Compte rendu

Commission
des affaires étrangères

– Audition, ouverte à la presse, de M. François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France, sur les défis posés aux États de l’Union européenne et aux économies européennes par le nouveau contexte géopolitique et commercial international              2

 

 

 


Mercredi
14 mai 2025

Séance de 15 heures

Compte rendu n° 61

session ordinaire 2024-2025

Présidence
de M. Bruno Fuchs,
Président


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La commission procède à l’audition, ouverte à la presse, de M. François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France, sur les défis posés aux États de l’Union européenne et aux économies européennes par le nouveau contexte géopolitique et commercial international.

La séance est ouverte à 15 h 05.

Présidence de M. Bruno Fuchs, président.

M. le président Bruno Fuchs. Mes chers collègues, nous avons le plaisir de recevoir cet après-midi M. François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France, pour recueillir son analyse et sa vision des opportunités économiques, notamment pour l’Europe, dans un monde dont tout le monde a pu constater à quel point il était en crise.

Monsieur le gouverneur, nous sommes très heureux d’entendre votre voix. Vous occupez vos fonctions depuis le 1er novembre 2015 et êtes une sorte de vigie des fluctuations de l’économie et du commerce international. Vous portez à ce titre un regard attentif à tous les événements susceptibles d’impacter la stabilité macro financière et bancaire, ainsi que ses conséquences sur les relations géopolitiques, mais aussi industrielles, et les questions de défense.

Grand serviteur de l’État, vous avez exercé des responsabilités à la direction du Trésor, puis avez été conseiller financier à la représentation permanente de la France à Bruxelles, directeur de cabinet du ministre de l’économie et des finances et directeur général des impôts, sans parler également d’un passage dans le privé en tant que directeur général délégué du groupe BNP Paribas.

Monsieur le gouverneur, l’enjeu pour notre commission consiste notamment à percevoir clairement les contours de la reconfiguration à l’œuvre dans notre monde. Le commerce, les marchés financiers, la stabilité monétaire, l’évolution des prix sont autant de sujets sur lesquels nous souhaitons obtenir votre éclairage. La reconfiguration géopolitique mondiale emportera des conséquences directes et massives pour les Français. Le retour de la guerre en Europe d’un côté, l’imprévisibilité des États-Unis de l’autre et, en trame de fond, la montée en puissance de la Chine, constituent trois facteurs qui structureront le monde que nous laisserons à nos enfants.

L’interdépendance des Européens est plus que jamais effective, les intérêts nationaux n’ont jamais été aussi alignés : nous sommes confrontés ensemble à la Russie, frappés collectivement par les droits de douane américains et soudés face aux risques posés par une suprématie chinoise potentielle. Cette nouvelle donne nous oblige à dessiner la stratégie qui orientera la France et l’Europe lors des prochaines décennies.

Quelles sont selon vous les opportunités dont notre pays peut bénéficier dans ce chaos ? L’euro pourrait-il remplacer le dollar comme monnaie de référence ? Quelles mesures l’Union européenne (UE) peut-elle utiliser pour mieux protéger les Français des menaces des crises économiques ? L’union des marchés de capitaux issue du rapport Draghi et Letta peut-elle vraiment permettre à l’Europe de capter des nouveaux flux et relancer la croissance ?

Le premier des défis concerne sans doute le réarmement. À ce titre, une enveloppe de 7 milliards d’euros a été annoncée pour renforcer les fonds propres et un fonds de 450 millions d’euros rattaché à BPIFrance a été initié. De même, le fonds d’innovation pour la défense, qui sert à alimenter les start-up du secteur sera majoré de 75 millions d’euros.

Si toutes ces mesures vont dans le bon sens, nous savons bien que l’échelle des efforts à engager est bien plus importante et que le chiffrage devra porter sur plusieurs milliards d’euros. De plus, les sources de financement et les montages ne sont pas encore complètement arrêtés. Quel impact faut-il attendre des dispositions prises par le gouvernement et les acteurs du secteur ? Quelles initiatives prendre par la suite pour amplifier le mouvement dans un contexte de finances publiques malheureusement contraint ? Quelles sont, selon vous, nos marges de manœuvre ? Ces questions concernent également les acteurs privés, les institutions financières bancaires et les particuliers. Un nouveau rôle pour l’ensemble des acteurs agissant aujourd’hui en Europe est-il nécessaire ?

M. François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France. Je vous remercie de me recevoir aujourd’hui devant la commission des affaires étrangères. C’est un événement inhabituel, et même une première, alors qu’il m’arrive souvent de m’exprimer devant la commission des finances. Cet événement souligne aussi la nouveauté des temps, marquée par le basculement américain, l’imprévisibilité internationale, mais aussi une « attente d’Europe ». Ces ruptures valent en matière économique autant que diplomatique ; je me concentrerai naturellement sur le premier champ. Mais je voudrais d’emblée dissiper une idée trop reçue : le chantier économique et financier n’est pas que technique, il porte une dimension politique essentielle de souveraineté. Je voudrais ensuite dépasser un autre doute : l’Europe économique n’est pas condamnée à prolonger son inertie passée ; elle peut et doit saisir un moment unique.

Je souhaite d’abord évoquer le chantier de l’Europe économique et financière. Le défi de la puissance pour la France et l’Europe en 2025 est à l’évidence la défense, mais également l’économie. La première jambe n’avancera pas durablement sans la seconde. L’Europe n’est certes pas sans atouts économiques ; nous n’en avons pas assez conscience, ni ne sommes suffisamment confiants. Pourtant, notre marché unique pèse autant que les États-Unis en parité de pouvoir d’achat. L’Union européenne dispose d’une ressource abondante : une épargne financière privée chaque année plus élevée, représentant un flux de 1 085 milliards d’euros. Nous disposons d’une main-d’œuvre hautement qualifiée – notre continent a su former plus de 500 prix Nobel –, d’un État de droit solidement ancré et d’un modèle social partagé. Si l’Amérique hélas se replie et renonce à son leadership international, l’Union européenne est attendue comme un pôle d’équilibre potentiel par nos partenaires internationaux.

Mais nous devons aujourd’hui transformer ces atouts en puissance. Nous manquons de puissance économique. Notre marché unique est beaucoup moins attractif que le marché américain, notamment pour les entreprises innovantes, car il demeure beaucoup trop fragmenté. Notre excédent d’épargne financière, bien que considérable – plus de 400 milliards d’euros l’an dernier –, est en partie intermédié par la finance américaine, et insuffisamment affecté aux fonds propres des entreprises européennes. En matière de recherche, la mobilité transatlantique demeure très déséquilibrée : près de 120 000 chercheurs européens travaillent aujourd’hui aux États-Unis. En conséquence, l’Europe accuse un retard dans le domaine technologique : les investissements privés sont trop dirigés vers les secteurs existants, et pas assez vers les secteurs innovants. Cela correspond au « piège de la technologie intermédiaire », souligné entre autres par Jean Tirole.

La France a depuis longtemps été la première et légitime avocate de cette nécessaire souveraineté économique européenne mais elle doit aujourd’hui malheureusement rétablir sa crédibilité budgétaire, si elle veut pleinement entraîner ses partenaires ; avoir enfin moins de déficits et de dette, pour regagner plus d’influence en Europe.

Il est pourtant deux domaines où l’Europe, grâce à son unité, a su conquérir une souveraineté : la puissance commerciale et la souveraineté monétaire. L’Union européenne est la première puissance commerciale du monde et elle parle ici d’une seule voix autour de la Commission. Les mesures protectionnistes américaines sont un jeu « perdant-perdant », où l’initiateur est d’ailleurs le plus sanctionné. Il y aura cette année aux États-Unis moins de croissance qu’attendu en janvier dernier et plus d’inflation. Les « accords » annoncés ces derniers jours avec la Grande-Bretagne puis la Chine, pour être moins mauvais que les mesures brutales du 2 avril, ne sont pas de bons accords. En effet, ils sont encore marqués par trop de tarifs pénalisants – dont le « socle » sans précédent de 10 % – et surtout toujours autant de flou et d’imprévisibilité, qui provoquent l’attentisme. Les Européens ont su jusqu’à présent garder leur sang-froid et leur unité : il est juste d’avoir mis sur la table des mesures en réponse, mais avec une entrée en vigueur différée, pour permettre une négociation et espérer une désescalade. Par ailleurs, l’Europe a tout intérêt à nouer des alliances commerciales avec un maximum d’autres partenaires, de l’Amérique latine à l’Asie, dès lors que ces accords sont équilibrés.

En matière monétaire, nous avons su, il y a plus de vingt-cinq ans, bâtir une souveraineté commune avec l’euro. Pour y parvenir, il a fallu une volonté politique, et une méthode mobilisatrice. Reconnues dans le monde entier, elles nous donnent aujourd’hui l’autonomie indispensable face à la volatilité américaine. Dans les années 1980-1990, souvenons-nous à quel point nos décisions de politique monétaire étaient affectées par celles intervenant sur le dollar ; aujourd’hui, elles nous appartiennent pleinement.

Malgré un environnement international traversé par de profondes incertitudes, la situation monétaire en zone euro est aujourd’hui plus claire. Pour la première fois depuis plusieurs années, nous sommes revenus vers la zone qu’on peut appeler le « 2-2 » : une inflation proche de 2 %, notre cible, et un taux directeur à 2,25 %, bien en deçà des niveaux américain et britannique, à 4,25 %. Ce succès conforte le soutien historiquement élevé des citoyens français et européens pour la monnaie unique, situé à 81 % en Europe.

Face à une certaine incertitude sur les actifs financiers américains et à une attente de diversification de nos partenaires, le renforcement du rôle international de l’euro peut devenir un impératif stratégique. Certes, ce rôle n’était pas stipulé dans les objectifs des traités européens et la place du dollar restera naturellement importante. Ce renforcement du rôle de l’euro doit donc présenter un caractère progressif, reposant sur le choix des acteurs privés. Mais il est aussi en synergie avec une opportunité interne : la consolidation de notre architecture commune, qu’il s’agisse de l’union pour l’épargne et l’investissement – c’est-à-dire l’union des marchés de capitaux – ou de l’offre d’actifs sûrs libellés en euro.

J’en viens maintenant à une deuxième idée reçue : la souveraineté économique européenne serait un objectif impossible à atteindre. Certes, cette ambition d’union économique, présente dès l’origine à côté de l’union monétaire, renforcée depuis quinze ans par les projets d’union bancaire et d’union des marchés de capitaux, progresse trop lentement. Mais si le basculement américain et si l’autre menace constituée par la Chine peuvent avoir une vertu, et une seule, c’est bien de sonner le réveil de l’Europe. Pour autant, ne nous racontons pas d’histoire : notre réponse collective n’est pas encore à la hauteur de ce défi. Nous avons la capacité de réaliser ce sursaut, à condition que nous en ayons la volonté, fermement et durablement. L’installation du nouveau gouvernement allemand accompagne cette fenêtre d’opportunité.

Les rapports Draghi et Letta de 2024, puis la « Boussole pour la compétitivité » et la stratégie d’union pour l’épargne et l’investissement de la Commission européenne respectivement en février et mars 2025, sont remarquablement convergents sur les réformes structurelles nécessaires. En outre, ces actions nécessaires n’impliquent aucun coût budgétaire. Nous avons besoin d’une mobilisation générale, ainsi que la Banque de France a titré sa récente Lettre au président de la République, selon trois impératifs, ou si l’on préfère, la taille multipliée par le muscle et par la vitesse.

Premièrement, nous devons plus intégrer le marché unique. Cela signifie miser sur sa taille en supprimant les obstacles internes dans de nombreux domaines tels que les services et l’énergie.

Deuxièmement, il faut aussi investir mieux, en priorité dans les innovations de rupture les plus prometteuses, et en particulier celles liées à l’intelligence artificielle (IA). Pour y parvenir, il nous faut développer le muscle financier européen grâce à une véritable union pour l’épargne et l’investissement. À ce titre, il a longtemps été question de l’union des marchés de capitaux. Ce changement de nom poursuit deux objectifs : d’abord bien marquer la finalité – quand les marchés de capitaux n’étaient qu’un moyen –, mais aussi englober dans une même union, l’union bancaire et l’union des marchés de capitaux. Il ne s’agit pas d’opposer les banques ou les marchés de capitaux. L’union pour l’épargne et l’investissement doit orienter davantage notre abondante épargne privée vers les fonds propres et le capital-risque en Europe. L’Europe ne manque globalement pas de crédit ni de financement mais, comparée aux États-Unis, elle manque énormément de capital-risque et de fonds propres toujours plus favorables à l’innovation.

Troisièmement, l’Europe a besoin de simplification, c’est-à-dire de moins de bureaucratie, de procédures et de délais. Simplifier ne signifie pas pour autant déréguler, l’approche européenne restera ferme sur les objectifs mais sera plus agile dans la conception.

Cependant, cette souveraineté économique et financière ne pourra être atteinte qu’à une condition forte et centrale : les ambitions politiques et les anticipations des acteurs économiques doivent être rapidement alignées. À cette fin, j’appelle à une date mobilisatrice comme, par le passé, Jacques Delors avait su le faire avec le 1er janvier 1993 pour le marché unique, puis le 1er janvier 1999 pour la monnaie unique. Il s’agit de mettre en tension aujourd’hui toutes les volontés, sans perdre de temps. C’est à la Commission européenne de la proposer, au Conseil européen de la fixer, pourquoi pas le 1er janvier 2028 : nous devons nous donner deux à trois ans pour sortir plus puissants et souverains du tournant amorcé par l’actuelle administration américaine. Face à l’illusoire « Liberation Day » américain, Christine Lagarde a ainsi appelé à une « marche vers l’indépendance européenne ». En conséquence, la Commission européenne devrait viser l’objectif de présenter cette année l’ensemble de ses propositions législatives. C’est maintenant ou jamais ; l’histoire n’attend pas.

J’ajoute pour terminer une dimension technologique essentielle de notre souveraineté monétaire. La numérisation de l’économie européenne accentue dans les paiements du quotidien une dépendance envers les acteurs non européens, notamment les réseaux internationaux et les géants du numérique. En outre, l’essor des stablecoins, le plus souvent adossés au dollar et fortement encouragés par le gouvernement américain, pose un risque sérieux de « privatisation » et de « déseuropéanisation » de la monnaie. Ces raisons conduisent notre euro-système à plaider vigoureusement pour un euro numérique, un billet dans l’espace numérique.

Face au basculement américain, et alors que nous venons de commémorer le quatre-vingtième anniversaire de la fin de la seconde guerre mondiale et le soixante-quinzième anniversaire de la déclaration Schuman, les mots de Robert Schuman résonnent aujourd’hui avec une acuité particulière : « Il n’est plus question de vaines paroles, mais d’un acte, d’un acte hardi, d’un acte constructif ». Il est urgent de sortir d’une certaine nonchalance économique et de dépasser la tétanie face à la nouvelle administration américaine. Notre mobilisation doit être générale : cette réponse française et européenne ne peut être que collective, juste dans le partage de l’effort et décisive dans la vitesse de l’action. À ces conditions, et alors seulement, ce peut être le moment de la France et de l’Europe.

M. le président Bruno Fuchs. Je vous remercie pour cet exposé général qui répond à une grande partie de nos problématiques. Vous avez mentionné les propos de Christine Lagarde, laquelle a appelé à une « marche vers l’indépendance européenne ». Quelle forme cette mobilisation doit-elle prendre ? S’agit-il d’un nouveau traité ?

M. François Villeroy de Galhau. La réponse ne m’appartient pas entièrement. Dans les années 1980, l’Acte unique s’était accompagné d’un certain nombre de modifications des règles de vote. Aujourd’hui, les rapports Draghi et Letta de 2024, puis la Boussole pour la compétitivité n’envisagent pas qu’il soit nécessaire de modifier les traités. Il s’agit plutôt de disposer rapidement d’un certain nombre de propositions, initiatives, et d’en faire un « paquet » qui ait un sens économique et financier. Si nous retenons la date du 1er janvier 2028, il conviendrait de réunir des propositions dès cette année.

M. le président Bruno Fuchs. Je cède la parole aux orateurs des groupes politiques.

M. Pierre Pribetich (SOC). Monsieur le gouverneur, la situation des cryptomonnaies apparaît dans un univers de contrôle comme une source éventuellement d’absorption importante, voire de détournement. Ces cryptomonnaies, évaluées à 400 milliards d’euros, risquent de se détourner éventuellement des outils de souveraineté et de maîtrise de la situation. La situation peut devenir explosive, notamment en raison des narcotrafics. Comment parvenir à maîtriser ces flux, pour éviter qu’ils ne deviennent déstabilisants, y compris pour les marchés boursiers, avec le phénomène du trading de haute fréquence, que je qualifierais d’« hypertrading » ?

Ensuite, vous avez judicieusement évoqué les trois impératifs, la nécessité de mieux intégrer le marché unique, mieux investir avec l’IA et innover plus rapidement. Il y a quelques années, vous avez publié L’espérance d’un Européen. Serait-il possible de rajouter un quatrième impératif, qui concernerait une intelligence collective, que l’on pourrait appeler « IC », afin de mettre plus de politique au service de nos concitoyens ? Cette intelligence collective permettrait de donner un destin à l’Europe. Quand l’Europe s’éveillera, peut-être fera-t-elle trembler la Chine.

M. François Villeroy de Galhau. Je vous remercie pour ces deux questions très pertinentes. Je me permets en préambule de faire part d’une précision lexicale : à la Banque de France, nous ne parlons pas de cryptomonnaies mais plutôt de cryptoactifs. En effet, une monnaie est acceptée partout : on parle de pouvoir libératoire de la monnaie. Or, pour payer en bitcoin, il faut que les deux parties fassent part de leur volonté, ce qui est relativement rare. Surtout, la première qualité d’une monnaie réside dans la stabilité de sa valeur, ce qui implique de maîtriser l’inflation. Or personne n’est responsable de la valeur du bitcoin, qui est marqué par une forte volatilité. Pour autant, il peut constituer un produit d’investissement, mais réservé à des investisseurs avisés, compte tenu de son risque.

Le fait qu’existe une liberté d’investissement en cryptos ne signifie pas qu’une réglementation ne soit pas nécessaire. À ce sujet, je pense qu’il faut d’abord des réglementations pour éviter le blanchiment et assurer la protection des investisseurs. L’Europe a d’ailleurs mis en place cette réglementation depuis l’année dernière, à travers le règlement Markets in Crypto-Assets (MICA). La France l’avait devancé dans le cadre de la loi « Pacte » de 2019. Ainsi, l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) et l’Autorité des marchés financiers (AMF) contrôlaient déjà la plupart des prestataires de services dans les actifs numériques, c’est-à-dire les cryptoactifs et elles demeurent extrêmement vigilantes, notamment en matière de lutte anti-blanchiment.

Il existe également des réglementations internationales, auxquelles j’ai coopéré avec mes collègues du G20, qui n’ont malheureusement pas encore été transposées aux États-Unis. Des discussions sont en cours devant le Congrès américain, pour un projet équivalent à MICA, portant le nom de Genius Act. Certaines de ces règles n’iront peut-être pas aussi loin que nous le souhaiterions, mais il s’agirait malgré tout d’un progrès.

Il reste par ailleurs l’enjeu de stabilité financière que vous avez évoqué. L’essentiel consiste ici à faire en sorte que l’investisseur soit bien informé des risques qu’il prend en investissant dans un tel actif. Mais les actifs qui se prétendent stables, soit les stablecoins, doivent fournir des définitions garanties extrêmement marquées.

J’avoue avoir été sensible à vos propos sur l’intelligence collective. La Banque de France est indépendante et je suis toujours d’une grande prudence quand je m’aventure sur le terrain politique, a fortiori devant les élus de la nation, mais je ne peux qu’avoir la plus grande sympathie pour l’idée de donner un plus grand élan politique, peut-être un plus grand contenu politique, à l’Europe.

À titre personnel, je crois malheureusement que cet élan politique est pratiquement obligatoire à la lumière de ce qui se passe dans le monde d’aujourd’hui. La plupart de nos concitoyens et des Européens réalisent bien que, si nous ne réagissons pas maintenant, nous serons marginalisés entre le basculement américain et la montée de la puissance chinoise dont vous avez parlé. Nous le savions déjà de manière latente mais l’accélération de l’histoire à laquelle nous assistons depuis quelques mois le démontre encore plus. Le salut européen passe par nos propres moyens, une bonne part de notre destin est entre nos mains. Nous en voyons aujourd’hui l’urgence.

Ensuite, l’Europe n’est jamais plus forte que quand elle s’incarne dans des projets concrets pour nos concitoyens. L’euro constitue à ce titre un bon exemple. Perçu initialement comme un objet assez technique, il est devenu aujourd’hui un très grand projet politique, qui recueille désormais une forme de consensus.

Quels seront les prochains projets ? S’agira-t-il de la défense européenne, de la lutte contre le dérèglement climatique, de l’accélération de l’intelligence artificielle ? À ce sujet, j’ai proposé, en compagnie de mon homologue allemand, une communauté de l’intelligence artificielle. En 1950, Robert Schuman s’était attaché aux ressources clés de l’époque, le charbon et l’acier, qui ne constituent plus aujourd’hui la priorité. Désormais, l’intelligence artificielle peut constituer ce ferment commun. L’Europe en tant qu’objet général est évidemment un outil politique indispensable mais, si nous voulons qu’elle parle à nos concitoyens, il faut l’incarner dans des projets.

M. Nicolas Forissier (DR). J’ai bien entendu vos propos sur l’obligation pour l’Europe de se réveiller, « à la faveur » des événements que vous avez rappelés et de l’évolution du monde. Au sein de l’ensemble européen, le moteur franco-allemand est-il en état de jouer son rôle ? Vous vous êtes également exprimé à plusieurs reprises sur la nécessaire maîtrise de la dépense publique et la réduction de l’endettement de la France. Quelles sont selon vous les conditions nous permettant de recouvrer à la fois la force nécessaire de jouer notre rôle moteur dans cette reconquête de la souveraineté économique et, simultanément, de faire en sorte que nous soyons effectivement reconnus par nos partenaires comme un vrai moteur parce que nous aurons au préalable redressé nos comptes publics, ce qui n’est pas le cas actuellement ? J’attends de vous des réponses que l’indépendance du gouverneur de la Banque de France permet de formuler, afin que nous puissions mettre en œuvre des orientations très pragmatiques.

Ensuite, le gouvernement vient d’annoncer, dans le cadre européen, la préparation d’un nouveau paquet de sanctions contre la Russie qui seraient « massives ». Estimez-vous que ce nouveau paquet de sanctions serait efficace ? Le premier train de sanctions l’a-t-il été ?

M. François Villeroy de Galhau. Nous pouvons tous constater que l’influence française en Europe est malheureusement affectée par l’état de nos finances publiques. Elle n’a pourtant pas disparu. Si vous me permettez une réflexion personnelle, je suis frappé par l’historique des discussions sur l’autonomie stratégique, une position française historique, depuis le général de Gaulle jusqu’au président Macron. En la matière, nous étions considérés avec sympathie, mais aussi parfois avec un peu d’ironie. Ce n’est plus le cas, plus personne n’ironise à ce propos.

Il est d’autant plus dommage qu’au moment où nous pourrions transformer l’essai, nous ne disposons pas aujourd’hui de la crédibilité budgétaire qui nous permettrait de prendre complètement la tête de l’équipe. Si je file la métaphore physiologique ou sportive, je dirais que nous avons les bonnes idées, la bonne stratégie, mais pas tout à fait la bonne forme physique. Nous pouvons la retrouver ; comme je l’ai indiqué dans mon propos liminaire, il nous faut enfin avoir moins de déficits et de dette en France pour regagner plus d’influence en Europe.

Comme nous l’avons écrit dans notre lettre annuelle de la Banque de France, l’une des composantes très importantes de la mobilisation générale consiste à reconquérir notre souveraineté budgétaire. Il s’agit là d’un chantier français, quand la souveraineté économique et financière est un chantier européen ; les deux devant aller de pair. Dans ce contexte, notre pays devrait se fixer comme objectif de revenir à 3 % de déficit en 2029. Ce seuil n’est pas un fétiche ; simplement, pour la France, il correspond à la stabilisation de la dette par rapport au produit intérieur brut (PIB), soit l’équilibre primaire hors charges d’intérêt. L’objectif équivalent revient à enfin stabiliser nos dépenses publiques en volume, après prise en compte de l’inflation.

Je ne plaide pas en faveur d’une austérité sauvage où il s’agirait de faire reculer globalement le niveau de nos dépenses publiques. Néanmoins, soyons clairs : nous n’avons pas jusqu’à présent réussi à stabiliser ces dépenses publiques en volume. Elles ont, les années passées, augmenté d’au moins 1 % par an. Sur la période la plus récente, il existe un effort très réel sur le budget de l’État, marqué par un recul des dépenses publiques en volume. Mais il faut être conscient que les dépenses de l’État représentent seulement 36 % du total. Pour les deux autres tiers, c’est-à-dire les dépenses locales et sociales, l’augmentation s’établit encore à 2 % en volume. L’État doit être exemplaire et fournir plus d’efforts, mais ne peut-on pas viser un ralentissement de la croissance des dépenses sociales et des dépenses locales ?

Ensuite, je ne suis pas un spécialiste des sanctions vis-à-vis de la Russie ; nous ne sommes en rien décideurs. Simplement, ces sanctions peuvent d’abord constituer une forme de nécessité politique, voire morale. Quand la guerre a été déclarée, le 24 février 2022, la Russie disposait d’importantes réserves de change dans le système financier occidental, dont le système financier français. Le gel qui a été décidé à ce moment-là correspondait à une exigence éthique qui était compatible avec le droit international quand cela n’aurait pas été le cas de la saisie.

Vous m’avez plus particulièrement interrogé concernant les effets sur l’économie russe de ce train de sanctions. Il est vrai que l’économie russe a continué à croître plus que nous ne l’attendions. L’économie russe est désormais une économie de guerre. Elle demeure comme avant une économie essentiellement pétrolière et le pays reste très sensible au prix du pétrole. Mais à côté de ce moteur pétrolier, s’est également ajouté un moteur de défense, qui repose donc très fortement sur des transferts budgétaires et les financements publics, lesquels induisent des pressions inflationnistes. De fait, en Russie, la croissance tient mais l’inflation a très fortement augmenté ; provoquant la hausse des taux d’intérêt et l’insatisfaction de la population. Bien que je ne sois pas spécialiste des statistiques, il semble exister un arbitrage entre croissance privée et croissance publique. Alors que le secteur public de la défense tire l’économie russe, la consommation privée a plus souffert.

Enfin, il semble que l’arrêt des transferts de technologie, partie importante des sanctions, peut menacer la croissance potentielle de l’économie russe dans la durée.

Mme Dominique Voynet (EcoS). Vous nous avez bien décrit un contexte économique mondial préoccupant. La guerre commerciale lancée par Donald Trump a semé l’inquiétude sur les échanges et les investissements. La brutalité est en cause, mais aussi l’imprévisibilité des méthodes américaines. Or, en économie, rien n’est pire que l’imprévisibilité. Il y a à peine deux jours, le président américain a annoncé contre toute attente une trêve dans la guerre commerciale avec la Chine pour quatre-vingt-dix jours, mais il peut toujours changer d’avis.

Dans votre lettre au président de la République, vous appelez à dépasser la tétanie face aux États-Unis. Vous invitez à une mobilisation générale mais j’ignore ce que valent aujourd’hui des estimations réalisées il y a quelques mois sur les conséquences du conflit commercial. Allons-nous poursuivre le travail engagé pour une souveraineté européenne et un multilatéralisme renforcé ? Je pense que le souhaitons tous ; nous ne négligerons pas les grands acteurs du Sud. De fait, la concentration des fonds auparavant dévolus à l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID) sur des pays et des thématiques qui conviennent aux intérêts de l’Amérique, tels que le président Trump les imagine, prive les populations des pays les moins développés d’accès à l’eau, à la sécurité alimentaire, aux soins. Une riposte coordonnée de l’ensemble des pays qui s’en préoccupent sera donc nécessaire.

Avec cet objectif en tête, vous proposez des pistes assez conventionnelles au fond, comme la maîtrise des comptes publics – vous accusez d’ailleurs l’État social et les collectivités locales de dérives – sans toucher aux allégements fiscaux et aux choix d’investissement, dans le domaine énergétique par exemple, qui obèrent le rétablissement de l’équilibre budgétaire.

Vous proposez de travailler plus et plus longtemps. Mais de quel travail parlons-nous dans un pays dont l’industrie émigre ou se meurt, malgré les coups de menton ? La liste des « bullshit jobs » est longue. Vous préconisez d’investir dans l’intelligence artificielle, mais à quelles conditions ? Que gagnons-nous à une aspiration massive de nos données et à l’entraînement des IA par des hommes et des femmes, dont elles prendront la place ? Au fond, l’intelligence artificielle est comme la langue d’Ésope, c’est-à-dire la meilleure et la pire des choses.

Vous ajoutez la nécessité de financer le réarmement dans un cadre national et européen et de ne pas négliger la recherche. Pourtant, tout un pan de ce qui fait et fera notre sécurité collective et notre souveraineté économique manque à l’appel. C’est le cas de la relocalisation ou de la conservation d’industries vitales dans le domaine pharmaceutique, la chimie et la métallurgie, à l’heure où des licenciements records sont annoncés chez ArcelorMittal. Il en va de même de l’investissement dans la transition énergétique. Vous nous dites que le charbon et l’acier ne sont plus vraiment d’actualité, mais je crois à l’inverse que l’énergie et les matières premières sont bien d’actualité. Comment ne pas comprendre qu’il s’agit là d’instruments précieux pour notre souveraineté ?

Par ailleurs, je tiens à évoquer la préoccupation de la souveraineté alimentaire. À l’heure où les agriculteurs ne peuvent plus vivre de leur travail, où les événements climatiques extrêmes se multiplient, où les glaciers fondent à grande vitesse, nous avons besoin d’une agriculture diversifiée qui nourrisse les hommes et les femmes de ce continent.

Enfin, faut-il renoncer ad vitam æternam à une harmonisation fiscale en Europe ?

M. François Villeroy de Galhau. Au risque de vous surprendre, je partage un certain nombre des éléments que vous avez évoqués. J’apporterai néanmoins des précisions sur les éléments que vous avez cru identifier comme des désaccords ou des pistes conventionnelles. Ne demandez pas au gouverneur d’une banque centrale de toujours être extraconventionnel, mais je dispose malgré tout d’un certain nombre de convictions, que je veux partager.

D’abord, je vous rejoins totalement pour dire que nous faisons face à deux chocs de la part des États-Unis. Le premier de ces chocs concerne la brutalité protectionniste, qui pénalise en premier lieu les Américains eux-mêmes : les mesures de protectionnisme sont en réalité une taxe sur les consommateurs américains, peut-être au profit de quelques grandes entreprises. Le deuxième choc est un choc d’imprévisibilité. Il y a quinze jours, j’étais aux États-Unis et j’y ai rencontré un certain nombre de responsables économiques, qui étaient unanimes pour indiquer que ce dernier choc affecte le plus l’investissement et la croissance dans ce pays. Il ne sera ni possible, ni souhaitable de repartir comme avant. En conséquence, le réveil de l’Europe constitue notre impératif commun.

Je suis également d’accord pour ne pas négliger les grands acteurs du Sud. À la fin de la lettre adressée au président de la République, j’esquisse ainsi un certain nombre de coalitions de volontaires dont l’Europe pourrait prendre la tête. En effet, j’ai senti très fortement cette attente d’Europe sur le sujet du climat et du développement, qui couvre à la fois les publics et les flux d’investissements privés, mais aussi le sujet de la taxation. Cet aspect a été peu évoqué, mais il s’agit là malheureusement d’un sujet de régression de ces derniers mois : les accords de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) sur la taxation des grandes entreprises ne sont pas mis en œuvre. Enfin, l’Europe peut être leader sur le sujet de la stabilité financière, d’un certain nombre de règles. Je ne développerai pas ici de celles de l’accord de Bâle III mais nous avons tenu lundi dernier une réunion dans la ville éponyme, lors de laquelle les nouvelles autorités américaines ont heureusement réaffirmé leur engagement à transposer les règles de Bâle, mais nous jugerons l’arbre à ses fruits. Quoi qu’il en soit, sur de nombreux sujets, les convictions européennes, si elles ne sont pas partagées par la nouvelle administration américaine, peuvent l’être par de nombreux pays.

S’agissant du redressement des finances publiques, je rappelle qu’au mois de septembre dernier, devant la commission des finances, j’avais eu l’occasion d’indiquer qu’il ne fallait pas exclure le tabou de certaines hausses d’impôts, ce qui m’avait d’ailleurs valu une grande popularité sur certains bancs, mais une popularité un peu plus modérée chez d’autres. Il ne s’agit pas pour moi de faire plus plaisir à certains, mais il importe pour moi d’envisager la situation de manière objective. Je crois profondément au modèle social européen, comme j’ai eu l’occasion de le signifier à de nombreuses reprises.

Partant du même modèle social, notre niveau de dépenses publiques est sensiblement plus élevé – neuf points de PIB de plus – que celui de nos voisins. Se pose donc la question de l’efficacité de ces dépenses. Il ne s’agit pas d’une exigence idéologique mais d’une exigence pragmatique. Cependant, dans certains cas, il ne faut pas exclure des hausses d’impôts ciblées. Mes propos antérieurs l’attestent : je signale depuis longtemps que nous n’avons plus les moyens de baisses d’impôts non financées.

Ensuite, je suis également accord pour considérer que l’IA peut être la meilleure et la pire des choses et qu’elle nécessite donc un encadrement. Enfin, je souhaite achever mon intervention en évoquant le climat, lequel constitue un engagement extrêmement fort de la Banque de France et de la Banque centrale européenne (BCE). À l’initiative de la Banque de France, a été créé en décembre 2017 le réseau pour le verdissement du système financier
 Network for Greening the Financial System ou NGFS –, qui réunissait initialement huit superviseurs et banques centrales, dont une majorité d’Européens. Nous sommes aujourd’hui 140 au sein de ce réseau, dont le secrétariat mondial est situé à Paris.

À ce sujet, je tiens à souligner que, pour la troisième fois de suite, la Banque de France a été reconnue par des organisations non gouvernementales comme la banque centrale la plus verte du G20. Nous y sommes très attachés. Certes, les banques centrales ne sont pas les seules à pouvoir intervenir pour résoudre les problèmes climatiques mais nous agissons. D’une part, en tant que superviseurs, nous avons imposé un certain nombre de règles aux banques et aux assurances. D’autre part, nous contribuons à travers le NGFS et la BCE est pionnière dans le verdissement de la politique monétaire.

Nier la réalité du changement climatique revient à nier l’évidence, c’est-à-dire la multiplication, hélas, des événements physiques extrêmes, de leur coût économique et des problèmes afférents en matière d’assurabilité. Ces sujets sont aujourd’hui soumis à de difficiles discussions transatlantiques mais j’espère que nous pourrons au moins reconnaître un certain nombre de réalités physiques et économiques qui appellent une action de prévention financière en la matière.

Mme Sylvie Josserand (RN). La dette de la France s’élève à 3 100 milliards d’euros, soit 113 % du PIB. En comparaison, celle de l’Allemagne représente 62 % du PIB. Il y a vingt ans, la France était à parité avec l’Allemagne en termes de dette publique, entre 50 % et 60 % du PIB. Or quand la surface de la dette s’accroît, la charge de la dette augmente. En quarante ans, les intérêts de la France ont doublé, de 40 à 80 milliards d’euros. Cette dette est détenue à plus de 53 % par des investisseurs étrangers. Les intérêts sont donc servis en pure perte, puisqu’ils vont dans la poche des prêteurs. Pour payer les intérêts, la France emprunte. Plus nous empruntons pour payer les intérêts de la dette passée, plus la dette actuelle et future augmente, de sorte qu’elle devient un problème intergénérationnel.

À ce tableau peu enviable s’ajoute la désindustrialisation. La France a perdu le tiers de son industrie manufacturière en vingt ans. Dans son ouvrage, Le déclin français est-il réversible ? Jacques de Larosière, ancien gouverneur de la Banque de France, constate que l’industrie ne contribue plus que pour 10 % à la formation de notre PIB. « Nous sombrons dans le sous-développement industriel », écrit-il.

Dans ce contexte, ne convient-il pas de démythifier cette union de l’épargne et de l’investissement en raison des risques qu’elle présente, et notamment du risque souverain ? Si l’épargne des Français est investie dans des actifs européens au lieu de rester à 1 % ou 2 % sur des livrets, qu’adviendra-t-il de la dette française, déjà détenue pour plus de la moitié par des non-résidents ? Qui financera les bons du Trésor alors que l’épargne française, faiblement rémunérée, a pour avantage de financer l’État à moindre coût, ce qui n’est pas négligeable dans un État endetté ?

Par ailleurs, comment orienter l’épargne vers la production, alors qu’il n’y a plus de production ni de projets européens concrets à financer qui permettraient de capter l’épargne des ménages ? La révolution numérique, présentée comme un projet européen, est entièrement dans la main des Américains. Ce n’est pas en réglementant les marchés de capitaux que naîtra l’envie de produire et d’investir, qui ne se conçoit pas sans un climat propice à la prise de risque, comme l’énergie bon marché ou une fiscalité stable. L’existence de projets n’est-elle pas un préalable plutôt qu’une conséquence de l’union des marchés de capitaux ?

Pour disposer de marchés de capitaux efficaces, encore faut-il qu’existent des capitalistes. L’épargnant français est hostile au risque mais il a en revanche le sens de la rémunération. Or les taux directeurs sont inférieurs aux taux américains. En quoi l’investissement serait-il plus fort grâce à l’union de l’épargne et de l’investissement ?

M. François Villeroy de Galhau. Je crois que nous nous accordons tous sur le constat et sur l’idée que la dette engendre un problème intergénérationnel, lequel n’est pas assez souvent souligné. Je note en revanche que le consensus est bien moindre sur les solutions à apporter à ce problème. Il existe un accord général de principe sur les économies de dépenses publiques mais, dès qu’une piste d’économie est évoquée, de nombreuses voix s’élèvent pour signifier qu’il ne s’agit pas de la bonne : d’une certaine manière, l’économie est toujours chez les autres mais jamais chez soi. Je suis conscient des difficultés mais nous devons parvenir à une forme de diagnostic partagé et, surtout, d’effort partagé. Plus celui-ci sera partagé, moins il sera lourd pour chacun.

Je souhaite revenir sur vos propos concernant l’union pour l’épargne et l’investissement et les risques qu’elle présenterait dans ce contexte. Je suis à ce titre plus optimiste que vous ne l’êtes. La rémunération de l’épargne populaire en France représente un sujet très important qui vient de faire l’objet d’un rapport parlementaire. Je rappelle que le livret A est aujourd’hui rémunéré à 2,4 % et que le livret d’épargne populaire (LEP) est rémunéré à 3,5 %. Ces rémunérations demeurent tout à fait appréciables au regard d’une inflation qui se situe en France à 0,8 % et qui devrait être entre 1 % et 1,5 % sur l’année. À ce sujet, je souhaite vous faire part d’un vibrant plaidoyer en faveur du LEP, produit malheureusement méconnu. S’il est ouvert à 19 millions de Français, seuls 12 millions en détiennent.

Le financement de l’économie française est-il en risque dans le cadre européen ? Je ne le crois pas, bien au contraire. S’il existe un excédent d’épargne à l’échelle de l’Europe dans son ensemble, cela n’est pas le cas à l’échelle de la France. Il existe même un déficit, lequel correspond au déficit de notre balance courante. En conséquence, le fait de pouvoir faire appel à l’épargne des autres pays, notamment européens, nous permet de financer un certain nombre des besoins de l’économie française, publics ou privés.

Dès lors que nous faisons appel à l’épargne extérieure des non-résidents, il est bien plus sécurisé d’y procéder à partir d’une épargne européenne que d’une épargne extra-européenne. Nous partageons la même devise, les mêmes règles et le même État de droit. Il ne me semble pas que nous courrions plus de risques aujourd’hui à être financés par des Européens que dans le cadre strictement français. Encore une fois, la France est plutôt gagnante à cette mutualisation de l’épargne, dans la mesure où l’excédent d’épargne est plutôt situé dans les autres pays, quand les besoins d’investissement sont localisés chez nous.

Cette épargne n’est pas assez dirigée globalement vers l’Europe et j’ai cité plus tôt les 400 milliards d’euros qui s’orientent vers des projets extra-européens. Au-delà de cette « mauvaise » affectation géographique, il faut également relever une mauvaise affectation en termes d’instruments. Aujourd’hui, le très grand déficit de financement en France et en Europe concerne en effet les fonds propres et le capital-risque.

Rapportés à la taille de notre PIB, les fonds propres des entreprises françaises et européennes se situent environ à 90 %, contre 215 % aux États-Unis. À l’inverse, le financement par dette est proportionnellement deux fois plus élevé en France et en Europe qu’aux États-Unis. Ces chiffres sont essentiels : si un entrepreneur est financé par fonds propres, il est bien plus enclin à prendre des risques. S’il perd, il perd certes sa mise, mais s’il gagne parce que l’innovation a réussi, il bénéficie de toute la plus-value associée à cette innovation. Un investisseur en dette n’a aucun espoir de toucher plus que ce montant et n’a donc aucune tolérance vis-à-vis de sa perte. De fait, notre déficit en fonds propres et en capital-risque constitue l’une des explications de notre déficit d’investissement.

Vous avez raison de souligner l’importance des projets industriels mais il convient symétriquement de souligner que le potentiel productif ne se résume pas à l’industrie. La France dispose ainsi d’entreprises de services, qui fournissent des contributions extrêmement appréciées à nos concitoyens et sont reconnues sur la scène internationale. Il s’agit là d’un des atouts de l’économie française, qui possède autant de grandes entreprises internationales que l’Allemagne, alors que notre économie n’a pas la même taille que celle de nos voisins d’outre-Rhin.

M. Arnaud Le Gall (LFI-NFP). Vous avez évoqué dans votre intervention un aspect très important de la situation internationale actuelle : la dédollarisation tendancielle des échanges. Ce processus sera de très long terme, mais il est déjà engagé. Il est en partie lié à l’usage massif des sanctions par les États-Unis, qui conduit de nombreux pays à vouloir échanger dans d’autres monnaies. Ce phénomène est notamment lié à la déconnexion relative entre le volume d’émission de dollars et la production réelle de richesses aux États-Unis, tout en étant accéléré par la politique assez erratique de Donald Trump.

Vous plaidez en faveur du rôle international de l’euro, en vous focalisant sur une augmentation d’échelle et une unification des marchés européens de capitaux. Il convient néanmoins de veiller aux illusions en la matière : l’élargissement du marché n’est pas la seule force du dollar. Le dollar s’appuie sur une unité politique et géopolitique, une grande flexibilité de la politique monétaire, qui n’existe pas, jusqu’à preuve du contraire, en Europe.

En Europe nous connaissons un dogme, certes un peu écorné, le dogme monétariste, à tendance ordolibérale, qui refuse de voir dans la monnaie un outil politique, une arme politique. Ce dogme ne voit dans la monnaie qu’un reflet de l’économie. De plus, il existe en Europe un système de concurrence économique interne, qui nous affaiblit. Par exemple, alors que la crise était venue des États-Unis en 2008-2009, elle a essentiellement affecté l’euro et non le dollar. Envisagez-vous une remise en cause sérieuse de ce dogme, permettant ainsi à votre solution d’élargissement du marché des capitaux d’établir une monnaie vraiment concurrentielle au dollar ? Pour notre part, nous plaidons plutôt en faveur d’une monnaie commune, ce qui aurait dû être fait à Bretton Woods.

Ensuite, vous avez parlé de l’euro numérique. Lorsque l’ancien directeur de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (ANSSI) a été auditionné par la commission des affaires étrangères, je l’avais interrogé sur le fait qu’Amazon avait été choisi pour la phase test des solutions de paiement de l’euro numérique. Il nous avait alors répondu qu’il s’agissait là d’un scandale, d’un problème de souveraineté. Où en sommes-nous aujourd’hui ?

Enfin, vous recommandez des investissements massifs dans l’IA, en prenant comme référence la période du charbon et de l’acier. Mais avec qui mener ce travail ? Je ne suis pas sûr que nous gagnerions en travaillant avec Microsoft ou les Émiriens qui collaborent avec les projets Stargate aux États-Unis. Surtout, le cœur du sujet concerne bien les données numériques et leur stockage, plutôt que l’IA en tant que telle.

M. François Villeroy de Galhau. Je partage l’idée d’une dédollarisation à long terme. Par ailleurs, je n’ai pas indiqué que l’élargissement du marché des capitaux était la seule solution pour le développement du rôle international de l’euro. Il faut également mentionner les actifs sûrs et le développement du commerce libellé en euros.

Le « dogme monétariste » en Europe a peut-être existé, mais il y a longtemps, avant l’euro. Il consistait à se fonder sur les agrégats monétaires pour piloter automatiquement les taux d’intérêt en conséquence. Le conseil des gouverneurs de la BCE a su heureusement montrer que la celle-ci était bien plus pragmatique. Il n’y a pas de dogme : à chaque fois que nous pouvons baisser les taux d’intérêt tout en restant compatibles avec l’objectif d’inflation de 2 %, nous le faisons. Je rappelle à ce titre que la BCE a pratiqué des taux extrêmement bas, voire négatifs, entre 2014 et 2022, ce qui lui a d’ailleurs été reproché par certains. Elle a émis des long term refinancing operations (LTRO) à des conditions très favorables et ses taux directeurs s’établissent aujourd’hui à 2,25 % contre 4,25 % pour la banque centrale américaine (Fed), alors même que l’inflation est sensiblement identique dans les deux zones, autour de 2,2 % à 2,3 %. En conséquence, je ne crois pas que la BCE soit moins agile ou moins au soutien de la croissance que la Fed. Nous nous sommes émancipés des dogmes.

S’agissant de l’euro numérique, il me semble qu’Amazon a effectivement été l’un des cinq à dix sous-traitants. Je ne sais pas s’il s’agit d’un scandale mais cela ne m’apparaît pas bloquant pour la suite : nous construisons l’euro numérique avec des solutions qui seront européennes. Plus important, il est nécessaire de passer à l’acte et de construire cet euro numérique. J’entends les banques françaises ou européennes tenir un discours différent, selon lequel cela ne serait pas nécessaire, puisqu’elles disposent de leur propre monnaie digitale.

Mais le problème de la monnaie de banque commerciale, que nous utilisons tous avec nos cartes de crédit ou notre portable, est le suivant : elle est très dépendante d’infrastructures américaines. Si nous n’agissons pas, nous risquons d’être intermédiés par les fameux stablecoins dont je parlais précédemment. Pour contribuer à l’établissement de notre souveraineté, pour réagir à la nouvelle administration américaine, il faut construire une monnaie publique et numérique européenne.

Je rappelle que l’un des premiers executive orders de la nouvelle administration Trump, en date du 23 janvier, interdit toute forme de monnaie numérique publique aux États-Unis et promeut les actifs privés émis par des acteurs américains, les fameux stablecoins. Si nous ne construisons pas ce billet numérique, nous serons en situation de dépendance vis-à-vis d’acteurs privés et non européens sur la monnaie. Il y a donc là un enjeu de souveraineté essentiel, quelles que soient les réticences de certains acteurs privés européens.

Enfin, j’ai plaidé en faveur d’une intelligence artificielle utilisant le plus possible des acteurs européens. Il en existe quelques-uns, dont une entreprise française assez en vue. Nous ne pouvons évidemment pas passer à côté de la révolution de l’IA, qui nous mettrait à l’écart d’un mouvement de progrès économique et même de progrès de la vie quotidienne. C’est un risque que nous ne pouvons pas prendre.

M. le président Bruno Fuchs. Je cède à, présent la parole aux députés intervenant à titre individuel.

Mme Pascale Got (SOC). Vous affirmez que l’Europe doit s’imposer et asseoir sa souveraineté économique. Vous avez d’ailleurs donné des pistes pour y parvenir et avez avancé une date. Mais est-elle réaliste à l’heure où certains États membres de l’UE jouent à contre-courant ?

S’agissant de la situation financière de la France, vous faites partie de ceux qui pensent encore une fois que notre salut passe par la réduction des dépenses locales et sociales. Pensez-vous sincèrement que ce raisonnement pourra susciter une union politique ? Enfin, où en est Solvabilité II ? Est-ce l’outil du réveil de l’Europe économique ?

M. François Villeroy de Galhau. La quasi-totalité des chantiers dont j’ai parlé dans l’ordre économique et financier sont décidés à la majorité qualifiée, qu’il apparaît possible d’atteindre, a fortiori dans le cadre de la mobilisation générale dont je parlais. Il me semble à ce titre que la conjoncture franco-allemande est désormais plus favorable. Ce moteur franco-allemand, parfois décrié par certains, est indispensable. Plus précisément, il est nécessaire mais non suffisant.

Je ne crois pas avoir parlé de réduction de dépenses sociales et locales mais de stabilité en volume, c’est-à-dire après prise en compte de l’inflation. Je parle ici de stabilité globale, dans la mesure où une certaine augmentation des dépenses sociales sera nécessaire, compte tenu du vieillissement. Il est ainsi possible d’imaginer une stabilité locale associée à un effort de réduction du côté de l’État. Je crois profondément au service public, à notre modèle social ; raison de plus pour lui appliquer une exigence d’efficacité.

Il n’y a rien d’idéologique : comme je l’ai indiqué précédemment notre niveau de dépenses publiques atteint neuf points de PIB de plus que nos voisins européens. Allons regarder, secteur par secteur, ce qui fonctionne mieux dans certains pays. Je ne pense pas ici uniquement à l’Allemagne, mais aussi à l’Espagne, aux pays scandinaves.

La directive « solvabilité II » est, dans le domaine assurantiel, l’équivalent de « Bâle III » pour les banques. Elle s’applique depuis plusieurs années et vient de faire l’objet d’une révision, qui n’empêche pas les assureurs d’investir dans l’économie française, et en particulier dans les entreprises, même si la profession a pu témoigner de quelques mouvements d’humeur à son égard. Mais je connais peu de professions qui saluent une régulation qui leur est applicable. Quoi qu’il en soit, les placements en actions des assureurs ont ainsi tendance à augmenter depuis quinze ans. « Solvabilité II » représente selon moi un bon point d’équilibre.

M. Michel Guiniot (RN). Votre audition de ce jour est liée au défi posé aux États de l’UE et aux économies européennes par le nouveau contexte politique et commercial international. Vous avez décrit une situation qui ne donne pas spécialement envie. Pourtant, vos services ont fait part, le 5 mai, d’une initiative régionale financée par l’Europe pour soutenir les banques centrales africaines. Pourquoi la réponse aux défis qui se présentent à nous passe-t-elle par l’accroissement de nos dépenses ?

Vos services ont également fait part d’une lettre que vous avez adressée au président de la République sur la manière d’agir face au basculement américain. Dans celle-ci, vous recommandez notamment la réalisation d’une union pour l’épargne et l’investissement. Alors que les fleurons industriels et artisanaux nationaux ferment en raison de la concurrence déloyale de l’Europe de l’Est et de l’Asie, comment des investissements publics à l’échelle européenne pourront-ils soutenir les entreprises des pays contributeurs nets ?

M. François Villeroy de Galhau. Je ne suis pas précisément informé de l’initiative du 5 mai dont vous avez fait mention mais nous pourrons vous apporter quelques précisions ultérieurement si vous souhaitez. En revanche, je salue la coopération entre, d’une part, la Banque de France et la BCE et, d’autre part, les banques centrales africaines ; il en va des intérêts de chacune des parties et je précise que les sommes engagées ne sont pas très importantes. En tant que banques centrales, nous prenons modestement notre part au partenariat pour le développement. L’Institut bancaire et financier international (IBFI) est ainsi un institut de formation qui mène des actions, non seulement vis-à-vis des banques centrales africaines mais aussi latino-américaines ou asiatiques. Il participe ainsi à sa manière à la stabilité internationale que nous souhaitons tous.

S’agissant de l’union pour l’épargne et l’investissement, je répète que, pour la France, l’épargne européenne constitue l’un des moyens de financement les plus accessibles et les plus sûrs. À l’heure où nous nous dirigeons malheureusement vers une forme de fragmentation commerciale et financière, il est très important que nous puissions mobiliser cette épargne européenne. Se limiter à l’épargne française pour financer le développement de l’économie française constituerait un choix perdant, à la fois pour notre dette publique – que nous payerions nettement plus cher –, mais aussi pour le développement de nos entreprises. Cette épargne doit naturellement être soumise à des règles, mais il s’agit en l’espèce de nos voisins proches, avec lesquels nous avons développé une relation de confiance et de prospérité solide.

Mme Sylvie Josserand (RN). Ma question porte sur l’euro numérique, de nature à permettre une surveillance généralisée des citoyens par le contrôle des achats et des transactions financières. Le comité européen de la protection des données a pris position à l’été 2021, afin que le projet intègre un principe de respect de la vie privée et de protection des données par défaut et dès la conception.

Or, lors d’un séminaire organisé par Eurofi à Varsovie en avril dernier, vous avez déclaré à propos de l’euro numérique : « La vitesse est essentielle. Agissons plus vite et plus fort ». Compte tenu des risques d’atteinte à la sphère privée par l’intrusion d’instances financières de contrôle, ne vous semble-t-il pas nécessaire, plutôt que d’aller vite, de prendre le temps de consulter les Parlements nationaux et d’apprécier les incidences de l’euro numérique en matière de gestion de l’anonymat et d’État de droit ?

M. François Villeroy de Galhau. J’ai effectivement dit qu’il fallait aller vite et fort, pour des raisons de souveraineté, dans la mesure où la seule alternative à l’euro numérique serait le développement de monnaies privées émises par des acteurs privés non européens, probablement américains.

Vous soulevez par ailleurs une préoccupation parfaitement légitime, relative à la protection de la vie privée. Des garanties devront figurer à ce titre dans les textes en discussion au conseil des ministres et au Parlement européen. La Banque de France n’ouvre plus de comptes privés depuis 2004 et n’a pas la moindre intention d’avoir accès aux données concernant les citoyens. Les dispositifs existants aujourd’hui sur les données bancaires s’appliqueront : en cas de transaction suspecte, la banque devra effectuer un certain nombre de déclarations de soupçon car l’euro numérique ne doit pas être un instrument de blanchiment. Il ne sera pas non plus utilisé à des fins de surveillance ou de traçabilité de nos concitoyens. Les libertés publiques demeurent naturellement un impératif.

Je sais que ce débat existe. Je le prends au sérieux et j’estime que nous pouvons y apporter des réponses crédibles. En revanche, je ne voudrais pas que ce débat à propos des libertés publiques nous fasse manquer le débat clé, qui porte sur la souveraineté.

Mme Sophia Chikirou (LFI-NFP). Le 20 mars dernier, lors d’un colloque, vous avez terminé votre discours en rappelant la nécessité de bâtir une souveraineté financière européenne « en granit ». Quelle est votre opinion sur la création d’une monnaie commune mondiale de référence, que nous proposons dans le programme L’avenir en commun porté par La France Insoumise ?

Ensuite, comment évaluez-vous les initiatives portées par les BRICS – et notamment la Chine –, qui cherchent à contourner l’hégémonie de la monnaie américaine, à travers la réduction des paiements en dollars, ou encore avec le développement progressif du système chinois CIPS (China International Payments System), en concurrence avec le système SWIFT (Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunications) ? Selon vous, s’agit-il d’une initiative bienvenue ? Est-elle complémentaire de l’option d’une monnaie européenne numérique ? Enfin, en tant que président de la Banque des règlements internationaux, considérez-vous qu’elle est en mesure de remettre en cause à long terme l’hégémonie du dollar ?

M. François Villeroy de Galhau. Vous faites référence à un colloque historique qui s’est déroulé à la Banque de France le 20 mars dernier, à l’occasion duquel nous avons mis en exergue une citation de notre fondateur, Bonaparte, alors premier consul. Il considérait ainsi que la Banque de France, le Conseil d’État et d’autres institutions constituaient une « masse de granit jetée sur le sol de France ».

À titre personnel, j’éprouve une certaine sympathie à l’égard d’une monnaie commune mondiale, mais considère que ses chances de réalisation sont très faibles à l’heure actuelle, pour le dire avec euphémisme. Nous n’y sommes pas parvenus en 1944, en dépit de la proposition du grand Keynes. En revanche, il existe un véritable dialogue et une réelle confiance entre les banquiers centraux, dans le cadre de la Banque des règlements internationaux, qui ont pu être utiles lors de certaines crises.

Il est très tôt pour juger les initiatives des BRICS, notamment en matière de paiement. Cependant, je considère que nous devons sans doute nous diriger vers un système monétaire plus diversifié, dans lequel l’euro devra jouer un rôle. Néanmoins, je demeure prudent quant à l’idée de promouvoir un système de paiement fragmenté. Les architectures de paiement telles que SWIFT ne sont certes pas parfaites et des systèmes de paiement instantané se développent, y compris dans des pays du Sud tels que le Brésil ou l’Inde. Nous devons plutôt viser l’interconnexion de ces systèmes de paiement et, de temps en temps, leur ouverture à de nouveaux partenaires.

Mais nous y perdrions encore plus si nous devions ajouter une fragmentation monétaire et une fragmentation des paiements à la fragmentation commerciale que nous voyons se dessiner. Cela contribuerait à un appauvrissement de la planète. Je souligne à ce titre que, très souvent, le recul de la coopération internationale pèse d’abord sur les pays les plus pauvres ou les consommateurs les plus pauvres des pays riches, parce qu’ils consomment plus de biens importés, ou parce qu’ils n’ont pas le pouvoir de s’imposer dans le commerce international.

M. Pierre Pribetich (SOC). En octobre 2024, Donald Trump et ses fils ont lancé une entreprise de cryptoactifs appelée World Liberty Financial. Elle a mis sur le marché le stablecoin USD1, dont l’ambition consiste à rivaliser avec d’autres cryptoactifs du même type. De fait, la fortune du président américain a bondi de 3 milliards de dollars uniquement grâce à ces cryptoactifs. Que pense le gouverneur de la Banque de France d’un président des États-Unis capable de prendre des décisions susceptibles de favoriser son propre outil, un outil de développement de capitalisme absolu ?

M. François Villeroy de Galhau. Le gouverneur de la Banque de France n’a pas à commenter les sujets légitimes et aigus de politique intérieure américaine. Cependant, il peut, à titre personnel, exprimer une certaine sympathie pour votre question.

M. le président Bruno Fuchs. Je vous remercie d’avoir répondu à nos questions avec beaucoup de précision et d’engagement.

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La séance est levée à 16 h 35.

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Membres présents ou excusés

 

Présents. – Mme Sophia Chikirou, Mme Stella Dupont, M. Nicolas Forissier, M. Bruno Fuchs, Mme Pascale Got, M. Michel Guiniot, Mme Sylvie Josserand, M. Arnaud Le Gall, M. Pierre Pribetich, M. Aurélien Taché, Mme Dominique Voynet

 

Excusés. – Mme Nadège Abomangoli, M. Hervé Berville, M. Bertrand Bouyx, Mme Eléonore Caroit, M. Olivier Faure, M. Marc Fesneau, M. Perceval Gaillard, Mme Brigitte Klinkert, Mme Amélia Lakrafi, Mme Marine Le Pen, M. Jean-Paul Lecoq, M. Laurent Mazaury, Mme Nathalie Oziol, Mme Mathilde Panot, M. Frédéric Petit, Mme Maud Petit, Mme Sabrina Sebaihi, Mme Michèle Tabarot, M. Laurent Wauquiez, Mme Estelle Youssouffa