Compte rendu

Commission des finances,
de l’économie générale
et du contrôle budgétaire

 

–  Audition de M. Franck Von Lennep, ancien directeur général de la sécurité sociale, dans le cadre des travaux menés pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 (article 5 ter de l’ordonnance n° 58‑1100 du 17 novembre 1958)              2

  Présences en réunion...........................21

 


Jeudi
5 décembre 2024

Séance de 12 heures

Compte rendu n° 058

session ordinaire de 2024-2025

 

 

Présidence de

M. Éric Coquerel,

Président

 

 


  1 

La Commission auditionne M. Franck VON LENNEP, ancien directeur général de la sécurité sociale, dans le cadre des travaux menés pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 (article 5 ter de l’ordonnance n° 58 1100 du 17 novembre 1958)

 

M. le président Éric Coquerel. Nous poursuivons nos auditions en recevant M. Franck Von Lennep, directeur de la sécurité sociale jusqu’en avril 2024, à qui je présente toutes mes excuses pour le retard dû au débordement de la précédente audition.

Je rappelle que cette réunion relève du régime des auditions des commissions d’enquête prévu par l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires. Elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale, et un enregistrement audiovisuel sera ensuite disponible à la demande.

Monsieur Von Lennep, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Franck Von Lennep prête serment.)

 

M. Franck Von Lennep, ancien directeur de la sécurité sociale. Je précise, même si cela va de soi, que je m’exprimerai uniquement au titre de mes anciennes fonctions de directeur de la sécurité sociale, sans aucunement engager l’institution à laquelle j’appartiens aujourd’hui.

Je commencerai par quelques éléments concernant le fonctionnement du pilotage financier de la sécurité sociale, bien connu de ceux qui suivent ces questions, mais peut-être un peu moins des membres de la commission des finances.

La direction de la sécurité sociale (DSS) couvre le champ des régimes obligatoires de base de la sécurité sociale, et non l’ensemble du champ des Asso, les administrations de sécurité sociale, qui englobe aussi, par exemple, les régimes complémentaires de retraite et l’Unedic. Les régimes obligatoires de base représentaient à peu près 600 milliards d’euros de recettes et de dépenses en 2023.

S’agissant de la transparence de l’information, qui est un des objets de vos auditions, le pilotage de la sécurité sociale s’inscrit dans un cadre institutionnel très ancien, qui a maintenant plus de quarante ans : celui de la présentation des comptes de la sécurité sociale au sein des commissions des comptes de la sécurité sociale. Elles réunissent deux fois par an, fin mai puis fin septembre et début octobre, des parlementaires, des partenaires sociaux et des acteurs du système social, sous l’égide d’un secrétaire général, membre de la Cour des comptes. Ces commissions permettent de présenter en mai l’actualisation des comptes de la sécurité sociale pour l’année en cours puis, fin septembre et début octobre, une nouvelle actualisation ainsi qu’une prévision pour l’année suivante, sans les mesures prévues dans le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS). Cela permet d’avoir des documents très riches sur les déterminants des recettes et des dépenses pour l’année en cours et, à l’automne, pour l’année suivante. Tous les sujets techniques liés aux choix qui sont faits sont ainsi transparents.

Autre spécificité de la sécurité sociale en matière de pilotage, les dépenses exécutées au titre de l’Ondam, l’objectif national de dépenses d’assurance maladie, qui représentent un peu plus de 250 milliards d’euros, font l’objet d’un suivi spécifique dans le cadre du Comité d’alerte sur l’évolution des dépenses d’assurance maladie, qui comprend trois personnalités qualifiées et dont le président appartient aussi à la Cour des comptes. Le Comité d’alerte permet d’exercer un suivi sur l’exécution de l’Ondam en cours d’année, en avril, mai et octobre, et en fin d’année sur la construction de l’Ondam de l’année n + 1.

J’en viens aux principales caractéristiques des prévisions et du suivi de l’exécution.

La sécurité sociale fait l’objet d’une comptabilité en droits constatés, très différente de la comptabilité de caisse à laquelle vous êtes habitués s’agissant de l’État. Dans la comptabilité en droits constatés, les encaissements mois par mois n’ont pas du tout la même valeur et ne produisent pas le même enseignement sur ce que sera l’année. Des choix sont à faire au sujet des provisions ou des produits à recouvrer au moment où on établit les comptes. Le suivi des comptes doit donc être considéré avec un peu de recul. Quand on arrête les comptes de la sécurité sociale au mois de mars, il reste encore beaucoup d’hypothèses, par exemple sur les dépenses d’assurance maladie. Toutes les dépenses jusqu’au 31 décembre précédent ne sont pas encore connues à ce stade, ce qui implique un nombre important de provisions. Il en est de même pour les recettes. Le recouvrement des cotisations sociales assuré par l’Acoss (Agence centrale des organismes de sécurité sociale) n’est pas de 100 % : il existe des plans d’apurement et le recouvrement, par la suite, des recettes au titre de l’année N fait l’objet de beaucoup d’hypothèses.

S’il y a un peu de dépenses de guichet du côté de l’État où elles ne sont qu’une minorité, c’est le contraire pour ce qui concerne la sécurité sociale. Il existe quelques enveloppes fermées, mais la grande majorité des dépenses sont de guichet, avec la complexité en matière de prévision et surtout la difficulté de pilotage au niveau infra-annuel que cela implique. Il est certes possible de piloter les dépenses de guichet, on le voit pour celles de l’assurance maladie, mais cela demande souvent des choix politiques qui ne peuvent se traduire par des décrets d’annulation mais par des mesures concrètes qu’il n’est pas toujours très facile de prendre.

S’agissant des recettes, qui me permettront d’en venir un peu plus concrètement au rôle de la direction de la sécurité sociale en matière de prévision, la sécurité sociale est encore financée assez massivement par des cotisations sociales et de la contribution sociale généralisée (CSG), mais elle repose également sur des recettes fiscales. Sur le total de 600 milliards d’euros, on compte environ 300 milliards de cotisations, 50 milliards de cotisations d’équilibre du système de retraite, versées par l’employeur, un peu plus de 100 milliards de CSG et enfin 100 milliards de recettes fiscales, dont à peu près 50 milliards – ce sont des ordres de grandeur – de TVA. La sécurité sociale reçoit à peu près un quart de la TVA afin de compenser les pertes de recettes liées aux allègements de cotisations. La DSS n’intervient pas du tout, et c’est normal, pour les prévisions de recettes au titre de la TVA. Elle intervient, en revanche, pour les prévisions concernant les autres recettes – une partie des recettes fiscales, dont certaines sont assises sur la masse salariale, comme le forfait social, alors que d’autres peuvent relever de la fiscalité comportementale, comme les droits sur les tabacs, et les autres recettes assises sur la masse salariale, notamment les cotisations sociales et la CSG.

Lors de l’élaboration du PLFSS pour l’année n + 1, la direction générale du Trésor arrête l’hypothèse d’évolution de la masse salariale, en lien avec son modèle macroéconomique et l’ensemble de ses variables. À partir de cette hypothèse, la direction de la sécurité sociale construit le scénario de recettes, en particulier pour les cotisations et la CSG. En cours d’année, le suivi infra-annuel et l’actualisation de la masse salariale de l’année N font l’objet d’une discussion entre la direction générale du Trésor et la DSS, celle-ci s’appuyant sur des échanges en cours d’année avec l’Acoss, qui perçoit les recettes et suit l’exécution de celles assises sur la masse salariale.

L’année 2023 a encore été une année très particulière pour l’ensemble des prévisions, y compris du côté de la DSS. L’inflation a évidemment eu en 2022 et 2023 des conséquences très directes sur notre capacité à évaluer précisément les recettes et les dépenses. C’est vrai des dépenses dans le champ de l’Ondam, qui est une norme en valeur susceptible d’être affectée par l’inflation. Les indemnités journalières, par exemple, sont très directement corrélées à l’augmentation du smic, donc à l’inflation. C’est vrai aussi des recettes. Dans le cadre de nos prévisions concernant l’évolution des cotisations sociales, par exemple, nous avions des simulations et des hypothèses à faire au sujet du poids des allègements généraux de cotisations. Ils ne peuvent se calculer selon l’évolution moyenne de la masse salariale, mais en fonction de l’évolution de chaque niveau de salaire, les allègements généraux étant décroissants. La manière dont l’inflation touche l’évolution des salaires, bas et médians, a donc une traduction très directe sur le calcul des allègements généraux, qui fait partie des travaux menés par la direction de la sécurité sociale.

Je rappellerai, en conclusion, quelques chiffres concernant la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) pour 2023 : le déficit de la sécurité sociale, qui était initialement estimé, en septembre 2022, à 7,1 milliards, a été revu à la hausse, à 8,7 milliards, dans la LFSS pour 2024, au sein de la partie rectificative concernant 2023, et il s’est finalement élevé à 10,8 milliards en exécution. Je ne veux surtout pas minorer le fait qu’il y a eu des erreurs de prévision, en particulier à propos de la masse salariale, mais je ne crois pas, compte tenu de l’ordre de grandeur – il est question de 7 à 10 milliards d’euros –, que cela ait très profondément affecté les choix, et leurs motivations, à faire pour assurer le pilotage de la sécurité sociale. Quand on regarde les chiffres pour 2024 et 2025, dans le dernier PLFSS, on voit par ailleurs que la trajectoire de la sécurité sociale au cours des prochaines années est très dégradée. Au-delà des prévisions pour 2023, la question de fond qui se pose pour la sécurité sociale est celle des mesures de redressement à prendre pour essayer de revenir à l’équilibre à moyen terme.

M. le président Éric Coquerel. Merci, monsieur Von Lennep. Je tiens à préciser que le serment n’est pas formel dans les réponses que vous formulerez.

Je vous interrogerai d’abord sur la révision de la trajectoire, effectuée en avril 2024 dans le cadre du programme de stabilité, soit peu de temps après l’adoption de la loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023. Les soldes des régimes obligatoires de base de sécurité sociale (Robss) et du fonds de solidarité vieillesse (FSV) ont alors été dégradés après le retrait de certaines « hypothèses favorables » non documentées. Devons-nous en conclure que la trajectoire présentée lors de l’examen du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) pour 2023 était irréaliste ?

M. Franck Von Lennep. Je préciserai d’abord que le programme de stabilité est piloté par la direction générale du Trésor ; ce document n’est donc pas écrit par la DSS.

Les prévisions qui figurent dans le PLFSS pour 2024 ont été arrêtées à l’automne 2023. La révision de ces prévisions, intervenue en avril 2024, tient compte de l’évolution des recettes – objet majeur de cette commission d’enquête. En effet, la masse salariale et les recettes de TVA ont été moins importantes que prévu, ce qui a abouti à une dégradation du solde exécuté. Il y a eu un effet de base et une révision à la baisse des recettes pour l’année 2024.

Entre janvier et avril 2024, la DSS a étudié la dégradation de la prévision de déficit en 2024, laquelle a été présentée lors de la commission des comptes de la sécurité sociale de mai. Le déficit est ainsi passé de 10 à environ 16 milliards d’euros. Il s’agit non de la suppression d’hypothèses favorables, mais d’une dégradation des recettes.

M. le président Éric Coquerel. On apprend que l’actualisation des trajectoires a été l’occasion d’apurer le double compte de l’effet en recettes de la réforme des retraites. Pourriez-vous nous expliquer quel est ce double compte, qui est venu augmenter les effets attendus de cette réforme sur les finances publiques ?

M. Franck Von Lennep. Vous faites référence à un débat qui a eu lieu lors de l’examen de la réforme des retraites, au début de l’année 2023, lorsque certains économistes se sont penchés sur le texte et l’étude d’impact du gouvernement, et ont établi leurs propres projections.

Le programme de stabilité publié en 2022 et les hypothèses économiques sur lesquelles le Conseil d’orientation des retraites (COR) s’est fondé, cette même année, pour établir les projections qui ont servi de base à la réforme des retraites de 2023, incluaient une augmentation de l’emploi à l’horizon 2027, eu égard aux différentes réformes ayant vocation à favoriser cette tendance  celle des retraites, mais aussi celles de l’assurance chômage ou encore de l’apprentissage.

Rappelons qu’une réforme des retraites réduit les dépenses – les travailleurs arrêtant plus tardivement leur activité, il y a moins de dépenses de pensions – et accroît les recettes, car ces mêmes travailleurs cotisent plus longtemps. La question fut donc de savoir si ces cotisations supplémentaires figuraient déjà dans le contrefactuel du COR, ou si nous pouvions les ajouter. Le choix a été fait par le gouvernement de les ajouter, mais certains ont pensé que ce n’était pas justifié. La vérité se trouve certainement à mi-chemin. Une part des recettes issues de la réforme des retraites étaient certainement déjà incluses dans le contrefactuel, mais le programme de stabilité ne portait que jusqu’en 2027. Or la réforme des retraites produira ses effets jusqu’à l’horizon 2030 – horizon à partir duquel le gouvernement prévoyait le retour à l’équilibre du système de retraite dans son ensemble. Il y avait donc bien des recettes à ajouter par rapport à ce que comptabilisait le programme de stabilité.

C’est pour cette raison que la direction de la sécurité sociale, dans une note évaluant les écarts entre les prévisions et les recettes effectivement perçues, a pu signaler l’existence d’un double compte au début, mais pas à la fin des effets de la réforme des retraites. Pour l’année 2024, on ne parle ici que de quelques centaines de millions d’euros ; 500 millions au maximum.

M. le président Éric Coquerel. À l’aune de ces éléments, je m’interroge tout de même sur la sincérité des recettes attendues. L’objectif n’était-il pas de rendre acceptable une réforme refusée par tous ? D’ailleurs, une telle situation s’est-elle déjà produite ? Car si les prévisions majorent artificiellement les recettes pour se conformer à la communication du gouvernement, il ne faut pas s’étonner de se retrouver avec un écart important à l’arrivée.

M. Franck Von Lennep. Cette situation se produit systématiquement. Toutes les précédentes réformes des retraites ont tenu compte des recettes supplémentaires qu’elles produisaient.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Et des dépenses supplémentaires !

M. Franck Von Lennep. En l’occurrence, les dépenses supplémentaires figuraient dans les prévisions. À cet égard, en 2023, la réforme des retraites accroît les dépenses et dégrade le solde des régimes de retraite d’environ 400 millions d’euros, en raison de la revalorisation des petites retraites, qui surcompense les gains liés à l’application de la réforme à la première marche d’âge, en septembre de cette année-là. Ce coût était bien évidemment inclus dans la présentation du texte.

En définitive, il est logique que les recettes supplémentaires générées par une réforme des retraites soient prises en compte. Tous les économistes sont d’accord : les gens travaillent plus longtemps, donc versent davantage de cotisations ; cela ne fait pas débat. La question, j’y reviens, était de savoir quelle part de ces recettes n’était pas déjà incluse dans le programme de stabilité. Les effets de la réforme devant se produire sur dix ans, il est pour moi sûr et certain que tous les gains ne pouvaient y figurer.

Quel est le bon équilibre ? Honnêtement, les modèles macroéconomiques utilisés sont compliqués. Le gouvernement a estimé qu’il fallait ajouter 100 % des recettes. Peut-être aurait-il fallu se contenter de 80 %, mais, de toute façon, cela ne change rien à la présentation globale de la réforme sur dix ans.

M. le président Éric Coquerel. Je souhaite vous interroger aussi sur les hypothèses trop optimistes concernant la masse salariale.

Selon une note du 16 mars dernier, la surestimation de 0,6 point de la masse salariale s’explique par une moins-value de recettes de cotisations et de CSG de 1,2 milliard d’euros. Dans son avis sur le projet de loi de finances de fin de gestion 2023, le Haut Conseil des finances publiques (HCFP) émettait déjà certaines réserves : « La croissance prévue de la masse salariale marchande non agricole – + 6,5 % – apparaît désormais un peu élevée compte tenu de son ralentissement au cours de l’été. »

De plus, à la lecture du rapport de l’Inspection générale des finances (IGF) sur les prévisions de recettes des prélèvements obligatoires, je comprends qu’une partie de cette surestimation aurait pu être évitée : « Un suivi plus rapproché de la masse salariale aurait permis de prendre connaissance plus tôt de la divergence entre les prévisions et l’exécution. »

Avez-vous alerté suffisamment tôt des risques relatifs aux recettes ?

M. Franck Von Lennep. C’est une question de fond. Est-il tout simplement possible de tenir compte de signaux faibles au cours d’un débat parlementaire ? En toute transparence et avec le recul, voici les enseignements que j’en tire.

Lorsque le PLFSS pour 2024 est élaboré par la direction générale du trésor et la direction de la sécurité sociale, en septembre 2023, nous tablons sur une progression de la masse salariale de 6,3 % – je retiens le chiffre hors prime de partage de la valeur, qui ne fait pas l’objet de cotisations. Après coup, il est clair que ce chiffre semble très élevé, mais cela n’avait rien d’évident à l’époque, eu égard aux documents dont nous disposions pour arrêter cette hypothèse. À cet égard, je précise que toutes les prévisions sont calculées par les équipes techniques des directions de Bercy et en aucune façon par les cabinets ministériels.

Pour ce qui concerne la DSS, nous avions comme référence la note de conjoncture trimestrielle de juin de l’Insee, qui indiquait que l’évolution du salaire moyen en 2023 devrait être de + 5 ou + 5,1 %. Et s’ajoute à ce chiffre celui de l’évolution moyenne de l’emploi, que nous avions estimé à + 1,2 ou + 1,3 % – il ne figurait pas dans la note de l’Insee –, nous atteignions alors les + 6,3 %.

J’ajoute que l’Acoss, qui produit chaque mois un suivi conjoncturel et une évolution en glissement annuel, évaluait également la progression de la masse salariale à 6,3 %, sur le fondement des derniers chiffres disponibles, à la fin août, début septembre.

Notons d’ailleurs qu’en septembre 2023, le HCFP, dans son avis sur le PLF et le PLFSS pour l’année suivante, jugeait cette estimation plausible.

Ce n’est qu’entre octobre et décembre 2023 que nous nous sommes progressivement rendu compte, sur la base de signaux faibles, que le chiffre de 6,3 % était un peu élevé. En nous fondant sur la note de conjoncture suivante de l’Insee, parue en octobre, et sur nos hypothèses sur l’évolution de l’emploi, nos prévisions initiales n’étaient pas pour autant invalidées, notre estimation se situant alors entre 6,2 et 6,3 %.

La note de conjoncture de l’Insee qui, pour la première fois, fait état d’une dégradation et donc d’une moindre progression du salaire moyen est celle du 14 décembre, ce qui est beaucoup trop tard pour en tenir compte dans le PLFSS pour 2024.

Certes, fin octobre déjà, le HCFP indique que notre prévision est certainement trop optimiste et que le chiffre se situera plus probablement autour des 6 %. Cependant, au même moment, l’Acoss ne revoit à la baisse sa propre hypothèse que de 0,1 point, à 6,2 %. La DSS ne prend ainsi conscience du fait que le véritable chiffre se situera autour de 6 % – ce fut encore moins, en définitive – qu’à la fin novembre ou au début décembre, sachant que le PLFSS a été définitivement adopté le 1er décembre.

Quoi qu’il en soit, ainsi que vous l’a dit, sauf erreur de ma part, Mélanie Joder le 3 décembre, la question principale n’était pas tant de tenir compte de cette nouvelle estimation de l’évolution de la masse salariale pour l’année 2023, qui était presque terminée, mais pour l’année suivante, car l’effet de base et les prévisions macroéconomiques s’en trouvaient modifiés. Or, cela, la DSS n’en est pas capable.

En fin de compte, fallait-il, sur le fondement de la légère dégradation des hypothèses d’évolution de la masse salariale dont nous disposions fin novembre, modifier dans l’urgence les chiffres pour l’année en cours et celle à venir ? Et, le cas échéant, en aurions-nous été capables ? Je n’en suis pas certain.

En décembre, à l’occasion de la note que la DSS produit chaque année avant Noël sur le solde révisé des comptes de la sécurité sociale pour l’année en cours, nous avons prévenu nos ministres de tutelle et leurs cabinets que la prévision de progression de la masse salariale était moins élevée que celle qui figurait dans le PLFSS pour 2024. Nous avons alors établi une nouvelle hypothèse de solde – qui s’est d’ailleurs avérée plus pessimiste que l’arrêté des comptes, trois mois plus tard – dans laquelle les recettes étaient revues à la baisse, en raison de la dégradation de l’évolution de la masse salariale, ainsi que du produit de la TVA dont nous avaient fait part nos collègues de Bercy.

M. le président Éric Coquerel. Avec la concentration des salaires au niveau du smic, niveau qui fait l’objet d’exonérations de cotisations sociales, la masse salariale devient de moins en moins taxable. En effet, même si les salaires augmentent, ils se font rattraper par le niveau du smic et sont ainsi moins soumis aux cotisations. Dans quelle mesure ce phénomène contribue-t-il à expliquer la surestimation de la masse salariale ?

M. Franck Von Lennep. J’insiste sur le fait que la DSS et la direction générale du Trésor déterminent conjointement l’évolution de la masse salariale pour l’année en cours et que la direction générale du Trésor l’établit seule pour l’année à venir. Une fois que nous avons construit cette hypothèse de masse salariale, nous élaborons des scénarios de recettes.

À cet égard, si la masse salariale constitue l’assiette, les recettes ne sont pas exactement proportionnelles à son évolution, car il y a d’autres paramètres à prendre en compte. Il faut estimer la répartition entre masse salariale plafonnée et masse salariale déplafonnée, car les cotisations de la sécurité sociale ne sont pas les mêmes au-dessus et en dessous du plafond. Et, comme je le disais dans mon propos liminaire, il faut aussi bâtir des hypothèses sur l’évolution différenciée des salaires suivant leur niveau.

Or, en 2023, il y a eu des évolutions importantes du smic, si bien que les salaires qui se situaient à ce niveau ont progressé plus vite que ceux à un niveau plus élevé. En effet, la diffusion des effets de l’inflation dans le reste de l’échelle des salaires a été moins rapide qu’au niveau du smic. Pour la sécurité sociale, dans cette configuration, il est vrai que le taux moyen d’exonération, dans le cadre des allègements généraux, augmente.

Je précise que la DSS élabore bien des hypothèses relatives aux allègements généraux lors de la préparation du PLFSS. Celle que nous avions retenue en septembre 2023 était d’ailleurs assez dynamique, car nous avions constaté que le niveau du smic était lui-même plus dynamique que le reste des salaires. Il s’est d’ailleurs avéré, lors de l’arrêté des comptes, que nous avions surévalué les allègements généraux, car nous avions surévalué la masse salariale. Celle-ci a finalement progressé de 5,7 %, au lieu de 6,3 %, mais il y a aussi eu moins d’allègements généraux que prévu.

Notre évaluation des allègements généraux de septembre 2023 était assez bonne et proche de notre hypothèse de recettes totales. Mais eu égard à la somme qu’ils représentent – actuellement 80 milliards d’euros –, ce n’est vraiment pas chose aisée que de bâtir des simulations, particulièrement lorsqu’on manque de références récentes, car je rappelle qu’en 2023, l’inflation a progressé de 10 % en deux ans, ce qui n’était pas arrivé depuis très longtemps. Nous ne disposions donc pas de données récentes sur lesquelles nous appuyer pour anticiper sa diffusion sur les salaires ; or les statisticiens ont besoin de ces références passées. C’est ainsi qu’en 2022, nous avons sous-estimé les allègements généraux pour 2023, mais nous avons révisé nos évaluations en cours de route dès que nous avons reçu les informations de l’Insee au sujet de l’évolution des salaires.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Je vous remercie, monsieur Von Lennep, pour ces premiers éléments. M. le président a déjà posé plusieurs des questions que je prévoyais et vous l’avez déjà en partie évoqué, mais pourriez-vous préciser la nature des relations que la DSS entretient presque au quotidien avec les autres directions, à commencer par celle du budget, ainsi que la manière dont se font les arbitrages avec les cabinets ministériels ?

Par ailleurs, à quel moment avez-vous alerté sur la dégradation des recettes et de la masse salariale, qui est au cœur des évaluations ?

M. Franck Von Lennep. Ce que je n’ai pas dit en introduction, c’est que la direction de la sécurité sociale est la seule à être sous une double tutelle, celle du ministre de l’économie ou des comptes publics, suivant l’organisation de Bercy, et celle du ou des ministres des affaires sociales, selon les gouvernements. Nous sommes donc proches des autres directions de Bercy ; nous participons très régulièrement à des réunions communes et nous coopérons constamment.

Cinq ou six fois par an, au premier trimestre, avant et pendant l’été, lors de l’élaboration du PLF et du PLFSS et en fin d’année, nous organisons des réunions institutionnalisées au cours desquelles nos directions opèrent l’arbitrage des recettes. Jérôme Fournel l’a dit lors de l’audition précédente, s’il est arrivé que des membres des cabinets participent à de telles réunions d’arbitrage – j’ai moi-même présidé des réunions en leur présence –, ce n’est plus du tout le cas. Chaque direction, sur la base de son expérience et des données dont elle dispose, confronte ses prévisions à celles des autres, dans le but d’arrêter l’hypothèse la plus réaliste possible.

La DSS participe aux réunions de recettes des administrations de sécurité sociale, mais pas des recettes de l’État. D’autres directions de Bercy y sont également présentes et nous envisageons toutes les recettes, à l’exception de la TVA – qui relève des autres directions, la DSS se contentant d’en reprendre les hypothèses –, des cotisations et de la CSG. Celles-ci font l’objet de réunions mensuelles entre la DSS et l’Acoss, qui est la mieux placée pour en suivre l’exécution en cours d’année. La DSS donne ainsi de manière quasi hebdomadaire son appréciation à la direction générale du Trésor sur l’évolution des recettes issues des cotisations et de la CSG.

Les ministres de Bercy sont évidemment informés de toutes les évolutions relatives aux finances publiques – la note du 7 décembre n’étant qu’un exemple – par la direction générale du Trésor et la direction du budget. En revanche, ce n’est absolument pas le rôle de la DSS. Nous n’en avons pas la compétence et nous ne nous prononçons que sur la sécurité sociale. À cet égard, compte tenu de notre double tutelle, nous adressons nos notes à la fois aux ministres de Bercy et aux ministres des affaires sociales.

Ainsi, comme je l’expliquais, en décembre 2023, nous avons prévenu nos ministres de tutelle de la baisse des recettes issues des cotisations en raison de la dégradation de la progression de la masse salariale. Puis, en janvier, le 24 si je ne fais pas erreur, je signe une note relative à l’impact de cette dégradation sur les prévisions macroéconomiques pluriannuelles – étant entendu que nous n’avons ni la mission ni la capacité d’établir un scénario actualisé. C’est la direction générale du Trésor qui le fera en février lors de ses prévisions d’hiver, puis en avril pour le programme de stabilité.

J’y insiste : pour ce qui nous concerne, nous alertons simplement sur l’impact des moindres recettes perçues en 2023 sur l’effet de base. La note de janvier 2024 vise à prévenir les ministres, et notamment Catherine Vautrin, qui vient d’entrer en fonction, que non seulement la sécurité sociale est en déficit à court terme, mais que celui-ci s’accroîtra jusqu’en 2027, ce qui pose un problème de reprise de dette par la Caisse d’amortissement de la dette sociale (Cades).

La deuxième alerte intervient en avril. La note que je signe chaque année à cette époque pour commencer à préparer le prochain PLFSS intègre le nouveau scénario macroéconomique du programme de stabilité – scénario dégradé par rapport à celui figurant dans le PLFSS pour 2024. Je fais le point sur les comptes et formule alors de premières propositions de redressement. Parmi celles-ci figure l’intégration, dès 2024, de la prime de partage de la valeur dans le salaire total pour le calcul des allègements généraux. En effet, l’augmentation des salaires tend à réduire les allègements de cotisations et à accroître les recettes. Cette mesure a été retenue dans le PLFSS pour 2025, mais je ne sais pas ce qu’il adviendra d’elle.

Pour conclure, je répète que les finances publiques de l’État sont pilotées par nos collègues de Bercy, la DSS, elle, ayant le nez sur les soldes de la sécurité sociale. À ce titre, il nous est apparu dès le début de l’année que le contexte économique renforçait les inquiétudes que nous partagions depuis l’année passée avec nos ministres de tutelle. La trajectoire de la sécurité sociale n’est pas celle d’un retour à l’équilibre, ce qui va assez rapidement poser un problème de financement de la dette sociale.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Rétrospectivement, les prévisions qui figurent dans le PLFSS vous paraissent-elles pertinentes ? Je sais que cela ne relève plus de votre responsabilité et qu’il vous est peut-être difficile de répondre, mais quelle est désormais votre analyse de la trajectoire des déficits ?

M. Franck Von Lennep. Je ne peux vraiment pas me prononcer sur la manière dont a été construit le PLFSS.

J’ai désormais un regard extérieur sur l’évolution des déficits. L’annexe A du PLFSS présente une évolution de la trajectoire annuelle sur une période de quatre ans. Si on compare les trajectoires figurant dans les PLFSS pour 2024 et 2025, on voit qu’une assez forte dégradation intervient dans la seconde – y compris, donc, avec les mesures correctrices prévues pour 2025. Cela montre que, sans ces dernières, la dégradation serait évidemment encore plus marquée, même si je n’ai pas les moyens de mesurer précisément son ampleur.

Par-delà des débats politiques légitimes sur les mesures portant sur les recettes ou les dépenses, nous aurons collectivement un problème de financement de la sécurité sociale dans les années qui viennent. Et il se pose dès maintenant. Il serait nécessaire que cela devienne un objet politique, car il faudra réaliser des efforts, tant sur les dépenses que sur les recettes – et il va bien falloir les assumer. Ou alors, on revient sur les principes initiaux de la sécurité sociale en abandonnant l’idée qu’elle doit être à l’équilibre. Dans le contexte des finances publiques que nous connaissons, ces choix seront très lourds.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Nous sommes dans une période de flou s’agissant de certaines conséquences budgétaires de la censure du gouvernement. Comment voyez-vous les choses s’agissant du plafond d’emprunt de l’Acoss ?

M. Franck Von Lennep. Encore une fois, je ne me permettrai pas de répondre à la place des autorités compétentes et de mon successeur.

À la différence du budget de l’État, il n’y a aucun précédent à cette situation pour celui de la sécurité sociale. Un consensus se dégage sur le fait qu’il existe un problème avec le plafond d’emprunt de l’Acoss. Il faudra bien en fixer un pour qu’elle puisse emprunter. L’Acoss perçoit des recettes pour verser des prestations et rembourser des soins, mais il y a un écart avec les dépenses. Il nécessite un ajustement chaque mois et se traduit in fine par un solde structurel déficitaire.

Vous avez voté en 2020 une loi qui reprenait les dettes de la sécurité sociale, celles liées au covid – qui représentaient 92 milliards – s’ajoutant aux déficits passés. On pensait alors que ces sommes seraient consommées entre 2020 et 2022. Finalement, l’impact du covid sur les comptes de la sécurité sociale a été un peu moins fort que prévu et ces 92 milliards ont été consommés jusqu’en 2023. Mais à partir de 2024, la Cades ne reprend plus les déficits de la sécurité sociale, qui restent supportés par l’Acoss. Or celle-ci ne peut s’endetter qu’à court terme. Ses outils sont donc limités, même si l’on sait qu’elle peut s’endetter parfois jusqu’à un niveau très élevé. Elle l’a fait à la suite de la crise de 2008, jusqu’à ce qu’on procède à une reprise de dettes. Elle l’a de nouveau fait au moment du covid, avant la nouvelle reprise de dettes de 2020. Ce haut niveau d’endettement avait pu être réalisé parce qu’on avait à l’époque relevé les plafonds par décret.

Comme l’Acoss a besoin de s’endetter, il faudra bien prendre une mesure concernant le plafond d’endettement. Mais tout cela relève du court terme.

La question du portage des déficits va quant à elle de nouveau se poser avec l’accumulation de ceux qui sont prévus de 2024 à 2026. On finira par atteindre des montants que l’Acoss ne pourra plus financer avec les outils dont elle dispose. Se posera alors la question de la modification de ces outils, en l’autorisant à emprunter autrement. À défaut, il faudra de nouveau envisager une intervention de la Cades. Ce sont des décisions politiques importantes.

M. le président Éric Coquerel. S’agissant du plafond d’emprunt de l’Acoss, il est toujours possible de recourir à un outil législatif ad hoc.

Mme Claire Marais-Beuil (RN). Je souhaite revenir sur vos estimations de la masse salariale. En 2023, le taux d’emploi des 55-64 ans s’élevait à 58 %, alors que celui des 25-49 ans était de 82 %.

Quel taux aviez-vous retenu pour les 55-64 ans dans votre prévision de masse salariale ? Considériez-vous que ce taux allait remonter ?

Les personnes de cette tranche d’âge qui ne sont pas employées bénéficient soit de l’indemnisation du chômage, soit d’une indemnité journalière (IJ), ce qui a des effets à la fois sur les recettes et les dépenses. Comment aviez-vous pris cela en compte ?

M. Franck Von Lennep. L’estimation de la masse salariale relève de la direction générale du Trésor. C’est elle qui fournit l’hypothèse utilisée pour présenter en septembre les textes financiers qui concernent l’exercice suivant. Elle la construit grâce à l’ensemble de son modèle, car la masse salariale dépend d’autres paramètres, dont la croissance, l’investissement et l’inflation. C’est donc une variable endogène dans le modèle de la direction générale du Trésor, mais je ne suis pas capable de vous dire de quelle manière l’estimation tient compte des évolutions du taux d’activité par tranche d’âge. Il faudra le demander directement à cette direction générale.

S’agissant de votre question sur les effets de la situation du marché du travail sur les dépenses, l’indemnisation du chômage relève de l’Unedic. J’imagine que les prévisions retenues résultent d’une discussion entre cette dernière et la direction générale du Trésor.

En revanche, la direction de la sécurité sociale est compétente en matière d’IJ. Prévoir leur évolution est très compliqué en ce moment. Il est exact que nous avions sous-estimé leur poids lors de l’élaboration du PLFSS pour 2024, ce qui est une des raisons pour lesquelles le gouvernement a dû revoir l’Ondam à la hausse. Le nombre des IJ a progressé très fortement en 2021 pendant le covid, puis a ralenti en 2022 avant de repartir à la hausse en 2023. Leur volume a augmenté tandis que l’inflation a également eu un effet sur leur coût.

Ce qui est certain, c’est que leur évolution est très difficile à modéliser et que leur poids augmente très vite au sein des dépenses d’assurance maladie. Tout le monde commence à partager le constat qu’il y a là un problème. On peut y répondre de différentes manières, mais c’est un poste de 17 milliards d’euros de dépenses qu’on ne peut plus laisser filer.

Mme Claire Marais-Beuil (RN). Quel est votre regard sur la manière dont les hôpitaux facturent dans le cadre de la tarification à l’activité (T2A) ? Avez-vous préconisé des suppressions de lits lorsque vous avez constaté des dérapages ? Quelles propositions avez-vous faites au vu du déficit des hôpitaux ?

M. Franck Von Lennep. Je vais essayer de répondre de façon concise car nous pourrions passer beaucoup de temps sur le financement des hôpitaux.

Le sous-objectif de l’Ondam relatif aux établissements de santé représente un peu plus de 100 milliards. Depuis 2010, 0,3 % du montant total de l’Ondam est mis en réserve en début d’année, soit entre 700 et 800 millions. Ces crédits mis en réserve concernent essentiellement l’hôpital, mais aussi le secteur médico-social et quelques enveloppes fermées. Ils ne portent quasiment pas sur la médecine de ville, car on ne peut pas décider en fin d’année de ne plus rembourser les soins prodigués par les médecins ou les médicaments prescrits. Les factures continuent à arriver à l’assurance maladie et on ne peut pas y faire grand-chose.

Les leviers qui permettent de réguler la dépense sont, d’une part, les enveloppes fermées et, d’autre part, les montants mis en réserve en début d’année. Il est arrivé assez régulièrement que la DSS préconise de ne pas dégeler en totalité ces derniers en fin d’année. C’est une décision qui relèvera du prochain gouvernement, puisqu’elle est généralement prise en décembre. L’ensemble des hôpitaux publics et privés attendent alors de savoir si les crédits mis en réserve – qui se traduisent en fait par un abattement sur les tarifs de la T2A – seront dégelés. Si je comprends bien – mais ce sera plutôt à mon successeur de vous le dire –, l’Ondam figurant dans le PLFSS intègre une absence de dégel. Mais cela fera l’objet d’une décision politique.

En tout état de cause, la DSS ne s’occupe pas du nombre de lits ou de l’organisation interne des hôpitaux, ce travail relevant de la direction générale de l’offre de soins. La DSS s’intéresse à l’exécution du budget et à la manière de réduire les risques de dépassement de l’Ondam. On voit bien qu’un tel risque existe clairement cette année au vu des publications gouvernementales, sans qu’on puisse savoir à ce stade s’il y aura des mesures de dégel.

En l’absence de dégel, une partie de la tarification au titre de la T2A n’est pas payée aux hôpitaux. Cela fait donc moins de dépenses pour l’assurance maladie et moins de recettes pour les hôpitaux, publics et privés. Les représentants des hôpitaux publics vous diront probablement que cela peut se traduire par davantage de déficits. Or il faut veiller à ce déficit car il est pris en compte dans le calcul du solde maastrichtien. On a donc affaire à une sorte de jeu de bonneteau lors du dégel de fin d’année, ce qui n’est pas payé aux hôpitaux ayant de toute façon des répercussions sur le déficit hospitalier.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Mes trois questions porteront sur la méthodologie des prévisions, sur la coordination entre administrations et sur la dégradation de la situation.

S’agissant du premier point, vous avez évoqué les nouveaux outils et modèles statistiques spécifiques dont vous disposiez. Compte tenu de ce qui s’est passé, ont-ils été revus récemment ?

Prévoyez-vous des scénarios alternatifs ou faites-vous des simulations probabilistes pour mieux cerner les incertitudes entourant les prévisions ? Si la réponse est non, pourquoi ?

Comment comptez-vous renforcer la robustesse de vos prévisions face à des chocs économiques imprévus ? Le coût des catastrophes naturelles est évalué à 310 milliards à l’échelle mondiale. On peut aussi envisager l’éventualité d’une pandémie. Comment intégrer ces éléments dans la méthodologie des prévisions ?

M. Franck Von Lennep. Par définition, des chocs externes comme une pandémie sont imprévisibles. Celle de 2020 l’était.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Ça l’est moins désormais…

M. Franck Von Lennep. Il me semble quand même difficile de présenter un PLFSS en disant qu’il y a un risque de pandémie et qu’on prévoit une provision de 20 milliards à cet effet. On ne saurait pas à quoi cette somme correspond vraiment.

L’avantage de l’Ondam – qui est aussi un inconvénient –, c’est qu’il est souple. Il a ainsi permis de financer les dépenses supplémentaires pour lutter contre le covid en 2020 et 2021, sans que les actions menées soient limitées pour des raisons budgétaires. Le surcoût d’ensemble de cette crise pour l’Ondam s’élève à peu près à 50 milliards sur les trois années de la période 2020-2022.

En 2020, un débat a eu lieu sur l’opportunité d’un projet de loi de financement rectificative de la sécurité sociale (PLFRSS) en cours d’année pour accroître les moyens de l’Ondam et il a été décidé de ne pas y avoir recours. Mais les dépassements de l’Ondam ont eu lieu en toute transparence pour la représentation nationale, grâce aux travaux de la commission des comptes de la sécurité sociale dès le mois de juin puis aux changements opérés dans le cadre du PLFSS pour l’année suivante.

S’agissant des modèles, nous avons essayé de travailler sur les variables qui perturbaient les prévisions. J’ai évoqué précédemment les conséquences de l’inflation sur les dépenses et les recettes. C’est pour cela que j’ai beaucoup parlé des allègements généraux qui, encore une fois, s’élèvent à 80 milliards. C’est donc quelque chose qu’il faut suivre de près. Vous pouvez vous référer à une fiche de la DSS sur les allègements généraux publiée dans le rapport de la commission des comptes de la sécurité sociale publié en mai dernier. Elle décrit de manière technique ce qui s’est produit et la manière dont la DSS essaie d’améliorer son modèle de prévision pour tenir compte de ce qui a été constaté lors des deux dernières années.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Existe-t-il un tableau de bord consolidé des prévisions budgétaires réalisées sur la base de remontées statistiques – dont celles de la direction générale des finances publiques – et partagé en temps réel entre la DSS, la direction générale du Trésor et d’autres administrations ?

M. Franck Von Lennep. Je distingue entre les dépenses de l’assurance maladie – donc l’Ondam – et les autres. En effet, je pense qu’il n’y a jamais eu de régulation infra-annuelle des dépenses de la branche vieillesse, des prestations familiales ou de la branche accidents du travail et maladies professionnelles (AT-MP).

L’Ondam représente 250 milliards et il est suivi de très près. C’est dans ce domaine qu’on dispose de quelques leviers. Les autres dépenses sont des prestations et il n’est pas possible de les réguler, à moins de modifier les règles en cours d’année. Cela serait compliqué car, pour la plupart d’entre elles, il faudrait modifier la loi. Par ailleurs, cela serait évidemment politiquement délicat.

La DSS et les caisses de sécurité sociale suivent évidemment les dépenses de manière régulière et nous partageons nos informations avec la direction générale du Trésor. Il y a toujours des écarts par rapport aux prévisions, même s’ils sont parfois limités. La Caisse nationale d’assurance vieillesse (Cnav) dispose d’un modèle pour prévoir les départs à la retraite lors de l’année suivante, mais les comportements ne correspondent pas toujours exactement à ce qui est anticipé. Nous suivons donc de très près les écarts et nous informons nos collègues.

L’Ondam fait quant à lui l’objet d’un suivi budgétaire renforcé, avec des réunions mensuelles de tous les acteurs administratifs du système de santé. Nous partageons évidemment nos informations avec la direction du budget. Tout risque de dérapage de l’Ondam en cours d’année est immédiatement porté à la connaissance de nos collègues des administrations de Bercy, mais également à celle des cabinets des ministres.

Je me souviens qu’avant de quitter mon poste au mois d’avril, j’ai alerté les cabinets sur les risques de dépassement de l’Ondam en 2024 et sur la nécessité de mesures complémentaires.

M. Charles de Courson, rapporteur général. J’ai trois questions à vous poser.

La première – qui a déjà commencé à être évoquée – concerne l’incidence de la réforme des retraites sur les autres branches, c’est-à-dire sur la branche maladie mais aussi sur la branche chômage.

Vous me direz probablement que cela ne relevait pas de votre compétence. Mais on peut tout de même faire des estimations, car tout cela a des effets sur le déficit maastrichtien, voire sur celui des départements par le biais du RSA.

A-t-on tenu compte des effets de cette réforme dans les prévisions en ne se limitant pas seulement aux recettes supplémentaires associées aux hypothèses d’augmentation du taux d’activité ?

M. Franck Von Lennep. Je ne peux pas vous répondre en ce qui concerne le chômage et le RSA, car cela ne fait pas partie du champ de compétences de la DSS.

Le débat sur les conséquences d’une réforme des retraites sur les autres prestations a émergé au cours de la décennie 2010. Je dirigeais à l’époque la direction des recherches, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) du ministère des affaires sociales et nous avions mis en évidence le coût d’une réforme des retraites pour les dépenses sociales, comme le RSA ou les pensions d’invalidité. Une étude de la Dares apportait un complément sur les dépenses d’indemnisation du chômage.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Qu’est-ce que cela donnait ?

M. Franck Von Lennep. Je ne me souviens plus des chiffres précis, mais une réforme entraînait de l’ordre de 20 à 25 % de dépenses supplémentaires, ce qui absorbait une partie de son rendement.

Nous avons tenu compte de ce phénomène lors de la réforme de 2023. En raison de mon expérience à la Drees et parce que j’avais regardé les résultats des études de très près, j’ai beaucoup plaidé auprès de mon ministre de tutelle, Olivier Dussopt, pour qu’on prenne en compte la situation des personnes inaptes et invalides. Il a, me semble-t-il, immédiatement mesuré l’importance du sujet.

J’en profite pour dire que dans le système de retraite, les principales inégalités ne frappent pas ceux qui ont des carrières longues mais bien les inaptes et les invalides. L’espérance de vie des premiers est très proche de la moyenne, alors que celle des inaptes et des invalides est très inférieure – entre quatre et six ans de moins.

La réforme de 2010 avait fait passer l’âge de la retraite de 60 à 62 ans pour tous, y compris les inaptes et les invalides. Or la grande majorité d’entre eux n’est plus employée à ces âges-là et ils bénéficient soit d’une pension d’invalidité, soit de l’indemnisation du chômage ou de l’allocation aux adultes handicapés (AAH). L’augmentation de l’âge de la retraite se traduisait par une baisse des pensions et par un accroissement des autres prestations sociales.

La réforme de 2023 n’augmente pas l’âge de départ à la retraite des invalides et des inaptes, qui reste fixé à 62 ans. Il n’y a donc aucune augmentation de la grande masse de dépenses liées à l’inaptitude et à l’invalidité. Premièrement, le rendement de la réforme est donc amélioré – même si cette dernière peut avoir des effets sur d’autres prestations, comme les IJ ou l’indemnisation du chômage. Deuxièmement, on peut espérer que cela contribuera enfin à réduire l’écart d’espérance de vie dont souffrent les inaptes et les invalides, puisqu’ils pourront partir plus tôt à la retraite. C’est l’un des acquis de la réforme de 2023, même s’il a malheureusement été assez peu remarqué lors des débats.

Cette réforme a des effets sur d’autres types de prestations. A priori, il ne doit pas y en avoir beaucoup sur le RSA, car une partie de ceux qui en bénéficient est certainement inapte après 60 ans, même si je ne sais pas exactement dans quelle proportion. Tous les bénéficiaires de l’AAH le sont.

S’agissant de l’indemnisation du chômage et des IJ, cela nous ramène à la discussion précédente sur la difficulté de prévoir ces dernières en ce moment. Les choses changent beaucoup et nous suivons l’évolution des IJ par tranche d’âge. Nos prévisions tiennent compte du fait qu’il va mécaniquement y avoir une augmentation du volume des IJ pour les plus de 60 ans. Mais ce n’est pas ce qui explique la progression constatée ces dernières années, puisqu’elle a commencé bien avant la réforme. On voit que le volume des IJ s’accroît pour toutes les tranches d’âge, y compris pour des gens plus jeunes qui ne sont pas du tout concernés par la réforme.

M. Charles de Courson, rapporteur général. On a peu parlé de la CSG. Y a-t-il des écarts entre les prévisions et les réalisations ?

M. Franck Von Lennep. Il est certain qu’il va mécaniquement y avoir un écart si l’on se trompe sur la masse salariale, puisque la CSG lui est directement corrélée. C’est moins le cas pour les cotisations, qui sont par exemple affectées par les allègements généraux.

Dès lors qu’on a surestimé en septembre la masse salariale pour l’année 2023, on a forcément aussi surestimé la CSG. La différence entre la prévision et l’exécution s’est élevée à 400 millions, sachant que la surestimation du rendement des cotisations a atteint environ 1,6 milliard. Si l’on fait abstraction de la masse salariale, il y a peu de sources d’erreur pour les prévisions relatives à la CSG car elle fait l’objet de très peu d’exonérations, contrairement aux autres cotisations sociales.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Ma dernière question concerne l’estimation des recettes des taxes sur le tabac. On vend aux parlementaires l’augmentation du prix de ce dernier comme une bonne politique de lutte contre le tabagisme. À chaque fois, on nous dit que hausser de 1 euro du prix d’un paquet de cigarettes rapporte 500 millions à la sécurité sociale. Mais les recettes auraient diminué l’an dernier de 200 millions, sur un total d’environ 13 milliards. L’écart par rapport aux prévisions atteint donc 700 millions. Cela ne s’expliquerait-il pas par un phénomène de report du marché officiel sur le marché parallèle ? Si tel était le cas, cet outil ne fonctionnerait plus, le prix de cigarettes en France étant supérieur à celui que pratiquent tous ses voisins.

M. Franck Von Lennep. En 2023, malgré une hausse des prix, le rendement a été inférieur aux prévisions ; il était même en baisse. Il en ira probablement de même en 2024 – mon successeur vous donnera les estimations. En 2023, on a appliqué une mesure de changement d’indexation des accises pour mieux prendre en compte l’inflation. Jusque-là, les droits sur le tabac augmentaient comme l’inflation de l’année n  2, avec un plafonnement. Nous avons indexé sur l’année n  1 et déplafonné, ce qui a provoqué une hausse. De plus, en 2023, puis sans doute en 2024, les producteurs ont manifestement davantage augmenté le prix du paquet de cigarettes que ne l’exigeait la seule application de la hausse des taxes. Le prix du tabac est donc supérieur à celui que prévoyait la DSS, et la consommation conséquemment plus faible. Les Français achètent-ils davantage leur tabac à l’étranger et sur les marchés parallèles, ou consomment-ils moins ? La vente de tabac ne constitue pas un indicateur pertinent pour le savoir. En revanche, Santé publique France interroge les gens sur leur consommation : l’enquête la plus récente montre que la proportion de fumeurs quotidiens a diminué en 2023. La baisse avait commencé en 2016 avec la politique de Marisol Touraine contre le tabac ; elle s’est poursuivie jusqu’en 2020 malgré les augmentations de prix entre 2017 et 2020, arrêtée en 2020 et 2021, pendant la crise liée au covid, et a repris en 2022 et 2023. Il n’est pas impossible que le marché parallèle croisse dans le même temps, mais le tabagisme quotidien diminue, ce qui était l’objectif visé.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Ce sont vos prévisions qui posent problème, monsieur le directeur. Pourquoi n’avez-vous pas pris ce phénomène en considération ? La conséquence est un écart de 700 millions entre l’estimation et la réalisation : c’est considérable.

M. Franck Von Lennep. Il est vrai que l’écart était très élevé en 2023, mais c’était la première fois. Le modélisateur se fonde sur le passé ; quand un phénomène nouveau apparaît, il est pris en défaut. L’élasticité, c’est-à-dire le rapport entre la hausse des prix et le nombre de gens qui arrêtent de fumer, a été plus forte en 2023 qu’entre 2018 et 2020, ce qui explique l’écart de 500 millions à la clôture de l’exercice. Il est vrai que nous nous sommes trompés dans nos prévisions, mais pour une fois cela va dans le bon sens : la politique publique visait une baisse de la consommation, qui est probablement en cours. Si, à l’avenir, l’élasticité est plus élevée, cela signifiera que les augmentations de prix suscitent davantage d’arrêts du tabagisme, ce qui est bon signe.

M. le président Éric Coquerel. Si la consommation diminue, oui ; si cela alimente le marché noir, non.

M. Jérôme Guedj (SOC). Vous êtes devenu directeur de la sécurité sociale le 12 juin 2020, à la fin des négociations du Ségur de la santé, dont les conclusions ont été présentées en juillet 2020. À l’époque, le coût de la réforme était estimé à 8,6 milliards d’euros. D’après le dernier rapport à la commission des comptes de la sécurité sociale, il atteint environ 13,4 milliards. Lors de la préparation de votre premier PLFSS, avez-vous demandé à vos ministres comment serait financé l’accroissement significatif de dépenses qui devait résulter du Ségur ? La question des ressources a-t-elle été posée en ces termes ?

M. Franck Von Lennep. Je ne suis pas certain qu’elle ait été posée en ces termes par écrit. Il est sûr que le sujet a été souvent évoqué à l’oral. Depuis, je l’ai régulièrement abordé dans des notes écrites, y compris avec mes ministres de tutelle.

À l’été 2020, la possibilité d’augmenter la CSG pour financer le Ségur était très faible. Nous n’avions aucune visibilité à long terme sur le financement de la sécurité sociale ; nous devions reprendre la dette à court terme ; personne ne pouvait dire combien de temps l’épidémie de covid-19 durerait ni quels seraient ses effets sur les comptes. En septembre 2020, on se trompait encore beaucoup sur les comptes de l’année en cours comme sur les estimations pour 2021. Les déficits étaient très élevés et nous ignorions à quel rythme nous allions en sortir : ajouter une hausse de recettes aurait été politiquement très compliqué. En revanche, à partir de 2022, quand la trajectoire s’est stabilisée, j’ai souvent dit à la ministre qu’il fallait avoir en tête que nous avions décidé plus de 10 milliards de hausses de salaires non financées. Je continue de le dire et de l’écrire très régulièrement.

M. Jérôme Guedj (SOC). Le 16 octobre, lors de son audition par la commission des affaires sociales, Laurent Saint-Martin a été le premier membre du gouvernement à dire que Ségur de la santé n’avait pas été financé. Le rapport provisoire à la commission des comptes de la sécurité sociale, résultats 2023, prévisions 2024 et 2025, précise : « Le déficit de la branche maladie […] est à rapprocher des financements accordés au titre du Ségur de la santé. […] Pour l’essentiel, ces dépenses pérennes n’ont pas été couvertes par l’affectation de ressources supplémentaires. » La dégradation ou la pérennisation du déficit de la sécurité sociale liées au non-financement du Ségur étaient donc assumées.

M. Franck Von Lennep. Ces choix que vous dites assumés ont été faits à l’été 2020. Le contexte ne se prêtait pas à poser la question de la pérennité des mesures ou de leur financement. Le sujet était la relation avec les soignants pendant la crise sanitaire ; on a augmenté fortement les salaires, et je pense que tout le monde s’est dit que le financement, on verrait après. Mais on n’a jamais vu le financement.

M. Jérôme Guedj (SOC). Il y a eu un effet ciseaux : parallèlement aux dépenses non financées du Ségur, les allègements de cotisation ont augmenté, passant de 37 milliards en 2017 à 75 milliards cette année, et à 80 milliards l’an prochain. Vous avez parlé d’une augmentation de la CSG ; la question s’est-elle posée de ralentir cette hausse des allègements ? Le rapport Bozio-Wasmer l’a soulevée tardivement, conduisant à la tentative avortée de modifier cette trajectoire en adoptant le dispositif prévu à l’article 6 du PLFSS.

M. Franck Von Lennep. Je suis sûr de n’avoir jamais écrit cela. Quand on compare les chiffres de 2017 et ceux d’aujourd’hui, il faut prendre en compte la transformation du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) en allègements de cotisations, à quoi s’ajoutent les allègements décidés en 2018 sur l’Arrco et l’Unedic, politiquement et économiquement plus qu’assumés. À ce moment-là, les allègements n’étaient pas remis en cause. La question a commencé à se poser dans le cadre de la mission Bozio-Wasmer. L’inflation a directement pesé sur le montant total des allègements, et sur les trajectoires salariales, tassées à proximité du smic, parce que ce dernier augmente plus vite que les salaires qui lui sont supérieurs. C’est donc ce contexte d’inflation qui a déclenché la réflexion sur le barème des allègements. Il n’est pas impossible que j’aie un jour signé une note expliquant qu’il était possible de faire des économies en modifiant les bandeaux. Cependant, en tant que directeur de la sécurité sociale, je n’ai jamais lié une éventuelle économie sur le bandeau famille, c’est-à-dire sur l’exonération applicable aux salaires jusqu’à 3,5 smic, avec le financement du Ségur de la santé. À mon sens – cela n’engage que moi –, il existe une recette faite pour financer une augmentation de salaires dans le secteur sanitaire : la CSG.

M. Jérôme Guedj (SOC). Considérez-vous qu’il soit orthodoxe d’engager une dépense budgétaire aussi massive, à savoir 13 milliards à terme, sans penser aux recettes à même de la financer ? Cela revient à décider que l’Ondam absorbera la dépense en routine, au détriment du financement pérenne et régulier des hôpitaux, donc à augmenter les salaires en dégradant les conditions de travail.

M. Franck Von Lennep. Je pense que le total de 13 milliards comprend une part d’investissement ; le montant de l’augmentation des salaires doit être légèrement inférieur – n’étant plus aux affaires depuis quelques mois, je confonds les chiffres, mais nous parlons plutôt de 11 milliards. Toutefois, la dépense pour la sécurité sociale est moindre, puisque les augmentations de salaires entraînent une hausse des recettes liées aux cotisations. Dans la mesure où les agents hospitaliers cotisent à la Caisse nationale de retraite des agents des collectivités locales (CNRACL), l’augmentation est significative. La perte pour la sécurité sociale n’atteint donc pas 10 milliards.

Vous demandez comment la dépense supplémentaire sera absorbée. Il faut d’abord savoir s’il existe une volonté politique de ramener la branche maladie à l’équilibre ; si c’est le cas, on peut s’interroger sur les leviers. J’ai toujours considéré qu’il fallait actionner tous les leviers à disposition, y compris la réduction des dépenses – encore une fois, ma réponse n’engage plus personne. J’ajoute que la situation financière pluriannuelle de la branche maladie est telle qu’on aura du mal à revenir à l’équilibre en se contentant d’agir sur les dépenses.

M. le président Éric Coquerel. Finalement, le Ségur de la santé est financé par les déficits des comptes sociaux, donc par les déficits publics, au sens maastrichtien du terme. C’est un élément intéressant pour comprendre leur imprévisibilité.

M. Gérault Verny (UDR). De quels outils disposez-vous pour ajuster mensuellement les recettes ? Grâce aux cotisations sociales, vous devez avoir une vision prévisionnelle assez claire.

M. Franck Von Lennep. Les outils appartiennent à l’Acoss, dont les équipes sont en relation permanente avec celles de la DSS, qui établissent les chiffrages, les prévisions et le suivi de l’exécution. Chaque mois, l’Acoss suit l’évolution de la masse salariale, en glissement annuel et en moyenne annuelle, ainsi que la trésorerie, ce qui est indispensable pour savoir si elle peut payer les prestations.

Malheureusement, ce suivi mensuel ne permet pas de tirer facilement des enseignements concernant l’évolution de la situation sur l’année. En effet, de nombreux éléments apparaissant dans les données au fil de l’eau ne se traduiront pas par des effets annuels. Après la crise liée au covid, par exemple, beaucoup de travailleurs indépendants et d’entreprises ont mis en œuvre des plans d’apurement visant à rééchelonner le paiement des cotisations sur plusieurs mois, voire plusieurs années : les recettes rentrent mais on peut difficilement les modéliser, en particulier s’agissant des travailleurs indépendants. Beaucoup de cotisations suspendues en 2020 ont été payées avec retard. Ces dernières années, ce phénomène a brouillé le suivi des recettes en provoquant ce qu’on appelle du bruit statistique. D’autres événements peuvent affecter le paiement des cotisations : certains employeurs s’en acquittent avec retard, parce qu’ils vont moins bien. Nous fonctionnons en droits constatés ; le montant perçu au mois N n’indique ni ce qui aurait dû être perçu, ni ce qui le sera vraiment. Par ailleurs, les allègements généraux étant calculés sur une base annuelle, il faut disposer de l’ensemble des résultats de l’année pour estimer leur montant.

Évidemment, nous effectuons un suivi, et nous discutons avec l’Acoss, dont nous sommes très proches. Si un événement notable affecte la masse salariale en cours d’année, nous nous en apercevons, mais lorsque les évolutions sont de faible ampleur, nous ne sommes pas pour autant capables d’en tirer directement des conclusions.

M. Gérault Verny (UDR). Les heures travaillées donnent lieu au paiement de cotisations : vous disposez ainsi d’un indicateur avancé de l’évolution de l’activité économique. Transmettez-vous vos chiffres à Bercy ?

M. Franck Von Lennep. La DSS et la direction générale du Trésor organisent très régulièrement des points de situation sur le suivi des cotisations.

M. Gérault Verny (UDR). Vous êtes donc capables de donner régulièrement des indications pertinentes sur l’activité économique. On comprend difficilement pourquoi les prévisions relatives au montant de l’impôt sur les sociétés (IS) ont été aussi farfelues.

En 2023, on constate 11 milliards de déficit. La branche famille cumule 5,5 milliards de versements à tort et 3,9 milliards de fraudes ; la branche maladie 3,1 milliards de remboursements erronés et 1,65 milliard de fraudes détectées. Que faites-vous pour récupérer ces 14 milliards versés indûment, pénalisant tous les assurés ?

M. Franck Von Lennep. Il existe plusieurs plans d’action. S’agissant de l’assurance maladie, la lutte contre la fraude constitue une priorité forte ; on le constate régulièrement depuis l’année dernière, lorsqu’elle « attrape » des centres de santé ou des audioprothésistes par exemple. Outre ce qu’on peut lire dans la presse, la détection s’améliore, grâce à une augmentation des moyens et à un renforcement des outils. Avec le data mining, l’exploration de données, on peut identifier des fraudes possibles ; il faut ensuite des moyens humains pour enquêter et constater. Les résultats sont donc en forte augmentation.

Pour la branche famille, le montant des erreurs, significatif, ne s’explique pas seulement par les dépenses de la sécurité sociale. Il s’agit aussi de prestations que la branche famille verse pour l’État ou pour les collectivités locales, à savoir la prime d’activité et le RSA. Par ailleurs, une bonne partie des erreurs vient de la complexité des prestations, en particulier de la prime d’activité. La DSS analyse les indicateurs de qualité des prestations : en 2019, après les gilets jaunes, la prime d’activité a connu une forte augmentation, et les indicateurs se sont dégradés. En effet, si on constate tel taux d’erreur sur une prestation et que le montant du versement passe de 100 à 150, le nombre d’erreurs augmente mécaniquement. La principale voie d’amélioration consiste à instaurer ce que certains appellent la solidarité à la source, c’est-à-dire la contemporanéisation des prestations. Les salariés éligibles à la prime d’activité remplissent chaque trimestre une déclaration à la CAF, la caisse d’allocations familiales. Ceux qui n’ont qu’un employeur doivent additionner les montants de trois bulletins de salaire, mais il y en a beaucoup plus pour les multisalariés ou pour les titulaires de petits contrats, sans compter que certains se trompent de montant car il ne faut pas se fonder sur celui inscrit en bas du bulletin de salaire. Quelques CAF expérimentent un fonctionnement très différent : le montant leur est transmis sur le fondement des données dont disposent l’administration et les entreprises, notamment par la DSN, déclaration sociale nominative. Si tout va bien, il sera généralisé l’année prochaine. Il faudra peut-être un temps d’adaptation, mais cela devrait diminuer fortement le taux d’erreur de la gestion de la prime d’activité et du RSA.

M. le président Éric Coquerel. Je vous remercie.

 

 

L’audition s’achève à treize heures trente.

 

 


Membres présents ou excusés

Commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire

 

 

Réunion du jeudi 5 décembre 2024 à 12 heures

Présents. - M. David Amiel, Mme Christine Arrighi, M. Éric Ciotti, M. Éric Coquerel, M. Charles de Courson, Mme Véronique Louwagie, Mme Claire Marais-Beuil, M. Charles Sitzenstuhl, M. Gérault Verny

Excusés. - M. Christian Baptiste, M. Karim Ben Cheikh, M. Nicolas Metzdorf, Mme Sophie Pantel, Mme Christine Pirès Beaune, Mme Eva Sas, M. Emmanuel Tjibaou

Assistait également à la réunion. - M. Jérôme Guedj