Compte rendu

Commission de la défense nationale
et des forces armées

 Audition, ouverte à la presse, du vice-amiral d’escadre Benoit de Guibert, préfet maritime de la Manche et de la mer du Nord (cycle « Espaces maritimes et enjeux de défense »)              2

 


Mercredi
2 juillet 2025

Séance de 9 heures

Compte rendu n° 79

session ordinaire de 2024‑2025

Présidence
de M. Jean‑Michel Jacques,
Président
 


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La séance est ouverte à neuf heures quatre.

M. le président Jean-Michel Jacques. Nous clôturons aujourd’hui notre cycle consacré aux espaces maritimes et aux enjeux de défense par l’audition du vice-amiral d’escadre Benoit de Guibert, préfet maritime de la Manche et de la mer du Nord. Amiral, durant votre première partie de carrière, vous avez alterné des fonctions à la mer, notamment en tant que commandant du Mistral et à terre, en particulier au sein de l’état-major des armées. Vous avez ensuite exercé au secrétariat général de la mer et vous avez pris vos fonctions de préfet de la Manche et de la mer du Nord au cours de l’été 2024.

Cette fonction de préfet maritime, moins connue que son équivalent territorial, est pourtant essentielle. Il existe trois préfets maritimes en métropole : le préfet maritime d’Atlantique à Brest, le préfet maritime de Méditerranée à Toulon et le préfet maritime de la Manche et de la mer du Nord, à Cherbourg. Ces préfets maritimes ont autorité dans tous les domaines où s’exerce l’action de l’État en mer, notamment la défense des droits et intérêts nationaux, particulièrement dans les zones sous souveraineté ou juridiction française, le maintien de l’ordre public en mer, le secours et la sécurité maritimes, la protection de l’environnement maritime, la lutte contre les activités illicites en mer, la pêche illégale, le trafic de stupéfiants, l’immigration clandestine. Officier général de la marine nationale, le préfet maritime cumule les fonctions civiles de préfet avec celles de commandant de zone maritime. A ce titre, il assure, sous le commandement du chef d’état-major des armées, le contrôle opérationnel des forces déployées dans sa zone de compétence.

Cette énumération de vos missions témoigne de l’ampleur des défis qui sont les vôtres aujourd’hui en Manche et mer du Nord. Au-delà du rôle du préfet maritime et en lien avec l’action de l’État en mer, vous nous préciserez sans doute les missions et les enjeux de sécurité propres à cette zone. Il s’agit en effet de l’un des passages maritimes les plus empruntés au monde et, par conséquent, la cible de potentiels groupes terroristes ou d’autres compétiteurs stratégiques, qui peuvent apparaître parfois menaçants sous des formes hybrides.

M. le vice-amiral d’escadre Benoit de Guibert, préfet maritime de la Manche et de la mer du Nord. Mesdames et Messieurs les députés, c’est un honneur pour moi d’intervenir devant la commission de la défense nationale et des forces armées. En tant qu’officier général de marine, exerçant les fonctions de préfet maritime, je cumule en fait dans le cadre de mes responsabilités trois « casquettes » qui ont pour point commun la défense des intérêts maritimes de la France dans ma zone de compétence, la Manche-mer du Nord.

Je suis tout d’abord commandant de cette zone maritime, responsable à ce titre de toutes les opérations militaires qui engagent des moyens de la marine nationale et des autres armées. J’assure ainsi leur contrôle opérationnel dans ce périmètre géographique qui s’étend au nord jusqu’à la latitude reliant le Danemark à l’Écosse. Je suis également commandant d’arrondissement maritime. Sous cette casquette, j’exerce sur les territoires de la Normandie et des Hauts-de-France des fonctions organiques pour le compte de la Marine nationale : commandement du port militaire de Cherbourg, sûreté nucléaire, protection de défense des installations... Enfin, j’exerce sous l’autorité du premier ministre les responsabilités, de nature civile, de préfet maritime sur une zone maritime qui s’étend du Mont-Saint-Michel jusqu’à la frontière belge. Ces trois casquettes sur une seule tête permettent une parfaite porosité et une cohérence entre la prise en compte des enjeux militaires et civils, relevant plus largement de ce qu’on appelle l’action de l’État en mer.

Pour simplifier, je dirais que l’action de l’État en mer (AEM) en France métropolitaine est une organisation originale qui confie à une autorité militaire, un amiral, la mise en œuvre d’un ensemble de politiques publiques maritimes, par essence pleinement interministérielles. Ce dispositif dual, civilo-militaire, offre la particularité de permettre la défense de l’intégralité des intérêts de notre pays, du grand large jusqu’aux espaces côtiers, qu’ils soient de nature militaire ou civile. Il permet par ailleurs une réponse immédiate en cas de crise en mer, avec des moyens lourds, capables de durer longtemps, c’est-à-dire plutôt ceux de la Marine nationale, bien que le préfet maritime exerce son autorité sur l’emploi des moyens de l’ensemble des administrations qui interviennent en mer.

Dans un contexte d’hybridité croissante des menaces, alors même qu’il n’est pas de crise maritime qui ne se répercute sur notre littoral et que la montée des tensions internationales ne va pas sans conséquence sur l’ensemble de nos espaces maritimes, la spécificité française de l’AEM me paraît aujourd’hui plus pertinente que jamais.

Je m’attarderai davantage sur la casquette de préfet maritime, qui peut être résumée en trois grandes fonctions. Le préfet maritime est tout d’abord le préfet de l’urgence en mer, avec une organisation et des pouvoirs lui permettant de répondre à toute crise maritime, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il est aussi préfet de police en mer, c’est-à-dire qu’il veille à l’exécution en mer des lois et règlements de la République, grâce à l’autorité de police administrative générale qui lui est confiée. Enfin, fonction plus récente, mais non moins importante que les deux premières, le préfet maritime est préfet de la planification des espaces maritimes, compétences qu’il partage avec un préfet de région coordonnateur, le préfet de la région Normandie, en ce qui me concerne. À ce titre, j’organise l’ensemble des activités maritimes sur un espace de plus en plus contraint et convoité, tout en garantissant la préservation de l’environnement marin.

Permettez-moi maintenant de vous parler de ma zone maritime.

Pour caractériser l’évolution de cet espace et aborder les enjeux de préservation de nos intérêts maritimes qu’il porte, je vous propose deux angles d’approche complémentaires. Le premier est axé sur une logique de flux. La Manche-mer du Nord est en effet un espace majeur de flux maritimes matériels – 25 % du fret maritime mondial, 13 millions de passagers Transmanche – mais aussi immatériels, à travers les câbles sous-marins, qu’ils soient de communication ou énergétique. Ces flux sont particulièrement sensibles aux répercussions des phénomènes internationaux, qu’il s’agisse des tensions géopolitiques ou du développement des trafics à grande échelle.

Le second, plus statique, est axé sur une logique de territorialisation de l’espace. Ce dernier est en effet une zone géographique contrainte où les usages maritimes se multiplient et se superposent, induisant deux phénomènes structurants : une cinématique fulgurante des crises, et une compétition de plus en plus exacerbée pour l’espace maritime.

Première approche donc, la Manche peut être considérée comme une zone de flux où se répercutent les tensions internationales. Ses pays riverains sont tous alliés, ils partagent les mêmes valeurs et coopèrent activement. Autrefois l’une des mers intérieures de l’Union européenne, la Manche en est, depuis le Brexit, une frontière extérieure. Pour autant, la coopération avec nos partenaires britanniques reste active, tant dans le domaine de la sécurité maritime que dans celui de la sûreté. Le sujet étant couvert par une actualité brûlante, je me permets de souligner l’excellent niveau de coopération entretenue avec mes partenaires britanniques, par exemple sur la gestion complexe du volet maritime de la crise émigratoire.

Bien qu’il soit bordé par des pays alliés, cet espace maritime n’est pas isolé des soubresauts géopolitiques et sécuritaires. Trois préoccupations d’actualité me paraissent ainsi à souligner : la crise migratoire, ou plutôt émigratoire, les répercussions du conflit russo-ukrainien et les risques générés par le contournement des sanctions de l’Union européenne par les Russes, c’est-à-dire la problématique de la flotte dite fantôme, et enfin la dimension maritime du narcotrafic.

Le volet maritime de la crise migratoire, qui s’étend désormais de la frontière belge jusqu’à l’embouchure de la Seine, illustre cette répercussion des phénomènes migratoires mondiaux sur la Manche. Nous retrouvons sur le littoral du nord de la France des migrants de nationalités variées, dont la répartition constitue d’ailleurs un baromètre assez fidèle de l’évolution des crises que l’on retrouve un peu partout dans le monde. Pour ces migrants, qui fuient un quotidien insupportable, le Royaume-Uni apparaît comme un eldorado. Ce « bras de mer » de 31 kilomètres dans sa plus faible largeur, dont la plupart des migrants ignorent ou minimisent les dangers, ne les dissuade pas de tenter cette ultime étape d’un périple des plus dangereux, long de parfois plusieurs années. Ce contexte génère une situation unique en France, puisque nous réalisons des sauvetages de masse presque quotidiens, et unique aussi en Europe, car nous faisons face ici à un phénomène d’émigration et non d’immigration.

Pour y répondre, la France déploie un dispositif aéromaritime hors normes à plusieurs titres, et d’abord, en termes de moyens mobilisés. Aujourd’hui, le volet Search and Rescue (SAR) mobilise en permanence le Centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage (CROSS) Gris-Nez, quatre sémaphores, six navires, un hélicoptère et des drones, sans compter, bien sûr, les moyens de la Société nationale de sauvetage en mer (SNSM) et des services départementaux d’incendie et de secours (SDIS).

Le dispositif est également hors normes en termes de volume d’opérations conduites. En 2024, nous avons secouru plus de 6 000 migrants. Sur la seule journée du 31 mai dernier, par exemple, près de 1 400 migrants ont tenté la traversée à bord d’une vingtaine d’embarcations. Enfin, la nature même de ces opérations de sauvetage est également hors normes, du fait du niveau de risque que prennent les passeurs et qu’acceptent les migrants. Les embarcations sont surchargées et structurellement inadaptées pour affronter une mer difficile comme la Manche et traverser l’autoroute maritime qu’est le pas de Calais. Mais les migrants sont tellement déterminés à rejoindre le Royaume-Uni qu’ils n’acceptent notre assistance qu’en ultime recours. Vous imaginez bien que tout ceci place nos marins face à des situations humaines et opérationnelles très complexes.

Par ailleurs, générer ce dispositif de sauvetage en mer exige un effort très significatif pour les administrations concernées, entraînant des effets d’éviction sur les autres missions de l’action de l’État en mer. Ce dispositif repose en dernier lieu sur une coordination pleine et entière avec les forces de sécurité intérieure à terre, avec mes homologues préfets terrestres, mais également les services britanniques. Nos approches terrestres et maritimes ne divergent pas. Elles se complètent, même si la mer a ses spécificités et ses dangers qu’on ne peut ignorer.

Enfin, le comité interministériel de contrôle de l’immigration a demandé en début d’année d’étudier les possibilités d’évolution de la doctrine d’action de l’État en mer et dans les eaux intérieures pour répondre au mieux à l’évolution de cette crise. Les conclusions ont été présentées à l’arbitrage du premier ministre en fin de semaine dernière. Elles conduiront probablement à une évolution de nos modalités d’intervention sans toutefois remettre en cause la priorité absolue et toujours affirmée qu’est la sauvegarde de la vie humaine.

Le deuxième éclairage illustratif des enjeux de flux concerne les répercussions de la crise ukrainienne sur la présence russe en Manche mer du Nord. Au titre de mes responsabilités militaires de commandant de zone maritime, j’assure le suivi des forces navales russes, pour qui cette zone représente une bascule entre un espace stratégique de la Baltique vers l’Atlantique, voire la Méditerranée. Si les Russes y naviguent jusqu’à présent en respectant le droit de la mer, nous ne restons pas pour autant passifs.

Nous agissons ainsi en coopération avec nos alliés selon une posture ferme et ostensible de surveillance et, si besoin, en contraignant leur manœuvre, par exemple en restreignant l’accès à nos approches. Notre action offre aussi un suivi intéressant des manœuvres de plus grande ampleur de l’armée russe, par exemple son désengagement de Syrie.

Au titre de mes responsabilités de préfet maritime, je suis aussi les enjeux russes à travers le sujet de la flotte fantôme, ce phénomène qui consiste, pour un État, à avoir recours de manière opaque et en recherchant une moindre traçabilité à des navires d’États tiers afin de poursuivre des exportations ou importations en contournant les sanctions internationales.

Ce phénomène tire profit des libéralités du droit maritime international ainsi que de la relative opacité du transport maritime et des opérations de soutage. Il ne concerne d’ailleurs pas que les intérêts russes, mais également ceux d’autres pays, comme l’Iran ou la Corée du Nord. Pour la France, ces navires présentent un risque en termes de sécurité maritime. Il s’agit essentiellement de tankers de moyenne capacité, souvent de construction ancienne, récemment acquis par des opérateurs peu identifiables et ne respectant pas souvent les standards minimums de sécurité. Nous avons également des doutes sur la solidité de leur police d’assurance. Face à cet enjeu, l’action de l’État consiste d’abord en une surveillance particulièrement attentive de cette flotte, dont on estime qu’elle pourrait se composer d’environ 900 navires, parmi lesquels une dizaine est suivie quotidiennement en Manche. Je ne rentrerai pas ici dans les détails, mais sachez que des réflexions sont en cours pour identifier des modes d’action pour lutter contre ce phénomène. L’interception de ces navires n’est évidemment pas sans risque et nécessite anticipation et discernement.

Enfin, le troisième et dernier enjeu généré par l’importance et la densité des flux concerne le narcotrafic par voie maritime. En effet, le vecteur maritime constitue aujourd’hui une des voies d’approvisionnement privilégiées par les narcotrafiquants, comme l’illustre l’importance des saisies portuaires dans les grands ports, notamment au Havre. Des échouages de produits stupéfiants sur les côtes de la Manche et de la mer du Nord sont également régulièrement constatés. Ils sont très probablement le résultat d’échecs de transbordements à distance, les drop-off, entre un navire mère et un navire fille.

Parmi toutes les missions de l’action de l’État en mer, la lutte contre le narcotrafic constitue probablement l’une des plus complexes et sans doute celle qui nécessite le plus de coordination, évidemment dans le respect des prérogatives de chaque administration et dans le respect de l’indépendance du pouvoir judiciaire.

J’en viens au deuxième angle d’approche pour caractériser la façade, la compétition pour l’espace maritime. Celui-ci, longtemps dédié à une exploitation ponctuelle et parfois concomitante à plusieurs activités, se territorialise de manière croissante.

Cette tendance s’illustre par l’apparition récente d’infrastructures industrielles en mer, générant une occupation statique et permanente de plus en plus significative, mais aussi par l’exigence toujours plus forte de protéger le milieu marin en y réduisant les activités. L’ambition actuelle de déploiement de projets industriels en mer est sans précédent. Le président de la République a, par exemple, fixé le cap très ambitieux de 45 gigawatts de production cumulée d’énergie éolienne en mer à l’horizon 2050.

Pour la Manche-mer du Nord, un objectif de 12 à 15 gigawatts est fixé pour 2050, soit dix parcs identifiés, faisant d’elle la principale contributrice à l’atteinte de l’objectif national. Par l’occupation permanente de l’espace qui en découle, ces projets d’envergure sont porteurs de nouveaux risques liés à la sûreté et à la sécurité. Ces installations industrielles vont en effet réduire les espaces de manœuvre et les zones d’abri dans un espace qui est déjà traversé par des couloirs de navigation très denses. C’est notamment le cas en baie de Seine, où les éoliennes vont restreindre une zone abri indispensable lors de phénomènes météorologiques exceptionnels de plus en plus fréquents.

Les parcs éoliens les plus au large viennent par ailleurs rapprocher le danger des rails de navigation, alors même que ceux-ci avaient été mis en place après les catastrophes pétrolières des années 70 pour justement écarter le trafic de la côte. Or, en matière de sécurité maritime, il est indispensable de ne pas rogner les marges de précaution. Ces risques sont amplifiés par les caractéristiques géographiques de cet espace maritime : faibles profondeurs, forts courants, fréquentes tempêtes. Toute crise prend ici une cinématique rapide, avec de très courts préavis pour intervenir.

L’autre enjeu est celui de la sûreté maritime, puisque les parcs éoliens en mer vont devenir des infrastructures sensibles contribuant directement à notre souveraineté énergétique. Les risques d’atteinte à l’intégrité de ces installations peuvent être générés par des actions involontaires ou accidentelles, mais également par des actions intentionnelles simples à mettre en œuvre : vandalisme, sabotage ou utilisation comme boîte aux lettres pour des trafics. Le régime de liberté des usages choisi par la France au sein des parcs éoliens a un prix et nécessite de prendre en compte dans le cahier des charges des appels d’offres éoliens des dispositifs relatifs à la sûreté maritime.

Un autre type d’infrastructure industrielle sensible se déploie également de manière croissante en mer : les câbles sous-marins, qui font transiter 99 % de nos communications. Avec la numérisation toujours croissante de la société et le déploiement d’une transition énergétique faisant une large part à l’électricité, la sécurisation de ces connexions sous‑marines est devenue un enjeu géopolitique de tout premier ordre. La criticité de ces installations impose donc d’être en capacité de les protéger. Les ruptures de câbles actuellement identifiées, environ 200 cas par an à l’échelle internationale, sont essentiellement accidentelles, souvent causées par des engins de pêche traînants ou des ancres de navire, mais elles peuvent aussi être provoquées volontairement, comme nous l’avons constaté en mer Baltique.

À ce titre, des récents événements en Baltique, je retiens deux enseignements immédiats et globalement transposables en Manche, dont les caractéristiques géographiques sont similaires. Le premier est plutôt inquiétant. Nos câbles sous-marins sont intrinsèquement fragiles et exposés par petits fonds. Il n’est pas nécessaire de disposer de hautes technologies pour les cibler, puisque laisser traîner une ancre peut suffire. Le second est plus rassurant : en cas d’attaque massive et probablement détectable en amont, les toiles d’araignées des câbles sous-marins de communication constituent un réseau résilient et nos capacités de réparation apparaissent réactives et solides.

D’un point de vue stratégique, il est intéressant de noter que l’accroche de câbles est une action qui permet, pour celui qui la commet, de désorganiser le camp adverse en restant sous le seuil de l’action militaire. Or la répression de ces actions sous le seuil présente l’inconvénient de rester dans le champ de la seule action civile, et implique de mettre en œuvre des moyens juridiques qui peuvent aujourd’hui paraître insuffisants. Le retour d’expérience de nos partenaires en Baltique démontre toutefois qu’il leur a été possible de déployer quelques actions opérationnelles préventives communes. En Manche, si nous n’avons à ce jour heureusement pas constaté d’actions de ce type, il nous revient d’en anticiper les modes d’action réactifs.

Enfin, n’oublions pas que de plus en plus de câbles sous-marins, dits câbles intelligents, sont désormais instrumentés et recueillent ainsi des données relatives à leur environnement physique. Ces données, qui sont normalement destinées à s’assurer de l’intégrité du câble ou à se renseigner sur le milieu marin, peuvent toutefois se révéler sensibles si elles sont collectées par des États compétiteurs, car elles pourraient, par exemple, faciliter la localisation de bâtiments militaires.

En conclusion, l’espace Manche-mer du Nord constitue une zone maritime où les enjeux de sécurité et de sûreté sont croissants et nécessitent une vigilance permanente au cœur de l’action de l’autorité maritime que je représente. La mer est un espace où la compétition est exacerbée et où les stratégies hybrides de nos compétiteurs aujourd’hui, et nos potentiels ennemis demain, trouvent un terreau favorable. Nous devons en prendre conscience collectivement afin de mieux protéger nos intérêts nationaux. Notre chef d’état-major des armées rappelle souvent qu’il faut gagner la guerre avant la guerre et que nous devons inscrire notre action dans le triptyque « compétition-contestation-affrontement » et non plus le désormais caduc « paix-crise-guerre ».

L’action de l’État en mer prend toute sa place dans ce nouveau triptyque, au-delà des seuls stades de compétition et de contestation. En effet, pour la préparation de l’affrontement, autrement dit la haute intensité, un travail quotidien est nécessaire, qui commence très en amont. Pour la Marine nationale, la préparation de la haute intensité repose donc également sur une présence le long du littoral français, avec une participation permanente à l’ensemble des missions de l’action de l’État en mer. L’action de l’État en mer est ainsi objectivement l’un des socles de nos savoir-faire pour la haute intensité.

M. le président Jean-Michel Jacques. Je cède à présent la parole aux orateurs de groupe.

M. Christophe Blanchet (Dem). Sans connaître la situation de Dunkerque, je sais qu’Ouistreham est également un lieu de départ de migrants vers l’Angleterre, mais j’ai constaté que cette commune ne figurait pas sur la carte que vous avez projetée lors de vos propos liminaires. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?

Ensuite, je souhaite évoquer les sauvetages que vous réalisez auprès des embarcations de migrants. Ceux-ci quittent leur pays, pensant trouver en Angleterre l’eldorado, au terme d’un périple éprouvant de plusieurs années. Lorsqu’ils sont récupérés en mer, qu’arrive-t-il par la suite ? En effet, nous pouvons les aider lorsque leur identité est connue, mais nous ne pouvons pas le faire lorsqu’ils refusent de la révéler. Pourtant, ils sont toujours là. Se retrouvent-ils sur le même lieu, sont-ils accompagnés ? Les mineurs sont-ils hébergés ? Certains se prétendent mineurs, mais sont en réalité bien plus âgés.

Enfin, pouvez-vous évoquer la SNSM, notamment à Ouistreham, et le trafic de drogue, qui implique parfois certains pêcheurs ?

M. le vice-amiral d’escadre Benoit de Guibert. La carte qui vous a été présentée comporte une zone en rouge, la zone historique sur laquelle nous constatons le plus grand nombre de départs, avec des small boats très chargés, qui sont les embarcations privilégiées depuis 2018, depuis que nous avons sécurisé la voie maritime, la voie routière et la voie ferroviaire. Cette zone correspond à la distance la plus courte entre les rivages français et anglais. Nous essayons évidemment de prévenir ces départs et je salue l’action des forces de sécurité intérieure qui réalisent un travail quotidien colossal pour éviter que ces gens ne se mettent en danger en prenant la mer dans des conditions absolument déplorables.

Je rappelle que les passeurs appartiennent désormais à des organisations criminelles structurées ; une véritable « économie » s’est mise en place. Nous avons tendance à observer une extension de la zone des départs vers le sud pour contourner le dispositif à terre. Les moyens employés peuvent être différents, qu’il s’agisse de ferries, de voiliers loués ou volés par des passeurs. Récemment, nous avons ainsi empêché un départ de voilier depuis Cherbourg. Nous sommes évidemment très attentifs à ces départs que je qualifierais d’anecdotiques en termes de volume. En lien avec les services à terre, notamment les services de renseignement, nous faisons en sorte de suivre ces filières, ces modes d’action et de les empêcher.

Concernant la deuxième partie de votre question, la prise en charge à terre des personnes sauvées en mer ne relève pas de ma responsabilité. Mon domaine de responsabilité concerne « l’eau salée ». Néanmoins, je travaille en étroite coopération avec tous les services à terre, que ce soit en amont des départs ou en aval, après la réalisation des opérations de sauvetage. Dans une logique de continuum mer-terre, le dispositif mis en place à terre permet la prise en compte des naufragés, de poursuivre les soins au plus fragiles et aux blessés.

Tant que nous sommes dans les eaux françaises, nous devons procéder au sauvetage des personnes en danger. Comme je l’ai dit, les migrants refusent généralement ces sauvetages, sauf lorsqu’ils affrontent une situation de détresse absolue. Pour eux, être recueilli dans les eaux françaises signifie, conformément au droit international de la mer et à la règle du « port sûr le plus proche », être reconduit en port français, ce qui constitue objectivement un échec par rapport à leur tentative de traversée. De mon côté, je dois faire en sorte que les services à terre soient prévenus le plus tôt possible pour être en mesure de prendre en compte ces naufragés.

Une courte vidéo sur les sauvetages en mer d’embarcations de migrants est projetée.

La SNSM ne fait pas partie de la fonction garde-côtes, ce n’est pas une administration, mais une association loi 1901 reconnue d’utilité publique. Pour autant, au quotidien, ces acteurs œuvrent pour ces sauvetages, jour et nuit, aux côtés des moyens des administrations. J’y suis très attentif et vais régulièrement voir les différentes stations, parce qu’ils sont confrontés, comme tous les autres marins, à des situations particulièrement compliquées.

Nous sommes également sensibles à leur statut, puisqu’il s’agit de bénévoles, qui peuvent être exposés d’un point de vue juridique, comme en témoigne le drame du Breizh à Ouistreham. Des réflexions ont été menées dans le cadre du comité interministériel de la mer 2025 afin que

leur statut puisse intégrer cette exposition juridique et qu’ils puissent continuer à exercer leur bénévolat dans de bonnes conditions. La ministre de la mer, qui a rencontré il y a quelques mois les bénévoles de la SNSM dans une station du nord de la façade, s’est aussi engagée à faire évoluer la réglementation pour mieux protéger nos sauveteurs en mer.

Vous avez évoqué également le cas des pêcheurs impliqués dans le narcotrafic. Lors de mon propos introductif, j’ai mentionné les nouveaux modes d’action de drop-off, qui consistent à réaliser des transferts de marchandises illicites à la mer plutôt que dans les ports, où nous durcissons nos moyens de contrôle. Ces drop-off peuvent effectivement concerner des navires de pêche ; nous y sommes particulièrement vigilants

M. Alexandre Dufosset (RN). L’exercice Polaris 2025, qui s’est déroulé du 12 mai au 15 juin dernier, a permis d’engager de nombreuses unités navales, aériennes et terrestres, dans des scénarios simulant une rupture stratégique. Dans ce cadre, la Manche a accueilli des manœuvres d’envergure et des séquences d’entraînement particulièrement complexes. Dans un espace dense et contraint, elles ont mis en lumière à la fois la réactivité de nos forces et les limites d’un théâtre aux missions déjà saturées.

Dans ce contexte, le groupe Rassemblement National réaffirme sa position : la défense de nos frontières maritimes, la maîtrise de nos espaces souverains et la protection de nos intérêts économiques exigent une armée pleinement disponible et stratégiquement autonome.

La façade Manche-mer du Nord, souvent considérée comme un espace arrière, est en réalité une zone de friction permanente, où les menaces sont multiples, hybrides et parfois dissimulées dans les flux civils. En tant que député du Nord, je ne peux que souligner que la pression migratoire demeure un facteur de saturation pour les forces affectées à la zone. Ces dernières semaines, le volume d’opérations de secours a explosé, mobilisant la totalité de l’éventail de nos moyens. Bien que relevant de l’action de l’État en mer, ces missions absorbent une part significative de l’effort naval et aérien quotidien. Il en résulte une fragilisation de notre posture stratégique. En l’espèce, la marine nationale est assignée à un rôle de gestion humanitaire.

Deuxièmement, la présence répétée de bâtiments russes à proximité de nos côtes s’inscrit dans une logique de démonstration de présence, de test de nos réactions et de renseignement, un mode opératoire typique de la guerre dite « grise », qui vise à brouiller les lignes entre droit de la mer et action d’influence. Dans un espace aussi densément occupé que la Manche, cette conflictualité particulière crée une tension permanente.

Compte tenu du contexte que je viens de décrire, entre saturation migratoire et tensions géopolitiques, disposez-vous dans votre zone de compétence des moyens suffisants pour assurer cette double mission de sauvetage et de défense ? Dans le cas contraire, que vous manque-t-il ?

M. le vice-amiral d’escadre Benoit de Guibert. Vous avez assez bien résumé les caractéristiques et les enjeux de défense dans cette zone maritime. Naturellement, tout chef militaire souhaiterait toujours obtenir plus de moyens pour mener à bien ses missions.

Effectivement les moyens de l’action de l’État en mer, dont ceux de la Marine nationale, sont aujourd’hui fortement mobilisés sur la mission de sauvetage en mer. Pour autant, personne ne peut affirmer que l’État devrait délaisser cette mission, personne ne remet en cause la primauté de la sauvegarde de la vie humaine. D’ailleurs, aucun marin ne comprendrait qu’on lui demande de ne pas remplir cette mission « obligatoire » de sauvetage de la vie humaine, au profit d’autres missions.

Il est exact qu’aujourd’hui, nous remplissons moins de missions « historiques » de l’action de l’État en mer, probablement en matière de police des pêches, de lutte contre le narcotrafic. Cependant, les moyens militaires ne sont pas les seuls à participer à cette mission de sauvetage. En 2022, la première ministre avait décidé, à la suite à un naufrage, de renforcer significativement le dispositif étatique de sauvetage en mer en décidant d’affréter deux navires, aujourd’hui le Minck et le Ridens de la société SeaOwl, qui sont venus participer à ce dispositif permanent de six navires dédiés au sauvetage dans la Manche mer du Nord. Ce renfort permet aux moyens étatiques de retrouver un peu de marge de manœuvre et de conduire d’autres activités, d’autres opérations qui relèvent de l’action de l’État en mer. Il faut également évoquer les Abeille, dont l’Abeille Normandie basée à Boulogne, qui est affrétée par la Marine nationale et qui contribue à cette mission.

Vous avez également mentionné les passages de navires russes. Il peut s’agir de la flotte fantôme, mais aussi de navires russes en transit. Il faut savoir que l’on ne passe pas inaperçu en Manche et en mer du Nord. En effet, avant d’y pénétrer, il faut passer par le dispositif de séparation de trafic (DST) des Casquets, puis par le DST du pas de Calais. Ainsi, « l’autoroute maritime » entre les deux DST contraint assez fortement le passage des unités.

Quotidiennement, nous disposons de moyens, navals et/ou aériens, qui sont en mesure de surveiller les navires russes, qu’ils soient civils ou militaires. Ceci se fait en coopération avec nos homologues britanniques, mais aussi de la façade Atlantique, sur une zone plus large. Nous leur montrons que nous sommes présents, que nous savons où ils naviguent, et que s’ils étaient tentés de dévier de la route commerciale normale ou d’effectuer des incursions plus près de nos côtes, nous serions bien évidemment en mesure de les suivre plus précisément et éventuellement de dédier un moyen pour réaliser un marquage plus précis.

J’ajoute qu’il s’agit d’une zone importante de bascule entre théâtres pour les navires russes. Ils respectent pour l’instant le droit international de la navigation. En termes maritimes, leur passage est « inoffensif ». Il n’en demeure pas moins que nous continuons à les surveiller et à leur faire comprendre qu’ils sont suivis.

M. Yannick Chenevard (EPR). Vous avez rappelé dans votre propos liminaire la situation géographique éminemment stratégique de la zone dont vous avez la responsabilité. Ceux qui, il y a quelques années, pensaient que la préfecture maritime Manche-mer du Nord pouvait disparaître ou devenir une annexe en sont pour leurs frais. La base navale de Cherbourg reprend force et vigueur. La base industrielle et technologique de défense (BITD) marine y est particulièrement active.

Les flux maritimes dans la zone dont vous avez la surveillance sont parmi les plus importants du monde. Les flux de migrants, vous l’avez rappelé, sont considérables, dangereux. Je veux en profiter pour saluer nos marins, qu’ils soient d’ailleurs civils et militaires, qui mènent des actions difficiles, parfois humainement extrêmement difficiles.

Je profite de cette occasion pour rappeler que la proposition de loi visant à reconnaître le bénévolat de sécurité civile que j’avais présentée et qui a été votée à l’unanimité à l’Assemblée, attend désormais son inscription au Sénat. Il s’agit là d’une façon de reconnaître l’engagement de nos bénévoles.

Comment voyez-vous la poursuite de la montée en puissance de la base navale de Cherbourg et de son écosystème ? Concernera-t-elle la guerre des mines, la chasse aux sous-marins, la formation, les risques liés à la pollution maritime, notamment la pollution maritime liée à la flotte fantôme et à l’état des bateaux qui la composent, les fonds marins, les câbles sous-marins et leur réparation ?

M. le vice-amiral d’escadre Benoit de Guibert. Je vous remercie pour vos mots concernant nos sauveteurs en mer. Au sein des administrations de la fonction garde-côtes, au côté de la Marine nationale, il ne faut d’ailleurs pas non plus oublier les affaires maritimes et les douanes, qui participent à cette mission. En outre, quand je mentionne la Marine nationale, j’inclus évidemment la gendarmerie maritime qui lui est rattachée.

Dans cette zone maritime, la multiplicité des enjeux impose notamment à la base navale de Cherbourg d’être en mesure de garantir la défense de nos intérêts, au sens très large. Je rappelle à cet égard que Cherbourg est le berceau de la dissuasion nucléaire française : c’est à Cherbourg que « naissent » nos sous-marins nucléaires, qu’ils soient lanceurs d’engins ou sous-marins nucléaires d’attaque. C’est également à Cherbourg qu’ils viennent finir leur vie, puisqu’ils y sont démantelés ; avec tous les enjeux de sécurité et de sûreté associés. Comme vous l’avez souligné, la BITD, à dimension stratégique, y est très développée et dispose de belles perspectives de contrats à l’export. Elle a donc besoin qu’on lui garantisse de pouvoir mener ses activités économiques dans de bonnes conditions.

L’évolution de la base navale passe aussi par la capacité à accueillir les futurs moyens qui y seront basés, ceux de la Marine, de la gendarmerie maritime. Nous devons donc programmer des travaux importants, notamment sur les installations électriques de la base navale. Nous accueillons et accueillerons des nouveaux patrouilleurs ; nous devons donc être en mesure d’assurer notre capacité de véritable port-base, aussi bien sur le soutien logistique, l’entretien des navires, que sur la protection de la base elle-même et de ses intérêts.

L’exercice Polaris, dont le volet pour la Manche-mer du Nord s’appelait Cyclone, visait justement, dans un scénario assez inédit et complet, tant dans la durée que dans le nombre de moyens mobilisés, à vérifier notre capacité à assurer la défense maritime du territoire, et plus particulièrement celle du port militaire de Cherbourg. Il s’agissait en effet de prendre en compte les nouvelles menaces, notamment hybrides, afin de « rester dans la course ». Cet exercice de défense globale face à des menaces hybrides, réalisé aussi à Brest (Bourrasque), a été extrêmement profitable.

Il a permis de conforter le fait que sur les réflexions en cours concernant la dotation de nouveaux moyens (je pense ici à la lutte antidrones, mais également aux drones pour surveiller nos espaces sous-marins), nous étions sur la bonne voie. Nous en avons tiré un très grand nombre d’enseignements très intéressants.

M. Emmanuel Fernandes (LFI-NFP). Plus de 20 000 exilés ont traversé la Manche depuis le 1er janvier, soit un chiffre record. Dans une directive du 10 novembre 2022, votre prédécesseur, Marc Véran, rappelait clairement que le cadre de l’action des moyens agissant en mer, y compris dans la bande littorale des 300 mètres, est celui de la recherche et du sauvetage en mer et qu’il ne permet pas de mener des actions coercitives de lutte contre l’immigration clandestine.

Cependant, ce rôle essentiel est aujourd’hui pris dans une contradiction majeure. Le traité de Sandhurst prévoit que le Royaume-Uni verse plusieurs dizaines de millions d’euros à la France en échange du durcissement de sa politique répressive à l’égard des migrants. Le 13 juin 2025, des policiers armés de matraques et de boucliers ont utilisé des gaz lacrymogènes dans l’eau pour empêcher des personnes, y compris des enfants en bas âge, de monter dans une embarcation. Or vous n’êtes pas sans savoir qu’une fois les personnes à l’eau, c’est le principe de sauvetage qui doit primer sur toute autre considération.

À la suite de ces faits scandaleux, l’association humanitaire Utopia 56 a saisi la Défenseure des droits et indique que plus de 65 personnes sont mortes à moins de 300 mètres des côtes lors des deux dernières années contre cinq sur les cinq années précédentes. Lors de ma visite à Calais en octobre 2023, dans le cadre des travaux de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, j’ai moi-même recueilli des témoignages alarmants : harcèlements quotidiens sur les plages, violences policières, usages de gaz lacrymogène. Les associations présentes décrivent une répression qui ne dissuade pas, mais pousse à des traversées plus dangereuses dans des embarcations toujours plus précaires et surchargées.

Les millions d’euros versés par le Royaume-Uni bénéficient-ils aux moyens de sauvetage en mer supervisés par la préfecture maritime ou uniquement à financer la répression ? Comment l’État peut-il piétiner ainsi la Convention européenne des droits de l’homme et notamment l’interdiction des refoulements à la frontière ? Enfin, quand l’État œuvrera-t-il pour mettre en place des routes migratoires sûres qui sont la seule voie possible pour préserver les vies humaines et faire cesser à la fois la traque et les trafics de migrants ? Autrement dit, quel est le sens de tout cela ? Quel est le sens d’ajouter des drames à la misère ?

M. le vice-amiral d’escadre Benoit de Guibert. Monsieur le député, mon propos liminaire et mes réponses aux premières questions ont bien souligné que la primauté de la sauvegarde de la vie humaine dirige notre action. Le contenu de la directive de 2022 ne sera jamais remis en question. En mer, la situation est compliquée, dramatique et dangereuse ; lorsque les sauveteurs font face à ces situations, leur approche ne consiste qu’à sauver des vies. En aucun cas ils n’agissent autrement, eu égard au droit international de la mer et aux différentes conventions auxquelles la France est partie. Une autre approche les exposerait par ailleurs pénalement, si leur action venait à provoquer un naufrage ou des décès.

En revanche, des réflexions sont conduites pour savoir comment mieux lutter contre les passeurs. Je rappelle que derrière ces drames se profilent des organisations criminelles qui mettent de plus en plus en danger ces migrants en utilisant des embarcations de plus en plus grandes, précaires, en les surchargeant. En conséquence, la première des responsabilités est portée par ces passeurs, qui sont véritablement des criminels. Le travail réalisé à terre, mais aussi en mer, lorsque des présumés passeurs sont raccompagnés à terre, consiste à lutter contre ces réseaux.

Je le redis vraiment très clairement et avec force : c’est bien une logique de sauvetage de la vie humaine qui prime et qui continuera à primer, quelles que soient les éventuelles évolutions des modes d’action pour lutter contre les passeurs, que nous serons amenés à mettre en œuvre dans le cadre du mandat de contrôle de l’immigration.

Ensuite, au sein du fonds Sandhurst, sur le cycle précédent 2023-2025, la partie dédiée à la composante maritime, le SAR, était de 1 %. Elle a permis de financer un certain nombre d’éléments, notamment un ponton qui a été mis en place à Calais pour faciliter les opérations d’accueil des naufragés. Lors du prochain cycle (2026-2029), le volet maritime pourrait être relevé à 8 %, avec des moyens qui seront toujours dédiés au sauvetage, mais aussi d’autres qui seront potentiellement dédiés à l’amélioration de notre dispositif de lutte contre les passeurs.

La coopération opérationnelle avec les Britanniques, avec les services à terre en France, fait l’objet de toutes les attentions pour disposer d’une véritable continuité terre-mer dans l’identification des passeurs, des réseaux d’approvisionnement et de la logistique qui servent à ce trafic.

Mme Isabelle Santiago (SOC). Je souhaite vous interroger sur la guerre invisible qui se joue sous nos eaux. En effet, ce qui est invisible est souvent ce qui est le plus vulnérable. La Manche et la mer du Nord constituent l’une des zones les plus sensibles d’Europe. C’est un carrefour mondial du trafic maritime, zone de transit énergétique, espace densément câblé et théâtre de multiples enjeux sécuritaires. C’est aussi une zone de plus en plus militarisée où se croisent bâtiments alliés, navires de guerre russes, et où la surveillance sous-marine devient un enjeu central. Nous parlons souvent de puissance navale à travers les frégates, les bâtiments de projection ou la dissuasion, mais ce qui se joue désormais dans les fonds marins de la Manche et de la mer du Nord est autrement plus silencieux, diffus et stratégique.

Nos infrastructures critiques, câbles de télécommunications, pipelines énergétiques, capteurs et relais militaires sont aujourd’hui exposés à des risques discrets, mais majeurs : sabotages, manipulations, espionnage ou neutralisation. Dans ce théâtre sous-marin, les navires russes ne sont pas les seuls à manœuvrer.

Disposons-nous aujourd’hui, à l’échelle de la zone Manche-mer du Nord, d’une gouvernance suffisamment claire pour tout ce qui relève de la partie sous-marine, avec un état-major unifié et un niveau de priorisation politique suffisant pour faire face aux défis auxquels nous sommes confrontés ? Disposez-vous des capacités techniques et humaines nécessaires pour suivre en continu l’activité sous-marine dans votre zone ? Quelles sont les marges de progression les plus urgentes sur lesquelles l’attention des parlementaires devrait être attirée ? Estimez-vous que la gouvernance de la souveraineté sous-marine qui mêle défense, entreprises privées, intérieur, affaires maritimes est aujourd’hui à la hauteur des enjeux ? Quelles sont vos préconisations ?

M. le vice-amiral d’escadre Benoit de Guibert. Dans ma zone maritime, certains câbles sous-marins sont des câbles de communication, d’autres servent à transporter l’énergie. Il faut également mentionner des gazoducs, dont un qui relie les eaux norvégiennes, et donc la mer du Nord, à nos côtes.

La lutte contre les menaces hybrides sous les eaux n’a pas encore touché directement la Manche, puisque le théâtre concerne plutôt le nord de la zone, en mer Baltique. L’ensemble des pays riverains partagent le constat que vous venez de rappeler et sont convaincus de la nécessité de coopérer. Ainsi, une coopération est en train de se développer avec les pays du nord, et notamment la Norvège, pour voir comment nous pouvons mutualiser des moyens ou des opérations, partager de l’information, du renseignement, du retour d’expérience pour être plus forts collectivement face à cette menace hybride sous nos eaux.

En Manche-mer du Nord, l’espace est est très resserré, très contraint, ce qui est, pour nous, un avantage. En effet, compte tenu des profondeurs et dimensions assez limitées, nous voyons assez facilement ce qui s’y passe. Aujourd’hui, un sous-marin est obligé de transiter en surface dans le détroit, dans le dispositif de séparation de trafic. S’il décidait de plonger entre les deux DST, ce serait un acte extrêmement signant, évidemment, assez escalatoire. En outre, il le ferait à ses risques et périls. La circulation maritime est telle que l’on ne peut pas non plus faire n’importe quoi sans s’exposer à un risque pour la sécurité maritime.

En revanche, il existe un véritable sujet sur les drones sous-marins, qui est suivi notamment par le monde civil, c’est-à-dire les entreprises qui essayent de réfléchir à des solutions technologiques pour aller sous l’eau, surveiller, et surtout pour ne pas prendre de retard par rapport à nos compétiteurs. Il existe actuellement des réflexions pour mettre ces solutions civiles au profit de la défense des enjeux de défense.

Je suis heureux que vous ayez également évoqué la gouvernance des fonds marins, qui recouvre des enjeux scientifiques, économiques et militaires. Ces aspects valident l’intérêt du modèle d’action de l’État en mer retenu par la France à travers le rôle du préfet maritime, seule autorité dotée de deux casquettes, civile et militaire, pour assurer la cohérence nécessaire. La gouvernance que vous appelez de vos vœux est finalement déjà en place. Ainsi, je suis moi-même en lien avec les différents industriels qui opèrent en mer, dont les câbliers (30% de la flotte est française) ou ceux qui installent les éoliennes en mer, avec lesquels nous discutons quasiment quotidiennement. Ayant la main également sur les moyens militaires, et conscient par mon statut militaire des enjeux de défense, je dispose d’une vision assez large, qui permet de concilier au mieux ces enjeux civils et militaires.

Mme Valérie Bazin-Malgras (DR). Amiral, au nom de mon groupe, la Droite républicaine, je vous remercie pour votre présence et pour vos propos liminaires éclairants. Il y a un an, une enquête journalistique révélait que 167 navires commerciaux russes s’étaient livrés à des activités d’espionnage des réseaux câblés et des pipelines en mer du Nord. Les infrastructures stratégiques en mer, qu’elles soient énergétiques ou de communication, représentent des cibles à l’heure de la guerre hybride. Ces cibles sont d’autant plus vulnérables qu’elles se trouvent à distance des espaces de peuplement.

Pour faire face à cette menace de plus en plus importante, six pays riverains de la mer du Nord ont mis au point un pacte de sécurité pour renforcer leur efficacité. Cependant, la France n’en fait pas partie. Quelles actions devrions-nous entreprendre pour sécuriser les infrastructures en mer, en particulier les câbles sous-marins de télécommunication ? Ne serait‑il pas intéressant de rejoindre le pacte de sécurité, la France étant un pays riverain de la mer du Nord ?

M. le vice-amiral d’escadre Benoit de Guibert. Il s’agit effectivement d’un enjeu majeur, que vous avez raison de souligner. Comme je l’indiquais précédemment, nous menons des échanges réguliers avec nos partenaires de la mer du Nord et de la mer Baltique. Cette coopération intervient aussi sur la terre, en mer, dans le cadre de l’activité opérationnelle de nos marines. L’Otan y mène une activité assez dense, car les pays alliés se sont aperçus qu’ils ne pouvaient pas se faire prendre de vitesse, notamment en raison des événements « inamicaux » constatés sur les câbles sous-marins. L’essentiel ne consiste pas à savoir à quelles conventions nous sommes parties, mais à entretenir ces échanges très réguliers. S’agissant de la Manche-mer du Nord, nous collaborons très régulièrement avec nos homologues britanniques, qui sont tout aussi concernés que nous par le sujet fondamental des câbles sous-marins.

Mais encore une fois, je voudrais vous rassurer en soulignant que la situation n’est pas tout à fait la même que beaucoup plus au nord. Ici, l’espace est beaucoup plus contraint. Nous sommes en Manche, sur une « autoroute maritime », où tout ralentissement d’un navire qui voudrait commettre ce genre d’acte se repère assez rapidement. Nos deux Cross, celui de Jobourg pour le DST des Casquets et celui de Gris-Nez pour le DST du pas de Calais, surveillent ces aspects au titre de la surveillance de la navigation. Un navire qui ralentit est immédiatement interrogé pour savoir s’il fait face à un problème, par exemple mécanique. Nous disposons en outre de moyens aériens – drones, hélicoptères, avions – pour contrôler l’activité. En concertation avec les entreprises spécialisées dans les câbles, nous disposons également en France d’une bonne capacité de réaction et même de réparation pour les câbles de communication, lorsque ceux-ci sont endommagés.

Puisque Cherbourg est le berceau de la dissuasion, il existe également des zones d’intérêt prioritaire pour la défense nationale, qui ne figurent pas sur la carte qui vous a été présentée, dans lesquelles nous avons besoin d’être absolument certains de ce qui se déroule sous la mer. Nous y concentrons donc une attention un peu plus particulière.

M. Damien Girard (EcoS). Monsieur le préfet maritime, vous rappeliez dans votre discours de prise de fonction que la Manche est un espace contraint alors que le quart du trafic mondial y transite. Celle-ci connaît donc une cinématique extrêmement rapide des crises, qui rend essentielle la mobilisation permanente de l’ensemble des acteurs maritimes.

Avec mon collègue Thomas Gassilloud, nous venons de rendre un rapport sur l’équilibre entre masse et technologie, où nous défendons un usage de moyens civils à des fins de sécurité lorsque cela est pertinent, notamment par la montée en puissance de la réserve. La récente création des flottilles de réserve répond précisément à cet objectif. Face aux menaces émergentes qui pèsent sur le trafic mondial, sur notre zone économique exclusive et sur nos installations maritimes et portuaires, la mobilisation d’outils comme la FRM COMNORD contribue à notre sécurité.

Quelle est la marge de progression et quel est le besoin de cette réserve pour sécuriser nos côtes et nos ports ? Des dispositions législatives peuvent-elles être utiles, notamment dans le cadre du projet de loi « sécurité des infrastructures » pour concrétiser la montée en puissance ?

M. le vice-amiral d’escadre Benoit de Guibert. Je vous remercie de poser une question sur les flottilles de réserve. Vous savez que nos armées ont pour ambition de faire monter très significativement en puissance la réserve pour pouvoir faire face aux nouvelles menaces et à la montée des tensions internationales. Face à l’hybridité des menaces, sous le spectre militaire, nous avons besoin de réponses duales civilo-militaire, intégrant des compétences issues du monde civil. En matière maritime, cela se traduit par des flottilles de réserve maritime, mais également des flottilles de réserve côtière qui seront implantées sur le littoral.

Cette montée en puissance est progressive. Nous avons commencé par la façade Atlantique puis Méditerranée. Pour la façade Manche-mer du Nord, ce sera à partir de 2026. Il ne s’agira pas de moyens hauturiers : il n’y aura pas de patrouilleurs armés par des réservistes, mais plutôt des embarcations semi-rigides, qui permettront de renforcer notre présence sur le littoral. Aujourd’hui, nous disposons déjà de moyens permettant d’aller en haute mer ; ainsi que d’un réseau de sémaphores qui nous permet de voir au plus près de nos côtes. Face aux différentes menaces évoquées, nous avons aussi besoin de moyens d’action permettant de compléter les capteurs existants, pour aller au plus près des usagers de la mer, mais aussi plus près de ceux qui viendraient s’intéresser à nos intérêts.

Ces flottilles de réserve côtière seront implantées le long du littoral. Des discussions sont en cours avec les villes susceptibles d’accueillir ces escouades de réservistes, puisque des infrastructures, des capacités de mise à l’eau des embarcations sont nécessaires. Nous sommes actuellement en train de finaliser les lieux d’implantation idéaux. Encore une fois, ces escouades de réserve côtière viendront renforcer les différentes administrations qui œuvrent déjà à la sécurisation de nos approches. Elles nous fourniront des capteurs et des effecteurs supplémentaires qui, en lien avec les sémaphores et les Cross, seront évidemment très utiles.

Mme Anne Le Hénanff (HOR). Au nom du groupe Horizons et indépendants, je vous remercie pour vos propos. Je souhaite vous interroger sur la protection des infrastructures critiques dont vous avez parlé plusieurs fois déjà, notamment face aux menaces hybrides et à l’augmentation des capacités de déni d’accès, y compris sous-marine.

Quelles sont vos priorités en termes de moyens, de capacitaire ? Pourriez-vous nous les décrire ? Quelles sont vos priorités dans les investissements ? En tant que rapporteur du programme 144 pour le budget 2025, l’innovation m’intéresse tout particulièrement. De quelle manière êtes-vous directement concernés par le P. 144 ? Effectuez-vous des demandes sur des besoins bien spécifiques en termes d’innovation ?

Comment intégrez-vous les drones aériens et les drones sous-marins dans vos actions au quotidien ? Les utilisez-vous à des fins de renseignement ? De quelle manière ? À l’inverse, comment parvenez-vous à détecter des drones sous-marins ou aériens, qui pourraient nuire à la sécurité de l’espace dont vous avez la responsabilité ?

M. le vice-amiral d’escadre Benoit de Guibert. Mes priorités s’inscrivent bien dans tous les travaux qui entrent notamment dans le cadre de la loi de programmation militaire, dans le cadre d’une ambition nationale.

La stratégie ministérielle de maîtrise des fonds marins, mise en place en 2022, soutenue par France 2030, comportait un objectif spécifiquement consacré à l’innovation. Les développements de drones sous-marins pour défendre nos intérêts, mais éventuellement aussi être en mesure de mener des actions sous la mer, demandent évidemment du temps. Néanmoins, nous nous inscrivons dans la bonne dynamique. À ce titre, je serai évidemment bénéficiaire de tous les moyens complémentaires qui seront apportés. Mais encore une fois, je n’ai pas nécessairement besoin de moyens pour aller explorer les grands fonds. Dans la zone dont j’ai la charge, la profondeur est limitée. Au-delà, il existe une véritable cohérence au niveau de l’ensemble du ministère, qui a déjà été évoquée devant vous par le chef d’état-major des armées et le délégué général pour l’armement, afin de nous doter de capacités dans des domaines sur lesquels nous ne devrons pas accuser un train de retard.

L’innovation est traitée par l’administration centrale, mais chaque commandement de zone maritime a également un rôle à jouer. Dans ce sens, nous avons monté une petite cellule, le LabNum, dotée de personnes qui se consacrent à l’innovation, notamment sur des logiciels particuliers, qui faciliteront notre travail opérationnel au quotidien pour faire de la gestion de data en grand nombre. Ces moyens participent à la transformation numérique, pour nous permettre de nous « brancher » sur l’innovation développée au niveau national.

M. Bernard Chaix (UDR). Nous sommes confrontés à la multiplication des menaces, y compris sur les infrastructures sous-marines, qui font l’objet régulièrement de sabotages par des puissances hostiles, comme ce fut le cas pour le gazoduc Nord Stream. Or ces attaques peuvent être lourdes de conséquences. La Norvège fait transiter son gaz en Europe via un réseau de 9 000 kilomètres de conduite sous-marine. Je rappelle que la Norvège est le premier fournisseur de la France, avec 32 % de nos achats de gaz naturel.

Ainsi, la conclusion du partenariat stratégique franco-norvégien pour la protection des infrastructures sous-marines est bienvenue. Nous savons à ce stade qu’il est prévu d’augmenter la surveillance maritime et mener des exercices conjoints. Pourriez-vous nous donner des précisions sur la nature exacte de ces missions ? La Norvège, tout comme la France, développe actuellement un robot sous-marin permettant de réparer les câbles à plus de 6 000 mètres de profondeur. Ce partenariat permettra-t-il d’échanger de bonnes pratiques technologiques permettant ainsi de concurrencer, peut-être, les robots japonais et américains aujourd’hui très avancés technologiquement ?

M. le vice-amiral d’escadre Benoit de Guibert. La zone que vous mentionnez relève de la responsabilité du commandant de la zone maritime de l’Atlantique. Ce dernier est d’ailleurs actuellement en Scandinavie pour échanger avec ses homologues sur tous les sujets que vous venez d’évoquer. Le porte-hélicoptères amphibie d’assaut Mistral y fait également escale, en ce moment. Je ne m’exprimerai pas à la place de mon collègue préfet maritime de l’Atlantique, mais je peux néanmoins confirmer que le partenariat en place est déjà solide, et qu’il poursuit son développement.

Au-delà du gazoduc qui relie les champs norvégiens de la mer du Nord à Dunkerque, nous avons identifié avec la Norvège d’autres axes de coopération. Ils concernent notamment l’industrie navale, puisqu’il existe des perspectives intéressantes de collaboration entre Naval Group et Kongsberg. Nous cherchons également à améliorer notre coopération opérationnelle avec l’ensemble des pays riverains de la Baltique et de la mer du Nord, dont la Norvège.

M. le président Jean-Michel Jacques. Nous passons maintenant à une séquence de questions individuelles complémentaires, en commençant par une première série de deux questions.

M. Sébastien Saint-Pasteur (SOC). Pouvez-vous nous donner un retour d’expérience (Retex) de l’opération Cyclone 25 qui a été déployée dans le cadre de Polaris, opération interarmées interalliés ? Quels enseignements ont-ils été tirés ? Quelle a été la nature des menaces qui ont été identifiées pour déployer cet exercice ? En quoi ce Retex peut‑il être utile à nos travaux, dans le cadre de cette commission ?

M. Thierry Tesson (RN). Je suis député de Douai. Quand les migrants sont refoulés, on les retrouve dans la ville ; ils sont à peu près 1 000 à 2 000. Tout le monde connaît les problèmes d’insécurité qui existent dans le Calaisis et qui sont régulièrement révélés dans les pages de la Voix du Nord. Dans votre budget, quelle part est-elle destinée à vos missions d’empêchement des passages vers la Grande-Bretagne ? Ces impératifs engendrent-ils un impact en termes de disponibilité sur vos moyens et sur vos autres missions de police de la mer, protection de l’environnement, sécurité maritime ?

M. le vice-amiral d’escadre Benoit de Guibert. Cyclone 25 constituait un exercice inédit par l’ampleur des moyens mobilisés, incluant un porte-hélicoptères amphibie, des forces spéciales, des hélicoptères, des drones. Cet exercice était couplé à l’exercice Kraken, qui constituait pour l’amiral commandant la force des fusiliers et des commandos l’occasion de tester un certain nombre de savoir-faire, de modes d’action et d’entraîner ses forces à mener des actions de la mer vers la terre. Cet exercice s’inscrivait aussi dans le cadre plus global de Polaris, qui vise à renforcer notre capacité à lutter contre ces menaces hybrides et plus particulièrement protéger nos approches.

Nous avons naturellement pu en tirer un certain nombre d’enseignements. D’abord, avec notre réseau de sémaphores, de radars et de drones, dans une zone maritime assez contrainte, nous parvenons assez facilement à détecter, avec préavis, les menaces « classiques » qui arrivent par les airs ou, par la mer. À ce sujet, un des principaux enjeux concerne la lutte anti-drones, notamment les drones aériens. Il s’agit d’un enjeu de sécurité, qui ne concerne d’ailleurs pas que la défense militaire de nos emprises, mais aussi désormais la protection de tous les événements d’ampleur.

Ensuite, des enseignements ont pu être tirés concernant la chaîne de commandement. Au titre de ma troisième « casquette » plus organique de commandant d’arrondissement maritime, je dispose ainsi de responsabilités de sécurité-défense sur nos différentes emprises, en lien avec les services à terre, dont les préfectures terrestres, dans le cadre d’un continuum mer-terre. La pertinence de notre modèle de commandement a été confortée lors de Cyclone 25.

L’exercice Cyclone 25 a duré plusieurs jours, simulant une augmentation continue et progressive de la durée et de l’intensité des attaques. Nous avons donc pu tester la résilience de notre dispositif, sa capacité à générer des forces supplémentaires en provenance d’autres territoires, à condition qu’ils ne soient pas, eux aussi soumis à ces menaces.

S’agissant de la question de M. Tesson, la préfecture maritime participe de façon hebdomadaire à une réunion avec les préfectures terrestres, qui nous expliquent à quel point la situation de la crise migratoire à terre est compliquée en termes de sécurité, d’impact sur les riverains. Nous en sommes parfaitement conscients. Encore une fois, dès lors que l’on est en mer, la priorité reste la sauvegarde de la vie humaine. Même si, comme je l’ai indiqué, nous allons travailler pour contrer certains modes d’action utilisés par les passeurs, nous restons principalement concernés par le sauvetage.

Il est difficile de répondre à la question du budget dédié. En effet, s’agissant des moyens militaires, dès qu’un bateau est en mer, il peut très bien se consacrer à des missions de l’action de l’État en mer, de la police des pêches, du contrôle du narcotrafic, ou à des missions plus militaires, consistant à escorter, surveiller un navire militaire de passage dans la Manche. D’un instant à l’autre, il peut ainsi basculer d’une mission à l’autre.

Cependant, il est vrai qu’aujourd’hui, la mission de sauvetage de la vie humaine dans le pas de Calais consomme la plupart du temps des moyens de la fonction de garde-côtes, dans des proportions qui peuvent aller jusqu’à 80 %, voire 90 % de leur temps, en fonction des conditions météorologiques. Lorsqu’il fait plus mauvais, les passages diminuent et les moyens peuvent être davantage dédiés aux autres missions de l’action de l’État en mer.

M. Abdelkader Lahmar (LFI-NFP). Depuis le 16 mai 2024, l’Espagne refuse systématiquement l’autorisation d’accoster dans ses ports aux navires chargés d’armes à destination d’Israël, où elles sont susceptibles d’être utilisées dans le génocide en cours contre la population de Gaza.

La France a jusqu’à présent autorisé le transit sur son territoire d’armes à destination d’Israël. Un collectif associatif regroupé autour de Progressive International, Stop Arming Israël et BDS France a pu constater qu’un certain nombre de navires présents dans le port d’Haïfa ont accosté en France de manière régulière entre octobre 2023 et avril 2025. Savez‑vous combien de navires transportant des armes à destination d’Israël font escale en France ? Est-il obligatoire pour des navires transportant de telles cargaisons de les déclarer ? Si tel est le cas, la préfecture maritime en est-elle informée ? Enfin, quels moyens légaux peuvent-ils être utilisés pour interdire l’escale à ces navires ?

Mme Caroline Colombier (RN). Chaque jour, plus de 600 navires transitent par la Manche, un axe vital pour notre économie, mais aussi une zone de tension permanente. À cela s’ajoute un enjeu stratégique dont vous avez déjà parlé, les câbles sous-marins qui transportent des données ou de l’énergie. L’explosion du gazoduc Nord Stream a rappelé que ces infrastructures peuvent être ciblées, y compris par des puissances étatiques, dans le cadre d’opérations hybrides.

Comment évaluez-vous aujourd’hui le niveau de sécurité de ces flux ? Quels moyens concrets sont-ils mobilisés pour prévenir ou réagir à des atteintes, qu’elles soient discrètes ou ouvertes ? Enfin, dans un contexte où la mer devient de plus en plus un espace de confrontation invisible, quelles sont selon vous les priorités à renforcer pour mieux protéger nos intérêts vitaux ?

M. le vice-amiral d’escadre Benoit de Guibert. Comme je l’ai précédemment évoqué, ma responsabilité concerne « l’eau salée ». En revanche, dans les limites administratives du port, le préfet de département est compétent. Les autorisations ou interdictions d’escale dans les ports ne relèvent donc pas de ma responsabilité.

J’ai besoin de connaître ce qui transite en mer, particulièrement lorsqu’il s’agit de matières dangereuses. Si un navire est en avarie et menace éventuellement de venir s’échouer sur nos côtes ou de pénétrer dans un champ d’éoliennes, je dois avoir rapidement une idée correcte de la cargaison qu’il transporte. Ceci est assuré à travers le suivi de la navigation maritime, notamment lorsque les navires passent dans les DST, où ils sont obligés de déclarer leur cargaison. Ensuite, des bases de données nous permettent de recouper des informations et d’identifier assez précisément des navires considérés à risque.

J’évoquais plus tôt le sujet de la flotte fantôme, ces navires russes qui transportent du pétrole en contournement des sanctions internationales. Nous en suivons chaque jour une dizaine dans la Manche. Ils m’intéressent avant tout au titre de la sécurité maritime. Mais ensuite, les accès aux ports, les autorisations de chargement-déchargement, ne relèvent pas de mon domaine de responsabilité. Enfin, je dois avoir une idée la plus précise possible des navires qui naviguent dans nos eaux pour éventuellement anticiper des actions qui sortiraient de la routine, qui pourraient être inamicales ou présenter un danger en termes de pollution.

Ensuite, je constate que votre commission accorde, à juste titre, un intérêt marqué aux câbles sous-marins. Dans ce domaine, nous agissons avec les moyens dont nous disposons et je compte beaucoup également sur la dualité des moyens civils et militaires. Des stratégies sont développées en ce sens, pour assurer la meilleure coordination possible avec des organismes comme l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer), des grands groupes industriels conscients de la nécessité de se lancer dans cette course à la maîtrise des fonds marins, mais aussi de plus jeunes entreprises, des start-up, qui sont de véritables pépites et qui nous permettent d’aborder cette nouvelle compétition sous-marine.

Je peux difficilement rentrer plus dans le détail, compte tenu de la sensibilité des informations dans ce domaine, mais ma priorité consiste bien évidemment à protéger nos intérêts, qu’il s’agisse des câbles de communication, des câbles qui transportent l’électricité ou de l’approvisionnement en gaz. Je vous confirme que je dispose d’une bonne visibilité sur le petit espace dont j’ai la charge.

Ensuite, je suis intéressé à disposer de moyens relativement simples, dans cette course à la maîtrise des fonds marins, pour surveiller les câbles. J’ai bon espoir d’y parvenir assez rapidement, au bénéfice de la surveillance de nos infrastructures sous-marines, afin que nous puissions être alertés dans un premier temps, et contrer d’éventuelles actions, dans un second temps.

M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie pour cette audition qui a été riche d’informations.

 

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La séance est levée à dix heures quarante et un.

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Membres présents ou excusés

Présents.  Mme Valérie Bazin-Malgras, M. Christophe Blanchet, M. Matthieu Bloch, M. Hubert Brigand, M. Bernard Chaix, M. Yannick Chenevard, Mme Caroline Colombier, M. Alexandre Dufosset, Mme Sophie Errante, M. Emmanuel Fernandes, Mme Stéphanie Galzy, M. Guillaume Garot, M. Frank Giletti, M. Damien Girard, M. Laurent Jacobelli, M. Jean-Michel Jacques, M. Pascal Jenft, M. Loïc Kervran, M. Abdelkader Lahmar, Mme Anne Le Hénanff, Mme Nadine Lechon, M. Karl Olive, Mme Josy Poueyto, Mme Natalia Pouzyreff, M. Sébastien Saint-Pasteur, Mme Isabelle Santiago, M. Thierry Sother, M. Thierry Tesson, M. Romain Tonussi, Mme Corinne Vignon

Excusés.  Mme Anne-Laure Blin, M. Manuel Bompard, M. Philippe Bonnecarrère, Mme Cyrielle Chatelain, Mme Alma Dufour, M. Yannick Favennec-Bécot, M. Moerani Frébault, Mme Clémence Guetté, M. David Habib, Mme Catherine Hervieu, Mme Lise Magnier, Mme Alexandra Martin, Mme Anna Pic, Mme Mereana Reid Arbelot, M. Aurélien Rousseau, M. Arnaud Saint-Martin, M. Mikaele Seo, M. Boris Vallaud