Compte rendu
Commission de la défense nationale
et des forces armées
– Audition, ouverte à la presse, du général d’armée Pierre Schill, chef d’état-major de l’armée de Terre sur « Bilan et perspectives d’adaptation du format de l’armée de Terre au regard de l’évolution de l’état de la menace ». 2
Mercredi
9 juillet 2025
Séance de 11 heures
Compte rendu n° 83
session ordinaire de 2024‑2025
Présidence
de M. Jean‑Michel Jacques,
Président
— 1 —
La séance est ouverte à 11 heures.
M. le président Jean-Michel Jacques. Nous en venons à la dernière audition de notre cycle consacré aux grands subordonnés et principaux responsables du ministère des armées, celle du général d’armée Pierre Schill, chef d’état-major de l’armée de terre (Cemat). Avant d’entamer cette dernière audition de la session parlementaire, j’adresse une pensée particulière à nos militaires qui défileront le 14 juillet sur les Champs-Élysées et, plus largement, aux femmes et aux hommes engagés pour notre défense, sur le territoire national et en opération, loin de chez eux.
Ce 14 juillet mettra à l’honneur le Bleuet de France, dont je suis fier de porter l’insigne. Son action est très utile à nos blessés, à leurs familles et à nos orphelins. Par ailleurs, il rendra hommage au comité de La Flamme sous l’Arc de Triomphe, dont c’est le centenaire. Depuis cent ans, la flamme qui brûle sous l’Arc de Triomphe est ranimée chaque soir.
Mon général, lors de votre dernière audition, vous avez indiqué que la mission de l’armée de Terre est notamment de permettre à la France d’être un moteur de la sécurité européenne. Vous annonciez trois priorités : une armée de Terre plus stratégique, plus innovante et davantage soudée par ses valeurs. Vous aurez sans doute l’occasion d’y revenir.
Pour ma part, je souhaite vous interroger sur deux points. La transformation de l’armée de Terre pour aller vers un modèle « au combat » se poursuit face au retour des conflits de haute intensité. À mi-année, l’exécution de la LPM (loi de programmation militaire) 2024-2030 vous donne-t-elle les moyens de cette ambition ? Existe-t-il des besoins non entièrement couverts ou des points de vigilance dont vous souhaitez nous faire part ?
La gestion des ressources humaines est cruciale pour l’armée de Terre. Vous avez annoncé des progrès en matière de recrutement, ce qui montre que l’armée de Terre reste très attractive. Comme l’a récemment indiqué le directeur des ressources humaines du ministère des armées, l’année 2025 s’annonce globalement meilleure en matière de fidélisation. J’y vois les premiers effets du plan Fidélisation 360 et du chantier de revalorisation de la grille indiciaire, auquel notre commission est particulièrement attentive et dont nous avons été de grands acteurs. Qu’en est-il pour l’armée de Terre ? Quels sont les leviers permettant de préserver le fragile équilibre entre recrutement et fidélisation, sachant que, à l’armée comme ailleurs, les jeunes générations souhaitent changer plusieurs fois de métier au cours d’une vie ?
M. le général d’armée Pierre Schill, chef d’état-major de l’armée de Terre (Cemat). Monsieur le président, j’ai comme vous une pensée pour les soldats qui se préparent à défiler et pour ceux qui sont en opération – 28 000 soldats de l’armée de Terre sont concernés –, notamment ceux qui sont déployés au Moyen-Orient, dans la péninsule Arabique, où les équilibres sont très fragiles et la menace d’engrenage réelle.
Sur le territoire national, dont l’outre-mer, et à l’étranger, nos soldats accomplissent des missions exigeantes dans un contexte de vigilance accrue, notamment à l’approche de la période estivale. Je pense aussi, ce matin, aux sapeurs-sauveteurs de la brigade militaire de la sécurité civile, qui sont en alerte pour armer les colonnes de renfort face aux incendies déjà nombreux en ce mois de juillet.
Cette audition m’offre l’occasion de présenter un bilan des douze derniers mois, marqués par la mise en œuvre du plan de transformation adopté par l’armée de Terre pour la période 2024-2030 couverte par la LPM, plan dont le slogan est « Vers une armée de Terre de combat ».
Depuis ma précédente audition par votre commission, le monde a connu une succession de bouleversements, de l’élection du président Trump à la guerre des Douze jours. Le contexte stratégique, géopolitique et technologique est caractérisé par une instabilité que le monde n’avait pas connue depuis plus de trois décennies. L’ordre international faisant primer le droit vacille.
Au moins deux éléments caractérisent ces changements : l’urgence et la radicalité. L’urgence découle du rythme des chocs successifs qui désoriente et fragilise. Le monde est confronté à un « retour des Empires », qui jouent sur l’imprévisibilité pour affirmer leur puissance. Quant à la radicalité du changement, elle tient au fait que l’ère de l’intimidation dans laquelle nous sommes entrés est celle de la contestation affirmée des valeurs que nous considérons comme universelles, de prises de position dénuées de mesure et d’actions radicales.
En matière de combat aéroterrestre, l’analyse des conflits en cours offre trois enseignements.
Le premier est le rôle de la Nation dans la guerre. Si les armées remportent les batailles, ce sont les nations qui gagnent les guerres. Le changement d’échelle des conflits met en lumière l’importance capitale de la résilience nationale.
Le deuxième est la permanence du combat terrestre. Le contrôle du sol reste le sceau de la volonté politique et la marque d’une victoire durable. La décision politique de s’engager militairement se cristallise souvent autour du déploiement de troupes au sol. La force à distance est intimidation ; la présence au sol est détermination.
Le troisième enseignement est l’ampleur de la révolution technologique et numérique en cours, comparable à celle de la révolution industrielle du XIXe siècle. De nouveaux espaces sont ouverts à l’activité humaine. Or, lorsque l’homme découvre de nouveaux espaces, il s’y bat.
En outre, les nouvelles capacités ne disqualifient pas les anciennes, mais les renforcent, dans une logique d’élargissement. Aux formes archaïques du combat (tranchées, corps-à-corps) s’ajoutent les drones FPV (pilotés par immersion), les munitions téléopérées, les communications numériques et l’analyse des images par l’intelligence artificielle.
Ce contexte international et ces constats renforcent le rôle de l’armée de Terre au service d’une France puissance d’équilibres, pourvoyeuse de sécurité et pilier de l’architecture de sécurité européenne. Notre objectif, selon la formule du Chef d’Etat-Major des Armées (CEMA), est de « gagner la guerre avant la guerre », grâce à la combinaison d’un socle de souveraineté et de la capacité à susciter des coalitions. L’armée de Terre doit être crédible afin d’exprimer la détermination de la Nation et d’entraîner ses partenaires et alliés en tant que nation-cadre. Il lui faut ainsi inspirer la crainte à ses adversaires.
Un plan a été défini pour la transformation de l’armée de Terre dans le cadre de la LPM 2024-2030. Il tenait compte de l’évolution du contexte géostratégique depuis 2022. Son but est de donner à l’armée de Terre la faculté d’agir dès ce soir tout en se préparant aux engagements de demain.
Il s’agit de protéger le territoire national, de renforcer la résilience de notre pays et de nourrir l’esprit de défense. Il s’agit aussi de prévenir et de résoudre les crises persistantes en Afrique, au Moyen-Orient, dans l’océan Indien et jusqu’au Pacifique, ainsi que d’honorer notre solidarité stratégique, notamment en Europe, face à la menace d’un engagement majeur.
L’armée de Terre française dispose d’ores et déjà de la capacité de commander une coalition aéroterrestre interalliée dont le standard sera progressivement élevé d’ici à 2030. L’effet majeur choisi dans la LPM, à titre de symbole et de point de focal de cette transformation, est de disposer en 2027d’une division de combat projetable en trente jours.
Un jalon décisif a été franchi en 2025, avec la maîtrise de la projection d’une brigade dite « bonne de guerre » : complète, entraînée, équipée, dotée de ses moyens d’appui et de soutien.
Trois ans après le début de l’élaboration de la LPM 2024-2030, le plan demeure cohérent et les choix opérés pertinents. Toutefois, les événements récents appellent à en accélérer et en amplifier la mise en œuvre.
Pour faire un point de situation sur l’armée de Terre en 2025, je rappellerai ce que nous avons accompli au cours de l’année.
Premièrement, l’armée de Terre est stratégique. Elle protège et agit dès ce soir. En 2025, elle a poursuivi l’ensemble de ses missions et répondu à la diversité des crises. Sur le territoire national, elle a été engagée à Mayotte pour prendre une part active à la reconstruction. Des sapeurs-sauveteurs du quatrième régiment d’instruction et d’intervention de la sécurité civile (4e RIISC) ont été déployés dans cette opération dès la décision de création de leur régiment à Libourne.
Dans l’Hexagone, l’armée de Terre a contribué à l’opération Sentinelle de façon plus modulaire et plus réactive, comme l’a montré le renforcement de cette opération il y a un mois, lors des affrontements entre Israël et l’Iran. Elle a formé des soldats ukrainiens en France et en Pologne, notamment dans le cadre de la brigade Anne de Kiev. Des exercices nationaux, tels que l’exercice Diodore, ont consolidé nos capacités, permettant la certification opérationnelle du Commandement des Actions dans la Profondeur et du Renseignement (CAPR).
Les exercices internationaux ont renforcé l’interopérabilité avec nos alliés, et attesté notre aptitude à agir en coalition. Parmi ces exercices, je retiens en particulier Warfighter 25 avec l’armée américaine et Hedgehog 25 en Estonie. Dans l’océan Indien et le Pacifique, nous avons mené les exercices Croix du sud et Shakti.
Sur le flanc Est, l’armée de Terre poursuit la préparation de Dacian Fall, qui confirmera, à l’automne, notre capacité de déploiement rapide d’une brigade en Roumanie dans un cadre multinational exigeant. Ce déploiement placé sous les ordres du Commandement Terre Europe (CTE), créé cette année, constitue une échéance majeure pour la crédibilité de la France aux yeux de ses alliés comme de ses adversaires. Par ailleurs, pour développer les relations militaires au sein de la zone Méditerranée et créer les prémices d’une intimité stratégique avec nos voisins proches, j’ai réuni à Toulon en juin un premier symposium des CEMAT des pays de la Méditerranée.
L’armée de Terre est aussi innovante. Avec un esprit pionnier, elle se prépare aux combats de demain. Qu’elle soit tactique, technique ou organisationnelle, l’innovation est la condition de l’adaptation, principal facteur de supériorité pour remporter la victoire. L’observation des conflits en cours, de l’Ukraine au Moyen-Orient, confirme les tendances que l’armée de Terre identifie et analyse depuis trois ans.
Les drones et les robots augmentent la létalité de nos moyens et confèrent une transparence inédite au champ de bataille. La conjonction entre observation et létalité constitue la « boucle acquisition-feux ». Dans ce domaine particulièrement, l’intelligence artificielle et la numérisation permettent de démultiplier les capacités de commandement et raccourcissent cette boucle en accélérant la décision. De nouvelles armes et de nouveaux systèmes permettent de contrer les menaces émergentes, notamment grâce à la défense sol-air et à la guerre électronique.
L’essor de l’esprit pionnier dans l’armée de Terre est d’abord le fait d’un bouillonnement d’innovation par le bas. Sur le champ de bataille, l’avantage opérationnel revient – et reviendra encore davantage – à ceux qui parviennent à employer les potentialités des nouveaux équipements et à adapter rapidement les doctrines et les organisations.
Ce mouvement se déploie notamment dans le domaine des drones. En 2025, les unités de l’armée de Terre ont expérimenté le tir guidé par drone, le tir sous drone, le tir contre drone, la destruction au moyen de drones à pilotage immersif (permettant au pilote de voir en temps réel comme s’il était à bord du drone) et les essaims de drones déployés et opérés à partir des blindés. La création des premiers Centres d’Entraînement Tactique Drone (CETD) structure cette dynamique et accompagne son passage à l’échelle.
Avec l’appui de l’Agence interministérielle pour l’intelligence artificielle de défense (AMIAD), un système antidrone a été développé à partir de canons de 20 millimètres et d’une conduite de tir intégrant l’intelligence artificielle. Dans le domaine de la maintenance, des ateliers mobiles d’impression 3D sont déployés en opération, ce qui permet d’effectuer des réparations au plus près des zones de combat.
Cette innovation par le bas complète une innovation par le haut, confiée au Commandement du Combat Futur (CCF), qui a poursuivi sa montée en puissance. Cette innovation par le haut donne la priorité aux capacités hautes ou « différenciantes » avec l’appui de la direction générale de l’armement (DGA), en puisant dans les compétences de notre base industrielle et technologique de défense. Cette innovation porte notamment sur les capacités de commandement et de contrôle (C2), de renseignement, de feux, de protection
– sol-air en particulier – et de soutien des grandes unités pour renseigner et agir dans la profondeur du champ de bataille. En 2025, l’armée de Terre s’est équipée de drones DT46 pour accélérer la boucle acquisition-feux, principalement au profit des Caesar et des nouveaux Griffon-Mepac (mortier embarqué pour l’appui au contact), qui seront complétés par des drones plus légers à plus longue portée.
L’armée de Terre mise sur le développement de la robotique, accompagnant l’effort de développement d’une unité autonome de robots dès l’horizon 2026, dans le cadre du projet Pendragon, qui prolongera les challenges CoHoMa (coopération homme-machine), dont la troisième édition en mai a été un succès. En janvier, l’armée de Terre a créé un régiment de cyberdéfense dont la montée en puissance se poursuivra au cours des prochaines années.
Au printemps, l’exercice Diodore a éprouvé des modes d’action novateurs faisant appel à des capacités de pointe intégrant l’intelligence artificielle, notamment dans les capacités cyber, électromagnétiques et d’imagerie, dans le cadre réaliste d’un affrontement hybride. L’innovation devient indispensable pour surprendre et bousculer l’adversaire. Il s’agit d’exploiter une forme de révolution dans les affaires capacitaires qui offre des possibilités d’élaboration et d’acquisition des équipements plus agiles, plus décentralisées et plus rapides.
L’armée de Terre stratégique et innovante puise également sa force dans la fraternité d’armes. Son modèle d’armée d’emploi repose sur l’engagement et la cohésion des hommes et des femmes qui la servent. Cette observation m’offre l’occasion de faire un point de situation sur le recrutement et la fidélisation.
En 2025, 15 000 soldats d’active et 5 000 soldats de réserve ont été recrutés. L’armée de Terre engage une jeunesse déterminée à servir, comme le montre la campagne de recrutement « Peux-tu le faire ? », qui a atteint tous les objectifs que nous nous étions fixés. Pour faire face au défi du recrutement et de la formation qui demeure, la direction des ressources humaines de l’armée de Terre exerce désormais son autorité sur les organismes de formation et les écoles d’armes qui dépendaient auparavant de la force terrestre.
Une armée de Terre soudée s’appuie sur un socle de valeurs que j’entends consolider. La première d’entre elles est la fraternité d’armes. Les hommes et les femmes qui composent l’armée de Terre sont unis autour de leur mission : servir les armes de la France. La fraternité d’armes constitue le ciment qui les rassemble autour de cette finalité guerrière.
La mixité, que je mentionne à chacune de mes interventions, en est une composante et fait l’objet d’une attention constante. Elle progresse, mais nous devons poursuivre nos efforts avec exigence et lucidité. Avec 11 % de femmes, l’armée de Terre française est l’une des plus féminisées d’Europe et la quatrième armée la plus féminisée du monde.
L’armée de Terre est aussi soudée par la solidité de son modèle de promotion interne. 60 % des sous-officiers sont d’anciens militaires du rang et la moitié des officiers ont été sous-officiers. La fidélisation progresse : en 2025, l’ancienneté moyenne de service des militaires du rang atteint sept ans, un équilibre satisfaisant avec l’impératif de jeunesse que l’armée de Terre maintient. Les mesures catégorielles destinées aux militaires du rang et aux sous-officiers adoptées l’an dernier ont eu en 2025 des effets tangibles sur l’allongement des durées de service.
En 2025, l’armée de Terre a renforcé les liens qu’elle entretient avec la Nation et sa jeunesse au-delà de ses impératifs de recrutement. Ce lien est vital. Plus de 50 000 jeunes ont été en contact avec les unités dans le cadre des classes de défense et des stages proposés. Le recrutement et la formation d’un premier détachement de volontaires de l’armée de Terre (VDAT) lors des Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024 (JOP) ont constitué un succès – 150 jeunes nous ont rejoints pour cette mission de quatre mois.
Cette expérimentation s’est poursuivie en 2025, dans la perspective d’intégrer les VDAT au modèle de ressources humaines comme brique d’hybridation entre l’active, la réserve et le service. La modernisation de la journée défense et citoyenneté (JDC-NG) est une nouvelle étape pour développer l’esprit de défense chez les jeunes générations. L’armée de Terre y prendra toute sa part. La création cette année de la Fondation de l’armée de Terre, au profit principalement de l’engagement de la jeunesse, est un autre signe tangible des liens au sein de l’armée de Terre et de son attachement à la Nation.
L’année 2025 a confirmé que l’armée de Terre répond à la fois aux exigences du temps long de la transformation et aux urgences du présent. Elle est stratégique, car elle protège et agit dès ce soir. Elle est innovante, car elle prépare les combats de demain. Elle est soudée, car la fraternité d’armes qui l’unit demeure un bien précieux mis au service de la Nation.
L’armée de Terre se transforme avec la célérité et la radicalité qu’appellent les transformations du monde, tout en cultivant ses fondamentaux et sa force morale d’armée d’emploi polyvalente et soudée. La France, j’en suis certain, a besoin d’une armée de Terre capable de tenir son rang, de peser et d’entraîner. Nos compatriotes et nos alliés peuvent compter sur sa détermination.
M. le président Jean-Michel Jacques. Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.
M. Julien Limongi (RN). Je salue à mon tour l’engagement exemplaire des soldats de l’armée de Terre en opération extérieure (Opex), récemment sur le flanc Est de l’Europe, en Estonie et en Roumanie, sur le territoire national dans le cadre de l’opération Sentinelle, qui mobilise depuis des années des effectifs considérables, et dans nos outre-mer.
Cet engagement exigeant de nos soldats appelle non seulement notre reconnaissance mais aussi des moyens à la hauteur des missions confiées. En tant que Cemat, vous n’êtes pas responsable des décisions budgétaires et politiques, mais vous êtes en première ligne pour assurer les besoins opérationnels concrets de nos forces et honorer votre contrat opérationnel. Or cette adéquation entre besoins et moyens semble de plus en plus compromise. La trajectoire de la LPM 2024-2030, déjà étroite, est fragilisée. L’inflation, comme nous l’avions annoncé lors des débats budgétaires liés à la LPM, grignote le pouvoir d’achat réel des crédits. Les surcoûts opérationnels explosent et le report de charges atteint des niveaux inédits.
Par ailleurs, la passation de commandes connaît des ralentissements inquiétants. Le ministère des armées commande moins et plus tard, et paie avec retard, ce qui pèse lourdement sur les industriels et surtout sur la capacité de nos armées à se régénérer. Concrètement, le taux de réalisation des équipements est tombé à 62,7 % en 2024, loin des 85 % prévus. Des programmes tels que Scorpion (synergie du contact renforcée par la polyvalence et l’infovalorisation) connaissent des décalages. La disponibilité des matériels devient floue.
Quant au MGCS (système principal de combat terrestre), il concentre des moyens sur un programme enlisé du fait des désaccords industriels, de l’absence de cap et surtout de la perte de maîtrise dans la définition de nos propres besoins. Nous le répétons avec franchise : ces logiques de coopération à tout prix risquent de nous paralyser et de compromettre notre souveraineté stratégique. Nous n’en espérons pas moins un programme de char alternatif cohérent avec les besoins réels de l’armée de Terre et piloté sous souveraineté nationale.
Dans ce contexte dégradé, où en sommes-nous, pour l’armée de Terre, des principaux programmes en cours ? Y a-t-il un risque que certains matériels-clés arrivent trop tard pour répondre aux besoins opérationnels ? Comment l’état-major de l’armée de Terre s’adapte-t-il à cette incertitude croissante quant au calendrier et à la volumétrie des livraisons ?
M. le général Pierre Schill. La Loi de Programmation Militaire 2024-2030 est une LPM de transformation. L’objectif, pour l’armée de Terre, est de s’adapter et de tendre vers le modèle d’armée de Terre de combat. Il me semblait, lors de l’élaboration de la loi, absolument indispensable de prendre cette direction compte tenu de la situation internationale. Les évolutions survenues depuis lors, marquées par un durcissement et une radicalité des changements, m’amènent à considérer que la structure de la programmation et du plan reste bonne, mais que leur mise en œuvre doit être accélérée et amplifiée.
Pour l’armée de Terre, la LPM 2024-2030 est avant tout une LPM de livraison des équipements. Les équipements les plus emblématiques de l’armée de Terre que sont les véhicules médians du programme Scorpion arrivent dans nos régiments. Nous aurons atteint 45 % de la cible de livraison à la fin de l’année et 60 % en 2027, comme prévu. Je l’observe dans les régiments qui reçoivent de l’ordre de 150 Griffon, 150 Serval et une trentaine de Jaguar par an. La livraison des équipements est une réalité de la LPM 2024-2030. Elle est en cours.
Ce qui m’importe et dont je suis directement responsable, c’est que ces équipements soient réellement opérationnels. Je suis donc très attaché – c’est le rôle du CEMAT vis-à-vis de son armée – à la cohérence des équipements et aux moyens qui les accompagnent pour transformer un véhicule inerte en véritable capacité de combat.
Veiller à la cohérence de chaque équipement, c’est notamment assurer aux femmes et aux hommes qui le servent une capacité d’entraînement, des munitions et son maintien en condition opérationnelle (MCO). Dans la gestion 2025, j’ai les ressources qui me permettent d’assurer l’environnement de mes équipements à la hauteur des livraisons.
Mon objectif, par-delà la cohérence de chaque équipement, est d’assurer une cohérence transverse, c’est-à-dire la bonne combinaison des divers équipements pour que les unités soient réellement opérationnelles. Le cœur de la LPM 2024-2030 est d’acquérir notamment les capacités du haut du spectre, d’environnement, de commandement, de feux dans la profondeur et de défense sol-air permettant d’accompagner les forces de combat dites de contact.
La livraison de ces équipements est surtout prévue durant la seconde partie de la période couverte par la LPM 2024-2030. À l’heure actuelle, je ne dispose d’aucune indication selon laquelle la livraison de ces équipements accuserait un retard dans les années à venir.
M. Karl Olive (EPR). Le contexte géopolitique rappelle à chacune et à chacun d’entre nous que la guerre n’appartient pas au passé. Elle redevient, hélas, une hypothèse crédible. Dans ces conditions, la loi de programmation militaire que nous avons adoptée en 2024 marque un tournant majeur pour notre défense. Elle concrétise une ambition assumée : mieux préparer nos armées, mieux les équiper et leur permettre de durer.
Pour l’armée de Terre, les efforts sont notables. Le programme Scorpion change la donne sur le plan capacitaire du fait du renouvellement profond de nos véhicules de combat. La rénovation des chars Leclerc, le renforcement des capacités de feux dans la profondeur par l’acquisition de systèmes d’artillerie longue portée supplémentaires, la formation de cybercombattants et l’augmentation des moyens de brouillage électromagnétiques constituent des avancées stratégiques majeures.
Toutefois, un problème, peut-être moins visible du grand public, concentre à juste titre une attention particulière : la capacité à durer par la reconstitution des stocks de munitions. Les conflits modernes en haute intensité sont voraces en munitions et en carburant. Il convient de saluer l’objectif de garantir la possibilité de soutenir un conflit de haute intensité pendant deux mois sans rupture capacitaire grâce aux 16 milliards d’euros inscrits dans la LPM 2024-2030 pour la reconstitution des stocks de munitions.
Mon général, nous souhaitons recueillir votre analyse, dans les limites imposées par le respect du secret-défense, sur la manière dont l’armée de Terre, en coordination avec la DGA et les industriels, organise la montée en puissance de son stock de munitions. La trajectoire suivie permet-elle de garantir notre capacité à soutenir un engagement de haute intensité pendant deux mois ?
M. le général Pierre Schill. Votre question me permet d’approfondir la réponse précédente sur la cohérence des équipements. Le CEMA estime qu’il faut avoir l’armée la plus efficace avant d’avoir l’armée la plus puissante, ce qui signifie que nos équipements ne sont pas destinés à défiler mais à être engagés en opérations.
C’est une affaire de cohérence et les munitions en sont l’un des éléments primordiaux. L’état des stocks est en effet une information sensible. Sans entrer dans les détails, l’effort prévu par la LPM a pour objet de constituer des stocks de munitions pour les nouveaux matériels – tels que les missiles de moyenne portée (MMP) – et de reconstituer les stocks pour les autres matériels. Plus de 300 millions sont prévus pour l’acquisition de munitions destinées à l’armée de Terre. Dans le cas où la LPM ferait l’objet d’évolutions ou d’ajustements internes, mon objectif resterait d’accorder la priorité à l’acquisition de munitions.
L’autre sujet en matière de munitions est la capacité de production industrielle et sa rapidité. Dans le domaine des obus d’artillerie, qui m’intéresse particulièrement, je note que les capacités de production nationales ou mutualisées à l’échelle européenne se sont accrues sensiblement et que les délais entre les commandes et les livraisons se sont réduits. En pratique, nous sommes dans une logique de reconstitution de nos stocks, même s’ils sont aussi ponctionnés pour l’entraînement des forces. C’est un problème de différence entre les flux de livraisons et de consommation. Mais le résultat net nous permet de reconstituer nos stocks année après année.
M. Aurélien Saintoul (LFI-NFP). Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire, notre groupe est inquiet au sujet des industries d’armement terrestre. Nous sommes préoccupés de voir que Rheinmetall devient prépondérant dans ce secteur en Europe. Nous craignons énormément que son implication dans le projet Marte (Main Armoured Tank of Europe) signifie à terme la fin du MGCS dans de mauvaises conditions. L’essentiel de la production de munitions d’artillerie repose sur Rheinmetall et les objectifs que la France s’était donnés ne sont pas tenus. Les commandes mutualisées au niveau européen traduisent le fait que la production française et les Forges de Tarbes ne sont pas à la hauteur des besoins.
La SIMMT (structure intégrée du maintien en condition opérationnelle des matériels terrestres), que j’ai eu la chance de visiter récemment, est en train de conclure des contrats qui ne sont plus verticalisés. Cette évolution est propre à l’armée de Terre. Pourriez-vous nous dire ce que vous en attendez, notamment en matière de réduction des coûts ?
M. le général Pierre Schill. C’est la deuxième fois que le MGCS est mentionné. Je vous propose de revenir dans une séquence à huis clos, à la fin de la réunion, sur les perspectives concernant le futur char et ce programme, car il s’agit d’une question importante.
Le maintien en condition opérationnelle est l’une des composantes essentielles de la cohérence, afin de pouvoir utiliser les matériels dont nous disposons. C’est à la fois une question de ressources et de méthode.
S’agissant de la méthode, nous changeons de philosophie. Nous profitons de l’augmentation des ressources consacrées aux armées par la LPM pour réévaluer les critères qui avaient présidé aux choix précédents. Autrefois, ceux-ci reposaient sur le postulat selon lequel on pouvait établir une situation de référence relativement stable, en calculant une moyenne des besoins liés aux opérations extérieures et à l’entraînement des années précédentes, mesurés en heures moteur ou en coups de canon tirés par parc et par an. La nécessité d’efficience de la dépense et d’économies avait conduit à choisir un modèle d’externalisation d’une partie du MCO, en confiant notamment aux industriels des responsabilités en matière de constitution des stocks. Cela avait abouti à des contrats de maintenance verticalisés, permettant en pratique d’acheter des heures d’utilisation des matériels ou un nombre de coups. Ce modèle reposait tout d’abord sur une gestion des flux. Or, à l’occasion du COVID et de l’attaque russe massive en Ukraine, nous avons vu combien les flux économiques pouvaient être perturbés par des aléas géopolitiques, ce qui représente une menace pour les capacités des armées.
Le modèle ante conduisait également à transférer aux industriels le risque et l’ingénierie de la chaîne logistique. Cette solution, si elle permettait de contenir les dépenses, avait pour effet de réduire les stocks au strict minimum.
Or, premièrement, l’hypothèse d’un engagement majeur doit dorénavant être envisagée. Les armées constituent une forme d’assurance vie. Il est plus probable qu’elles aient soudainement des besoins en matériels et en munitions beaucoup plus importants. Nous devons nous y préparer.
Deuxièmement, pour des raisons opérationnelles et de souveraineté, il apparaît de nouveau indispensable que l’État maîtrise les stocks qui lui permettent à la fois d’assurer le fonctionnement courant et d’être capable de déployer simultanément presque la totalité des parcs de matériel.
Nous mettons à profit les ressources qui nous sont attribuées pour changer de modèle de MCO et pour créer des stocks étatiques. Ces stocks tampons permettent de réduire le coût des pièces immédiatement disponibles, de garantir notre activité courante et d’être en mesure de déployer très rapidement un nombre plus important de véhicules. La SIMMT expérimente ce nouveau modèle de MCO pour les VBCI (véhicules blindés de combat d’infanterie), dont le contrat de maintenance est arrivé à terme. Nous étendrons ensuite ce système à d’autres matériels.
M. Thierry Sother (SOC). Comme vous l’avez rappelé à plusieurs reprises, l’armée de Terre doit être plus innovante et stratégique pour se préparer aux conflits hybrides et de haute intensité.
Les drones occupent désormais une place incontournable pour observer, transmettre ou attaquer. Leurs types sont très différents, allant d’un modèle très évolué, comme le Patroller, aux munitions téléopérées. Vous avez résumé leur importance pour nos soldats par le mot d’ordre « Volez comme vous tirez ». Les drones peuvent être des outils employés en masse en raison de leur faible coût, mais aussi des instruments technologiques avancés, notamment lorsqu’ils sont utilisés en essaim.
Comment mieux les utiliser au sein de nos forces ? Comment mieux former nos soldats à l’usage des drones sur le champ de bataille, mais aussi à la lutte antidrone ? La LPM prévoit de consacrer 5 milliards aux drones afin de diversifier les modèles utilisés et d’étendre leur usage. Pensez-vous que le calendrier de livraison des nouveaux matériels sera tenu ? Seront-ils suffisants ? Ne faudrait-il pas prévoir des moyens supplémentaires pour lutter contre les drones, notamment pour faire face à la menace des microdrones ?
M. le général Pierre Schill. Les drones sont une innovation absolument fondamentale en matière de combat. Nous l’observons sur tous les champs de bataille actuels. Une révolution technologique autour des drones volants et militaire autour de l’emploi de ces engins dans les combats est en cours. C’est un fait.
Cette révolution est accélérée dans des proportions extraordinaires, car deux nations très puissantes sont en guerre aux portes de l’Europe et y consacrent la totalité de leurs forces. La situation est similaire à celle observée lors de la Première Guerre Mondiale, où l’ampleur de la bataille en Europe avait accéléré le progrès technologique mais aussi son emploi, qu’il s’agisse de l’électricité, du pétrole, de l’avion ou de l’automobile.
De manière générale, le robot aérien sera l’un des marqueurs des combats qui viennent.
Je suis persuadé que les robots terrestres joueront, à terme, un rôle comparable. L’espace aérien facilitant l’utilisation des drones, la robotique aérienne a probablement cinq ou dix ans d’avance sur la robotique terrestre. Mais cette révolution viendra et nous devons absolument en tenir compte, tant en ce qui concerne ces matériels eux-mêmes que pour la façon de les piloter et de les commander. De façon plus large, nous devons franchir un cap dans le domaine de la robotisation.
Cela appelle trois remarques.
Tout d’abord, cette robotisation donne lieu à un bouillonnement technologique et militaire majeur. À l’avenir, les forces militaires opérationnellement efficaces seront celles qui sauront entretenir en leur sein un mouvement permanent d’innovation. Je me sers donc des drones et de leur évolution technologique très rapide pour diffuser la notion d’esprit pionnier dans l’armée de Terre. Cet état d’esprit doit être adopté aussi bien par les unités – par exemple lorsqu’elles recourent à l’impression 3D pour fabriquer des drones – que par le sommet de la hiérarchie – d’où la création du commandement du combat futur.
Ensuite, nous considérons qu’une capacité est un ensemble qui repose sur un équipement mais aussi sur l’organisation, les personnels et la doctrine permettant de le mettre en œuvre. La question n’est pas tant celle du drone que celle de son emploi, y compris grâce à de nouvelles tactiques. Là encore, on peut dresser un parallèle avec la première guerre mondiale. La mitrailleuse a changé la manière de se battre parce qu’elle a conduit à organiser les groupes de combat autour d’elle. À l’avenir, nos unités seront organisées autour des drones. L’adaptation doit donc être à la fois technique et tactique.
La mission confiée au commandement du combat futur consiste à développer les technologies et à préparer l’acquisition des matériels, mais aussi à faire évoluer les tactiques. Les unités doivent également jouer un rôle en la matière. Par exemple, le 1er régiment d’infanterie de marine, à Angoulême, mène une expérimentation très intéressante : la création d’un escadron de drones de chasse, afin d’accomplir ses missions plus efficacement, plus vite et plus loin grâce à des essaims.
Enfin, la notion de drone recouvre des matériels très différents. Le Black Hornet est le plus petit de ceux employés par l’armée de Terre – il pèse moins d’une centaine de grammes – alors que le plus volumineux pèse 3 tonnes. La stratégie d’acquisition ne saurait donc être identique pour tous ces types d’engins.
La LPM sera-t-elle respectée ? Oui, et nous irons même au-delà de ce qu’elle prévoit. Nous avons consacré des ressources pour l’acquisition de drones et de leur environnement. Nous prévoyons l’achat de modèles correspondant à l’état de l’art, mais rien n’est arrêté définitivement quant à nos besoins à partir de 2028. Nous achetons actuellement des matériels qui n’existaient pas en 2022 ou dont nous ne pensions pas qu’ils seraient disponibles aussi vite ou à un tel coût. Au-delà des évolutions tactiques et de l’état d’esprit que j’ai déjà évoqués, il est indispensable de faire évoluer nos méthodes d’acquisition. Les relations avec les industriels – qui pourront être des petites et moyennes entreprises (PME) et des entreprises de taille intermédiaire (ETI), et plus seulement des grands groupes – et le rôle d’interface joué par la Délégation Générale de l’Armement restent à écrire.
On sait qu’il faut des ressources ; on sait que l’évolution technologique des drones va transformer la tactique et les procédures d’achat. Il faut programmer cela mais il reste souhaitable que ce chemin ne soit pas totalement figé dès aujourd’hui.
Mme Catherine Hervieu (EcoS). J’envoie moi aussi mes meilleures pensées aux militaires actuellement en opération.
Les forces armées doivent s’adapter au changement climatique – d’où la stratégie Climat & Défense. Compte tenu de la réalité climatique, notre groupe propose une stratégie de défense globale. La préservation des capacités d’action des armées est prioritaire. Elle peut être associée à la recherche de la sobriété, avec pour objectif d’accroître leur résilience et leur autonomie.
L’un des objectifs de la LPM est d’améliorer la contribution des forces armées à la protection du territoire national et de renforcer celle des territoires d’outre-mer. Cela se traduit par l’adaptation continue des missions d’intervention en cas de catastrophe naturelle, sanitaire ou climatique, mais aussi par un renforcement de la coordination avec les forces de sécurité intérieure et avec la sécurité civile – ce qui devrait être favorisé par la mise en place de réserves territoriales. Nous soutenons la création d’une réserve environnementale destinée à appuyer les forces armées en assurant des tâches de soutien qui ne nécessitent pas d’employer un militaire.
Quelles actions sont mises en œuvre pour permettre à l’armée de Terre de s’adapter au changement climatique ? Comment les objectifs prévus par la LPM 2024-2030 pourront-ils être tenus ?
Comment assurer le MCO – en particulier celui des véhicules – dans des conditions climatiques extrêmes, tant dans les régions chaudes qu’arctiques ?
Quelles sont les projections de l’armée de Terre au vu de la situation des industriels français de l’armement terrestre par rapport à leurs concurrents européens ?
M. le général Pierre Schill. Le sujet global du changement climatique est primordial pour les armées, comme il l’est pour la société et pour la planète.
Premièrement, pour évaluer les menaces et les risques, nous prenons en compte l’évolution de la conflictualité et des occurrences d’emploi des armées liées aux changements climatiques. Nous devrons le faire de plus en plus pour savoir dans quelles zones les déséquilibres vont s’accentuer et quels risques de catastrophes naturelles récurrentes nous devons anticiper. Nous devons aussi étudier comment nous y préparer. La semaine dernière, j’ai accompagné le ministre de l’Intérieur et celui des Armées pour assister à la remise du drapeau au 4e Régiment d’Instruction et d’Intervention de la Sécurité Civile. Ce régiment est destiné à renforcer la brigade militaire de la sécurité civile, afin de faire face à la multiplication des catastrophes naturelles, tant dans l’Hexagone qu’outre-mer.
Deuxièmement, nous nous adaptons aux évolutions climatiques. L’augmentation des épisodes de chaleur extrême doit par exemple nous amener à revoir les spécifications de certains équipements. Traditionnellement, nous demandions qu’ils fonctionnent entre – 30 et + 50 °C. Ce dernier niveau ne suffit plus dans certains cas, notamment pour les véhicules utilisés au Sahel. Il est même arrivé que les soldats utilisent un verre d’eau pour tromper le thermomètre du dispositif qui bloque le démarrage des véhicules lorsque la température interne dépasse 55°C. Nous adaptons nos équipements et l’entraînement de nos soldats à cette réalité.
Troisièmement, la sobriété énergétique de nos matériels est trop souvent abordée sous l’angle des contraintes alors que ces changements peuvent également créer des opportunités. La fin programmée de la production de moteurs thermiques nous oblige à réfléchir à des alternatives pour nos véhicules à l’horizon de la prochaine décennie. L’expérimentation d’une propulsion hybride sur un véhicule blindé Griffon nous a permis de mettre en évidence un certain nombre de qualités, dont la discrétion. Il faudra bien veiller à l’équilibre entre les avantages opérationnels que procurent les énergies fossiles et ceux que pourra apporter l’alimentation électrique. Nous disposons d’un certain nombre d’études et de plans dans ce domaine.
Quatrièmement, nous devons faire preuve de sobriété dans la vie courante. L’armée de Terre est un opérateur important, qui possède de vastes infrastructures et un parc de véhicules volumineux – auxquels s’ajoutent les espaces naturels où sont installés des camps. Nous nous adaptons à la réglementation et aux évolutions dans le cadre de plans et de feuilles de route ministériels, notamment en matière immobilière.
M. le président Jean-Michel Jacques. Nous en venons aux questions individuelles des autres députés.
Mme Sophie Errante (NI). Notre commission a mené avec celle du développement durable une mission d’information sur les changements environnementaux et les enjeux de défense.
Avez-vous créé une direction particulière pour hiérarchiser les urgences dans ce domaine et améliorer la résilience, ou bien des personnels sont-ils affectés à cette tâche au sein de votre état-major ?
Comment rester opérationnel tout en étant responsable en matière d’environnement ? Cela va poser de gros problèmes financiers et technologiques.
Mme Florence Goulet (RN). Nous ne pouvons que soutenir l’ambition affichée de porter la réserve opérationnelle à plus de 100 000 hommes en 2035, soit un doublement des effectifs en dix ans. Néanmoins, compte tenu des tensions budgétaires conduisant au report de nombreux crédits de paiement et en l’absence d’un concept d’emploi clairement défini, nous doutons que le recrutement, l’équipement, la formation et l’entraînement de la réserve soient considérés comme des priorités et craignons qu’elle ne demeure une variable d’ajustement pour l’armée de Terre. Pourtant, la guerre en Ukraine confirme, malgré l’irruption des nouvelles technologies, qu’il faut toujours des hommes pour occuper le terrain. Pensez-vous que cet objectif soit réaliste et quels moyens l’armée de Terre est-elle prête à mettre en œuvre pour l’atteindre ?
M. Christophe Bex (LFI-NFP). Selon plusieurs rapports, notamment celui de ma camarade et ex-collègue Martine Étienne, le service national universel voulu par Emmanuel Macron et promu par Gabriel Attal s’est révélé très coûteux – près de 125 millions d’euros par an –, épuisant pour les jeunes et sans véritable utilité pour la défense nationale. Dans le même temps, le haut-commissariat au plan propose la création d’un service militaire volontaire (SMV) et vous vous êtes récemment exprimé en faveur d’un format mixte associant armée professionnelle et conscription.
Dans notre programme « L’avenir en commun », nous proposons une conscription citoyenne obligatoire de neuf mois, rémunérée au Smic, comprenant une composante militaire optionnelle et des missions civiles d’utilité sociale écologique.
Pouvez-vous nous préciser votre vision du SMV ? Sera-t-il rémunéré ? Combien de jeunes femmes et jeunes hommes seraient concernés chaque année et pour quelles missions concrètes ? Sera-t-il cantonné à l’armée de Terre ? À quel montant en estimez-vous le budget annuel ?
M. le général Pierre Schill. En ce qui concerne la question environnementale, nous avons une feuille de route pour ce qui a trait à l’organisation, mais pas de commandement ou de direction chargé spécifiquement de ce sujet : cette dimension est répartie entre, d’une part, le volet opérationnel pour ce qui concerne l’analyse de la situation et des facteurs aggravants des changements climatiques et, d’autre part, la définition des plans et des acquisitions, notamment pour s’assurer de l’adaptation des équipements aux températures extrêmes ou aux nouvelles énergies, et le stationnement et la vie courante, confiés à une autre de mes directions. Ce dernier aspect est très important et même prioritaire : c’est là que nous consommons le plus d’énergie au quotidien.
Dans le domaine opérationnel, nous ne pouvons pas nous passer de l’efficacité ni nous exposer pour la seule raison que nous devrions satisfaire à des normes environnementales. L’enjeu est de trouver le bon équilibre afin d’aller globalement vers la sobriété et de tirer profit de solutions adaptables, voire de contribuer à leur développement. Pour la robotique terrestre, la motorisation électrique sera probablement une solution efficace, car elle permettra une meilleure mobilité ; or cet avantage opérationnel qui stimulera le développement de ces robots s’accompagnera d’un gain de sobriété. En revanche, je ne discerne pas, à horizon visible, de solution alternative au moteur thermique pour la propulsion de mes hélicoptères et de mes engins les plus lourds.
Pour ce qui est des réserves et du service, je me suis déjà exprimé à plusieurs reprises sur la notion d’armée mixte ou hybride – même si le titre d’un article récent va plus loin que ce que j’ai dit lorsqu’il affirme que le chef d’état-major de l’armée de Terre promeut un service militaire : ce n’est pas là mon rôle. Cependant, la mission de l’armée de Terre est de se préparer à un engagement majeur, de contribuer à la prévention des crises dans des espaces moins contrôlés et marqués par le terrorisme et les trafics, de protéger et défendre le territoire national et de contribuer à la résilience de la nation aujourd’hui comme demain. L’esprit de défense est une dimension très importante de cette mission.
Nous avons clairement choisi dans la loi de programmation militaire de faire passer la cohérence avant la masse, même s’il ne s’agit pas de sacrifier la seconde à la première. Or, afin de disposer de la masse requise pour faire face, le cas échéant, à certaines situations extrêmes ou engagements majeurs, l’une des solutions est d’évoluer vers un modèle d’armée hybride, qui combinerait active, réserve et service, afin d’avoir sous les armes un nombre donné d’hommes et de femmes et ainsi, qui pourrait être rapidement lorsque cela est nécessaire.
Cela nous ramène à la question de notre capacité de recrutement et de fidélisation. Aujourd’hui, l’armée de Terre recrute suffisamment de jeunes et comme la fidélisation a tendance à s’améliorer, les régiments de l’armée de Terre sont armés à 100 %, ce qui est une exception en Europe. Ce n’est pas facile. La sous-direction du recrutement recrute 15 000 jeunes par an : c’est une véritable industrie ! Alors que les jeunes de 20 ans sont 850 000 cette année, ils seront moins de 750 000 dans dix ans. L’enjeu est donc d’armer l’armée de Terre durablement en conservant le même nombre de membres sous les drapeaux qu’aujourd’hui, tout en respectant notre impératif d’assurer la jeunesse de cette ressource humaine en flux. Il ne s’agit pas, en effet, de devenir une armée complètement professionnalisée – au sens où un jeune soldat entrant à 20 ans y ferait carrière et y serait encore, à 55 ou 60 ans. Ce modèle alternatif, qui existe dans certaines armées européennes, s’accompagne d’une perte d’énergie et d’esprit combattant.
L’une des solutions possibles consiste à proposer des modèles d’engagement limités constituant une alternative aux contrats de cinq ans comme à la carrière complète.
Cette question rejoint celle d’un volontariat décidé au niveau national, que ce soit ou non dans le cadre d’un service. C’est ce que nous avons expérimenté l’an dernier et renouvelons cette année avec les volontaires de l’armée de Terre (VDAT). L’an dernier, 150 jeunes nous ont rejoints pendant quatre mois autour des Jeux olympiques, recevant une formation notamment pour la levée des couleurs lors des cérémonies de remise de médailles, ainsi que pour des gardes. Nous prolongeons l’expérience cette année pour 300 jeunes, dont 30 en Nouvelle-Calédonie, qui passent quatre mois sous les drapeaux mais qui pourraient peut-être le faire pendant six mois et être intéressés par une année de césure au service de la Nation.
Au-delà de la masse et du besoin de recrutement pour une armée qui doit rester jeune alors que les effectifs des classes d’âge concernées diminuent et que la conjoncture économique pourrait s’améliorer – ce qui serait un bien pour la France, mais créerait de la concurrence pour notre recrutement –, il faut rappeler que ce sont les nations qui gagnent la guerre. La question est donc de savoir quelle volonté a la France de se défendre et comment elle offre à des jeunes gens et jeunes femmes la possibilité de contribuer à la défense sans forcément en faire leur métier. Cela peut prendre la forme d’un service militaire volontaire, de la réserve ou d’un mélange des deux. Je pressens que, dès lors qu’un projet de société s’y prête – mais ce n’est pas à moi d’en juger –, le mix associant des soldats professionnels, des soldats de réserve et des soldats volontaires pour une durée plus ou moins longue peut être utile ou exploitable pour l’armée de Terre comme pour le pays, et c’est en ce sens que je le promeus.
Pour ce qui est des réserves, le doublement de leur effectif dans le cadre de la loi de programmation militaire représente 50 000 personnes, et non pas 100 000. De fait, nous avions 24 000 réservistes voilà deux ans, nous en avons 28 000 aujourd’hui et nous sommes en train de monter vers 50 000. Il y a aujourd’hui plus de volontaires pour rejoindre la réserve que je n’ai de places à leur offrir à ce stade.
Par ailleurs, il ne s’agit pas seulement d’une augmentation quantitative pour une évolution homothétique : nous sommes en train de réorganiser notre modèle de réserve et de nous demander à nouveau si, plutôt qu’entrer nécessairement dans la réserve comme militaire du rang, on ne pourrait pas le faire directement en tant que sous-officier ou officier. Nous devons aussi nous interroger sur la façon de recruter ces jeunes et de les employer – par exemple, certains ne préféraient-ils pas servir près de chez eux dans un cadre territorial ?
Par cette réorganisation, il s’agit de répondre au besoin d’engagement que je ressens de la part des jeunes tout en leur offrant la possibilité de nous rejoindre d’une manière plus fluide. Il faut aussi assurer un meilleur emploi de la réserve, par une répartition en différents types de réserves propres à renforcer le lien entre la volonté de servir et le sentiment d’utilité concrète au quotidien. Les ressources nécessaires à l’équipement des réservistes sont prévues dans la loi de programmation militaire.
M. le président Jean-Michel Jacques. Notre société ne doit pas oublier que cet outil au service de la nation qu’est la mobilisation générale existe encore – même s’il faut pouvoir, dans ce cas, équiper et former rapidement les militaires.
M. Christophe Bex (LFI-NFP). Combien d’hommes et de femmes pouvons-nous mobiliser actuellement en France ?
M. le général Pierre Schill. C’est très difficile à évaluer. Tout est question de cohérence. Mobiliser pour ne pas employer n’aurait pas de sens. Pour les armées, l’enjeu est donc d’organiser l’emploi de ceux qui seraient mobilisés. Aujourd’hui, les ressources mobilisables sont nos militaires d’active, nos militaires de réserve dite de premier niveau, soit les 28 000 réservistes actuels, et la réserve dite de deuxième niveau, à laquelle appartient pendant cinq ans tout militaire qui quitte les armées. Comme nous engageons 15 000 militaires par an, 15 000 quittent également les rangs de l’armée de Terre : nous disposons donc, le cas échéant, de 60 000 anciens militaires connaissant encore le métier. À ce stade, je ne réfléchis pas sérieusement à une mobilisation plus large que cette masse, de l’ordre de 200 000 militaires au total pour l’armée de Terre.
M. Alexandre Dufosset (RN). Au dernier salon du Bourget, nous avons pu découvrir le système de frappe dans la profondeur Foudre. Développé par l’entreprise Turgis et Gaillard, ce lance-roquettes unitaire (LRU) est destiné à répondre aux besoins capacitaires de l’armée de Terre, notamment pour pouvoir disposer d’une division bonne de guerre à l’horizon 2027. Emmanuel Chiva, délégué général pour l’armement, a précisément indiqué, le 25 juin dernier, que le système Foudre pourrait être prochainement testé sur l’île du Levant. Il a toutefois précisé qu’il ne s’agit à ce jour que d’un lanceur sans munition ni conduite de tir intégrée, et que des partenariats seront nécessaires pour le rendre pleinement opérationnel. Or chacun connaît la situation préoccupante des LRU actuels, menacés d’obsolescence dans un délai très court. Le programme Frappe longue portée terrestre est certes censé résoudre ce problème, mais il n’est pas attendu avant 2030. Un risque de rupture de capacité existe donc d’ici là. Le système Foudre peut-il constituer une solution transitoire crédible ?
Mme Michèle Martinez (RN). Le plan « famille », auquel la LPM attribue 750 millions d’euros, répond à l’impérieuse nécessité de faciliter les conditions de vie des familles des militaires et leur accès aux services publics ou de santé, qui se dégradent comme pour tous les Français, et à plus forte raison dès lors que les militaires sont soumis à une forte mobilité et que le parc de logements est parfois vétuste.
Voilà quelques années, les femmes de militaires ont exprimé légitimement leur colère face à des conditions de vie dégradées. Nous étions alors à l’époque des ravages du système de paie Louvois, que le général Barrera a qualifié à juste titre de poison. Depuis lors, deux plans « famille » ont été votés. Mon groupe politique espère que, dans un contexte financier tendu, les crédits dédiés à ce plan seront dûment votés et exécutés.
Mon général, vous qui connaissez mieux que personne le quotidien de vos militaires et de leurs familles, que pouvez-vous nous dire de la bonne conduite de ce plan et de ses effets concrets dans l’armée de Terre ? Y a-t-il des domaines sur lesquels il faut particulièrement insister lors de l’examen prochain du PLF (projet de loi de finances) ?
M. Pascal Jenft (RN). Comme l’ensemble de la société civile, les militaires, notamment les officiers, voient reculer leur pouvoir d’achat, dont le décrochage par rapport à celui des hauts fonctionnaires civils est notable. À 0,8 %, la dernière revalorisation, au premier trimestre 2024, reste insuffisante face à l’inflation. Pour préserver l’excellence de notre modèle militaire et relever les défis futurs, il est essentiel de fidéliser nos officiers, d’autant que leurs compétences attirent le secteur privé. Cette fidélisation repose sur quatre leviers : le dévouement à la France, la passion du métier, des moyens adaptés pour remplir le contrat opérationnel et une juste rémunération. Sur ces deux derniers points, des progrès sont attendus.
Quel bénéfice attendez-vous d’une revalorisation des grilles indiciaires des officiers, dont nous espérons l’inscription dans le prochain PLF, et quelles seraient les conséquences d’une absence de mesures en ce sens ?
Question subsidiaire : avez-vous reçu mon récent courrier relatif au musée de l’infanterie à Bitche, et à quelle échéance une décision est-elle envisagée ?
M. le général Pierre Schill. Pour ce qui concerne Foudre, je commencerai par exposer ma conception des feux longue portée. La loi de programmation militaire et la transformation de l’armée de Terre visent à l’acquisition, dans la durée couverte par cette loi, des capacités dites du haut du spectre. Celles-ci concernent le renseignement et la frappe dans ce qu’on appelle le deep, la profondeur du champ de bataille, elles couvrent les marges de la logistique et de la protection pour mieux maîtriser l’arrière – ou rear – des unités terrestres, ce sont les capacités de commandement et transmission. Une dimension fondamentale de tous les combats modernes est la capacité d’action dans la profondeur. Elle repose sur le renseignement, la transparence du champ de bataille, et les moyens de frapper, c’est-à-dire la létalité. Les combats ne sont pas une science exacte, mais les Américains ou les forces de l’Otan estiment que 70 % des destructions infligées à l’adversaire doivent se faire dans cette profondeur, c’est-à-dire avant les combats de contact. Symétriquement, l’adversaire va essayer de faire la même chose contre nous.
Le contact c’est, de manière simplifiée, ce que font les brigades interarmes, c’est‑à‑dire le combat entre la ligne de front et une distance d’une trentaine de kilomètres par rapport à cette ligne, parce que c’est l’espace sur lequel elles sont capables d’agir avec leurs moyens, notamment leurs canons Caesar. Entre 30 et 150 kilomètres de la ligne de contact, on parle de profondeur tactique : c’est dans cet espace que la force terrestre doit disposer de capacités du haut du spectre permettant de reconnaître et de frapper. C’est également dans cette profondeur que l’ennemi de mon corps d’armée ou de ma division aura ses centres logistiques, ses postes de commandement, ses lanceurs d’artillerie et ses moyens de défense sol-air.
Aujourd’hui, pour frapper et agir dans cette profondeur, j’ai des moyens de renseignement, notamment les systèmes de drones tactiques (SDT), indispensables, et des capacités de guerre électronique ; j’ai également deux moyens : les LRU du 1er régiment d’artillerie de Bourogne, et les hélicoptères de combat des RHC. Étant donné que c’est dans cette profondeur que je dois pouvoir réaliser 70 % des neutralisations de l’adversaire, ou le menacer, j’ai besoin de rehausser fortement cette capacité. C’est ce que prévoit la loi de programmation militaire, par la modernisation des hélicoptères et de leurs systèmes d’armes, ainsi que par le renouvellement – voire le doublement – des capacités de tir. Je dois ainsi, au terme de l’application de la loi de programmation militaire, disposer de deux régiments capables de tirer entre 40 et 150 kilomètres. J’ai également besoin de munitions téléopérées, capacités de moyenne portée qui n’existaient pas voilà trois ou quatre ans, mais qui sont désormais indispensables.
Les lance-roquettes unitaires arrivant en fin de vie, je dois les remplacer afin de conserver une capacité de frappe dans cette profondeur de 40 à 150 kilomètres, et doter un à deux régiments supplémentaires.
À l’extrémité la plus évoluée des munitions, le comptage se fait missile par missile
– ainsi pour les missiles de croisière navals (MDCN). À l’autre extrémité du spectre, on compte en lanceurs : on considérera qu’on a 100 000 fusils et on ne comptera pas les munitions. Le lance-roquettes unitaire qui sera le successeur du LRU actuel pour cette profondeur de 40 à 150 kilomètres se situe exactement entre les deux.
On a donc besoin du revolver et des balles à mettre dedans. Le LRU, c’est-à-dire le revolver, arrive en bout de course : j’ai besoin d’acheter de quinze à trente lanceurs et, en même temps, des munitions pour les équiper. L’idéal est d’acquérir un lanceur compatible avec les munitions déjà en stock – les M31 des LRU. Idéalement encore, ce lanceur pourra tirer des roquettes disponibles sur le marché, en France ou ailleurs, au meilleur rapport coût-efficacité-délai, afin de les obtenir rapidement. Il devra également pouvoir employer, à terme, des munitions nouvelles.
Le Foudre, qui est exactement dans la situation du revolver, prendrait la forme d’un camion qui serait capable de savoir où il est et disposerait de paniers recevant des munitions. Est-ce la bonne solution ? C’est en tout cas l’une de celles qui sont sur la table, car il y en a d’autres, comme celle que Thales proposait au Bourget. Il appartient à la DGA d’examiner la réalité de ces projets et leur rapport coût-efficacité.
À l’échelle interarmées, le CEMA ne se limite pas à cette distance de 150 kilomètres et intervient au niveau de la profondeur opérative – jusqu’à 1 000 kilomètres, voire de la profondeur stratégique – jusqu’à 2 000 kilomètres. Jusqu’à présent, considérant que nous pouvions conquérir la supériorité aérienne, nous estimions, dans l’économie générale du conflit, que la capacité de l’arme aérienne suffisait pour frapper dans la profondeur opérative et stratégique. Désormais, compte tenu des impératifs de frappe et de l’éventualité d’une non-liberté du ciel, il peut être pertinent de doubler ou tripler nos capacités. Il faut donc étudier l’intérêt de disposer de drones à très longue portée et des lanceurs balistiques ou encore de missiles du type MDCN tirés depuis des lanceurs terrestres vers des cibles terrestres.
On distingue ainsi le successeur du LRU destiné aux distances de 40 à 150 kilomètres des futurs feux longue portée terrestres, d’une portée supérieure. Par conséquent, Foudre n’est pas une solution intérimaire de la frappe longue portée terrestre opérative ou stratégique, mais un projet distinct, positionné sur le segment de la succession du LRU de frappe dans la profondeur tactique.
Le plan « famille », très important pour la communauté de l’armée de Terre et son environnement, est progressivement mis en œuvre dans ses différentes dimensions – aide à la mobilité et à la parentalité, trésorerie des ménages –, dont certaines produisent des effets tout à fait notables.
S’il fallait identifier une priorité, ce serait l’aide à la mobilité. En effet, la mobilité fonctionnelle est consubstantielle à notre modèle d’armée jeune et en flux, car le moteur de ce modèle est la progression fonctionnelle, laquelle est liée à la mobilité géographique.
La mobilité géographique est l’un des éléments qui permettent de satisfaire aux impératifs de l’armement de mes centres d’entraînement, mais elle est aussi indispensable à la mobilité fonctionnelle. Or la mobilité géographique constitue une contrainte forte et de plus en plus marquée pour les familles.
Il convient donc d’accompagner davantage la mobilité, le point central en la matière étant le logement. Les éléments du plan « famille » qui permettent d’améliorer ou de faciliter le logement et les trois autres facteurs dont le travail du conjoint, l’éducation des enfants et l’accès aux soins., comme l’expérimentation en cours d’un service de relocation qui aide à cette mobilité, sont donc très importants. Un autre point important, souvent mentionné par les familles, est l’aide à la parentalité – l’accueil des enfants en crèche et à l’école. Ces leviers doivent être poursuivis et amplifiés.
La revalorisation de la grille indiciaire des officiers est prévue par la loi de finances initiale et qu’elle devrait être appliquée cette année. Cette mesure est très importante, car elle est très attendue. Rien ne laisse à penser qu’elle ne serait pas mise en œuvre, mais si tel était le cas, cela susciterait une forte déception.
J’ai pu constater les effets très bénéfiques sur la fidélisation des revalorisations des grilles des sous-officiers et des militaires du rang. En effet, 22 % des sous-officiers qui, statistiquement, auraient quitté cette année l’armée de Terre si les conditions de l’an dernier avaient été maintenues sont finalement restés. Cette évolution s’explique par le fait que l’effort de revalorisation a porté sur les fins de grille, incitant les sous-officiers d’ancienneté intermédiaire à viser les échelons terminaux. Je m’attends à ce que cet effet structurel de fidélisation s’applique également aux officiers, au-delà du nécessaire rattrapage que la revalorisation de la grille opère par rapport au reste de la fonction publique, qui a bénéficié par le passé d’évolutions bien différentes.
S’agissant de l’éventuelle création d’un musée de l’infanterie à Bitche, l’administration sera amenée à prendre une décision prochainement. Deux propositions sérieuses nous ont été soumises, et je veux orienter très clairement les autorités vers l’une d’entre elles dans les tout prochains mois, afin que les acteurs concernés par ces deux projets ne travaillent pas pour rien. Quoi qu’il en soit, il faudra probablement consolider les perspectives, car, pour que l’État s’engage à participer au financement d’un tel musée, il sera essentiel de démontrer que l’écosystème environnant – collectivités territoriales, associations – lui permettra d’être viable et de ne pas dépendre uniquement de subventions.
Mme Gisèle Lelouis (RN). Le 23 juin dernier, dans le cadre de l’opération baptisée Annonce de la victoire, l’Iran a procédé au tir coordonné de quatorze missiles balistiques visant notamment la base aérienne d’Al-Udeid, au Qatar, ainsi que des positions en Irak. Cette démonstration de force conjuguée aux menaces directes proférées par Téhéran de s’en prendre à des bases françaises, britanniques ou américaines en cas d’entrave à ces frappes contre Israël illustre bien les nouveaux risques auxquels notre pays se trouve confronté. Il s’agit désormais pour la France de faire face à des scénarios de haute intensité dans lesquels des puissances régionales sont capables de frapper massivement des installations alliées et, potentiellement, des éléments de souveraineté française.
Dans ce contexte, comment l’armée de Terre intègre-t-elle dans ses réflexions doctrinales la perspective de frappes balistiques ou de saturation ciblant nos forces déployées dans des théâtres extérieurs ? Plus précisément, quelles sont les mesures de protection active et passive envisagées pour garantir la résilience et la continuité des opérations ? Enfin, dans un cadre marqué par la nécessaire autonomie stratégique de notre pays et par la volonté affirmée de préserver notre liberté d’appréciation et d’action, quelle évolution capacitaire concrète jugez-vous prioritaire pour que nos forces terrestres puissent faire face à ces menaces balistiques grandissantes ?
Mme Natalia Pouzyreff (EPR). J’aimerais vous interroger sur la capacité de la France et de ses alliés à projeter de la masse, notamment sur le flanc oriental de l’Europe, si cela s’avérait nécessaire. Quand je parle de nos alliés, je ne compte pas forcément sur la participation de l’armée américaine, mais peut-être sur celle des Britanniques et des Canadiens.
Vous avez évoqué la capacité de la France à déployer une brigade, mais qu’en est-il pour un corps d’armée ? S’agissant des capacités de nos alliés, je note que l’Allemagne peut créer trois nouvelles brigades.
M. le général Pierre Schill. Si je devais déterminer, en observant les conflits en cours, les capacités absolument primordiales devant faire l’objet d’un effort lors des prochaines années – même si je considère que cette nécessité a été globalement intégrée dans la dernière loi de programmation militaire –, je citerais d’abord le commandement et le renseignement, garants de la transparence du champ de bataille. Dès lors que nous disposons de ces deux éléments, nous devons pouvoir frapper – je parle donc ici de nos capacités létales –, mais si notre adversaire en dispose également, nous devons aussi pouvoir nous protéger. La capacité à se défendre contre la menace aérienne, au sens large, est absolument fondamentale. Cet impératif me semble revêtir un caractère d’urgence encore plus marqué qu’auparavant.
La notion de défense sol-air est très générale et recouvre des réalités différentes. Il est impératif que nous ayons les moyens de nous défendre tant contre les drones achetés dans le commerce de proximité ou construits grâce à une imprimante 3D que contre des missiles balistiques, hypersoniques, manœuvrants ou chasseurs.
La défense contre ce type de menaces est une question de combinaison. Comme nous l’avions prévu dans la loi de programmation militaire, nous développons des combinaisons de moyens. Nous avons commencé par équiper nos forces de fusils de chasse pour contrer certains drones, et de petits radars capables de détecter leur arrivée. Nous avons créé des systèmes antidrones en assemblant sur des véhicules des radars et des lance-grenades reliés à un programme d’intelligence artificielle lequel calcule les délais et assure le suivi des cibles. De même, nous avons doté les canons de 20 millimètres d’un calculateur d’aide à la visée. Nous venons de commander des Serval pourvus de canons aériens de 30 millimètres ou de défenses antidrones. Nous procédons également à la remotorisation des Mistral (missiles sol‑air de courte portée) sur des camions Scania et nous procédons à l’acquisition de Serval‑Mistral, de radars antiaériens et de contrôle de tir ainsi que des Mica (missiles d’interception, de combat et d’autodéfense). Enfin, nous préparons le déploiement des Samp‑T (systèmes sol-air de moyenne portée terrestres) de nouvelle génération, capables de faire face à des menaces balistiques.
Au-delà de ces capacités multicouches, nous devons adapter nos tactiques. Ainsi, il n’est plus question que nous alignions tous nos véhicules sur un terrain de football : le camouflage est devenu un élément de protection absolument indispensable.
Souvent, la meilleure défense est l’attaque. On pourrait être tenté de construire un système permettant de se protéger hermétiquement ; c’est une illusion, car une telle approche serait non seulement extrêmement coûteuse mais sans doute irréalisable technologiquement : il y aura toujours une faille. Le défenseur doutera toujours de sa capacité à intercepter tout ce qui sera lancé contre lui.
L’autre moyen de répondre à cette menace est la construction d’une dissuasion, qui peut aller jusqu’à la dissuasion nucléaire. L’adversaire doit percevoir notre capacité de frappe. Du point de vue tactique, nous devons donc protéger nos lanceurs et notre capacité d’agression, afin de montrer à l’adversaire que s’il tente de nous attaquer, nous serons en mesure de riposter.
C’est donc la combinaison d’une défense multicouches et d’une tactique adaptée visant notamment à protéger les éléments centraux et à préserver une capacité d’agression crédible qui doit nous prémunir de ce type de menaces.
Vous m’avez interrogé sur notre capacité à projeter de la masse, notamment en Europe. Sur notre continent, fondamentalement, nous agissons en coalition. Du point de vue militaire, cette coalition, c’est l’OTAN. Elle a établi un certain nombre de plans de défense assignant à des forces armées des espaces à défendre. Ainsi, une partie des forces de l’OTAN sait très bien où elle aura à combattre, connaît précisément le terrain qui lui est assigné, les missions confiées et l’adversaire à affronter. Ces forces s’entraînent et s’organisent dans ce cadre.
Selon ces plans de l’OTAN, la France, située à l’ouest de la péninsule européenne, serait chargée de fournir, avec le Royaume-Uni et l’Italie, deux corps d’armée (Strategic Response Corps) destinés à servir de réserves, de moyens de contre-attaque ou à contribuer à l’approche à 360 degrés. C’est sur cette base que nous construisons notre armée de Terre et dimensionnons nos forces. Nous disposons d’un poste de commandement et d’éléments organiques – divisions, brigades – permettant à un corps d’armée de démultiplier son action.
Il convient d’éviter deux pièges.
L’armée française, notamment l’armée de Terre, n’est pas construite uniquement pour se battre. En d’autres termes, notre objectif n’est pas de laisser la situation évoluer vers un affrontement majeur auquel nous serions préparés, mais d’empêcher l’escalade vers les extrêmes. Nous devons montrer tous les jours notre détermination et notre crédibilité, éventuellement en menant des actions rapides, pour faire en sorte que, contrairement à ce qui s’est produit un matin de février 2022, le président Poutine considère qu’il vaut mieux ne pas attaquer. Si tu veux la paix, prépare la guerre – au sens où, pour être redoutables, craints, crédibles, nous devons montrer que nous avons les moyens de nous battre. Mais cette préparation à la guerre vise d’abord à envoyer quotidiennement des signaux de fermeté et à montrer notre capacité d’entraînement et d’action en coalition. Le corps d’armée ne sert pas à mener une grande guerre, avec 60 000 hommes, mais à fournir des capacités permettant d’agir de manière très rapide, dans de nombreuses dimensions ; autrement dit, son volume importe moins que les fonctions qu’il peut assurer.
Enfin, nos alliés essaient parfois de nous faire tomber dans un second piège, celui de la comparaison des masses. Or notre armée n’est pas comme les autres, car la dissuasion nucléaire est l’un de ses éléments constitutifs majeurs. Ainsi, notre armée de Terre est-elle adaptée à la stratégie de notre pays, qui est une puissance nucléaire. Pour protéger nos intérêts vitaux, nous n’avons pas besoin d’une masse pléthorique.
M. Thibaut Monnier (RN). Il y a un mois, la première division de l’armée de Terre a participé au cycle de préparation Warfighter, une série d’exercices interalliés menés avec les forces armées américaines, britanniques, allemandes et belges. D’après le rapport d’information sur la préparation à la haute intensité rédigé en 2022 par Patricia Mirallès et Jean-Louis Thiériot, le cycle Warfighter organisé en 2021 avait révélé des faiblesses structurelles de nos armées, qui manquaient de profondeur et de masse, tant en matière d’équipements que de stocks de munitions légères et lourdes. Les rapporteurs craignaient notamment qu’un tiers des soldats mobilisés au sol soient mis hors de combat en seulement dix jours et que la première division de l’armée de Terre ne soit pas capable de tenir sa ligne de défense. Quatre ans plus tard, pouvez-vous dresser un bilan de Warfighter 2025 et indiquer les enseignements que vous en avez tirés ?
M. le général Pierre Schill. Warfighter est un exercice que l’armée américaine organise de manière régulière afin de contrôler ses corps d’armée et ses divisions. Nous nous étions inscrits à l’édition 2025 afin de prouver que nos grandes unités étaient interopérables avec les unités américaines et de montrer aux Américains, à nos autres alliés et à nous-mêmes, la crédibilité de notre système de commandement.
La première division de Besançon, commandée par le général Fagué, qui a été trois ans général adjoint dans une division américaine, a parfaitement atteint cet objectif. Elle a prouvé que, dans les conditions particulières déterminées par le scénario de l’exercice américain, notre poste de commandement de division était capable de tenir son rang.
Cependant, dans la réalité, les conditions d’emploi et d’engagement peuvent différer de celles fixées par l’exercice. J’en reviens donc à mon objectif, qui est d’utiliser nos outils pour montrer notre crédibilité et convaincre nos partenaires européens de se tenir à nos côtés. Concrètement, nous voulons que les Belges, qui avaient une brigade simulée sous les ordres de notre division, ou d’autres alliés, soient assurés de la qualité de nos standards de commandement et de la crédibilité opérationnelle de ce que nous élaborons. En somme, mon objectif est que le scénario de Warfighter – une attaque russe et biélorusse visant à percer jusqu’à Kaliningrad et nécessitant de reconquérir le territoire occupé – demeure une hypothèse d’exercice et ne se produise jamais. C’est tout le sens de la dissuasion et de notre doctrine d’emploi des unités.
M. le président Jean-Michel Jacques. Merci beaucoup mon général. Comme vous l’avez proposé, nous allons continuer cette audition encore quelques instants dans le cadre d’un huis-clos.
L’audition se poursuit à huis clos
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La séance est levée à 13 heures 05.
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Membres présents ou excusés
Présents. – Mme Delphine Batho, M. Édouard Bénard, M. Christophe Bex, M. Frédéric Boccaletti, M. François Cormier-Bouligeon, M. Alexandre Dufosset, M. Thomas Gassilloud, M. Frank Giletti, M. Damien Girard, Mme Florence Goulet, Mme Catherine Hervieu, M. Laurent Jacobelli, M. Jean-Michel Jacques, M. Pascal Jenft, Mme Nadine Lechon, Mme Gisèle Lelouis, M. Julien Limongi, Mme Lise Magnier, Mme Michèle Martinez, M. Thibaut Monnier, M. Karl Olive, Mme Anna Pic, Mme Natalia Pouzyreff, Mme Catherine Rimbert, M. Aurélien Rousseau, M. Aurélien Saintoul, M. Thierry Sother, M. Romain Tonussi
Excusés. – Mme Valérie Bazin-Malgras, Mme Anne-Laure Blin, M. Matthieu Bloch, M. Manuel Bompard, M. Philippe Bonnecarrère, M. Bernard Chaix, Mme Cyrielle Chatelain, Mme Alma Dufour, M. Emmanuel Fernandes, M. Moerani Frébault, Mme Stéphanie Galzy, Mme Clémence Guetté, Mme Alexandra Martin, Mme Mereana Reid Arbelot, M. Mikaele Seo, M. Boris Vallaud