Compte rendu
Commission des finances,
de l’économie générale
et du contrôle budgétaire
– Audition de M. Emmanuel Moulin, ancien directeur général du trésor, dans le cadre des travaux menés pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 (article 5 ter de l’ordonnance n° 58‑1100 du 17 novembre 1958) 2
– Présences en réunion...........................31
Mercredi
11 décembre 2024
Séance de 15 heures
Compte rendu n° 062
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
M. Éric Coquerel,
Président
— 1 —
La Commission auditionne M. Emmanuel Moulin, ancien directeur général du trésor, dans le cadre des travaux menés pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 (article 5 ter de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958)
M. le président Éric Coquerel. Notre audition se tient dans le cadre de nos travaux pour « étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 », pour lesquels notre commission s’est vue octroyer les prérogatives d’une commission d’enquête. Elle est soumise, à ce titre, au régime défini à l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires.
De façon générale, le bureau de la commission a décidé que nos auditions seraient publiques. Les deux rapporteurs de l’enquête, MM. Éric Ciotti et Mathieu Lefèvre, ont élaboré un questionnaire écrit qui a été communiqué à la personne auditionnée, ainsi qu’à vous, mes chers collègues.
Après le propos liminaire, moi-même puis les rapporteurs poserons des questions. Les commissaires pourront en poser ensuite, idéalement courtes et sans excéder deux minutes, afin de laisser le plus possible la parole aux personnes auditionnées. Le président et les rapporteurs pourront procéder à des relances si des réponses semblent insatisfaisantes.
Monsieur Moulin, je vais vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Emmanuel Moulin prête serment.)
M. Emmanuel Moulin, inspecteur général des finances, ancien directeur général du Trésor. Je suis actuellement inspecteur général des finances, chargé de mission par le premier ministre sur la Nouvelle-Calédonie. J’ai été le directeur de cabinet du ministre de l’économie et des finances de juin 2017 à octobre 2020, puis directeur général du Trésor jusqu’en janvier 2024, date à laquelle j’ai été nommé directeur de cabinet du premier ministre, fonction que j’exerçais jusqu’au 5 septembre.
Avant de vous répondre sur mon rôle dans les prévisions de finances publiques en 2023 et en 2024, je souhaiterais rappeler que nous avons connu deux périodes distinctes au cours des sept dernières années. Dès l’été 2017, nous nous sommes engagés dans une consolidation budgétaire, pour tenir les objectifs de finances publiques de l’année. En 2018, notre déficit était de 2,3 % ; il était de 2,4 % en 2019, année au cours de laquelle nous sommes sortis de la procédure de déficit excessif dans laquelle nous étions placés depuis dix ans, en dépit de la crise des gilets jaunes.
En 2020 nous avons traversé, comme l’Europe et le monde, la crise du covid, qui nous a conduits à mobiliser nos finances publiques pour protéger l’économie française et les Français. Cette action a été efficace, puisqu’elle a permis à notre économie de renouer avec la croissance dès 2021. En 2022 et en 2023, nous avons subi deux nouvelles crises, dont l’ampleur a été masquée par la violence de celle subie en 2020. De fait, les crises énergétiques de 2022 et inflationniste de 2023 étaient sans précédent depuis la fin des années 1970. En 2022, le prix du gaz a été multiplié par cinq, à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. En 2023, nous avons connu un pic d’inflation à plus de 7 %, au plus haut depuis 1984. Nous avons traversé cette période dans un contexte macroéconomique très heurté et affecté par une très grande volatilité.
Je vous présenterai mon rôle en 2023, en tant que directeur général du Trésor, puis en 2024, comme directeur de cabinet de Gabriel Attal.
Votre commission souhaite des éclaircissements sur l’exécution du déficit de 2023, qui est ressorti à 5,5 % contre une prévision initiale de 4,9 %, ainsi que sur les écarts de prévisions des recettes fiscales. Concernant la croissance, la prévision était établie à 1 % dans le projet de loi de finances (PLF) pour 2023, un niveau un peu élevé pour le Haut Conseil des finances publiques (HCFP). Elle était dans la fourchette haute du consensus des économistes, qui s’établissait à 0,6 %. La Banque de France la fixait à 0,5 %. Notre prévision s’est révélée assez exacte, puisque la croissance s’est établie à 0,9 % en 2023. Son profil a été heurté avec un ralentissement au deuxième semestre et un fort ralentissement de la masse salariale en toute fin d’année.
S’agissant de la prévision de recettes, un rapport de l’Inspection générale des finances (IGF) indique que l’écart de 21 milliards d’euros entre l’estimation du compte provisoire et le PLF 2024 est essentiellement exogène et qu’il n’est pas exceptionnel : « L’écart de prévision sur l’année 2023 est substantiel car il faut remonter à la dernière crise économique d’ampleur (hors Covid-19), 2008, pour avoir un écart du même ordre de grandeur et dans le même sens […]. En valeur absolue, l’écart pour 2023 est comparable à plusieurs autres années de la série : 2021, 2020, 2017, 2009, 2008. Hormis 2017, il s’agit d’années marquées par des crises : crise financière et économique en 2008 et 2009 ou encore crise économique et sanitaire liée à la Covid-19 en 2020 et 2021. L’année 2023 peut être perçue comme une année de crise, mais moindre que celles précédemment citées, en raison de la forte inflation qui est réapparue en 2022 et 2023. En outre, la Commission européenne a maintenu la clause dérogatoire générale, qui suspend temporairement les règles du Pacte de stabilité et de croissance, jusqu’au 31 décembre 2023, ce qui illustre que, selon l’institution, la crise perdurait en 2023. »
À la lecture de ce rapport, on constate que, s’il y a bien des erreurs de prévisions, qui ne vont d’ailleurs pas toutes dans le même sens – on a souvent considéré que la direction générale du Trésor était trop pessimiste sur l’évaluation des recettes fiscales –, l’écart de 2023 est substantiel sans être exceptionnel.
Je voudrais revenir sur la note du 7 décembre 2023, qui alertait quant aux risques pesant sur l’exécution de l’année. Cette note, que j’ai signée avec ma collègue directrice du budget, précise que les dernières informations disponibles conduisaient à dégrader le solde 2023 à 5,2 %. Elle ne concerne que l’année 2023 et ne mentionne absolument pas 2024. Puisque vous l’avez lue, je n’entrerai pas dans le détail des écarts mentionnés, notamment sur les recettes fiscales, avec une révision des recettes de la contribution sur la rente inframarginale de la production d’électricité (Crim), de la TVA, de la taxe sur les salaires, de l’impôt sur le revenu (IR), des droits de mutation à titre gratuit (DMTG), un peu plus dynamiques que prévu, et de la masse salariale, passant de 6,3 à 5,9 %, à l’origine d’une baisse de recettes de 1,7 milliard d’euros.
Par ailleurs, la note évaluait également des hausses de dépenses, par rapport à la prévision, qui dégraderaient le solde public d’environ 3 milliards d’euros. Toutefois, elle est souvent citée de manière partielle. Elle comprend en effet un point 3 intitulé « les aléas entourant cette prévision pour 2023 demeurent importants », notamment parce que nous n’avions pas le cinquième acompte d’impôt sur les sociétés (IS), qui nous avait surpris à la hausse en 2021, à hauteur de 10 milliards d’euros. Nous n’avions pas l’exécution budgétaire de l’État, pas plus que le reclassement de certaines opérations financières en dépenses publiques ou le classement de ces dernières en opérations financières.
La note s’accompagne d’une annexe, qui détaille vingt et un facteurs d’aléas, assortis d’un jugement sur la probabilité de leur occurrence – beaucoup d’entre eux sont dans un sens positif. La conclusion de la note est claire : la prévision de solde public pour 2023 sera réactualisée par la direction du budget et la direction générale du Trésor, une fois l’exécution budgétaire connue en janvier, levant une partie des aléas identifiés. Le déficit 2023 sera notifié par l’Insee lors de la publication du compte provisoire prévue le mardi 26 mars 2024. Dans la mesure où la prévision 2023 est encore sujette à de nombreux aléas, il n’est pas recommandé de communiquer sur cette mise à jour. J’ajoutais, et cela éclaire nos processus d’actualisation, qu’une nouvelle prévision serait réalisée par la direction générale du Trésor dans le cadre du budget économique d’hiver en février.
Cette note répond à deux des questions que vous m’avez posées dans votre questionnaire. Vous souhaitiez savoir quand nous avions pu constater que les prévisions de recettes n’étaient pas atteignables. Malheureusement, on ne le sait que quand nous disposons de l’ensemble de l’information nécessaire. Au moment où je signe cette note, il reste énormément d’incertitudes et de volatilité. Même s’il y a un risque, on ne peut pas dire le 7 décembre que les prévisions sont inatteignables.
Quant à savoir si l’écart est significatif, lorsque j’écris la note, l’écart de 0,3 point sur le déficit – à 5,2 au lieu de 4,9 – ne me semble pas ne pas pouvoir être infirmé dans le compte définitif publié par l’Insee, l’expérience des années passées montrant un biais pessimiste. En 2019, la prévision de la note ministres de décembre est à – 3,2 %, le chiffre de l’Insee publié en mars à – 3 %. En 2020, cette même prévision est à – 10,2 %, le provisoire de l’Insee à – 9,2 %. En 2021, la prévision est à – 7,5 % et le provisoire de l’Insee à – 6,5 %. En 2022, il n’y a pas de note ministres en décembre mais une note post-exécution budgétaire de l’État, en janvier, à – 4,9 %, tandis que le provisoire de l’Insee est à – 4,7 %.
S’agissant du PLF 2024, à la préparation duquel j’ai contribué, je souhaite répondre à deux de vos questions. La première porte sur la prévision de croissance pour 2024, initialement définie à 1,4 % dans le PLF 2024 et ramenée à 1 % par le ministre en février 2024. La prévision pour le PLF 2024 se fait au cours de l’été 2023, vers la fin du mois d’août. Lors de l’élaboration du projet de loi de finances, la prévision de croissance est proche de celle des institutions internationales, qui nous servent, en quelque sorte, de benchmark. La Commission européenne et l’OCDE prévoient une croissance de 1,2 % et le Fonds monétaire international (FMI) de 1,3 %. Notre prévision n’est donc pas absolument hors des clous. D’ailleurs, nous avons un garde-fou : le Haut Conseil des finances publiques, qui vérifie la plausibilité et la crédibilité de nos prévisions de croissance. Dans ce cas, il a noté qu’elle était peut-être dans la fourchette haute des prévisions sans être décalée. Le faible dynamisme de la croissance en fin d’année 2023 a conduit à la réviser en février 2024.
La seconde question porte sur la prévision d’élasticité des recettes fiscales et le choix fait à 0,6 en 2023 et à 1,1 en 2024. Le Trésor ne fixe pas une élasticité a priori. Les prévisions de recettes sont déduites d’un premier scénario macroéconomique et confrontées à l’augmentation du PIB en valeur. La prévision d’élasticité est un output, pas un input.
Comme vous l’a dit hier mon successeur, Jérôme Fournel, la norme, c’est que l’élasticité des prélèvements obligatoires évolue comme le PIB sur longue période, avec des profils relativement heurtés. En prévoyant une élasticité sensiblement dégradée à 0,6 en 2023, nous cherchions à anticiper un contrecoup par rapport aux élasticités beaucoup plus fortes de 2021 et de 2022. Il s’est montré plus dur que prévu, puisque l’élasticité a été de 0,4.
Pour 2024, notre prévision initiale était proche de l’unité, ce qui se justifiait par un nouveau contrecoup après la très faible élasticité de 2023. Étant donné que nous n’avions pas encore l’information sur la dégradation supplémentaire de 0,2 point, le raisonnement d’un retour à la moyenne était crédible. En moyenne, sur 2021 à 2024, malgré un profil très heurté, nous avions fait l’hypothèse d’une élasticité unitaire. Mais, dès le programme de stabilité, en avril 2024, nous l’avons révisée à la baisse, à 0,8, au vu des informations reçues, notamment sur l’exécution 2023. Je crois que les prévisions actuelles du gouvernement se situent autour de 0,7.
Je vous propose de revenir désormais sur mon rôle en 2024, en tant que directeur de cabinet du premier ministre, et sur les décisions que nous avons prises. Quand j’ai pris mes fonctions, j’ai immédiatement fait part au premier ministre des informations qui étaient en ma possession, ainsi que de la situation dégradée de nos finances publiques. Dès les premiers jours, le premier ministre a dit à ses ministres à quel point les enjeux de finances publiques seraient importants et qu’il démentirait toute annonce qui n’aurait pas été validée par Matignon. Ensuite, il a demandé à ses ministres, en concertation avec lui, de prendre un certain nombre de mesures de rétablissement des comptes publics. Dès le 21 janvier, Bruno Le Maire annonçait la décision difficile que nous avions prise de mettre fin au bouclier sur le prix de l’électricité. La taxe intérieure sur la consommation finale d’électricité (TICFE) avait été abaissée à 1 euro ; nous l’avons fait remonter à 21 euros, pour 6 milliards d’euros d’économies.
Le lendemain, Catherine Vautrin et Bruno Le Maire ont annoncé le doublement des franchises médicales, soit une économie pour la sécurité sociale de 800 millions d’euros en année pleine.
Le 12 février, le premier ministre a publié un décret modifiant les dispositifs de soutien aux véhicules propres, avec un arrêt du leasing à 100 euros, dont le succès risquait de dépasser l’enveloppe allouée. Nous avons également diminué le bonus pour les Français les plus aisés.
En février, nous avons reçu une première alerte formelle sur le fait que la cible de déficit de 2024 ne serait sans doute pas respectée. Ce décalage était lié au dérapage du déficit 2023 et à de moindres recettes, en raison d’une croissance plus faible que prévu. La note de conjoncture de l’Insee faisait état d’un acquis de croissance de 0,5 % à la fin du premier semestre, rendant difficile l’atteinte d’une croissance de 1,4 %. Nous avons donc révisé à la baisse la prévision de croissance et rehaussé la cible de déficit dans le cadre du programme de stabilité.
Le 13 février, à peine quelques jours après que nous avons reçu les éléments du ministère des finances sur le budget économique d’hiver, nous avons révisé la prévision de croissance à 1 % – nous avons finalement été assez prudents, puisque l’acquis de croissance à la fin du troisième trimestre 2024 est d’ores et déjà de 1,1 % – et nous avons décidé d’adapter en conséquence nos dépenses, en mettant un frein d’urgence de l’ordre de 20 milliards d’euros.
Le 26 mars, nous avons publié la cible révisée de déficit pour 2024 dans le cadre du programme de stabilité, à 5,1 % contre 4,4 %.
Pour ce qui concerne la dépense, deux dispositifs ont été mis en œuvre pour réaliser les 20 milliards d’euros d’économies : un décret d’annulation de 10,2 milliards d’euros – le plus important publié sous la Ve République – et des gels de dépenses de 10 milliards d’euros supplémentaires sur le budget de l’État, de la sécurité sociale et des collectivités locales. Le décret d’annulation, publié le 21 février, est inédit. En dix jours, nous inscrivons 10 milliards d’économies, sur le ministère du travail, les chèques aux ménages, la masse salariale de l’État et l’aide publique au développement. En juillet, nous portons à 16,5 milliards d’euros le montant des crédits gelés pour 2024, afin qu’ils puissent être annulés en fin de gestion. Nous prévoyons un paquet de mesures réglementaires sur la sphère sociale, de façon à réaliser des économies.
Parallèlement, même si l’objectif n’est pas le budget mais le plein emploi, nous annonçons une réforme de l’assurance chômage, qui aurait eu à terme des effets favorables sur les finances publiques.
Le premier ministre lance également une mission sur la taxation des rentes pour disposer de 3 milliards d’euros de recettes supplémentaires, dès 2024.
La décision de ne pas faire de projet de loi de finances rectificative (PLFR) à ce stade a été prise par le premier ministre, après en avoir débattu avec le ministre de l’économie. Nous aurions eu des textes financiers, s’il n’y avait pas eu de dissolution. Nous avions bien sûr dans l’optique d’avoir un projet de loi de finances de fin de gestion et un projet de loi de finances pour 2025. Mais les dispositifs que nous avions à notre portée nous permettaient de réaliser des économies immédiatement, sans attendre le vote d’un PLFR, en plein accord avec les dispositions de la loi organique relative aux lois de finances (Lolf), puisque nous avons respecté son plafond, qui nous permettait d’aller un peu au-dessus de 10 milliards d’euros. Ces économies pouvaient être mises en œuvre immédiatement sans risque et sans délai. D’autre part, le PLFR était intéressant pour augmenter des impôts, ce qui n’était pas dans notre optique. Nous avions quand même la perspective d’obtenir environ 3 milliards d’euros de recettes sur les rentes, ce qui pouvait se faire en PLF 2025 avec une petite rétroactivité.
Pour 2025, malgré la dissolution, nous avons souhaité préparer un PLF et des éléments d’un projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS), pour que le gouvernement qui succéderait à celui de Gabriel Attal dispose d’une base de travail. C’est ce que nous avons appelé un « budget réversible ».
Sur le PLF, nous avons préparé des lettres plafonds que le premier ministre a signées le 20 août pour un budget « zéro valeur » représentant des économies d’à peu près 15 milliards d’euros par rapport au tendanciel. Ces plafonds ont d’ailleurs été repris par le gouvernement, qui en a assoupli certains.
Sur le PLFSS, les revues de dépenses que nous avons faites nous ont permis de préparer de nombreuses économies, dont certaines ont été également reprises par le gouvernement, notamment en ce qui concerne les indemnités journalières.
Sur les collectivités locales, la loi de programmation des finances publiques (LPFP) définit des prévisions de dépenses inférieures à l’inflation de 0,5 %. Malheureusement, nous sommes désarmés pour en maîtriser l’évolution. L’article 23 du projet de loi de programmation des finances publiques, qui prévoyait un dispositif de contrôle semblable à celui des contrats de Cahors, a été supprimé par le Sénat. Cet élément de maîtrise de la dépense publique n’a pas pu être mis en œuvre, ce qui a beaucoup pesé sur l’évaluation du déficit pour 2024.
M. le président Éric Coquerel. Depuis 2017, la tendance est à la baisse des prélèvements obligatoires. La Cour des comptes l’a documentée : 62 milliards d’euros de perte de recettes, dont 45 milliards depuis 2019. La part des recettes publiques est ainsi passée de 57,7 % du PIB à 57 % en 2023 ; jusqu’à récemment, cette perte était partiellement compensée par leur dynamique spontanée mais aussi par une diminution des dépenses, qui sont tombées, sur la même période, de 54,3 % à 51,6 %.
Lorsque les perspectives économiques étaient favorables, les effets sur les finances publiques des baisses d’impôts étaient plus limités. En revanche, dès lors que la conjoncture se retourne, les recettes baissent brutalement. Ne pensez-vous pas que la politique menée depuis 2017 a renforcé l’effet d’un ralentissement de l’activité économique sur les rentrées fiscales et rendu plus difficile l’exercice de prévision ?
M. Emmanuel Moulin. Je ne suis pas sûr que l’on puisse établir un lien direct entre les baisses d’impôts et l’exercice de prévision.
Les baisses d’impôts se sont élevées à peu près à 60 milliards d’euros, répartis équitablement entre les ménages et les entreprises. La baisse du taux de l’IS de 33 % à 25 % ne s’est pas traduite par une diminution du bénéfice fiscal mais, bien au contraire, par son assez fort dynamisme. En revanche, la constance de la politique fiscale du gouvernement a permis aux entreprises et aux investisseurs internationaux d’anticiper en toute connaissance de cause, ce qui a été favorable à la croissance.
Il y a évidemment des cycles économiques et des crises. Il était difficile de prévoir l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la crise du covid et la crise inflationniste – de fait, personne n’avait prévu ces trois crises. Je ne pense donc pas que l’on puisse faire de lien entre les prévisions et les déficits, lesquels se sont accumulés depuis 1974. Les finances publiques ont en effet toujours été déficitaires depuis cette date, avec 2 ou 3 % y compris en période de haut de cycle. Nous plongeons donc plus que les Allemands lorsque la conjoncture se dégrade, puisqu’ils sont à l’équilibre en période normale et ne descendent à notre niveau habituel de déficit qu’à l’occasion de crises.
Selon moi, le niveau de nos déficits n’est pas lié uniquement aux baisses d’impôts : il résulte aussi du niveau et de la dynamique des dépenses. C’était l’un des éléments qui préoccupait la direction générale du Trésor lorsque je la dirigeais. Si l’on compare la structure de la dépense publique en France par rapport à celle de la zone euro, on voit que la différence principale tient aux dépenses sociales.
Par ailleurs, nous nous défendons assez bien en matière d’impôts puisque le dernier baromètre indique que, malgré les baisses d’impôts, nous sommes quand même le pays qui a le taux de prélèvements obligatoires le plus élevé du monde.
M. le président Éric Coquerel. Je vais poser la même question un peu différemment.
Les premières années d’application de la baisse de taux d’imposition, notamment en matière d’IS, correspondent à une forte relance de l’activité économique et de la croissance à la suite de la crise du covid. Comme vous l’avez indiqué, la baisse de ces taux n’a pas conduit à moins de recettes, bien au contraire.
Peut-on considérer que la hausse exceptionnelle de l’activité après la pandémie a masqué les effets de la baisse des taux d’imposition, lesquels se sont manifestés lors du reflux de l’activité économique ? Ce phénomène a-t-il affecté la qualité de la prévision ?
M. Emmanuel Moulin. On assiste toujours à un phénomène de rebond après une crise. On l’avait déjà vu après celle de 2008-2009. Ce n’est donc pas exceptionnel.
En revanche, l’ampleur de la baisse du PIB et de la dégradation des finances publiques lors du covid en 2020 est exceptionnelle, de même que celle du rebond qui l’a suivi. Mais, si l’on regarde l’évolution de l’IS en 2023, on voit que l’excédent brut d’exploitation (EBE) augmente de 14 % alors que le bénéfice fiscal, lui, n’augmente que de 1 %. Le rapport de l’Inspection générale des finances (IGF) analyse de manière assez détaillée cette évolution, qui s’explique pour l’essentiel par des phénomènes indépendants de la politique fiscale.
Tout d’abord, la composition sectorielle de l’EBE a été défavorable. La progression de l’EBE s’explique en effet principalement par la situation d’un grand énergéticien national qui avait subi beaucoup de pertes l’année précédente et fait beaucoup de bénéfices en 2023. Il a évidemment reporté ses pertes, ce qui explique largement la déconnexion entre l’évolution de son EBE et celle de l’IS.
Ensuite, la situation du secteur financier s’est révélée lors du versement du cinquième acompte, et ce phénomène pouvait assez difficilement être anticipé. Ce secteur rapporte son EBE de manière globale, y compris celui résultant de ses nombreuses activités internationales. Mais la situation domestique du secteur financier a été affectée par une question de gestion de l’actif et du passif. Lorsque les taux d’intérêt augmentent, le coût de la ressource s’accroît mais, comme l’actif est composé essentiellement de prêts immobiliers à taux fixes, cela entraîne une dégradation des profits des établissements financiers. Nous n’avions pas perçu cette dernière lorsque nous avons fait les prévisions.
L’IGF a bien fait de recommander d’étudier de manière plus fine les évolutions de l’EBE par secteur. C’est assez compliqué car l’EBE publié par l’Insee chaque trimestre fait l’objet de nombreuses révisions. Ce n’est pas forcément une information très fiable. Mais nous devrions pouvoir mieux anticiper des phénomènes importants comme ceux qui ont affecté un énergéticien ou le secteur financier en 2023.
M. le président Éric Coquerel. Je reviens sur une question concernant l’IS que j’ai posée à M. Jérôme Fournel, qui m’a renvoyé vers le Trésor. Alors que la prévision de recettes était de 55,3 milliards d’euros dans la loi de finances initiale (LFI) pour 2023, la prévision augmente de 12,1 milliards d’euros dans le cadre du programme de stabilité, pour atteindre 67,4 milliards d’euros.
Quand on suit les évolutions suivantes, on se rend finalement compte qu’il aurait été avisé de conserver la prévision initiale. Après les 67,4 milliards d’euros du programme de stabilité en avril, le projet de loi de finances de fin de gestion (PLFG) pour 2023 ne prévoyait plus que 61,3 milliards d’euros, tandis que l’exécution a abouti à 56,8 milliards d’euros, soit un niveau légèrement supérieur à la prévision initiale pour 2023.
Pourriez-vous indiquer quelles étaient les évolutions qui ont pu expliquer ce relèvement de la prévision et qui vous ont permis de vous écarter de l’estimation considérée comme centrale par la direction générale des finances publiques (DGFIP) sur la base de l’analyse des données relatives aux acomptes de fin d’année ?
M. Emmanuel Moulin. Il faudrait que je demande à mes collègues la raison pour laquelle les prévisions de recettes ont été augmentées.
J’imagine que cela s’explique par le caractère très particulier de l’année 2023 en matière de croissance. Le début de l’exercice a été assez dynamique, avec un très bon deuxième trimestre. Puis la conjoncture s’est retournée et la croissance est devenue quasiment atone au deuxième semestre. C’est probablement pour cette raison et du fait des estimations de l’EBE que la prévision de recettes a été rehaussée au moment du programme de stabilité. Je vous propose de vous faire parvenir une petite note sur ce point, car je ne me souviens pas de tout.
M. le président Éric Coquerel. À la lecture du rapport de l’IGF sur les prévisions de recettes des prélèvements obligatoires, je comprends que cette erreur de prévision était évitable. Selon ce rapport, une analyse par secteur économique, et notamment des résultats d’EDF, aurait pu conduire à corriger l’indicateur macroéconomique habituellement utilisé, c’est-à-dire l’EBE.
Comment expliquez-vous que cette analyse n’ait pas été menée par vos services, notamment lorsque vous avez relevé de 12,1 milliards d’euros la prévision de recettes d’IS dans le cadre du programme de stabilité ?
M. Emmanuel Moulin. Je ne pense pas que nous disposions de tous les éléments sur les bénéfices fiscaux au moment de l’élaboration de ce programme. Les bénéfices de l’année n sont en effet connus en juin de l’année n + 1.
Je vous ai déjà en partie répondu sur l’analyse sectorielle. C’est une bonne recommandation de l’IGF ; mon successeur l’a faite sienne et les équipes y travaillent. Mais ce n’est pas évident car cela suppose de s’appuyer sur des données suffisamment robustes en matière d’EBE pour pouvoir prévoir les évolutions des bénéfices et de l’IS par secteur.
M. le président Éric Coquerel. Dans votre réponse sur la décision de ne pas recourir à un PLFR, vous avez utilisé le « nous ». Celui-ci englobait-il le directeur de cabinet et M. Attal ?
M. Emmanuel Moulin. Cette décision appartient in fine au premier ministre, donc, en l’occurrence, à M. Attal.
M. le président Éric Coquerel. La semaine dernière, en réponse à une question de Charles de Courson, M. Fournel a admis qu’il y avait eu aussi une réunion à l’Élysée sur cette question.
Le « nous » que vous avez employé inclut-il le président de la République ?
M. Emmanuel Moulin. La Constitution prévoit que c’est le premier ministre qui dépose les projets de loi et qui décide. Mais il voit le président de la République toutes les semaines et il y a effectivement eu des réunions sur ce sujet avec ce dernier. C’est normal.
M. le président Éric Coquerel. Dernière question, un peu directe. Vous avez été directeur général du Trésor mais, auparavant, vous aviez été conseiller au cabinet du ministre de l’économie. Quelques années plus tard, vous êtes devenu le directeur de ce cabinet. Pourriez-vous nous informer sur le niveau d’étanchéité entre l’administration et le politique s’agissant des prévisions de recettes ? N’était-il pas d’usage, pour des raisons politiques, de boucler un compte avec des économies à documenter ou des scénarios de hausses de recettes s’écartant sensiblement d’un scénario technique ?
M. Emmanuel Moulin. Tout d’abord, il y a évidemment une interaction entre la décision politique et la prévision. Les services font des propositions de taux de croissance et c’est le ministre qui choisit celui qui est retenu. Cela rétroagit sur l’ensemble des prévisions, en particulier sur celles qui concernent les recettes. Cependant, depuis plusieurs années le taux de croissance retenu ne peut pas vraiment s’écarter du consensus car le Haut Conseil des finances publiques (HCFP) veille.
Ensuite, lorsque des mesures nouvelles sont prévues, des estimations sont faites pour évaluer leur rendement. Cela donne lieu à une discussion avec les cabinets pour essayer de documenter ce rendement. Nous travaillons souvent avec la direction de la législation fiscale (DLF), qui est beaucoup mieux armée que nous pour faire ce travail. S’agissant de la Crim, nous avions demandé à la Commission de régulation de l’énergie (CRE) de nous aider à estimer son rendement. Enfin, on procède à l’évaluation du niveau des différentes recettes fiscales.
J’ai quand même eu une expérience assez longue. Les prévisions sont présentées au cabinet du ministre. Celui-ci pose bien entendu des questions sur la manière dont a été évalué le produit de tel ou tel impôt, mais je n’ai jamais vu un ministre demander de changer un chiffre qui lui était présenté et je ne l’ai jamais fait en tant que directeur de cabinet.
M. Éric Ciotti, rapporteur. L’évaluation de l’élasticité des prélèvements obligatoires au PIB est l’une des causes de l’erreur de prévision de recettes, qui pèse lourdement sur l’aggravation des déficits en 2023 et plus encore en 2024.
Considérez-vous que cette prévision en matière d’élasticité a été manifestement extrêmement optimiste ? L’a-t-elle été pour des raisons techniques ou bien pour des raisons politiques – parce que cela permettait un ajustement qui correspondait à ce que souhaitait le gouvernement ?
M. Emmanuel Moulin. Il faut distinguer 2023 de 2024. En 2023, nous avions retenu une prévision d’élasticité de 0,6, c’est-à-dire un niveau extrêmement faible, rarement vu. Un graphique figurant dans le rapport de vos collègues du Sénat montre que l’évolution de l’élasticité est extrêmement heurtée, mais aussi que la prévision retenue était assez pessimiste.
Il se trouve que, cette année-là, le résultat a finalement été pire, puisque l’élasticité a été de 0,4. Je ne pense donc pas qu’on puisse dire que nous avons été excessivement optimistes en 2023. Il faut se rappeler que nous avions été très pessimistes en 2021 et en 2022. Nous avions expliqué au ministre que l’élasticité serait proche de l’unité mais, de façon un peu surprenante, elle a finalement été de 1,5. Nous avons donc retenu le chiffre de 0,6 en 2023 car il correspondait au point bas que nous étions en mesure de justifier.
En 2024, nous avions prévu une élasticité de 1,1 en suivant le raisonnement selon lequel elle reviendrait vers sa norme, c’est-à-dire l’unité. Notre calcul, qui a consisté à prendre la moyenne des élasticités – très heurtées – de 2021 à 2024, donnait à peu près une élasticité unitaire pour 2024. Cette prévision s’est révélée effectivement un peu optimiste.
Des éléments de contexte et de conjoncture font que l’on se retrouve avec une élasticité plus faible que prévu. Cette dernière a été révisée à 0,8 en avril, au moment de l’élaboration du programme de stabilité, et je crois que le gouvernement actuel l’estime désormais à 0,7.
M. Éric Ciotti, rapporteur. Pouvez-vous expliquer comment vous construisez la prévision d’élasticité ? Le pivot est à l’unité, ce qui paraît cohérent. Mais la volatilité est très forte puisque l’élasticité peut passer de 0,4 à 1,5 selon les années, soit une variation de un à trois. Quelle est la méthode utilisée pour la prévision et quelles sont les causes d’écarts aussi importants ?
M. Emmanuel Moulin. Comme je l’ai déjà indiqué, l’élasticité est une résultante. On ne bâtit pas les prévisions en fixant au préalable tel ou tel niveau d’élasticité. On s’attache d’abord au cadre macroéconomique, avec des prévisions en matière de croissance, de consommation et d’investissement. Cela se traduit par des prévisions pour les finances publiques. Nous ne travaillons pas seuls dans notre coin : nous discutons des prévisions pour chaque impôt avec l’ensemble des directions concernées – DGFIP, DLF, direction du budget, direction générale des douanes et des droits indirects (DGDDI)... Nous additionnons les résultats des prévisions de toutes les recettes fiscales avant d’y ajouter les cotisations sociales, qui sont liées à la masse salariale, pour obtenir un montant de prélèvements obligatoires que l’on compare au PIB en valeur ; et cela donne une élasticité. Le résultat fait l’objet d’un test de cohérence pour vérifier qu’il n’est pas hors normes, notamment par rapport à une élasticité unitaire sur la moyenne de la période.
Il en résulte effectivement des élasticités potentiellement différentes d’une année sur l’autre. Lors d’une crise économique, l’élasticité est très faible ; inversement, en cas de rebond de l’activité on peut avoir une surréaction des prélèvements obligatoires. Cela a notamment été le cas en 2021 et 2022. Puis l’on finit normalement par rejoindre une moyenne unitaire.
C’est la raison pour laquelle, après la très forte chute constatée en 2023, le test de cohérence réalisé pour 2024 amenait à un retour vers une élasticité proche de la moyenne, donc de l’unité. Par ailleurs, l’année 2024 a été un peu heurtée, pour des raisons économiques et du fait d’autres événements.
M. Éric Ciotti, rapporteur. J’en viens à des questions un peu plus politiques, liées à vos fonctions de directeur de cabinet du premier ministre.
Vous avez évoqué la note du 7 décembre, qui alertait sur la dégradation du solde de 2023. D’autres éléments ont été pris en compte dès le début de l’année 2024 et ils ont conduit au décret d’annulation de février 2024.
Se pose ensuite la question de la présentation éventuelle d’un projet de loi de finances rectificative. J’aimerais savoir qui s’y est vraiment opposé. Je me souviens d’avoir reçu courant avril un appel du ministre de l’économie en ma qualité de président d’une formation politique. Il m’avait fait part de son souhait de présenter un PLFR. Comment a-t-on abouti à la décision de ne pas recourir à un tel projet ? Qui a pris cette décision ? Est-ce le premier ministre, le président de la République, ou bien les deux ? Dans quel cadre, au cours de quelles réunions et selon quelles modalités ?
M. Emmanuel Moulin. Il n’y a pas de mystère sur le fait que le ministre de l’économie et des finances de l’époque, M. Bruno Le Maire, souhaitait un PLFR. Il l’a d’ailleurs déclaré dans un communiqué et, à vrai dire, c’est assez légitime. Si j’avais été à sa place, peut-être aurais-je plaidé en ce sens.
Cela étant, d’autres considérations entrent en ligne de compte. Des discussions ont eu lieu entre le ministre de l’économie, le ministre délégué chargé des comptes publics et le premier ministre. Puis il y a eu des entretiens entre le président de la République, le premier ministre et ses ministres, ce qui est tout à fait normal. Le premier ministre rencontrait le président de la République à peu près toutes les semaines, en présence du secrétaire général de l’Élysée et de moi-même. Tous les sujets étaient évoqués lors de ces réunions.
Nous avons eu effectivement une réunion au sujet des finances publiques, et pas seulement du PLFR, puisque nous avons reçu aux alentours du 10 février l’alerte – qui a ensuite été transcrite dans une note du Trésor du 16 février – indiquant qu’un fort risque pesait sur la croissance et sur l’exécution budgétaire. Dans de tels cas, on réagit et on se demande quel est le meilleur moyen disponible.
La Lolf nous autorisait à prendre un décret d’annulation de crédits à hauteur d’un peu plus de 10 milliards d’euros. On avait donc le choix entre ce décret et un PLFR qui réaliserait à peu près le même montant d’annulations tout en permettant de prendre certaines mesures fiscales. Mais les autres mesures d’économie relevaient plutôt du PLFSS et il aurait donc fallu déposer un autre projet de loi rectificative.
En s’interrogeant de manière clinique sur ce qui était le plus efficace, le plus rapide et le moins risqué politiquement, on arrivait facilement à la conclusion que la meilleure solution était de recourir à un décret d’annulation. Il permettait de faire très rapidement 10 milliards d’euros d’économies, dans un cadre autorisé par les textes budgétaires.
Il n’y avait pas de volonté de contourner le Parlement. À l’époque – c’est-à-dire en février –, nous pensions que nous étions là pour un petit moment et nous savions qu’il y aurait d’autres textes budgétaires dans l’année, avec un PLF pour 2025 et un PLFG. Nous aurions inscrit des dispositions fiscales dans ce PLF avec une petite rétroactivité et cela aurait permis de suivre les préconisations du ministre de l’économie sans en passer par un PLFR.
L’une des questions écrites qui m’ont été envoyées concernait un éventuel lien entre cette décision et les élections européennes. Je n’ai franchement pas le sentiment que cette dimension ait été abordée lors des débats. D’ailleurs, on ne peut pas dire que le décret d’annulation a été extrêmement populaire. Je rappelle que plusieurs ministres se sont émus des coupes opérées dans leur budget – dans certains cas en ayant des propos assez imagés sur le sort réservé à des animaux de compagnie… Ce décret n’était donc pas une décision facile. Nous avons ensuite pris d’autres mesures qui n’étaient pas très populaires en matière de franchises médicales et de tarifs de l’électricité. Bruno Le Maire les a assumées avec courage. Nous avons aussi annoncé une réforme de l’assurance chômage qui ne me semblait pas non plus totalement populaire.
En tant que directeur de cabinet du premier ministre, je n’ai pas eu le sentiment que la question des élections européennes ait pesé dans ces décisions.
M. Éric Ciotti, rapporteur. Vous confirmez le sort préoccupant qui était réservé à ce pauvre animal de compagnie : c’est la grande information de cette commission d’enquête jusqu’à présent ! (Sourires.)
Plus sérieusement, pourriez-vous préciser qui a arbitré le choix de ne pas déposer un projet de loi de finances rectificative ? Est-ce le président de la République ou le premier ministre ?
M. Emmanuel Moulin. Constitutionnellement, c’est le premier ministre.
M. le président Éric Coquerel. Mais dans la réalité ?
M. Emmanuel Moulin. La réalité est que toutes les décisions sont préalablement discutées avec le président de la République. C’est en tout cas ce que je retiens de mon expérience de directeur de cabinet du premier ministre.
M. le président Éric Coquerel. Je comprends que l’avis de Bruno Le Maire n’est pas le même que le vôtre – à Gabriel Attal et vous-même.
M. Emmanuel Moulin. Oui, je l’assume.
M. le président Éric Coquerel. J’entends aussi que les décisions sont collectives, mais qui tranche en dernier ressort ? Est-ce l’Élysée ?
M. Emmanuel Moulin. Le président de la République et le premier ministre étaient sur la même ligne. Cela étant, de la même manière que le premier ministre est celui qui, constitutionnellement, décide de déposer un projet de loi, il fut celui qui a décidé de ne pas déposer de PLFR.
M. Éric Ciotti, rapporteur. Ces derniers échanges anticipent quelque peu ma question suivante. De manière plus politique, dans les jours qui ont précédé les élections européennes du 9 juin, et donc la dissolution, quel était le niveau d’information de Matignon et de l’Élysée sur l’état précis des prévisions de déficit pour 2024 ? Au-delà des notes que vous avez évoquées, y a-t-il eu, dans les jours qui ont précédé cette échéance électorale, une alerte ou une réunion spécifique au sujet des paramètres budgétaires dégradés qui aurait pu motiver la décision du président de la République de dissoudre l’Assemblée nationale ?
M. Emmanuel Moulin. Je vous répondrai sur les éléments factuels dont nous disposions, car je ne puis me prononcer sur les motivations de la dissolution, qui fait partie des prérogatives constitutionnelles du président de la République.
Comme je l’ai dit, avant le 9 juin, nous disposions des budgets économiques d’hiver – qui sont publiés en février –, sur le fondement desquels nous avons pris un décret d’annulation de crédits. Nous disposions également de la publication de l’Insee du 26 mars. Et, à la même période, nous avons présenté le programme de stabilité, lequel révisait la prévision de déficit de 4,4 à 5,1 % du PIB.
Les informations suivantes dont nous avons eu connaissance sont les budgets économiques d’été qui, sauf erreur de ma part, ont été publiés le 13 juillet et qui prévoyaient une nouvelle dégradation du déficit pour 2024 à 5,6 %.
D’une manière générale, Matignon est dépendant des exercices réalisés par le ministère des finances ; nous ne faisons pas nos propres évaluations. La périodicité de ces études est celle que j’ai indiquée, avec la publication des budgets économiques, d’hiver en février et d’été en juillet. Nous n’avions donc pas de remontée d’informations particulière à la veille de la dissolution.
M. Éric Ciotti, rapporteur. À aucun moment, vous n’avez une conversation avec le secrétaire général de l’Élysée pour lui dire que les remontées dont dispose la tour de contrôle de Matignon font craindre une dégradation rapide qui nécessitera un projet de loi de finances pour 2025 très sévère, avec des mesures fortement correctrices susceptibles d’avoir un caractère impopulaire majeur ?
M. Emmanuel Moulin. C’est une question différente.
M. Éric Ciotti, rapporteur. Elle est complémentaire.
M. Emmanuel Moulin. Elle me semble différente. Compte tenu des prévisions économiques, il allait être nécessaire de procéder à des ajustements dans le cadre du PLF pour 2025. Il est évident que nous y travaillions alors et, d’ailleurs, que nous échangions avec le président de la République sur les mesures envisagées.
J’en profite pour préciser que, lors de tous les échanges auxquels j’ai assisté – je n’étais pas toujours présent –, le président de la République a apporté un soutien total aux mesures que nous avons prises, qu’il s’agisse de celles que j’ai énumérées dans mon propos liminaire, ou encore du décret d’annulation. Il a par exemple pleinement soutenu le premier ministre au sujet de la réforme de l’assurance chômage et lorsque nous avons exposé certaines des mesures qui devaient être intégrées au PLF pour 2025.
M. Éric Ciotti, rapporteur. J’insiste sur ce point, car c’est important. Nous confirmez-vous qu’au-delà des notes, des alertes et des révisions qui ont eu lieu et dont nous avons une connaissance assez précise, il y a eu, dès le mois de mai, un travail non public – ce qui est normal – autour d’hypothèses correctrices assez sévères et donc impopulaires pour 2025 – de même nature, d’ailleurs, que celles que le premier ministre démissionnaire a effectivement inscrites dans le projet de loi de finances ?
M. Emmanuel Moulin. Lorsque le déficit s’élève à 5 ou 5,5 % et que vous souhaitez le ramener à 3 %, personne ne sera surpris que des mesures nécessairement difficiles et impopulaires soient prises. Ce mécanisme est connu de tous, aussi bien de l’opinion publique que des bancs de l’Assemblée nationale, et les choses étaient assumées. Certaines des mesures que nous avons évoquées à l’époque ont d’ailleurs été ensuite présentées par le gouvernement de Michel Barnier – d’autres furent différentes, notamment sur la répartition de l’effort encore les dépenses et les impôts.
Nous étions tout à fait conscients du fait que le PLF pour 2025 devait comporter un élément de consolidation assez important.
M. le président Éric Coquerel. Notons à cet égard que la constante fut celle du refus d’un PLFR au profit d’un PLFG. Écartée en mai, la proposition de Bruno Le Maire pouvait être acceptée ensuite, après les échéances électorales, mais il n’en a rien été. L’occupant de l’Élysée a été constant dans ce choix, même après le changement de premier ministre. Or, contrairement à un PLFG, un PLFR permet non seulement de réduire encore davantage les dépenses, ce que demandait Bruno Le Maire, mais aussi de discuter des recettes.
M. Emmanuel Moulin. Ayant quitté mes fonctions le 5 septembre, je ne peux commenter cela.
M. le président Éric Coquerel. Je sais bien. C’est un commentaire de ma part.
M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Vous avez évoqué une forme de décorrélation entre les résultats macroéconomiques et les prévisions de recettes : je pense à l’excédent brut d’exploitation, ou encore au bénéfice fiscal. Y a-t-il eu pareille décorrélation avec le produit de la TVA, l’évolution du prix de l’électricité et la décélération rapide de l’inflation ?
Plus largement, pensez-vous qu’une partie des difficultés prévisionnelles auxquelles vous avez été confronté est liée à cette décorrélation entre la macroéconomie et les prévisions de recettes ?
L’injection massive – et légitime – d’argent public lors de la crise sanitaire a-t-elle pu dérégler pour partie les modèles de prévisions ?
M. Emmanuel Moulin. Les comportements diffèrent selon la situation macroéconomique, mais peuvent s’expliquer.
Par exemple, lorsque les taux d’intérêt sont proches de 0 %, les acteurs économiques n’ont pas nécessairement intérêt à récupérer la TVA immédiatement ; il vaut mieux la laisser à l’État. Il peut donc y avoir une décorrélation des comportements. Nous l’avons constaté en 2023, avec le pic inflationniste et l’augmentation des taux : les entreprises ont été plus promptes à demander les remboursements.
Le problème d’interprétation que nous pouvons avoir, et que vous avez évoqué, est d’identifier s’il s’agit d’un comportement isolé, d’un à-coup, ou s’il est appelé à perdurer. C’est un défi pour la prévision. En l’occurrence, on peut expliquer qu’en cas de changement de taux d’intérêt, les acteurs aient intérêt à récupérer plus rapidement la TVA, avant de normaliser ensuite leur comportement.
En ce qui concerne l’électricité, le taux de la TICFE ayant beaucoup varié, il était difficile d’en prévoir le produit, d’autant que nous devions tenir compte du double effet de la Crim et du bouclier tarifaire. Je me rappelle qu’à la fin de l’année 2022, nous devions calculer combien allait rapporter la Crim et combien allait coûter le bouclier.
À cet égard, la direction générale du trésor ne fait pas de prévisions relatives au prix de l’électricité, pas plus qu’elle n’en fait pour le prix du pétrole ou les taux d’intérêt. Nous estimons que la meilleure prévision est celle du marché. En l’espèce, nous avions logiquement retenu les taux forward, lesquels ne prévoyaient absolument pas un reflux du prix de l’électricité. En conséquence, les recettes issues de la Crim ont été bien moins importantes – tandis que le coût du bouclier a, lui aussi, été moins élevé.
Au fond, avec ces instruments nouvellement créés, la position de l’État était ouverte sur les prix des matières premières, que nous ne maîtrisons absolument pas, ce qui rend les prévisions extrêmement compliquées.
M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Des premières auditions de cette commission d’enquête, je retiens qu’il est difficile d’agir en cours d’année en dehors de l’échelon étatique. Partagez-vous ce constat, sachant que vous avez évoqué le fait qu’il n’existe plus de mécanisme coercitif pour les collectivités ?
Les concernant, considérez-vous, à l’instar de l’ancien directeur général des finances publiques, que l’augmentation de leurs besoins de financement, en 2023 et en 2024, est liée à un retard, dû au covid, dans le cycle électoral ? Selon ce phénomène, les collectivités auraient moins investi lors de la crise sanitaire, décalant ainsi le cycle électoral.
Plus généralement, estimez-vous que le gouvernement nommé en septembre dernier aurait pu aller plus loin, en incluant davantage d’annulations de crédits dans le cadre du projet de loi de finances de fin de gestion, mais aussi par voie réglementaire pour faire face à la hausse des dépenses relevant de l’objectif national de dépenses d’assurance maladie (Ondam) – hausse qui a été évoquée en octobre ?
M. Emmanuel Moulin. Nous avons effectivement été surpris par l’ampleur des dépenses des collectivités, ou plutôt par la dynamique des dépenses. Je pense que l’ancien directeur général des finances publiques a raison : il y a certainement eu un retard dans les investissements en raison du covid. Le cycle électoral est légitime et se comprend bien ; nous pouvons d’ailleurs le modéliser. En revanche, l’évolution des dépenses de fonctionnement me semble plus difficile à expliquer. Alors que leur augmentation en 2023 avait déjà été assez importante, d’après les remontées d’octobre, elles progresseraient de nouveau de 5,9 % cette année.
Comme vous le disiez, il est pour moi important que la maîtrise des finances publiques concerne l’ensemble des administrations. L’État est effectivement celui qui subit le plus en cours d’année, dans la mesure où un décret d’annulation de crédits concerne les dépenses budgétaires qui dépendent de cet échelon. Par ailleurs, nous n’avons plus de système de régulation des dépenses des collectivités locales. Les contrats de Cahors ont été abandonnés à l’occasion de la loi de programmation des finances publiques (LPFP) pour les années 2023 à 2027, ce qui est très dommageable. Je le répète : je crois que tout le monde souhaite que chacun contribue à la maîtrise des dépenses publiques.
Quant aux dépenses sociales, je ne me prononcerai pas sur les choix du gouvernement. Pour l’avoir vécu, je sais qu’être aux manettes n’est pas chose aisée. Ce serait un peu facile de critiquer mes successeurs. S’agissant de l’Ondam, je peux simplement indiquer que le comité d’alerte nous a saisis au cours de l’été dernier. J’ai alors demandé au secrétariat général du gouvernement si je pouvais prendre des mesures de régulation, mais il m’a été répondu que cela irait au-delà de ce que nous pouvions faire dans le cadre de la gestion des affaires courantes. Nous n’avons donc pas agi sur l’évolution des dépenses d’assurance maladie.
M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Pour avoir vous-même gelé 16,5 milliards d’euros de crédits, considérez-vous qu’il était possible d’aller plus loin que les annulations auxquelles il a été procédé dans le cadre du PLFG ?
M. Emmanuel Moulin. C’est ce que nous pensions étant donné que nous avions prévu davantage d’annulations de crédits en fin de gestion. Cela étant, il y a certainement des événements qui se sont produits après le 5 septembre et qui justifient les décisions prises par le gouvernement.
M. Éric Ciotti, rapporteur. Vous dites que l’augmentation des dépenses de fonctionnement des administrations publiques locales (Apul) s’élève à 5,9 % en 2024. Savez-vous si certains échelons dérapent plus que d’autres, si je puis présenter les choses ainsi ?
M. Emmanuel Moulin. Je ne connais pas les chiffres, mais nous pourrons regarder les remontées dont nous disposons.
M. Éric Ciotti, rapporteur. J’en profite pour faire une courte parenthèse. Lorsqu’une collectivité doit être inscrite dans le réseau d’alerte des finances locales, comme c’est le cas de la métropole de Nice, qui dépasse les seuils, le cabinet du premier ministre ou du ministre de l’économie donne-t-il instruction au préfet de ne pas le faire ?
M. Emmanuel Moulin. Je ne suis pas au courant d’une telle décision.
M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Vous êtes-vous entretenu avec vos homologues britannique et allemand, étant donné que leurs pays ont aussi connu des prévisions de recettes défaillantes ?
Par ailleurs, quels enseignements tirez-vous du chiffrage des nouvelles mesures ? La direction de la législation fiscale (DLF) n’a-t-elle pas été un peu seule pour procéder aux évaluations ? Vous dites avoir sollicité la CRE, mais était-ce suffisant ? Comment pouvons-nous nous améliorer ?
M. Emmanuel Moulin. À mon époque, j’avais des relations presque quotidiennes avec mes homologues européens, mais la question des finances publiques était moins prégnante. Nous étions largement en période de crise et nous révisions les règles budgétaires européennes. Je crois que mon successeur a abordé ce sujet avec eux et je sais qu’il a établi des comparaisons. D’ailleurs, lorsqu’on compare nos prévisions de déficit avec celles d’autres pays, on relativise les choses et on constate que nous n’avons pas été si mauvais. Je ne doute pas que mon successeur ainsi que la direction générale du trésor pourront vous communiquer des éléments. J’ajoute que l’exactitude de la prévision dépend parfois du sens dans lequel elle va.
Quoi qu’il en soit, l’Allemagne a connu des surprises en matière de recettes, tout comme le Royaume-Uni, où il manquait 20 milliards de livres dans le budget à l’arrivée au pouvoir de M. Starmer. C’est un phénomène commun aux grands pays.
Par ailleurs, concernant le chiffrage des nouvelles mesures, nous devons essayer de nous améliorer. La Crim est un cas à part, dans la mesure où elle est très dépendante d’un élément qui nous est totalement étranger, en l’occurrence le prix de l’électricité sur le marché. Quant aux mesures fiscales, je précise que toutes les prévisions sont faites à comportements inchangés. Cela explique que nous n’avons pas pu anticiper le fait que la baisse du taux de l’impôt sur les sociétés ne s’est pas traduite par une baisse de son rendement, mais plutôt, lors des premières années, par une hausse. D’une manière générale, il est très difficile de ne pas retenir des comportements statiques car, dans le cas contraire, nos choix seraient très subjectifs, dont très critiquables.
En définitive, je reconnais que nos prévisions relatives aux mesures nouvelles n’étaient pas parfaites. J’espère que les responsables actuels s’efforcent d’améliorer les choses, ce qui n’a rien de facile.
M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Dans votre propos liminaire, vous avez rappelé que la France était sortie de la procédure européenne de déficit excessif. Or, sans les effets de la politique de la Banque centrale européenne (BCE) sur la charge de la dette, notre déficit ne serait jamais passé en dessous des 3 %. Personne, haut fonctionnaire ou pas, parmi toutes celles que nous avons auditionnées depuis deux semaines, n’a évoqué cet élément, qui n’a pourtant rien d’anecdotique – ou alors il s’agirait d’une anecdote à 20 ou 30 milliards d’euros ! Ainsi, comment auriez-vous fait si les taux de la BCE étaient restés dans la moyenne des dix années précédentes ?
M. Emmanuel Moulin. Je ne refais pas l’histoire en me demandant comment les choses se seraient passées dans un contexte différent.
La politique de la BCE a été tout à fait légitime, eu égard à la crise absolument majeure à laquelle nous devions faire face. À l’origine, elle a utilisé tous les instruments à sa disposition pour atteindre son objectif de 2 % d’inflation, quand cette dernière était quasiment nulle. Puis elle a pris des mesures non conventionnelles pour répondre à une crise qui touchait tous les pays européens, lesquels ont donc unanimement bénéficié de la baisse des taux ; cette politique n’a pas bénéficié qu’à la France. D’autres pays que le nôtre sont ainsi sortis de la procédure de déficit excessif.
Je reconnais que cette politique nous a aidés, mais celle-ci s’est depuis normalisée, voire est devenue restrictive. Quoi qu’il en soit, elle est indépendante de notre volonté, la Banque centrale européenne étant elle-même indépendante. Elle fixe ses taux et nous faisons avec.
M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Certes, tous les pays européens ont bénéficié de cette politique, mais en aucune façon ils n’ont mené la même politique budgétaire et fiscale que nous. Or, sept ans plus tard, particulièrement vis-à-vis d’économies comparables, notre situation budgétaire est la plus catastrophique. Des pays dont la richesse est bien moindre, comme ceux de la péninsule ibérique, sont d’ailleurs dans une situation bien plus favorable que la nôtre. Comment expliquez-vous que, en dépit de l’orientation de la politique de la BCE, la situation budgétaire se soit désormais inversée ?
M. Emmanuel Moulin. Je ne suis pas certain d’avoir compris votre point de vue sur l’orientation de la politique monétaire. La BCE conduit une politique pour l’ensemble de la zone euro, non pour un pays en particulier.
S’agissant des États de la péninsule ibérique et singulièrement de l’Espagne, je rappelle que ce pays bénéficie de fonds européens d’une ampleur tout à fait différente de la nôtre. Les subventions que reçoit ce pays dans le cadre du plan de relance Next Generation EU sont de l’ordre de 100 milliards d’euros, contre 40 milliards pour la France.
Enfin, contrairement à ce que vous affirmez, il me semble que tout le monde a mené la même politique budgétaire face au covid. L’Italie, l’Espagne ou encore l’Allemagne ont protégé leur économie. La différence est que nous partions d’un niveau de déficit plus élevé que les autres. Après la crise, ce niveau demeure supérieur ; c’est vrai.
M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Je ne partage absolument pas votre analyse.
Plus généralement, depuis 2017, la Cour des comptes, dans ses rapports sur le budget de la France, n’a de cesse de souligner qu’aucune baisse des dépenses structurelles n’a été engagée. Cela correspond à vos années en tant que directeur de cabinet de Bruno Le Maire, puis de directeur général du Trésor, puis de directeur de cabinet de Gabriel Attal – étant entendu que les annulations de crédits du début d’année ne sauraient être considérées comme des économies structurelles, mais plutôt comme un coup de rabot.
Ainsi, dans la ligne directe de ma question précédente, comment expliquez-vous que les gouvernements auxquels vous avez participé de manière directe ou indirecte n’aient procédé à aucune baisse de dépenses structurelle ? Je tiens à votre disposition les extraits des rapports de la Cour des comptes.
M. Emmanuel Moulin. J’ai l’impression, monsieur le président, que nous dépassons ici le cadre de la commission d’enquête. Cela étant, je suis heureux d’avoir ce débat avec vous, et même si je n’ai pas été ministre, je ne me défausserai pas de mes responsabilités.
Plusieurs réformes structurelles ont bien été menées. Elles ont concerné le marché du travail, les retraites, ou encore l’assurance chômage. Elles ont conduit à réduire le taux de chômage à son plus bas niveau depuis 2007 et à augmenter le taux d’emploi de l’ensemble des catégories de population à leur plus haut niveau depuis 1974. Elles ont permis de créer environ 1,8 million d’emplois privés depuis 2017. Elles ont aussi engagé un processus de réindustrialisation et d’investissement et renforcé l’attractivité de la France, notamment pour les investisseurs étrangers. Nous pouvons avoir des désaccords, mais on ne peut pas dire qu’il n’y a eu aucune réforme structurelle.
Quant à notre action sur les finances publiques, elle ne se résume pas, contrairement à ce que vous avez dit, à une politique du rabot. Les réformes structurelles permettent d’augmenter l’activité, le PIB et les recettes fiscales, afin de couvrir des dépenses très attendues : je pense aux dépenses régaliennes, à l’augmentation du budget de la défense ou du ministère de l’intérieur, ainsi qu’aux fortes demandes sociales liées au vieillissement de la population et à la dynamique des dépenses d’assurance maladie.
M. Jean-René Cazeneuve. Vous avez expliqué pour quelle raison vous avez choisi de ne pas présenter un PLFR au printemps, évoquant notamment le risque politique posé par un tel texte. Faut-il comprendre que vous redoutiez d’une part que le PLFR ne soit pas voté et, d’autre part, que le déficit ne soit plus important après le vote de ce texte ?
M. Emmanuel Moulin. Le premier ministre prend en compte toute une série de facteurs. J’ai surtout détaillé les facteurs techniques, sur lesquels je le conseille en tant que directeur de cabinet. Je lui ai indiqué qu’il y avait deux voies, l’une simple et rapide, et l’autre aléatoire, lente et comportant un risque. Le premier ministre a ensuite fait son choix.
Les risques étaient que le PLFR ne soit pas voté, qu’il ait à engager la responsabilité de son gouvernement, qu’il y ait plus de dépenses après qu’avant ou encore que des augmentations d’impôts soient votées. Sa propre expérience en tant qu’ancien ministre du budget pouvait le conduire à une certaine prudence sur cet instrument financier. Il savait en outre qu’il aurait de toute façon un PLF à défendre à la fin de l’année.
M. Jean-René Cazeneuve. Au printemps dernier, vous aviez envisagé des recettes fiscales supplémentaires – taxation de rachat d’actions, révision de la Crim. Quel véhicule législatif aviez-vous prévu pour porter ces mesures fiscales ?
M. Emmanuel Moulin. Nous avions prévu de les intégrer dans le PLF pour 2025 avec une petite rétroactivité, autorisée par les textes financiers. Cela nous aurait permis d’obtenir quelque 3 milliards d’euros de recettes fiscales sur les rentes dès l’année 2024.
M. Jean-René Cazeneuve. La dynamique des recettes des collectivités territoriales était très soutenue en 2022 et 2023 – la taxe foncière a ainsi augmenté de 16 % en deux années. On sait par ailleurs que les dépenses des collectivités sont étroitement liées à leurs recettes. De ce point de vue, votre projection pour 2024 n’était-elle pas imprudente ?
M. Emmanuel Moulin. Je suis obligé de convenir, au vu de la dynamique de la dépense locale, qu’elle l’était. Mais nous nous inscrivons dans le respect de la loi, notamment la loi de programmation des finances publiques, qui prévoyait pour la dépense locale une progression inférieure à l’inflation minorée de 0,5 point. Cette référence n’est peut-être pas la bonne mais c’est celle qui figure dans la loi : nous sommes obligés de la suivre.
M. Aurélien Le Coq (LFI-NFP). La note du 7 décembre 2023 qui alerte sur la baisse des recettes donne lieu, le 13 décembre 2023, à une note du ministre Bruno Le Maire à la première ministre. Alors que la note du 7 décembre alerte sur la baisse des recettes mais qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments permettant de penser que cela porterait à conséquence en 2024, Bruno Le Maire affirme l’inverse dans la note qu’il produit six jours plus tard. Avez-vous eu, au cours de cette période, des discussions avec Bruno Le Maire ?
M. Emmanuel Moulin. Il y a évidemment des discussions entre moi et Bruno Le Maire, même si je n’étais pas destinataire de la lettre que vous avez mentionnée. Il est évident que si les éléments de cette note sont confirmés, alors cela a un impact sur 2024. La question est donc de savoir comment les évaluer. Ce n’est pas mécanique : il faut refaire un compte macro, un compte de finances publiques. De plus, il faut prendre en compte le changement de base de l’Insee, qui perturbe fortement le PIB et les comptes publics. Hors changement de base, le déficit 2023 est de 5, 3% et non 5,5 %. Un changement de base est très difficile à anticiper et oblige à revoir toutes les données avant de pouvoir calculer l’impact sur 2024. Bruno Le Maire est complètement dans son rôle et il a parfaitement raison d’alerter la première ministre sur les aléas qui existent concernant l’exécution 2024, liés au fait qu’il pourrait y avoir en 2023 un déficit plus élevé que celui prévu dans le PLF.
M. Aurélien Le Coq (LFI-NFP). Était-il raisonnable de ne pas informer le Parlement et de voter un budget avec des recettes d’impôt sur les sociétés en hausse de 10 milliards par rapport aux prévisions de l’année précédente, alors que celles-ci avaient déjà été revues à la baisse en cours d’année ?
M. Emmanuel Moulin. La note du 7 décembre ne mentionne pas de risque ou d’aléa négatif sur les recettes de l’impôt sur les sociétés. La baisse de 4 milliards d’euros du rendement de l’IS n’a été connue qu’à la fin de l’année, au moment du cinquième acompte, c’est-à-dire après la note du 7 décembre et après la lettre de M. Le Maire. Il en va de même pour le bénéfice fiscal dont l’augmentation s’est établie à 1 % au lieu des 12 % attendus. Je vois donc mal comment nous aurions pu nous rendre au Parlement pour expliquer qu’il fallait modifier le projet de loi de finances pour 2024. Très clairement, il n’y a pas d’alerte sur l’IS dans la note du 7 décembre.
M. Aurélien Le Coq (LFI-NFP). La prévision de recettes de l’IS avait pourtant déjà été modifiée dans l’année, passant de 55 milliards d’euros en loi de finances initiale à 67 milliards ensuite, pour revenir en fin d’année à 61 milliards. Le 7 décembre, vous indiquez qu’il y a une fragilité sur les recettes sans rien dire de l’impôt sur les sociétés ; par ailleurs, on sait qu’il y a eu des variations sur les recettes de l’impôt sur les sociétés en cours d’année. Pouvait-on raisonnablement considérer, avec ces informations, qu’on ne devait pas toucher au PLF ?
M. Emmanuel Moulin. Cette note porte sur 2023. Il n’y avait pas suffisamment d’informations disponibles et elle comportait encore beaucoup d’aléas. Très logiquement, nous disions donc que la prévision pour 2024 serait réévaluée au cours du budget économique d’hiver, qui est établi en février. C’est d’ailleurs écrit dans la note de manière très explicite. Nous n’étions donc pas en mesure, au moment où nous rédigions cette note, de réévaluer la situation pour 2024.
M. Jean-Paul Mattei (Dem). Le rendement de la contribution sur la rente inframarginale des producteurs d’électricité était prévu à 9,7 milliards d’euros en loi de finances pour 2023, montant ramené à 1,9 milliard. Pourquoi les montants n’ont-ils pas été actualisés lors de l’examen de la loi de programmation des finances publiques et de la loi de finances de fin de gestion pour 2023, alors que 70 % de l’impôt dû en 2023 était déjà collecté ? Pourquoi un tel décalage ?
Par ailleurs, pourquoi était-il prévu une hausse de recettes de TVA de 3,2 milliards d’euros dans la loi de financement de la sécurité sociale pour 2024 ? Cela a suscité des interrogations de la part du Haut Conseil des finances publiques. Le directeur de la sécurité sociale a affirmé que sa direction n’était pas associée à la construction des prévisions de recettes de TVA, pourtant une des premières ressources de la sécurité sociale. Pourquoi la direction de la sécurité sociale (DSS) n’est-elle pas associée à la construction de ces prévisions ?
Que pensez-vous de la création d’une institution pluridisciplinaire indépendante dédiée aux prévisions macroéconomiques afin d’en renforcer la neutralité, la transparence et la crédibilité, à l’instar de ce que font certains de nos voisins européens, comme la Grande-Bretagne, qui a créé en 2010 le Bureau pour la responsabilité budgétaire ? Cela permettrait-il d’obtenir des informations plus rapidement ?
Enfin, vous semblez dire qu’un projet de loi de finances rectificative n’était pas utile. Il est vrai que, depuis quelques années, la doctrine est de mettre peu de choses dans les PLFR, sauf cas exceptionnel. Un PLFR n’aurait-il pas été un outil plus performant qu’un projet de loi de finances de fin de gestion ? Pourquoi pensez-vous que ce n’était pas utile ?
M. Emmanuel Moulin. Concernant la Crim, la prévision initiale de recettes pour 2023 était de 12,3 milliards d’euros, puis a été ramenée à 2,8 milliards d’euros en PLFG 2023 et à 0,6 milliard d’euros en exécution. Finalement, nous en sommes à près de 1,7 milliard d’euros, parce que nous sommes allés chercher les redevables pour qu’ils la payent. Cela dit, il s’agit de vases communicants : un moindre rendement de la Crim n’est pas forcément une mauvaise chose parce que le coût des boucliers diminue. C’est très lié au prix de l’électricité. Je ne sais pas pourquoi cela n’a pas été modifié dans la LPFP. Je ne suis d’ailleurs pas sûr que ce soit l’instrument le plus approprié pour réviser la Crim.
Même s’il serait très intéressant d’avoir son avis sur les recettes de TVA, le directeur de la sécurité sociale est davantage receveur que modélisateur. En réalité, ce sujet concerne surtout la DGFIP et la direction générale du Trésor : la première pour les mécanismes de remboursement, la seconde parce que cela dépend beaucoup de la consommation et des emplois taxables. Il paraît donc assez logique que la prévision soit faite en dialogue entre ces deux directions. La DSS est évidemment informée des prévisions, puisqu’elle est bénéficiaire d’une large partie de la TVA.
Je ne sais pas si la création d’un nouvel organisme de prévision apporterait beaucoup. De multiples organismes en établissent déjà : le gouvernement, l’Insee, dont l’indépendance n’est remise en cause par personne, la Commission européenne, le FMI, l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), etc. Il ne me paraît pas indispensable d’en créer un autre. Par ailleurs, il me semble dangereux d’externaliser une partie de la prévision pour l’exercice des missions du ministre parce qu’il a lui-même besoin d’avoir une prévision auprès de lui. De toute façon, cela n’exempterait pas le Trésor de faire des prévisions économiques ; il y aurait donc un risque de doublon, alors que vous cherchez plutôt à réduire le nombre d’institutions publiques.
Enfin, le choix de recourir à un PLFR revêt une dimension politique. Ce sont les gouvernements successifs qui décident de ce qu’ils veulent y mettre.
M. le président Éric Coquerel. Le Haut Conseil des finances publiques estime, dans son avis sur le PLF pour 2024, que « le rendement de certains impôts et le montant de certaines dépenses, notamment l’investissement des collectivités territoriales, restent incertains ». Il juge en outre la prévision de croissance de 1,4 % élevée, avec un optimisme sur la totalité des postes de demande – consommation, investissement, exportation. « Le Conseil note les incertitudes importantes qui entourent l’analyse de la situation économique, du fait en particulier de difficultés actuelles à comprendre de nombreux comportements (taux d’épargne élevé des ménages, faiblesse de la productivité par exemple). […] La prévision de déficit pour 2024 (4,4 points de PIB) conjugue principalement des hypothèses favorables et paraît optimiste. La prévision de prélèvements obligatoires est en effet tirée vers le haut par la prévision de croissance élevée de l’activité et, au-delà, par des hypothèses favorables sur le rendement de certains impôts. »
Pouvez-vous comprendre que les députés aient estimé, à partir de cette analyse et de celles d’autres institutions, que la crédibilité des prévisions du gouvernement servant de fondement au PLF pour 2024 était problématique ? On a du mal à comprendre pourquoi les services de Bercy et le gouvernement n’ont pas abouti aux mêmes conclusions au même moment, alors qu’ils disposaient de beaucoup plus d’outils que les députés.
M. Emmanuel Moulin. Je peux comprendre cela. C’est aussi le bénéfice d’avoir le Haut Conseil qui éclaire vos débats, sachant qu’il est destinataire de beaucoup d’informations et émet un avis en toute indépendance. De notre côté, nous pouvons avoir des éléments de divergence d’analyse avec le Haut Conseil, comme sur les comportements de remboursement de TVA en 2024. Mais quand les informations nous ont été communiquées en février et que nous avons pu tirer des conclusions des données relatives à la fin de l’année 2023, concernant notamment le cinquième acompte, le premier ministre a réagi très vite pour prendre en compte ces informations.
M. le président Éric Coquerel. Rétroactivement, comprenez-vous que les parlementaires qui ne trouvaient pas vos prévisions crédibles se demandent maintenant pourquoi il a fallu attendre pour que Bercy en arrive aux mêmes conclusions ?
M. Emmanuel Moulin. Je comprends évidemment votre interrogation. Il n’en demeure pas moins que la façon dont nous avons construit le PLF 2024 reposait sur des prévisions de croissance qui étaient peut-être un peu élevées mais plausibles par rapport aux données dont nous disposions. Il n’y avait d’ailleurs pas de différence majeure entre notre prévision de croissance et celles de l’OCDE, du FMI ou de la Commission européenne. Notre prévision d’EBE et de bénéfice fiscal ne semblait absolument pas extravagante, la déconnexion étant liée à des éléments sectoriels très particuliers. Je ne pense pas que l’on puisse considérer que nous ayons fait preuve de légèreté ; je pense d’ailleurs que si cela avait été le cas, l’avis du Haut Conseil des finances publiques aurait été beaucoup plus tranché. En l’occurrence, il ne dit pas que nous avons été insincères mais qu’une appréciation différente était possible.
M. le président Éric Coquerel. Je n’ai pas parlé d’insincérité.
M. Emmanuel Moulin. Le Haut Conseil joue le rôle d’un tiers de confiance, qui nous prévient si nous dépassons la ligne.
M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. N’est-il pas trop tôt, le 7 décembre, pour inférer des données en matière de recettes de 2023 l’effet de base pour 2024 ?
M. Emmanuel Moulin. C’est exactement cela. Le 7 décembre, nous ne disposons pas de toutes les informations, loin de là – il manque notamment le cinquième acompte, l’exécution budgétaire, les collectivités locales, la sécurité sociale. Cela fait beaucoup d’incertitudes. J’ai énuméré dans l’annexe de cette note vingt et un aléas, ce qui est significatif.
Il faut de plus éviter le biais rétrospectif. Nous savons, a posteriori, que nous avons fini à 5,5 % mais si nous avions fini à 4,9 %, nous n’aurions pas eu le même débat aujourd’hui. Il y a donc un biais rétrospectif dans nos interrogations, un biais de confirmation : nous avons terminé à 5,5 % alors que nous alertions à 5,2 %. Mais si le cinquième acompte avait été en ligne avec nos prévisions, le débat aurait été tout autre.
M. le président Éric Coquerel. Cela confirmait nos inquiétudes.
M. Emmanuel Moulin. Certes mais je n’ai jamais été convoqué par une commission d’enquête quand les prévisions de recettes étaient bien inférieures à ce qui a été réalisé.
M. le président Éric Coquerel. Ce n’est pas anormal.
M. Pierre Henriet (HOR). De nombreux paramètres quantitatifs interviennent dans les prévisions que vous faites en amont de la loi de finances – EBE, bénéfices fiscaux, recettes de TVA, taux de la BCE. Les écarts constatés en fin d’année entre les prévisions et l’exécution amènent à penser que les modèles de prévision sont dépassés. Pensez-vous que des corrections pourront être apportées dans les calculs mathématiques ? Certes, vos prévisions n’étaient pas si éloignées de celles des autres institutions européennes mais ne pensez-vous pas que travailler avec des chercheurs dans le domaine de l’analyse quantitative permettrait d’éviter de telles erreurs ?
M. Emmanuel Moulin. Votre question porte sur le cœur de l’activité de la direction générale du Trésor. N’en étant plus le directeur je n’en connais pas l’actualité la plus récente, mais je crois pouvoir dire que nous essayons en permanence d’améliorer nos techniques de prévision. Cela s’apparente à un défi : l’environnement est très instable, les crises sont de plus en plus fréquentes et nous devons chaque fois nous adapter. Pendant la crise liée au covid, nous avons recouru à de nombreuses informations que nous n’utilisions pas auparavant, afin de nous faire une idée de l’évolution de la conjoncture. Nous avons désigné par le terme de nowcasting cette technique de prévision immédiate fondée notamment sur des données relatives aux déplacements, à l’utilisation des cartes bancaires – nous avons établi un partenariat avec certains établissements bancaires pour les obtenir –, à la consommation d’électricité. Il faut ensuite être capable d’intégrer à l’exercice de prévision mené dans le cadre du PLF ces éléments qui concernent le court terme plutôt qu’un horizon d’un an ou deux. L’exercice est aussi parfois rendu difficile lorsque se distendent les liens entre des données que nous utilisons, comme l’indice de climat des affaires de l’Insee et le PMI, l’indice des directeurs d’achat, que nous entrons dans les modèles pour établir des équations de production ou de consommation, et les contraintes d’offre. Ces dernières ont été très fortes ces derniers temps à cause de la perturbation des chaînes de valeur et des difficultés de recrutement. Nous avons donc travaillé sur les moyens de prévoir la croissance à court terme en période exceptionnelle, en intégrant beaucoup plus d’éléments relatifs à la contrainte qui pèse sur l’offre qu’il n’y en avait dans nos modèles traditionnels – il y a eu une publication du Trésor sur ce sujet en août dernier. Nous avons ainsi retrouvé une qualité de prévision supérieure à court terme, par exemple sur le trimestre à venir, que nous donnons au ministre. L’Insee œuvre également en ce sens ; il est très en avance dans ce domaine. Évidemment, nous dialoguons en permanence avec ses membres comme avec ceux de la communauté scientifique. C’est pourquoi nous publions nos travaux : tous nos modèles sont en libre accès, afin que d’autres que nous puissent les tester et réagir.
M. Charles de Courson, rapporteur général. Ma première question concerne les finances locales. Comment avez-vous pu estimer à 2 % l’augmentation en valeur des dépenses de fonctionnement des collectivités territoriales dans le PLF pour 2024, et même abaisser la prévision à 1,8 % dans le programme de stabilité ? On a fini à 4,6 %. Pour l’investissement, vous étiez à + 7,5 % en LFI et à 7,8 % dans le programme de stabilité – on a fini à 13,2 %. J’ai fait le calcul du différentiel avec la LFI : la dérive se monte à 7,5 milliards d’euros par rapport aux prévisions. D’où celles-ci sortaient-elles ? De plus, vous aviez évalué le montant des droits de mutation à titre onéreux (DMTO) à 18 milliards d’euros, comme dans la LFI pour 2023, et on a fini à 14,8 milliards d’euros, soit 18 % de moins. Or tout le monde savait ce qui allait se passer, puisque les chiffres vous sont remontés mensuellement.
M. Emmanuel Moulin. Il faudrait que je reprenne les éléments qui nous ont menés à établir ces prévisions.
M. Charles de Courson, rapporteur général. On nous a dit qu’elles étaient normatives.
M. Emmanuel Moulin. Je ne sais pas bien ce que ça veut dire.
M. Charles de Courson, rapporteur général. Ça veut dire qu’on se fait plaisir…
M. Emmanuel Moulin. Non, non. S’agissant des dépenses d’investissement, nous avions bien anticipé le cycle électoral : une progression de 7,5 %, ce n’est pas négligeable. Il a eu beaucoup plus d’effet que prévu, mais on ne peut pas faire comme si nous avions considéré que les élections n’auraient pas d’influence sur les programmations d’investissement.
Quant aux dépenses de fonctionnement, on pourrait inverser la question : pourquoi ont-elles dérivé autant, de 4,6 % en 2024, en période de désinflation ?
M. Charles de Courson, rapporteur général. Les décisions aboutissaient déjà à des hausses supérieures aux prévisions. Il aurait donc fallu que les collectivités réduisent les effectifs et contiennent toutes les autres dépenses. Sans outil de régulation, c’était du wishful thinking.
M. Emmanuel Moulin. Tous les sous-secteurs de l’administration publique doivent contribuer à la maîtrise de la dépense. C’est peut-être du wishful thinking, mais si nous considérons qu’un secteur entier est exempté de tout effort, nous ne parviendrons pas à restaurer les finances publiques. D’ailleurs la Cour des comptes recommande de diminuer les effectifs des collectivités locales.
M. Charles de Courson, rapporteur général. Vous n’avez envisagé aucun dispositif.
M. Emmanuel Moulin. C’était l’objet de l’article 23 du projet de loi de programmation des finances publiques (LPFP). À mon regret, il n’a pas été retenu. Il prévoyait un dispositif comparable aux contrats de Cahors, qui avaient bien fonctionné. Le gouvernement y a renoncé lors de l’examen du texte au Sénat, en 2023.
M. Charles de Courson, rapporteur général. Le pacte de Cahors n’a jamais fonctionné.
Ma deuxième question concerne les recettes estimées de l’IS. La LFI pour 2023 prévoyait qu’elles se monteraient à 55,3 milliards d’euros, la LFI pour 2024 à 72 milliards d’euros. En 2023, nous sommes passés par 67,4 milliards d’euros dans le programme de stabilité, avant de redescendre à 61,3 milliards d’euros dans l’estimation des recettes de 2023 du PLF pour 2024, pour finir à 56,8 milliards d’euros dans la loi de règlement. Brutalement, on remonte à 72 milliards d’euros dans la LFI pour 2024, avant de dégringoler à 60,8 milliards d’euros trois mois plus tard, dans le programme de stabilité. Nous finirions, semble-t-il, à 57,7 milliards d’euros. Comment expliquez-vous ces incroyables variations ? Avez-vous boosté les recettes pour faire croire que le déficit était moins important ?
On nous dit que c’est arrivé parce que les recettes étaient indexées sur l’EBE. Mais le bénéfice fiscal n’est pas lié à l’EBE, pour de nombreuses raisons : le report déficitaire, les provisions, les amortissements notamment.
M. Emmanuel Moulin. Il existe un lien, même si des aménagements peuvent intervenir, comme des reports de déficit. Sans excédent brut d’exploitation, il est rare qu’il existe un bénéfice fiscal. L’IS est l’impôt le plus difficile à prévoir : il est très volatil, comme on l’a vu quand il s’est effondré pendant la crise de 2008. Dans le PLF pour 2024, le montant des recettes net de 2024 est estimé à 72,2 milliards d’euros, tandis que les recettes pour 2023 sont estimées à 61,3 milliards d’euros, en attendant notamment le cinquième acompte. Nous prévoyons donc que les recettes augmenteront de 10,9 milliards d’euros entre 2023 et 2024, portées par un bénéfice fiscal très dynamique en 2023, en hausse de 14 %. C’est cohérent avec le dynamisme de l’EBE des sociétés non financières.
À ce moment de l’année, nous ne connaissons pas l’exécution 2023 des recettes de l’impôt sur les sociétés, puisque nous ne disposons pas du cinquième acompte. Nous prévoyons encore qu’elles se monteront à 61,3 milliards d’euros. Lors de l’élaboration du programme de stabilité, nous savons qu’elles atteignent 56,8 milliards d’euros. Nous en tirons les conséquences sur le bénéfice fiscal de 2023, partant sur les recettes attendues en 2024. Les recettes nettes de l’IS en 2024 sont alors estimées à 60,9 milliards d’euros, soit une révision à la baisse de 11,3 milliards d’euros. Cette révision s’explique donc par le montant très décevant du cinquième acompte à la fin de 2023, qui influence le calcul des acomptes, du solde de l’IS pour 2023 versé en 2024 et du bénéfice fiscal de 2023, qui passe de + 14 % dans le PLF pour 2024 à + 2 % dans le programme de stabilité.
M. Charles de Courson, rapporteur général. En septembre 2023, le PLF pour 2024 prévoyait déjà que les recettes de 2023 se monteraient à 61,3 milliards d’euros, mais celles de 2024 sont estimées à 72,2 milliards d’euros : près de 11 milliards de plus, c’est une augmentation de presque 20 %. Si les bénéfices des entreprises avaient augmenté de 20 % entre 2023 et 2024, cela se serait su… Une telle hausse n’était donc pas possible.
M. Emmanuel Moulin. Pardon, mais nous raisonnons à partir de l’EBE de 2023 ; or nous prévoyons toujours qu’il augmentera de 14 %.
M. Charles de Courson, rapporteur général. Ces deux chiffres inscrits dans le PLF pour 2024 le sont au titre des recettes de 2023.
M. Emmanuel Moulin. Oui. Comme je vous l’ai dit, les chiffres que nous intégrons dans le PLF pour 2024 n’intègrent pas le cinquième acompte, puisque nous sommes en octobre, ni la révision de la prévision du bénéfice fiscal.
M. Charles de Courson, rapporteur général. Vous ne calculez pas comme ça, puisque vous avez indiqué que vous l’indexez sur l’EBE.
Ma dernière question concerne la TVA. Deux années de suite, vos prévisions se sont révélées complètement erronées. Le taux d’épargne ayant beaucoup augmenté, passant de 15 % à 18 % environ, vous avez fait l’hypothèse que les Français allaient augmenter leur consommation en ponctionnant leur épargne. Deux années de suite, vous vous êtes trompés, mais vous continuez à nous donner cette explication pour 2025 – qui n’est pas l’objet de la commission d’enquête.
On nous a dit que les hypothèses s’étaient révélées erronées. Mais la même erreur a été commise deux années de suite. Quand je commets une erreur, j’essaie de la corriger l’année suivante.
M. Emmanuel Moulin. Je vais essayer de vous expliquer cela, mais je doute de vous convaincre. Ce n’est pas parce qu’un phénomène ne s’est pas produit en 2023 qu’il ne se produira pas en 2024. Par rapport aux comportements passés, le taux d’épargne est exceptionnellement élevé. Habituellement, les Français épargnent beaucoup, autour de 14 % du revenu disponible brut ; ce chiffre est monté à 17 % ou 18 %, à quoi il faut ajouter la surépargne constituée pendant le covid. Je pense que tous les économistes ont fait la même hypothèse : l’inflation se réduisant, la consommation va reprendre. Cela n’a pas eu lieu en 2023 parce que l’inflation est restée forte ; son ralentissement n’a pas entraîné de hausse de la consommation, sans doute parce que l’inflation perçue n’est pas celle que l’Insee calcule ; les gens maintiennent donc un niveau d’épargne élevé, qu’expliquent aussi peut-être les incertitudes que nous connaissons. Mais la consommation est censée reprendre à un moment. Là encore, tous les économistes s’accordent à penser que c’est le cas lorsque l’inflation diminue et que le pouvoir d’achat est fort ; or ce dernier a été préservé et a même significativement progressé en 2023.
M. le président Éric Coquerel. Je suis surpris que vous n’avanciez pas l’une des explications que les membres du gouvernement donnaient cet été : l’inflation a baissé plus vite que prévu, donc les recettes de TVA ont été moins élevées que prévu.
M. Emmanuel Moulin. Cette baisse a en effet des conséquences sur les finances publiques. Les recettes de TVA sont moindres, de plus, un décalage se crée entre les dépenses, indexées sur l’inflation passée, et les recettes, qui dépendent de l’inflation courante. Toutefois, cela n’est pas contradictoire avec l’éventualité d’une reprise de la consommation.
M. Emmanuel Maurel (GDR). M. Fournel, ancien directeur général des finances publiques, nous a dit que les premiers mouvements de recettes avaient été observés au cœur de l’été 2023. À deux reprises, ses services se sont alors rendu compte qu’il y avait un problème. Je m’interroge donc sur la transmission des informations entre l’administration et le ministère. Tout le monde fait référence à la note du 7 décembre, mais nous apprenons que la première aurait eu dès l’été 2023 l’intuition que les recettes allaient baisser. Si le ministre en avait pris connaissance plus vite, le PLF pour 2024 aurait peut-être été différent.
Avez-vous fait au moins une fois la simulation de ce que l’État gagnerait à sortir du marché européen de l’électricité ? Nos réacteurs étaient totalement opérationnels dès l’été 2023 et le bouclier a coûté énormément d’argent. L’Espagne et le Portugal ont obtenu une dérogation sur les tarifs. Y avons-nous pensé ?
La Crim a été instaurée en 2022 pour taxer les superprofits réalisés en raison de l’explosion des prix du gaz et de l’électricité. Comment expliquez-vous l’ampleur du fiasco ? Je pourrais comprendre qu’à cause de la volatilité des prix, on ait constaté 2 à 3 milliards d’euros de différence entre les prévisions et les recettes, mais on est à plus de 10 de milliards d’euros. La Crim a-t-elle été mal conçue ?
M. Emmanuel Moulin. Les recettes fiscales donnent lieu à des remontées. J’ai détaillé les évolutions concernant la Crim. Les recettes de l’IS ont provoqué une surprise majeure, liée au cinquième acompte. Je ne sais pas si M. Fournel avait anticipé la baisse dès le mois de juillet – cela m’étonnerait. C’est l’élément le plus déterminant du résultat d’exécution de 2023.
Je ne sais pas si une simulation des effets d’une sortie du marché européen a été faite. Je suppose que si elle l’avait été, une autre direction en aurait été chargée. Lorsque nous n’avions pas suffisamment produit d’électricité, à cause de problèmes dans les centrales, nous étions heureux de pouvoir en importer, comme de pouvoir en exporter quand nos centrales fonctionnent bien – c’est un élément important de notre commerce extérieur.
S’agissant de la Crim, j’ajoute à mes précédentes remarques qu’on ne peut l’envisager uniquement sous l’angle des recettes, il faut prendre en compte les dépenses : il y a un phénomène de vases communicants entre son produit et le coût du bouclier fiscal.
M. Daniel Labaronne (EPR). Le lien entre la croissance et les recettes fiscales est évident, comme celui entre les prévisions de croissance et les prévisions de recettes. Quand les prévisions macroéconomiques sont erronées, cela peut entraîner des erreurs d’estimation des recettes. En août 2024, Trésor-Éco souligne que nous avons longtemps utilisé des modèles de prévision fondés sur des contraintes de demande mais qu’avec la crise sanitaire, les contraintes d’offre se sont imposées, en raison des difficultés d’anticipation, de recrutement et d’approvisionnement en matières premières. Pourquoi n’avez-vous pas plus rapidement pris en considération cette évolution du contexte macroéconomique, afin d’élaborer des modèles alternatifs intégrant les contraintes d’offre ?
Cela me ramène à la question de l’épargne. Certes, dans une logique de demande, la consommation augmente quand les prix baissent. Là, les prix ont baissé mais c’est l’épargne qui a augmenté, avec une incidence très différente sur les recettes de TVA. Pourquoi ne pas avoir adapté les modèles à un environnement fondamentalement perturbé par la crise sanitaire ? C’est facile à dire a posteriori, il n’en reste pas moins que nous avons des économistes et des économétriciens très performants – il aurait été intéressant de combiner différents modèles de prévision pour obtenir des résultats plus réalistes.
M. Emmanuel Moulin. Si je puis me permettre, sans vouloir défendre outre mesure mes services, nos prévisions de croissance n’étaient pas si mauvaises. En octobre 2022, nous avons estimé la croissance de 2023 à 1 %. Tout le monde nous a dit qu’elle ne dépasserait pas 0,5 % parce que la croissance de 2022 aurait un effet retour. Nous avons maintenu notre prévision contre vents et marées ; à la fin des fins, la croissance s’est établie à 0,9 %. Pour 2024, nous avions prévu 1,4 %. Si on regarde l’acquis du troisième trimestre et les prévisions que la Banque de France a publiées ce matin, elle devrait atteindre 1,1 %, soit un écart de 0,3 point. Le consensus des économistes se montait à 0,8 % : nous ne sommes pas plus mauvais. J’assume donc le travail accompli. J’ajoute que nous adaptons en permanence les prévisions en fonction des évolutions, en élaborant un budget économique tous les six mois – celui d’été et celui d’hiver.
Je vous remercie, monsieur Labaronne, de citer notre publication relative aux contraintes d’offre ; il s’agit en effet d’une approche innovante. De tels travaux ne se font pas du jour au lendemain. Les jeunes auteurs qui y travaillent, qui sortent de l’université ou de grandes écoles, sont passionnants ; souvent, ils font des prévisions toute la journée et mènent leurs recherches sur leur temps libre, parce qu’ils réfléchissent aux modèles dont ils disposent. Grâce à leur engagement, à leur sens du service public et à leur créativité, nous améliorons les modèles pour le bien commun. Nous aurions pu accomplir cette tâche plus vite mais entre le covid, la crise énergétique et l’inflation, nous n’avons pas beaucoup chômé.
M. Charles Sitzenstuhl (EPR). Vous avez expliqué que la note du 7 décembre 2023 était principalement consacrée aux difficultés de l’exercice 2023. À quel moment se cristallise la conviction que d’importantes difficultés surviendront en 2024 ?
M. Emmanuel Moulin. Quand je suis nommé directeur de cabinet du premier ministre, je sais déjà que la situation des finances publiques est compliquée et qu’il faut envisager toutes les mesures visant à réduire les dépenses et à éviter d’en créer de nouvelles – les dépenses que l’on ne fait pas constituent les premières économies. J’en parle avec le premier ministre et avec le ministre et nous décidons les mesures relatives aux tarifs de l’électricité, aux primes sur les véhicules automobiles et aux franchises médicales – cette dernière était dans les tuyaux depuis un moment déjà.
La certitude que les résultats de 2024 poseront un problème s’installe vers le 12 février, avec les résultats du budget économique d’hiver. Le 21 février, nous sortons un décret d’annulation de 10 milliards d’euros de crédits. Dans mon parcours professionnel, j’ai rarement vu une réaction aussi rapide à une information relative au déficit budgétaire.
M. Charles Sitzenstuhl (EPR). La France n’est pas le seul pays dont les recettes aient suivi des trajectoires étonnantes. En tant que directeur général du Trésor, vous avez siégé tous les mois à l’Eurogroupe. En avez-vous discuté avec vos homologues ? Sinon, un tel dialogue aiderait-il à mieux prévoir les dynamiques des recettes fiscales ?
M. Emmanuel Moulin. Lorsque j’étais directeur général du Trésor, de 2020 à 2023, mes collègues et moi avons beaucoup discuté de tous les éléments de politique économique, notamment sur les instruments les plus à même de protéger les populations de la crise liée au covid, puis de la crise énergétique. Nous avons d’ailleurs tous fait à peu près la même chose. La France a déployé quelques dispositifs singuliers, dont peut-être nous aurions pu nous passer, en particulier l’indemnité carburant.
M. Charles de Courson, rapporteur général. Et les prêts garantis par l’État (PGE) !
M. Emmanuel Moulin. J’assume totalement les PGE.
Dans le cadre du Conseil des affaires économiques et financières comme dans l’Eurogroupe, nous discutons de tous ces éléments. Je crois qu’après mon départ, mon successeur et ses collègues ont ainsi débattu des prévisions de déficit et de recettes fiscales, en s’interrogeant sur la manière de limiter les effets de la volatilité et d’appréhender les chocs que nous subissons désormais en permanence.
M. Matthias Renault (RN). La presse a fait état d’une note du Trésor datée de juillet 2023, au moment du budget économique d’été, qui aurait donné la première alerte sur l’écart entre les prévisions pour 2023 et les résultats de l’exécution. Confirmez-vous cette information ?
M. Emmanuel Moulin. Je confirme qu’une note a été établie en juillet 2023. Elle indiquait les résultats du budget économique d’été : le solde public de 2023 était estimé à 5,2 % du PIB, contre 4,7 % en 2022. Elle précisait les risques liés à la dégradation de l’environnement économique, au coût des mesures de soutien relatives à l’énergie et au rachat des obligations convertibles en actions nouvelles ou existantes (Oceane) d’EDF : l’Insee aurait pu considérer que la transformation de titres subordonnés en capital constituait une opération budgétaire, donc une dépense. Il a finalement estimé qu’il s’agissait d’une opération financière.
Ce dernier élément illustre bien le problème des hypothèses favorables. Pour établir des prévisions, il faut choisir entre deux éventualités, dont l’une est plus favorable que l’autre. Sur l’ensemble des décisions, il faut veiller à la crédibilité des éléments et respecter un équilibre, donc ne pas toujours opter pour l’hypothèse favorable. Dans ce cas précis, c’était le bon choix.
M. Matthias Renault (RN). Il serait intéressant de porter cette note à la connaissance des commissaires.
À propos des prévisions de déficit et de vos relations avec le ministre, vous avez affirmé ne jamais avoir eu à modifier un chiffre qu’on vous avait soumis.
M. Emmanuel Moulin. Je parlais des recettes des prélèvements obligatoires, qui font l’objet de votre commission.
M. le président Éric Coquerel. La commission a pour objet les prévisions en général, pas seulement celles relatives aux prélèvements.
M. Emmanuel Moulin. La réponse sur laquelle vous m’interrogez concernait les prévisions de prélèvements obligatoires. Quand on me présente des hypothèses en la matière, je pose des questions, je demande comment elles ont été calculées, mais je n’ai jamais modifié de chiffres.
M. Matthias Renault (RN). Dans ce cas, je vous repose la question concernant les prévisions de déficit. Le PLF pour 2024 prévoyait que ce dernier atteindrait 4,4 %. Est-ce que vous dites au ministre que le Trésor prévoit 4,4 % et le ministre vous répond « banco » ? Ce chiffre donne-t-il lieu à une négociation ou à une discussion ? Ou bien tombez-vous d’accord dessus après en avoir discuté ?
M. Emmanuel Moulin. Ce n’est pas ainsi que les choses se passent. Nous élaborons nos prévisions à politique inchangée, sans prendre en compte aucune mesure. Donc, évidemment, le déficit obtenu est assez élevé par rapport aux dispositions du PLF. Ensuite, le gouvernement décide une politique budgétaire ainsi qu’une politique fiscale et il applique des mesures d’économie, à quoi s’ajoute le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS). Nous faisons alors tourner les prévisions en fonction de cela pour obtenir une estimation du déficit. Nous déduisons donc le déficit des mesures envisagées. Il arrive toutefois que nous soyons trop optimistes ou trop pessimistes en évaluant les rendements. La prévision comporte des risques.
M. le président Éric Coquerel. Le déficit prévisionnel, qui se monte à 4,4 % du PIB dans le PLF pour 2024, est inscrit dans l’article d’équilibre, donc il tient compte des réformes, il n’est pas calculé à politique inchangée.
M. Emmanuel Moulin. Bien sûr, il intègre les mesures de politique budgétaire.
M. le président Éric Coquerel. Cet été, le déficit pour 2025 était estimé à 7,1 %, à politique inchangée, avec la croissance tendancielle. Il n’en allait pas de même du chiffre de 4,4 %.
M. Emmanuel Moulin. Nous sommes d’accord.
M. le président Éric Coquerel. Je ne voudrais pas que les institutions se voient attribuer des chiffres qui n’étaient pas les leurs. Vous avez cité le consensus pour estimer la croissance de 2023 à 0,8 %. Il s’agit d’une moyenne établie à partir de la prévision de Rexecode, soit 0,4 %, et de celles des autres, auxquels je rends hommage : l’Insee et la Banque de France donnaient 0,9 % ; l’OCDE, 1,2 % ; l’OFCE, l’Observatoire français des conjonctures économiques, 0,8 %. Votre estimation n’était donc pas la seule dont l’écart avec le résultat se limite à 0,3 %.
M. Emmanuel Moulin. Tout à fait !
M. le président Éric Coquerel. Vous disiez que vous n’aviez jamais été convoqué par une commission d’enquête lorsque le rendement était supérieur aux prévisions. Je m’étonne que le déficit de 2022 n’ait pas été plus faible que l’estimation, étant donné l’élasticité exceptionnelle et imprévue qui s’est manifestée avant le contrecoup de 2023. Autrement dit, les résultats ont été meilleurs que prévu, mais le déficit n’a pas baissé. Pourquoi ?
M. Emmanuel Moulin. Nous n’avions pas prévu la guerre en Ukraine.
M. Jean-Philippe Tanguy (RN). À l’issue de cette audition, monsieur Moulin, je ne peux m’empêcher de vous poser une question qui pourrait s’adresser à d’autres. En tant que haut fonctionnaire ayant eu tant de responsabilités pendant sept ans, à partir de combien de milliards de dette, de déficit et de factures présentées aux Français qui perdent leurs droits sociaux estimez-vous qu’il faille démissionner de la fonction publique pour incompétence ?
M. Emmanuel Moulin. Monsieur le député, vous pouvez ironiser sur les fonctionnaires qui servent l’État. J’ai été leur chef, je les ai dirigés : j’ai vu des gens pleinement engagés, avec le sens du service public chevillé au corps, qui ne comptaient pas leurs heures – entièrement dévoués au bien public. Je les défendrai toujours. Vous pouvez me critiquer, cela m’est égal, mais je défends ceux qui ont travaillé avec moi à la direction générale du Trésor.
M. le président Éric Coquerel. Je vous remercie.
Membres présents ou excusés
Commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire
Réunion du mercredi 11 décembre 2024 à 15 heures
Présents. - M. David Amiel, Mme Christine Arrighi, M. Eddy Casterman, M. Jean-René Cazeneuve, M. Éric Ciotti, M. Éric Coquerel, M. Charles de Courson, M. Emmanuel Fouquart, M. Pierre Henriet, M. Daniel Labaronne, M. Tristan Lahais, Mme Constance Le Grip, M. Aurélien Le Coq, M. Mathieu Lefèvre, M. Philippe Lottiaux, Mme Claire Marais-Beuil, M. Emmanuel Maurel, M. Kévin Mauvieux, Mme Estelle Mercier, Mme Sophie Mette, M. Nicolas Metzdorf, M. Jacques Oberti, M. Charles Sitzenstuhl, M. Jean-Philippe Tanguy, M. Gérault Verny, M. Éric Woerth
Excusés. - M. Christian Baptiste, M. Karim Ben Cheikh, M. Thomas Cazenave, Mme Marie-Christine Dalloz, M. Jean-Paul Mattei, Mme Marianne Maximi, Mme Yaël Ménaché, Mme Sophie Pantel, Mme Christine Pirès Beaune, Mme Eva Sas, M. Emmanuel Tjibaou