposeront à cette occasion d’autres façons de de planifier l’activité spatiale. Dans le même ordre d’idée, j’estime qu’il est nécessaire d’européaniser les luttes sociales sur l’espace ; il est essentiel d’écouter les travailleurs qui permettent le fonctionnement des services, s’impliquent dans la production des satellites et tiennent à protéger cette base industrielle.
Ensuite, les néo-impérialismes sont effectivement à l’œuvre aujourd’hui. Les accords Artemis nous rendent ainsi dépendants d’une puissance spatiale qui s’assume en tant que leader de l’exploration spatiale et semble prête à ne plus travailler avec nous. Les conséquences sont immédiatement matérielles, budgétaires. L’arrêt du Space Launch System (SLS) d’Artemis est terrible, car il provoque l’interruption du module de service produit par l’Europe. Nous sommes donc à la merci de ces forces hégémoniques.
Cependant, j’estime que nous pouvons peser, d’une façon ou d’une autre. Je suis confiant et optimiste en la matière, même si je sais que la situation est difficile. La France est un acteur qui compte dans ce domaine, dépense trois milliards d’euros par an, dispose d’une agence spatiale et d’une feuille de route, et produit une stratégie spatiale nationale.
Il est évident que nous ne compterons pas si nous intégrons l’idée que nous sommes une puissance déclassée. Assumons le rapport de force, y compris avec nos partenaires américains qui procèdent par ailleurs à des coupes draconiennes dans les budgets de la science et de la recherche. La NASA subit par exemple une baisse inouïe de 25 % de son budget, qui impactera inévitablement la coopération avec la France.
Mme Sabine Thillaye, présidente. Je vous remercie pour votre rapport, qui constitue un excellent travail, réalisé dans un temps très court.
La commission autorise à l’unanimité la publication du présent rapport d’information.
La séance est levée à dix heures cinquante-six.
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Membres présents ou excusés
Présents. – Mme Valérie Bazin-Malgras, M. Christophe Bex, M. Christophe Blanchet, M. Matthieu Bloch, M. Frédéric Boccaletti, M. Philippe Bonnecarrère, M. Hubert Brigand, M. Bernard Chaix, M. Yannick Chenevard, Mme Caroline Colombier, M. François Cormier-Bouligeon, Mme Geneviève Darrieussecq, Mme Sophie Errante, M. Emmanuel Fernandes, Mme Stéphanie Galzy, M. Guillaume Garot, M. Frank Giletti, M. Damien Girard, Mme Florence Goulet, M. David Habib, Mme Emmanuelle Hoffman, M. Laurent Jacobelli, M. Pascal Jenft, M. Loïc Kervran, M. Abdelkader Lahmar, Mme Anne Le Hénanff, Mme Nadine Lechon, Mme Gisèle Lelouis, Mme Murielle Lepvraud, Mme Lise Magnier, Mme Michèle Martinez, Mme Alexandra Martin, M. Thibaut Monnier, M. Karl Olive, Mme Josy Poueyto, Mme Marie Récalde, Mme Catherine Rimbert, M. Arnaud Saint-Martin, M. Aurélien Saintoul, M. Sébastien Saint-Pasteur, M. Thierry Sother, M. Thierry Tesson, M. Jean-Louis Thiériot, Mme Sabine Thillaye, Mme Corinne Vignon
Excusés. – M. Manuel Bompard, Mme Yaël Braun-Pivet, Mme Cyrielle Chatelain, M. Yannick Favennec-Bécot, Mme Catherine Hervieu, M. Jean-Michel Jacques, M. Guillaume Kasbarian, M. Bastien Lachaud, M. Julien Limongi, Mme Mereana Reid Arbelot, Mme Isabelle Santiago, M. Mikaele Seo, M. Emmanuel Tjibaou, M. Boris Vallaud