Compte rendu
Commission
des affaires étrangères
– Communication, ouverte à la presse, sur le déplacement effectué par une délégation de la commission à New York à l’occasion de la 79ème Assemblée générale des Nations unies. 2
– Informations relatives à la commission...................17
Mercredi
29 janvier 2025
Séance de 11 heures
Compte rendu n° 29
session ordinaire 2024-2025
Présidence
de M. Bruno Fuchs, Président
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La commission procède à une communication, ouverte à la presse, sur le déplacement effectué par une délégation de la commission à New York à l’occasion de la 79ème Assemblée générale des Nations unies.
La séance est ouverte à 11 h 05.
Présidence de M. Bruno Fuchs, président.
M. le président Bruno Fuchs. Chers collègues, notre ordre du jour appelle la présentation d’une communication de nos collègues Mmes Estelle Youssouffa et Amélia Lakrafi, et MM. Nicolas Forissier et Kévin Pfeffer sur leur déplacement à New York, du 18 au 22 novembre 2024, à l’occasion de la 79ème session de l’Assemblée générale des Nations unies.
Prévue le 18 décembre dernier, cette présentation avait dû être reportée en raison du drame vécu par nos compatriotes de Mayotte à la suite du cyclone Chido, lequel avait obligé notre collègue Mme Youssouffa à retourner auprès de la population dont elle est la députée. Je saisis l’occasion pour remercier les autres membres de la délégation qui avaient bien voulu accepter ce report, afin de permettre à Mme Youssouffa d’être présente pour cette communication qui lui tient à cœur.
Ce déplacement annuel à New York, pour récurent et routinier qu’il puisse paraître, s’avère toujours riche en enseignements et nécessaire à l’appréhension, par notre commission, des grandes tendances à l’œuvre au sein de l’ONU, qui est mobilisée dans un très grand nombre de dossiers de crise ou de guerre à l’échelle mondiale.
Mme Estelle Youssouffa, rapporteure. J’aimerais avant tout vous remercier, chers collègues, pour les marques d’affection et de soutien que vous avez exprimées à l’égard de Mayotte et qui nous ont beaucoup touchés.
À l’occasion de la 79ème session de l’Assemblée générale des Nations unies, notre délégation a conduit, entre le 19 et le 21 novembre 2024, une vingtaine d’auditions de personnalités provenant de tous horizons. Nous nous sommes bien entendu entretenus avec les membres de la mission française à l’ONU, que je remercie ici pour leur soutien, mais aussi avec les représentants permanents du Brésil, de la Chine, de l’Inde, de l’Iran, du Liban, de la Russie, du Soudan, de l’Ukraine, de la délégation palestinienne ainsi qu’avec deux secrétaires généraux adjoints de l’ONU et des responsables du Comité international de la Croix-Rouge et de Human Rights Watch.
Cette année, l’Assemblée générale de l’ONU a été marquée par la conclusion d’un Pacte pour l’avenir adopté par consensus par l’ensemble des États membres. Ce pacte témoigne d’une ambition salutaire et légitime de réformer la gouvernance mondiale au nom d’un objectif de paix, de prospérité et de développement. Cependant, sa portée non-contraignante risque de le résumer à de nouveaux vœux pieux et de révéler l’impuissance du système onusien à atteindre les objectifs qu’il s’est lui-même fixés.
La diversité de nos interlocuteurs a permis à notre délégation d’aborder l’ensemble des enjeux auxquels l’ONU est aujourd’hui confrontée en tant qu’actrice et malheureusement trop souvent spectatrice des multiples crises qui bouleversent les relations internationales. Je laisserai mes trois co-rapporteurs développer plus spécifiquement les thèmes détaillés dans le rapport qui vous a été transmis avant-hier. Ce rapport rend compte de l’ensemble de ces questions en s’appuyant sur les échanges riches, parfois rugueux, que nous avons pu avoir au cours de nos auditions, principalement avec les ambassadeurs de plusieurs États, dont la Russie, la Chine et l’Iran. Nous avions également, et je veux le souligner, sollicité un entretien avec le représentant d’Israël, mais la rencontre n’a pas pu avoir lieu.
Au cours de ces échanges, nous avons fait valoir l’intérêt de notre statut de parlementaire. Nous ne représentions pas le gouvernement français et disposions par conséquent d’une liberté de ton absolue pour aborder sans tabou ni naïveté un certain nombre de sujets délicats. L’exercice n’est pas toujours agréable ni confortable, mais il a le mérite de la franchise et de la clarté, quitte à s’éloigner des postures diplomatiques habituelles.
Pour ma part, j’ai souhaité insister sur un point qui m’est cher : les tentatives d’intimidation, de menaces et d’ingérence étrangères dont la France est l’objet ces dernières années, principalement en outre-mer. Il s’agit d’attaques délibérées contre nos intérêts pour influer sur nos choix diplomatiques, s’agissant par exemple du soutien que nous apportons à l’Ukraine et à l’Arménie. En décembre, le rapport du service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum) a exposé les campagnes numériques de manipulation de l’information mises en œuvre par le Baku Initiative Group (BIG), qui relaie la stratégie de l’Azerbaïdjan visant à déstabiliser la Polynésie française, la Nouvelle‑Calédonie ou Mayotte.
Concernant Mayotte, il était important pour moi de dialoguer avec nos diplomates, mais aussi avec les représentants des pays qui remettent en cause le choix des Mahorais de rester au sein de la République française et alimentent un discours anti-français particulièrement écouté au sein des instances onusiennes. Vous le savez, les Comores revendiquent Mayotte et ont obtenu vingt résolutions de l’Assemblée générale des Nations unies condamnant la France et remettant en cause nos frontières. Bien que ces résolutions n’aient aucune portée contraignante ni légale au regard de notre Constitution, ces condamnations ont eu un impact visiblement traumatique sur notre diplomatie, qui estime que la question mahoraise ne doit pas être portée à discussion à New York, au risque de révéler notre vulnérabilité diplomatique et nous obliger à utiliser notre veto. En d’autres termes, défendre une Mayotte française, défendre notre intégrité territoriale et remettre les Comores à leur place ne fait pas partie des priorités de la délégation permanente de la France à l’ONU.
Cette ligne est assumée par le Quai d’Orsay, qui s’obstine à défendre une coopération avec les Comores, alors que ce pays déstabilise notre département en instrumentalisant les flux migratoires. Lors de chaque Assemblée générale des Nations unies, les Comores clament en tribune leurs revendications territoriales sur notre île sans provoquer la moindre réaction ni condamnation de Paris. La posture française de statu quo sur Mayotte contraste fortement avec son volontarisme et ses grands discours. Entendre nos diplomates se gargariser des efforts de notre pays pour produire de l’eau potable en Afrique devant la représentante d’un département français qui en manque cruellement, souligne les incohérences de notre politique étrangère.
Les Comores ont obtenu de la Chine et de la Russie un soutien à leurs revendications relatives à Mayotte. J’ai directement évoqué ce sujet avec les ambassadeurs de ces deux pays à l’ONU. Le représentant chinois a feint d’ignorer ces problématiques, tout en laissant entendre qu’il les connaissait parfaitement. Quant à l’ambassadeur russe, s’il a lui aussi réfuté toute implication de son gouvernement, il a également pris soin de rappeler les débats organisés à l’ONU sur le statut de Mayotte et a dressé un parallèle avec le Donbass en Ukraine. Autrement dit, il légitimait implicitement les manœuvres hostiles de Moscou.
Ma conviction est simple : la France doit assumer la protection de ses intérêts fondamentaux dans les enceintes onusiennes, quel qu’en soit le prix. Notre politique étrangère doit défendre l’unité et l’indivisibilité de la République que nos adversaires attaquent par tous les moyens. Je regrette cette forme de gêne, voire de faiblesse, qui consiste à esquiver ces enjeux sur la scène internationale, comme si nous étions mal à l’aise face aux accusations outrancières dont la France fait l’objet, comme si nous devions baisser les yeux face aux Comores, à la Russie ou à l’Azerbaïdjan, au regard de l’audience des thèses prétendument décoloniales que ces États développent pour nous nuire. J’appelle donc à une prise de conscience majeure sur la guerre d’influence qui nous est menée, que ce soit à l’ONU ou ailleurs. C’est à cette condition que nous pourrons garantir et protéger notre souveraineté.
Mme Amélia Lakrafi, rapporteure. Les entretiens que nous avons menés à New York ont révélé une situation qui peut sembler assez paradoxale. Tout en constatant la crise réelle du multilatéralisme, nos interlocuteurs réaffirment leur attachement sincère au cadre multilatéral et au respect de la Charte des Nations unies.
Certes, les États parviennent encore à s’accorder sur des sujets importants, comme en témoigne la signature récente des traités sur la haute-mer et la biodiversité marine, ainsi que celui sur la lutte contre la cybercriminalité. Mais les antagonismes croissant sur les crises majeures – je pense bien entendu à la guerre en Ukraine ou au conflit israélo-palestinien – paralysent les organes onusiens, au premier rang desquels figure le Conseil de sécurité des Nations unies. Ces blocages se sont accentués depuis le début des années 2010 et l’intervention militaire en Libye, pourtant effectuée sur la base d’un mandat de l’ONU. Sur la dernière décennie, 49 veto ont été déposés sur des projets de résolution qui concernaient principalement la situation au Moyen-Orient. C’est quatre fois plus qu’entre 1994 et 2003, et trois fois plus qu’entre 2004 et 2013.
Cette inflation des veto traduit des clivages progressivement devenus structurels. Ils s’étendent désormais à des enjeux qui parvenaient encore jusqu’à ces dernières années à rassembler les cinq membres permanents du Conseil de sécurité. En effet, les projets de résolutions relatifs au conflit au Soudan, aux sanctions visant la junte militaire du Mali ou à la condamnation de la prolifération d’armes nucléaires en Corée du Nord, ont tous été entravés par des veto russes. De leur côté, les États-Unis se sont opposés à de nombreuses résolutions, s’agissant par exemple de l’admission de la Palestine comme État membre de l’ONU.
Ces lignes de fracture représentent un double danger. D’une part, elles alimentent les déceptions et les frustrations à l’égard du rôle et de l’utilité très concrète de l’ONU dans la résolution des crises sécuritaires. Ce sentiment d’impuissance provoque légitimement l’exaspération des États, mais surtout le désarroi des peuples. D’autre part, cette situation nourrit une grille de lecture opposant le Nord à un prétendu « Sud global », dont la Chine et la Russie revendiquent le leadership en accusant les États occidentaux de tous les maux, notamment celui de tenir un double discours sur le conflit en Ukraine ou sur le Proche-Orient.
La voix de la France à l’ONU doit s’attacher à déconstruire ces récits et à sortir d’une logique d’affrontement entre blocs. Nos échanges avec les ambassadeurs indien et brésilien ont montré à quel point la France était encore perçue comme une puissance d’équilibre sur la scène internationale, héritière de la politique étrangère du général de Gaulle en ce qu’elle refuse tout alignement sur un camp ou sur un autre.
Notre rapport de mission relativise d’ailleurs la cohésion de ces deux blocs au regard de multiples disparités en leur sein, qu’elles soient économiques, idéologiques ou sociétales. On pourrait d’ailleurs retourner l’accusation de double discours envers certains pays du Sud global qui ont la condamnation à géométrie variable lorsqu’il s’agit par exemple d’actions de la Russie ou de la Chine. L’action de nos diplomates à l’ONU, que je tiens à saluer ici pour leur professionnalisme et leur dévouement sans faille, montre que la France ne tient pas un double discours. Nous assumons nos positions sur tous les théâtres de conflit.
Nous avons par ailleurs de nombreux atouts à faire valoir aux Nations unies, en particulier grâce à la francophonie, qui représente un important levier d’influence. Je rappelle que le français est l’une des six langues officielles des Nations unies et l’une des deux langues de travail même si, dans les faits, la domination de l’anglais est écrasante. L’Organisation internationale de la francophonie (OIF), bénéficie par ailleurs d’un statut d’observateur aux Nations unies et l’Assemblée parlementaire de la francophonie (APF) a entrepris des démarches pour obtenir le même statut. Les ambassadeurs des missions permanentes des pays francophones à l’ONU se réunissent régulièrement au sein du groupe des ambassadeurs francophones en vue de promouvoir le multilinguisme aux Nations unies et de contribuer à une concertation qui enrichit les contenus des grands débats internationaux.
L’usage du français doit être ainsi réaffirmé en dépit des restrictions budgétaires qui fragilisent le recours à l’interprétariat au sein des organes onusiens. Ces éléments peuvent sembler anecdotiques au regard de la multiplication des crises sécuritaires, mais je crois qu’ils doivent être pleinement pris en compte afin de permettre à notre pays de préserver sa capacité d’action sur la scène internationale.
M. Kévin Pfeffer, rapporteur. J’aborderai d’une part les perspectives de réforme du Conseil de sécurité, un sujet que nous avons abordé avec tous les ambassadeurs que nous avons rencontrés, et d’autre part les enjeux liés au financement des Nations unies.
Nous avons pu constater que la réforme du Conseil de sécurité cristallise toujours les débats à l’ONU. Chaque pays ou presque avance une proposition différente pour réformer cette représentation qui est restée le reflet du monde à la sortie de la Seconde guerre mondiale, tant en termes d’influence que de démographie.
Après trente années de débats, on peut raisonnablement qualifier de serpent de mer ce sujet qui pourtant nourrit des attentes très fortes, car il révèle un double dysfonctionnement : la paralysie actuelle du Conseil de sécurité et l’injustice de sa composition, en particulier à l’égard du droit de veto réservé aux cinq membres permanents. Pour la première fois, il est vrai, le Pacte pour l’avenir adopté en septembre invoque la nécessité d’une réforme et le besoin d’améliorer la représentativité des continents africain, sud-américain et asiatique. Toutefois, nous sommes très loin d’une position partagée et encore davantage d’une mise en œuvre.
La France soutient activement la proposition du G4, qui vise à intégrer parmi les membres permanents le Brésil, l’Allemagne, le Japon, l’Inde et deux États africains. Bien évidemment, cette initiative est très largement contestée et nous avons pu mesurer l’étendue des doutes exprimés par nos interlocuteurs sur la faisabilité de cette réforme. Tous les pays non-européens estiment que l’Europe est déjà surreprésentée, la Chine ne veut pas du Japon ni de l’Inde, les États africains ne s’entendent pas sur une position commune et les querelles régionales sont très nombreuses. Quant à la Russie et la Chine, elles s’abritent habilement derrière les rivalités entre les pays émergents, notamment sur le continent africain. Toute cette concurrence favorise finalement le statu quo. En outre, cette révision de la Charte est susceptible d’être bloquée par l’usage du veto et nul doute qu’un accord entre les cinq membres permanents représente déjà une marche quasiment insurmontable. De nombreux pays appellent d’ailleurs à un encadrement, une extension, voire une suppression du droit de veto.
La France doit ainsi naviguer avec habileté entre l’ambition légitime d’une réforme du Conseil de sécurité et la conservation de l’un des derniers attributs de sa puissance sur la scène internationale, à savoir son statut de membre permanent et son droit de veto, quand bien même celui-ci n’a plus été utilisé à titre individuel depuis 1976 sur la question des Comores, qui, Mme Youssouffa l’a rappelé, est toujours d’actualité. Nous devons d’ailleurs nous réjouir pour notre souveraineté que la question, un temps à la mode, du partage de notre siège avec l’Allemagne ou, pire encore, de son transfert au profit de l’Union européenne, soit aujourd’hui éloignée des débats, tant les divergences entre les États européens sont importantes.
Concernant les enjeux liés au financement, l’ONU connaît une crise désormais structurelle. Celui qui paie décide et cela, beaucoup de grands pays, États-Unis en tête, l’ont bien compris. Les questions budgétaires s’immiscent dans toutes les discussions. Les délais de versement des contributions obligatoires et des contributions volontaires des États représentent de plus en plus un moyen de pression, un moyen d’orienter les choix de l’institution et d’y imposer ses thèmes.
En 2024, les retards de paiement concernant les budgets réguliers se sont élevés à près de 1,2 milliard de dollars, soit presque un tiers du montant total du budget. Ces retards s’accumulent année après année et sont principalement imputables aux États-Unis et à la Chine, les deux principaux contributeurs qui, et à eux seuls, représentent maintenant la moitié du budget de l’ONU. L’augmentation spectaculaire des contributions de la Chine, du fait de sa démographie, laisse entrevoir un changement total de visage de l’institution. La France, quant à elle, remplit pleinement ses obligations financières à l’égard de l’ONU, se plaçant au sixième rang des contributeurs. Il nous appartient de nous montrer particulièrement vigilants afin que les manquements et la mauvaise volonté affichée par certaines grandes puissances ne se répercutent pas sur les pays, dont nous faisons partie, qui respectent leurs engagements à la lettre.
J’aimerais pour conclure partager avec vous une phrase qui, au cours de ce voyage très dense et très riche en enseignements, m’a peut-être marqué plus que toute autre. Je l’ai entendue de la bouche du secrétaire général adjoint de l’ONU, Guy Ryder. Je lui avais demandé ce que nous devions répondre à nos concitoyens doutant que l’action de l’ONU et parfois son incapacité à apporter des solutions concrètes aux conflits comme en Ukraine, au Proche-Orient ou au Soudan, vaillent les sommes importantes versées par la France. Sa réponse fut la suivante : « ce que l’on ne voit pas, c’est la guerre qui n’a pas eu lieu, le conflit qui a pu être évité grâce à cet espace de dialogue qu’est l’ONU. Si nous perdons cet espace, ce sera mauvais pour tout le monde ». Il est vrai que cet espace de dialogue est tout à fait unique, le seul où le monde entier se côtoie pour des échanges formels et informels dans cet immense labyrinthe qu’est le bâtiment de l’ONU à New York. L’ONU ne répond pas toujours à nos attentes, ni à celles de ses 192 autres États membres, mais elle a le mérite d’exister et la voix de la France y reste importante.
M. Nicolas Forissier, rapporteur. J’ai été, moi aussi, très sensible à cette phrase prononcée par M. Ryder. Je crois que l’on mésestime souvent le rôle de forum absolument unique que représentent les Nations unies et leurs différents prolongements. Il est tout aussi important de souligner le rôle que peut et que doit y jouer la France, qui porte des valeurs de multilatéralisme et d’indépendance, de même qu’elle exprime, autant qu’elle le peut, son attachement aux droits de l’homme.
Je voudrais conclure cette présentation collective en évoquant trois points : l’influence croissante de la Chine, la nécessaire consolidation des opérations de maintien de la paix et le souci impérieux de préserver le droit humanitaire sur les zones de conflit, qui est remis en cause dans la pratique.
Premièrement, la conflictualisation des rapports de force entre le Nord et le Sud évoquée par Mme Lakrafi correspond à la réalité incontournable d’une rivalité structurelle entre la Chine et les États-Unis. Apparue durant le mandat de Barack Obama avec la notion de pivot asiatique de la diplomatie américaine, cette concurrence entre les deux premières puissances mondiales s’est accélérée avec l’arrivée au pouvoir de Donald Trump.
Face aux critiques de l’hégémonie américaine, la Chine jour avec habileté une partition consistant à revendiquer, notamment dans les instances onusiennes, le leadership du Groupe des 77 (G77), qui réunit aujourd’hui 134 États. Cette incarnation du Sud global constitue pour la Chine un levier lui permettant d’imposer ses vues sur la scène internationale. La Chine se sert très efficacement des Nations unies en proposant une alternative attractive au modèle occidental. Bien entendu, il convient de nuancer l’idée d’un retour à un monde bipolaire, tant les blocs du Nord et du Sud paraissent hétérogènes. Mais il s’agit d’une grille de lecture efficace qui tend à instaurer un nouveau clivage géopolitique dans lequel la Chine défend avec ardeur ses intérêts politiques et commerciaux.
La discussion que nous avons eue avec le représentant à l’ONU de la République populaire de Chine a été très révélatrice de la détermination de son pays à promouvoir un libre-échange mondial sans aucune barrière, les mesures protectionnistes des États occidentaux étant perçus comme un moyen déloyal de combattre l’industrie exportatrice chinoise. Cet agenda économique s’est progressivement intégré aux objectifs de développement durable fixés par l’ONU, à l’image du protocole d’accord conclu par vingt-cinq agences onusiennes en 2017 avec la Chine afin de développer les infrastructures de transport ferroviaire et maritime des nouvelles routes de la soie.
L’influence chinoise repose évidemment et avant tout sur son influence économique. Mais il s’agit également d’une stratégie d’influence aux Nations unies, renforcée à la faveur du désengagement des enceintes multilatérales opéré par les États-Unis lors du premier mandat de Donald Trump. Une certaine incertitude règne aujourd’hui, mais il est certain que l’espace laissé vacant par les États-Unis suscite des convoitises, notamment à l’égard du choix des dirigeants des agences et des institutions onusiennes.
Je voudrais insister, à la suite des propos de M. Pfeffer, sur le poids financier de la Chine, qui est maintenant le deuxième contributeur obligatoire au budget des Nations unies et le deuxième contributeur aux opérations de maintien de la paix. Cette part ne fera que se renforcer puisque les contributions financières sont calculées à l’aune de la puissance économique de chaque pays. Gardons bien cela à l’esprit.
Deuxièmement, les entretiens que nous avons menés ont souligné l’impératif besoin de consolidation des opérations de maintien de la paix décidées par le Conseil de sécurité des Nations unies. Leur budget global, qui s’élève à 5,6 milliards de dollars, est relativement faible. Comme nous l’a fait remarquer l’un de nos interlocuteurs, il est inférieur à celui de la police new-yorkaise.
Cette faiblesse budgétaire se conjugue à des défauts régulièrement dénoncés, qu’il s’agisse de l’imprécision des mandats sur la base desquels agissent les missions d’opération de maintien de la paix ou de la formation insuffisante des contingents nationaux constituant les casques bleus. Comme l’avaient déjà souligné nos collègues Laurence Vichnievsky et Jean-Paul Lecoq dans leur rapport d’information présenté l’année dernière, il conviendrait de mettre en place un pilotage centralisé des opérations de maintien de la paix depuis le siège de l’ONU à New York, ainsi qu’un commandement militaire véritablement intégré afin d’en préserver la cohérence stratégique et l’efficacité opérationnelle.
Troisièmement, notre délégation a été très sensibilisée par les ONG, en particulier par Human Rights Watch et le Comité international de la Croix-Rouge, aux menaces qui pèsent sur le respect du droit humanitaire dans les zones de conflit. On constate en effet une tendance croissante des belligérants à appréhender le droit humanitaire non plus comme un droit inconditionnel protégé par les conventions internationales, mais comme une monnaie d’échange. À cette difficulté s’ajoute la multiplicité des groupes armés qui ne permet pas d’assurer systématiquement le respect des garanties de sécurité offertes au personnel humanitaire, notamment dans les zones très étendues, peut-être un peu moins dans les zones urbaines.
J’aimerais néanmoins terminer mon propos par une note d’espoir. La France s’est récemment associée à une initiative visant à organiser l’année prochaine une réunion internationale de haut niveau dans le but de préserver l’effectivité du droit humanitaire dans les zones de guerre. Notre pays joue un rôle de leader dans cette démarche importante, et y trouvera peut-être l’occasion d’exprimer sa fidélité à la mission que l’ancien secrétaire général de l’ONU, Dag Hammarskjöld, avait assignée aux Nations unies : « L’ONU n’a pas été inventée pour emmener l’humanité au paradis, mais pour lui éviter l’enfer ».
M. le président Bruno Fuchs. J’ignore si cette citation nous incline vers l’optimisme, mais votre rapport très intéressant intervient à un moment où l’ordre mondial multilatéral dans lequel nous nous sommes longtemps projetés est mis à mal par des penchants nationalistes voire impérialistes. De nombreux conflits en témoignent, et il n’est pas anodin que la première décision de Donald Trump pour son retour à la Maison-Blanche a consisté à supprimer la contribution américaine à l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Je donne à présent la parole aux députés qui souhaitent intervenir.
M. Jérôme Buisson (RN). Votre rapport, de grande qualité, met l’accent sur la stratégie d’influence de la Chine dans les organisations onusiennes. Cette stratégie se déploie notamment sur le plan financier puisque votre rapport indique que les quotes-parts de la Chine correspondant au financement du budget régulier de l’ONU et des opérations de maintien de la paix, devraient nettement augmenter au cours de la période 2025-2027 par rapport au triennat 2022-2024, passant respectivement de 15,3 % à 20 % et de 18,7 % à 23,8 %.
S’il est tout à fait normal que le développement économique de la Chine engendre une hausse de ses quotes-parts, il nous faut interroger les conséquences d’une contribution chinoise accrue, notamment sur l’attribution des postes à responsabilité. Quels sont selon vous les principaux résultats de la politique d’influence chinoise au sein des institutions onusiennes ?
Mme Estelle Youssouffa, rapporteure. Il est certain que la sinisation de l’ONU n’en est qu’à ses débuts, et prendra rapidement de l’ampleur. Bien entendu, les Chinois visent des postes importants, mais aussi les postes ordinaires de l’administration onusienne, dans lesquels ils sont sous-représentés. Par ailleurs, l’influence chinoise grandissante implique une redéfinition de l’agenda de l’ONU par le prisme de la Chine, de sa vision et de ses principes.
Nos interlocuteurs à New York nous ont décrit très précisément cette sinisation en cours, dont l’impact sur l’ONU sera très important, sur l’aspect commercial, certes, mais aussi sur les questions relatives aux droits de l’homme et à la vision des minorités. Il importe de bien comprendre que la Chine, jusqu’à présent, n’a pas exercé l’ensemble des pouvoirs que sa contribution financière majeure lui octroie et qu’à cet égard elle amorce un virage très significatif, mais à bas bruit.
Ainsi, des diplomates nous ont expliqué que non seulement la rédaction des rapports allait porter la marque de cette sinisation, mais aussi le choix des sujets à discuter et le financement de certaines opérations et de certains programmes. Je crois que nous sommes à l’aube d’un changement majeur dont on peine encore à prendre la mesure. Le représentant chinois que nous avons rencontré a été sans ambiguïté sur ce point : la Chine ne s’interdit rien. Et il paraît tout à fait normal que, compte tenu de sa contribution financière, elle entende exercer ses droits, au même titre que les autres pays.
M. Nicolas Forissier, rapporteur. La Chine, par son poids économique, son rôle de leader du « Sud global » – et je place cette expression entre guillemets parce qu’il convient de s’en méfier –, mais aussi sa part dans le financement des Nations unies, cherche à obtenir davantage de postes dans des organisations visibles comme celle pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) par exemple, dont le nouveau directeur est chinois, mais aussi dans l’administration générale des différents organismes de l’ONU. À titre personnel, cela me semble légitime.
Il est à noter que, ce faisant, la Chine commence à se comporter comme les États-Unis. J’en veux pour preuve que, comme le font les Américains depuis des années, elle est désormais régulièrement en retard dans le paiement de sa contribution, ce qui fragilise la gestion courante des Nations unies, au point que l’on en vient à fermer des services et des locaux durant certaines périodes pour faire des économies. À leur tour, et à la suite des Américains, les Chinois instrumentalisent les Nations unies selon leurs propres intérêts, ce qui sur le plan symbolique représente un signal fort.
M. Alain David (SOC). Lors de la 74e Assemblée générale des Nations unies, la délégation dont j’étais membre avait été reçue par le secrétaire général, António Guterres, qui avait souligné le rôle de la France dans un contexte de paralysie du Conseil de sécurité et de recul du multilatéralisme. Le contexte actuel est comparable, et pourtant nous constatons une baisse inquiétante du recours de la France à ce levier stratégique qui a longtemps été l’un des fils conducteurs de notre politique étrangère, avec notre engagement en faveur du multilatéralisme.
Notre diplomatie d’influence, qu’elle soit culturelle, linguistique, académique, audiovisuelle, économique, universitaire ou scientifique, recule sur la scène internationale, et les récentes orientations en matière de politique étrangère n’ont fait qu’accentuer ce déclin. Là où la France a su, par le passé, faire du soft power un atout majeur de sa politique étrangère, elle semble aujourd’hui marquer le pas. À l’heure où les tensions Nord-Sud se durcissent, nous ne pouvons pourtant pas nous permettre de négliger cet outil essentiel. Un rapport sera prochainement présenté sur la diplomatie parlementaire par notre collègue Pierre Pribetich. Je ne doute pas qu’il confirmera l’utilité de cette diplomatie et du soft power.
Comment la France peut-elle redynamiser ses outils diplomatiques en matière de soft power et en faire à nouveau un levier stratégique ?
Mme Amélia Lakrafi, rapporteure. Le constat que vous dressez relève d’un avis personnel. Il est toutefois vrai que nous avons constaté un manque de position commune de l’Union européenne et, à cet égard, la France peut jouer un rôle de leader pour organiser les idées et les propositions européennes au sein des Nations unies.
Mme Estelle Youssouffa, rapporteure. Nous avons été frappés par un paradoxe : nos diplomates déploient un effort ambitieux en matière de multilatéralisme et, en même temps, la France souffre d’une fragilité au niveau national. Elle ne se conçoit plus seule, défend un discours d’exception et pourtant demeure très vulnérable et timorée sur l’exercice de son droit de veto et la défense de ses intérêts propres. Notre pays est tiraillé au niveau national, politique, ce qui fragilise sa position au sein d’une Union européenne elle-même divisée, et génère une ambiguïté permanente dans son positionnement à l’ONU. En d’autres termes, notre diplomatie se trouve à un moment charnière.
M. Nicolas Forissier, rapporteur. Je souscris à cette analyse et j’ajoute que les Nations unies sont un lieu d’influence majeur pour une France qui a perdu beaucoup de sa puissance économique d’antan. Nous avons tout intérêt à nous y montrer extrêmement actifs.
Il me semble en effet déterminant que les parlementaires, sans se substituer aux diplomates, apportent un regard différent sur l’action de la France au sein des instances internationales. Nous sommes nombreux à défendre cette diplomatie parlementaire, parfois mal comprise et suspectée de correspondre à une forme d’ingérence dans le travail diplomatique. En réalité, en tant que représentants du peuple, nous avons un rôle de contrôle mais aussi de soutien à l’action généralement excellente de nos diplomates. À ce titre, nous attendons avec intérêt le rapport de Pierre Pribetich sur la doctrine française en matière de diplomatie parlementaire.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR). Je remercie mesdames et messieurs les rapporteurs, mais j’aimerais indiquer à Mme Lakrafi qu’elle n’est pas obligée de me regarder chaque fois qu’elle prononce les mots « Russie » ou « Chine ». Je ne suis l’ambassadeur d’aucun de ces deux pays.
Il apparaît que Mme Youssouffa a profité de ce voyage à New York pour défendre ses thèses, et cela est tout à son honneur. Mais la situation des Comores et de Mayotte, à l’image d’autres espaces géographiques, est toujours questionnée au sein Comité spécial de la décolonisation de l’ONU. Ce comité aborde différents sujets, dont un qui, vous le savez, me tient particulièrement à cœur : le Sahara occidental, pour lequel a été dépêchée la Mission des Nations unies pour l’organisation d'un référendum au Sahara occidental (Minurso).
Peu avant votre déplacement à l’ONU, le Président de la République, par ses déclarations relatives à la marocanité du Sahara occidental, a créé un véritable séisme dans la diplomatie française. J’aimerais savoir si les vagues du tsunami sont parvenues jusqu’à New York et de quelle manière la diplomatie française à l’ONU a pris acte de cet événement. A-t-il seulement été évoqué ? Avez-vous, vous-même, abordé ce sujet de décolonisation avec vos interlocuteurs ?
J’aimerais savoir également si vos échanges ont porté sur le désarmement nucléaire. Le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP), comme d’autres instruments onusiens, est actuellement en panne. Et, à l’heure où certains font référence à l’arme nucléaire – à l’image de Poutine –, il importe de s’en préoccuper.
Enfin, ce que vous appelez avec précaution le Sud global est une expression issue des BRICS et d’un nouvel ordre qui s’installe. Cet ordre oppose, pour le dire ainsi, l’Occident et le non-Occident. Entre les deux, l’Afrique n’est guère évoquée alors qu’elle connaît des évolutions. L’Inde n’est pas la seule à revendiquer davantage d’espace à l’ONU qui, rappelons-le, est l’expression d’un ordre mondial structuré par les vainqueurs de la Seconde guerre mondiale. Les victorieux de l’époque disposaient d’un empire colonial qui n’existe plus, et les pays de ces empires revendiquent, à mon sens légitimement, le droit d’exister sur la scène internationale.
Mme Amélia Lakrafi, rapporteure. Je précise, pour ménager la susceptibilité de mon collègue, que je regarde à droite et à gauche lorsque je m’exprime, afin de n’oublier personne, et sans viser qui que ce soit.
Pour répondre à votre question, nous n’avons pas abordé lors de notre voyage à l’ONU le sujet de la reconnaissance française du Sahara marocain…
M. Jean-Paul Lecoq (GDR). Du Sahara occidental !
Mme Amélia Lakrafi, rapporteure. Je respecte votre opinion sur ce point, mais je ne peux que répéter que nous n’avons pas abordé ce sujet.
En revanche, nous avons évoqué avec nos interlocuteurs la question africaine et avons fait valoir que la France soutient la proposition consistant à octroyer deux sièges permanents pour des États africains au Conseil de sécurité, contrairement aux États-Unis et à d’autres pays membres.
Mme Estelle Youssouffa, rapporteure. Je vous confirme, monsieur Lecoq que personne ne nous a parlé des provinces du sud du Maroc ni, contrairement à vous, remis en question la marocanité du Sahara. La position exprimée par le Président de la République est celle de la France désormais.
Concernant les pays africains, j’ajouterais qu’ils expriment le souhait d’obtenir des postes plus importants et plus influents.
Monsieur Lecoq, poser une question et partir lorsqu’on vous apporte une réponse est une attitude quelque peu particulière.
Un incident oppose M. Jean-Paul Lecoq et M. Guillaume Bigot.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR). M. Bigot vient de me dire que j’étais « rappelé à Alger ». C’est scandaleux ! Monsieur le président, je vous demande de réagir !
M. le président Bruno Fuchs. Il s’agit d’un incident entre deux membres de la commission, et à ce titre, il ne concerne pas la commission. Je n’ai pas entendu la remarque de M. Bigot et ne peux donc pas réagir.
M. Lecoq quitte la séance.
Protestations dans la salle.
Mme Dieynaba Diop (SOC). Il est inacceptable qu’un député puisse dire à un autre qu’il est « rappelé » par une puissance étrangère. M. Bigot est coutumier de ce genre d’apostrophe.
Mme Estelle Youssouffa, rapporteure. M. Lecoq est lui aussi coutumier des éclats.
M. le président Bruno Fuchs. Il s’agit d’une interaction entre deux parlementaires, et non d’un sujet qui concerne la commission dans son expression publique.
M. Guillaume Bigot (RN). Monsieur le président, mon intervention n’était pas publique ni destinée à nourrir un débat en commission. Il s’agissait d’un mot d’esprit entre collègues. M. Lecoq a commencé par dire qu’il se sentait visé lorsque Mme Lakrafi évoquait certains pays. Ensuite, il s’apprêtait à quitter la séance lorsque certains propos sur le Maroc ont été tenus. J’ai trouvé cette attitude quelque peu curieuse. Par son départ, M. Lecoq exprime son refus du débat et son soutien à la position d’un gouvernement étranger. Il en a le droit, et cela ne lui retire rien à sa qualité de parlementaire français.
J’en reviens à notre débat. Nous nous souvenons tous de l’intervention de Dominique de Villepin à la tribune des Nations unies, à une époque où la France exerçait effectivement son autorité de membre permanent du Conseil de sécurité et parlait d’une voix audible. Il existe deux logiques à l’ONU, une logique d’agora où tous les États peuvent s’exprimer, et une logique de directoire avec la responsabilité qui pèse sur les épaules des membres permanents du Conseil de sécurité.
Je comprends mal ce que l’admission de l’Allemagne parmi les membres permanents du Conseil de sécurité apporterait à la France, qui pourtant s’y montre favorable. Cette position française, qui consiste à défendre un État étranger, certes membre de l’Union européenne, mais qui tient parfois des positions contraires aux nôtres, voire hostiles, est une atteinte profonde à notre souveraineté. Avez-vous interrogé les représentants de la France aux Nations unies sur ce sujet ?
Par ailleurs, Mme Youssouffa a fait remarquer avec raison que la France n’utilise pas son droit de veto à propos de Mayotte et semble craindre d’exercer ce droit. Je dirais même que la diplomatie française, qui a la prétention de défendre les points de vue français sur quasiment tous les dossiers, se liquéfie totalement au moment de défendre ses propres intérêts. Les représentants de la France à l’ONU vous ont-ils éclairé sur ce point ?
M. Kévin Pfeffer, rapporteur. La France demeure une voix qui compte à l’ONU, une voix écoutée, attendue. Certains ambassadeurs ont même regretté notre manque d’implication sur certains dossiers. Je dirais même que la voix de la France est plus attendue que ce qu’elle pèse réellement, en dépit du travail admirable effectué par nos représentants. Le métier de diplomate est un véritable métier, et à cet égard la suppression du corps diplomatique est regrettable.
Mme Amélia Lakrafi, rapporteure. La France s’implique sur la plupart des dossiers, elle effectue un travail en profondeur, mais à bas bruit. Elle n’a pas pour tradition de pratiquer une diplomatie du mégaphone et s’efforce toujours d’éviter d’humilier certains pays ou certains groupes de pays. Or sa voix est très attendue. Les ambassadeurs que nous avons rencontrés, très attentifs aux positions de la France et aux raisons pour lesquelles elles les prennent, l’ont confirmé. Aussi je pense qu’il convient de rompre avec cette culture de la discrétion, ne serait-ce qu’au regard des versements financiers non obligatoires qu’effectue la France.
M. Nicolas Forissier, rapporteur. Ce débat rejoint celui sur l’implication de la France dans les instances de l’Union européenne. Nous souhaitons faire valoir que la France a tout intérêt à s’impliquer, à développer son soft power et son influence, à affirmer ses valeurs. Elle en a même le devoir.
Aux Nations unies, cette influence ne s’exerce pas seulement dans les débats sur les résolutions à l’Assemblée générale ou par une présence dans un certain nombre d’organismes onusiens. Elle passe aussi par la diplomatie plus discrète de nos représentants, que les autorités politiques doivent saluer et renforcer.
Mme Estelle Youssouffa, rapporteure. J’ai retenu de nos échanges avec les diplomates français que l’exercice du droit de veto est analogue à la dissuasion nucléaire, au sens où il s’agit d’une arme de dissuasion qui n’est jamais utilisée. Mais pourquoi détenir un pouvoir que l’on ne veut pas exercer ? Sur ce point, la réponse de nos diplomates laissait transparaître une crainte et une vulnérabilité, puisqu’elle consisterait à dire : si nous brandissions l’arme du veto, nous ne serions pas suivis, nous serions isolés. C’est la raison pour laquelle je disais précédemment que la question du veto renvoie à la vulnérabilité de la France et au changement des rapports de force au sein de l’ONU.
Par ailleurs, le refus d’user du droit de veto traduit une absence de lisibilité de la politique française. Sur le conflit au Proche-Orient, par exemple, des membres de la délégation palestinienne nous ont dit avec force qu’ils ne saisissaient pas la position de la France, alors qu’ils sont très attentifs aux débats qui agitent l’Hexagone. De l’autre côté, l’absence d’une ligne claire, les tergiversations, placent les diplomates français dans une situation de grand inconfort, ce dont nous avons été témoins.
J’aimerais pour finir revenir sur la question de la francophonie. J’ai été très touchée d’entendre de nombreux diplomates nous parler dans un français parfait, à l’image de l’ambassadeur du Brésil, de celui du Liban et d’un représentant palestinien. Historiquement, le français est la langue de la diplomatie. On évoque souvent la voix singulière de la France, mais cette voix, c’est d’abord une langue qui est entendue et attendue. Par rapport à cette attente, je ne suis pas certaine que nous soyons à la hauteur.
M. Michel Guiniot (RN). Mesdames et messieurs les rapporteurs, votre rapport comporte peu de motifs de réjouissances, entre la désagrégation de l’ordre international que vous évoquez et le déclin du Conseil de sécurité du fait des nombreuses divisions qui l’agitent.
Vous écrivez que la France fait l’objet de campagnes de dénigrement au sein des instances onusiennes de la part des ambassadeurs russe, iranien et chinois, ces derniers allant même jusqu’à évoquer la vassalisation de la France au profit des États-Unis. Vous ajoutez que la perte d’influence française est accrue par le recul de la pratique de la langue française. Aussi, il convient de s’interroger sur le rôle et l’importance réels de la France au sein de l’ONU.
Selon les termes de votre rapport, l’ONU n’est plus un lieu où les rumeurs et ragots sont étouffés par le respect dû aux États, mais la caisse de résonance d’un discours antifrançais sur la base d’une grille de lecture décoloniale. Depuis 1976, la France fait l’objet d’une cabale comorienne au sujet de sa souveraineté sur le territoire mahorais, actuellement meurtri par une catastrophe et auquel nous portons naturellement secours, contrairement à ses voisins. La résolution 34 a-t-elle été évoquée lors de vos échanges à New York ?
Par ailleurs, j’ai lu avec satisfaction dans votre rapport que la France a rejoint les propositions de création de nouveaux sièges permanents au sein du Conseil de sécurité, afin de renforcer la représentation de pays qui importent de plus en plus dans la géopolitique moderne. Il s’agit d’une idée proche de celle émise par notre candidate lors de la campagne présidentielle de 2017, aussi elle n’est pas nouvelle pour nous. Quand la mesure 39 du Pacte pour l’avenir de l’ONU, relative à la réforme du Conseil de sécurité, sera-t-elle formalisée ?
M. Kévin Pfeffer, rapporteur. À ce jour, aucune date d’application de la mesure 39 n’est avancée, faute d’accord sur cette réforme. Personnellement, je suis assez pessimiste quant à la possibilité même d’une telle réforme tant les discours sur ce sujet sont pétris de contradictions et de blocages. De nombreux ambassadeurs estiment qu’une réforme du Conseil de sécurité est impossible à moyen terme tant chacun campe sur ses positions, notamment certains membres permanents du Conseil de sécurité, qui n’entendent pas faire de concessions relatives à leurs prérogatives. Toutefois, nous avons pu mesurer le fort attachement des pays à l’Assemblée générale des Nations unies, véritable agora dans laquelle un pays égale une voix, et qui permet à tous les pays, même les plus petits, de se faire entendre.
M. Aurélien Taché (LFI-NFP). Permettez-moi en premier lieu de revenir sur l’incident qui a opposé tout à l’heure MM. Lecoq et Bigot. Défendre dans notre commission une position sur une question internationale ne signifie pas que l’on dégrade sa fonction de député français. M. Lecoq défend ses positions de manière constante sur un certain nombre de sujets, notamment celui Sahara occidental, où il considère que le droit de ce peuple à l’autodétermination doit être respecté. Il a aussi eu de vifs échanges sur la question de Mayotte et des Comores. M. Lecoq soutient ses vues au nom de la fin de la colonisation et du respect du droit international, et cela ne fait absolument pas de lui un agent étranger, comme l’a sous-entendu M. Bigot. D’ailleurs, monsieur Bigot, on pourrait légitimement s’interroger sur le revirement du Rassemblement national qui, depuis qu’il a obtenu la présidence du groupe d’amitié France-Maroc, défend des positions très proches de Rabat. Je ne vous ferai pas l’affront d’insinuer que vous êtes un agent de l’étranger alors, de grâce, ne faites pas cet affront à notre collègue qui, lui, s’est au moins montré constant dans ses prises de position.
M. Bigot proteste hors micro.
M. Aurélien Taché (LFI-NFP). Si, monsieur Bigot, vous avez plus ou moins traité M. Lecoq d’agent de l’étranger. Traiter vos adversaires politiques d’agents de l’anti-France et d’agents de l’étranger est d’ailleurs une habitude dans votre famille politique, alors n’insistez pas.
J’en viens à notre débat. Mesdames et messieurs les rapporteurs, vous avez rappelé que la France défend l’introduction de deux États africains au Conseil de sécurité des Nations unies. D’autre pays soutiennent-ils cette proposition ?
Vous avez dit que la France n’était pas à la hauteur sur la question de la francophonie. Pourquoi ce jugement ? Que devrait mettre en œuvre la France pour être au rendez-vous de sa langue ?
Mme Amélia Lakrafi, rapporteure. Je pense que la France devrait encourager une évolution des modalités d’embauches du personnel onusien et y imposer la maîtrise de deux langues en plus de la langue maternelle. L’anglais est obligatoire, naturellement, mais la question des deux langues a été soulevée à l’ONU et, souvent, les personnes qui pratiquent deux langues supplémentaires parlent souvent le français. Cela renforcerait la francophonie onusienne.
Concernant la place des États africains au sein du Conseil de sécurité, la France est une fois encore le seul pays à formuler une proposition sincère. D’autres pays, notamment la Russie et la Chine, savent que les pays africains peineront à s’entendre sur le choix de leurs représentants et jouent de ces divisions.
Mme Estelle Youssouffa, rapporteure. Le statu quo du Conseil de sécurité convient finalement à tout le monde. Il importe de faire la part entre les discours, les postures, et la réalité des efforts que chacun déploie pour faire évoluer cette instance. Réclamer une place pour l’Afrique au Conseil de sécurité, cela ne coûte rien. Les diplomates les plus francs concèdent que la perspective d’un accord entre les pays africains sur la désignation de deux pays est illusoire, ce qui est une manière d’enterrer ce projet.
Le Conseil de sécurité reflète l’ordre mondial issu de la Seconde guerre mondiale et il est très éloigné de l’ordre, ou plutôt du désordre mondial actuel. Au-delà des discours de façade, rien n’est fait pour transformer l’instance, il n’existe même pas un comité dédié à cette question. L’inertie arrange les membres permanents, et en réalité aucun d’eux ne produit le moindre effort pour intégrer l’Afrique. J’y inclus la France qui, à mon sens, se paie de mots sur le sujet et n’est au fond pas favorable à la moindre évolution.
M. Nicolas Forissier, rapporteur. La France est tout de même à l’initiative sur ce point, et soutient la proposition du G4, c’est-à-dire l’alliance entre l’Allemagne, le Brésil, l’Inde et le Japon visant à obtenir une réforme du Conseil de sécurité. Le statu quo s’explique par les réticences quant à certains pays africains susceptibles d’être admis, et qui varient d’un pays à l’autre. En outre, il convient de prendre en compte la question des contributions financières, qui n’est pas négligeable. Mais je tiens à dire que la France joue un rôle d’influence dans le projet d’élargissement du Conseil de sécurité, notamment aux États africains.
M. le président Bruno Fuchs. Un consensus sur le choix des pays africains à intégrer au Conseil de sécurité semble certainement difficile à trouver, mais il n’est pas interdit d’imaginer que l’on y parvienne. À cet égard, je pense que l’attitude de la France ne relève pas de la posture.
Mme Dieynaba Diop (SOC). J’aimerais revenir une dernière fois sur l’incident entre MM. Lecoq et Bigot. Monsieur Bigot, nous vous saurions gré d’éviter de prendre à partie nos collègues lorsqu’ils ne sont pas d’accord avec vous, comme vous en avez l’habitude. Traiter un député français d’agent de l’étranger est déplacé. Je tenais à vous le dire.
Mesdames et messieurs les rapporteurs, j’aimerais savoir comment, selon vous, les membres de la commission des affaires étrangères peuvent contribuer, en tant que composants de la diplomatie parlementaire, à faire entendre la voix de la France. Comment pouvons-nous, de par notre diversité, être utiles pour faire avancer des sujets tels que la francophonie ou l’amélioration de la représentativité de l’Afrique ?
Mme Amélia Lakrafi, rapporteure. L’Assemblée parlementaire de la francophonie réclame un statut d’observateur à l’ONU, et nous devons la soutenir. De même, je pense que l’Union interparlementaire (UIP) pourrait s’associer avec la Sixième commission de l’ONU, qui traite du droit international et des traités internationaux. Il importe en effet que les travaux onusiens relatifs au droit international impliquent les parlementaires des pays qui devront par la suite voter des textes en conformité avec les traités internationaux.
Mme Estelle Youssouffa, rapporteure. Il importe de prendre en considération le travail législatif à l’ONU, auquel on ne pense pas suffisamment. Le Pacte pour l’avenir, par exemple, peut sembler relever du simple déclaratif, mais en réalité il fait office de base juridique solide.
M. le président Bruno Fuchs. Je vous remercie, mesdames et messieurs les rapporteurs.
Conformément à l’article 145 du Règlement de l’Assemblée nationale, à l’issue des échanges, la commission autorise la publication du rapport d’information qui lui a été présenté.
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Informations relatives à la commission
En conclusion de sa réunion, la commission désigne :
– M. Pierre-Yves Cadalen et M. Stéphane Rambaud, rapporteurs d’information sur la géopolitique de l’eau douce au XXIème siècle ;
– Mme Manon Meunier, rapporteure sur la proposition de résolution européenne invitant le Gouvernement de la République française à refuser la ratification de l’accord commercial entre l’Union européenne et le Mercosur (n° 608) ;
– M. Vincent Ledoux et M. Aurélien Taché, députés en mission pour proposer un accord économique bilatéral entre la France et la République démocratique du Congo.
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La séance est levée à 12 h 23.
Membres présents ou excusés
Présents. – M. Guillaume Bigot, M. Jérôme Buisson, M. Alain David, Mme Dieynaba Diop, Mme Christine Engrand, M. Nicolas Forissier, M. Bruno Fuchs, M. Michel Guiniot, Mme Marine Hamelet, Mme Amélia Lakrafi, M. Jean-Paul Lecoq, M. Kévin Pfeffer, M. Pierre Pribetich, M. Stéphane Rambaud, Mme Laetitia Saint-Paul, M. Aurélien Taché, Mme Estelle Youssouffa
Excusés. – Mme Nadège Abomangoli, M. Gabriel Attal, M. Bertrand Bouyx, Mme Eléonore Caroit, M. Olivier Faure, M. Marc Fesneau, M. Perceval Gaillard, Mme Pascale Got, Mme Sylvie Josserand, Mme Brigitte Klinkert, Mme Marine Le Pen, Mme Mathilde Panot, M. Davy Rimane, Mme Michèle Tabarot, Mme Liliana Tanguy, M. Laurent Wauquiez