Compte rendu
Commission des finances,
de l’économie générale
et du contrôle budgétaire
– Audition de Mme Claire Thirriot-Kwant, ministre-conseillère pour les affaires économiques et cheffe du service économique régional de Berlin, dans le cadre des travaux menés pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 (article 5 ter de l’ordonnance n° 58‑1100 du 17 novembre 1958) 2
– Présences en réunion...........................18
Mercredi
19 février 2025
Séance de 15 heures
Compte rendu n° 086
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
M. Éric Coquerel,
Président
— 1 —
La Commission procède à l’audition de Mme Claire Thirriot-Kwant, ministre-conseillère pour les affaires économiques et cheffe du service économique régional de Berlin, dans le cadre des travaux menés pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 (article 5 ter de l’ordonnance n° 58‑1100 du 17 novembre 1958)
M. le président Éric Coquerel. Cette audition se tient dans le cadre de nos travaux pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024, pour lesquels notre commission s’est vue octroyer les prérogatives d’une commission d’enquête. Ces auditions obéissent au régime des auditions d’une commission d’enquête, tel que prévu par l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires.
De façon générale, le bureau de la commission a décidé que ces auditions seraient publiques. Les deux rapporteurs de l’enquête, MM. Éric Ciotti et Mathieu Lefèvre, ont élaboré un questionnaire écrit, qui a été communiqué à la personne auditionnée et qui vous a également été transmis.
Notre audition, en visioconférence, est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’enregistrement audiovisuel sera ensuite disponible à la demande.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Claire Thirriot-Kwant prête serment.)
Mme Claire Thirriot-Kwant, ministre conseillère pour les affaires économiques et chef du service économique régional de Berlin. Le service économique régional (SER) de Berlin élabore des analyses des politiques publiques économiques et financières de l’Allemagne pour nos administrations et nos autorités. Il suit également les dossiers européens de manière à identifier convergences et divergences. Il effectue un travail d’influence auprès des acteurs politiques et économiques, émet des propositions pour alimenter la coopération entre nos deux pays et contribue à la diplomatie économique afin de promouvoir l’attractivité de la France, de favoriser l’export et de renforcer les relations économiques bilatérales.
Je commencerai par une rétrospective des finances publiques allemandes depuis la crise financière qui me conduira à mettre en relief l’attachement bien connu de ce pays à la discipline budgétaire. Il est parvenu à redresser immédiatement après la crise son déficit, qui est passé de 4,4 % en 2010 à 0,8 % dès 2011, puis a enregistré des excédents budgétaires au cours de la décennie 2010. Cet effort de consolidation a concerné l’ensemble des administrations publiques, qu’il s’agisse de l’État fédéral, des communes, des Länder ou des organismes de sécurité sociale. Cela s’est traduit par une forte diminution de l’endettement public, ramené à 60 % en 2019 alors qu’il atteignait 83 % en 2010. Parmi les facteurs ayant contribué à ce rétablissement, il faut citer les réformes structurelles menées depuis le début des années 2000, la conjoncture mondiale de la décennie 2010, plutôt favorable au modèle économique allemand fondé sur les exportations, et l’attachement politique à la réduction de la dette, qui s’est traduit en 2011 par l’inscription dans la loi fondamentale du mécanisme dit du frein à la dette.
À partir de 2020, la pandémie, la guerre en Ukraine et la crise énergétique qu’elle a provoquée ont constitué des défis majeurs pour l’économie allemande et les gouvernements de coalition successifs. La coalition en feu tricolore, Ampelkoalition, formée par les sociaux-démocrates, les libéraux et les Verts en novembre 2021, a prolongé la suspension du frein à la dette instaurée pendant la pandémie afin de soutenir les entreprises et les ménages et de limiter la hausse des factures énergétiques. Le déficit, qui s’est creusé jusqu’à 4,4 % en 2020, est repassé sous les 3 % pour s’établir à 2,6 % en 2023.
J’en viens à mon deuxième point : la gouvernance des exercices de prévision. Les prévisions élaborées en vue de la loi de finances fédérale et celles transmises à la Commission européenne reposent sur deux processus distincts.
Le cycle budgétaire traditionnel débute en janvier avec les prévisions du ministère de l’économie concernant les grandes hypothèses macroéconomiques. Leur réactualisation en avril sert de base au ministère des finances pour coordonner les estimations de recettes fiscales de tous les échelons administratifs, hors champ social. Ces prévisions sont établies collégialement par un groupe de travail présidé par le ministère des finances et associant acteurs gouvernementaux et non gouvernementaux : le ministère de l’économie, les cinq instituts de recherche économique chargés d’établir le diagnostic commun, l’Office fédéral des statistiques, la Bundesbank et le Conseil des sages, équivalent de notre Conseil d’analyse économique, ainsi que les ministères des finances des Länder et l’Association des communes. Les estimations pour chaque impôt, élaborées en amont par chaque membre du groupe, sont discutées jusqu’à un consensus puis font l’objet d’une publication.
Les prévisions de dépenses suivent un processus plus classique. Elles font l’objet d’échanges entre les ministères techniques et le ministère des finances, puis d’arbitrages politiques en cas de désaccord.
À partir de ces prévisions, le ministère des finances élabore le projet de loi de finances ainsi que la loi fiscale. Sur la base de ce scénario, à législation inchangée, les partis et les ministres discutent des mesures nouvelles, qu’il s’agisse de dépenses ou de recettes, en vue des arbitrages du début de l’été. Le projet de loi de finances est adopté lors du dernier conseil des ministres avant la pause estivale, au mois de juillet, puis transmis au Bundestag qui l’examine en première lecture en septembre.
À l’automne, les prévisions sont réactualisées dans les mêmes conditions qu’en avril, en amont de la deuxième lecture du projet de loi de finances fédérale au Parlement, qui a lieu en novembre et décembre. Le cadrage macroéconomique et le volet recettes du projet de loi de finances fédérale de juillet sont eux-mêmes révisés par le ministère des finances, notamment pour tenir compte de l’impact des nouvelles prévisions macroéconomiques sur le plafond du déficit autorisé par le frein à la dette – c’est ce qu’on appelle la composante conjoncturelle.
Munie de ces derniers éléments, la commission du budget du Bundestag tient une réunion de conciliation pour mener d’ultimes arbitrages en se fondant sur les dernières hypothèses macroéconomiques retenues et les informations les plus récentes concernant les recettes.
Les prévisions élaborées pour les besoins de la loi de finances fédérale ne contiennent aucune des données de finances publiques répondant aux conventions maastrichtiennes. Les autorités se livrent à un exercice parallèle pour fournir aux institutions européennes les documents exigés dans le cadre du semestre européen. Le ministre des finances se fonde sur une analyse exhaustive des prévisions, toutes administrations publiques confondues, avant de transmettre le projet de plan budgétaire en octobre et le programme de stabilité en avril. Le ministère des finances, de manière étonnante étant donné le calendrier, ne tient alors pas compte des dernières prévisions économiques actualisées pour les besoins de l’élaboration de la loi de finances fédérale, qu’il s’agisse des prévisions macroéconomiques ou des prévisions de recettes fiscales, toutes deux disponibles en octobre. Il en résulte que les prévisions maastrichtiennes de finances publiques s’appuient sur des prévisions sous-jacentes réalisées trois à six mois avant que les documents ne soient transmis.
Pour construire ces prévisions, sont également utilisées les prévisions émanant des organismes sociaux qui sont coordonnés par les ministères sociaux, celui de la santé et celui des affaires sociales, en lien avec les organismes et les caisses de sécurité sociale.
Les prévisions maastrichtiennes font l’objet d’un avis du comité consultatif du Conseil de stabilité, équivalent de notre Haut Conseil des finances publiques, chargé de veiller au respect du cadre budgétaire national et européen. Comme ces avis ne sont publiés qu’une fois les documents transmis à la Commission européenne, ils bénéficient d’une moindre visibilité et sont moins commentés. Le comité lui-même déplore d’ailleurs régulièrement le manque de transparence des prévisions du gouvernement dans le cadre européen, leur actualisation insuffisante, en particulier pour les prévisions de croissance, et l’absence de prise en compte des mesures nouvelles et de leur chiffrage.
J’aborde mon troisième point : les écarts entre les prévisions et l’exécution, que la discipline budgétaire n’épargne pas au gouvernement. Pendant la décennie 2010, les prévisions ont été pessimistes, pour le solde public plus encore que pour la croissance. Cela peut s’expliquer par le fait qu’elles n’ont pas pris en compte la sous-exécution chronique des budgets allemands, notamment aux échelons locaux. Ce phénomène est particulièrement marqué pour les communes, chargées d’environ 60 % des investissements dans l’ensemble de l’Allemagne : elles ont du mal à décaisser et à engager les projets même si elles ont été dotées financièrement.
En 2023 et 2024, l’écart entre les prévisions et l’exécution s’est inversé. L’excès de pessimisme a fait place à un excès d’optimisme. Le projet de plan budgétaire envoyé à la Commission en octobre 2023 fixait le déficit public à 2 %, alors qu’il a atteint 2,6 %, et prévoyait pour la croissance réelle un taux positif de 2,5 %, alors que c’est un taux négatif de 0,3 % qui a été constaté. En 2024, on observe la même tendance : le déficit a été supérieur de 0,6 point à ce qui était prévu et la croissance inférieure de 1,8 point. Remarquons que les prévisions intermédiaires pendant ces deux années ont varié de manière inexpliquée, ce qui montre toute la difficulté de l’exercice de prévision en période d’incertitudes conjoncturelles. Pour 2023, c’est au niveau fédéral que les écarts ont été les plus nets, alors qu’en 2024, et c’est une première, les organismes sociaux et l’échelon local ont enregistré des déficits.
L’exécution budgétaire a été affectée par deux années successives de récession. Les causes en sont connues : conjoncture mondiale, mesures protectionnistes, difficultés de l’industrie, prix de l’énergie toujours élevés. À cela se sont ajoutées les incertitudes politiques internes : la coalition gouvernementale n’est pas parvenue à s’entendre sur les solutions et elle a éclaté en novembre 2024. Cela a suscité des comportements d’attentisme : les taux d’épargne sont restés bien en deçà du tendanciel d’avant 2020 et l’investissement privé a été très faible.
La dynamique des recettes révèle une grande cohérence entre dégradation de la conjoncture et baisse des rentrées fiscales, phénomène amplifié par certaines mesures fiscales. En Allemagne, l’indexation sur l’inflation du barème de l’impôt sur le revenu n’est pas automatique, elle fait l’objet d’une décision renouvelée chaque année. Or, en 2022, alors que l’inflation avait atteint 8,7 %, le gouvernement a attendu fin décembre pour procéder à cette indexation, ce qui s’est traduit par un écart de 20 milliards d’euros par rapport aux prévisions initiales de recettes, qui n’avaient elles-mêmes pas anticipé une inflation aussi forte. En 2024, les prévisions de recettes ont connu également une dégradation due à la conjoncture économique. Les recettes issues de la TVA à l’importation ont été moindres, du fait notamment de la baisse des prix de l’énergie importée.
Pour ce qui est des dépenses, l’année 2023 a été marquée par le déploiement des mesures de soutien conjoncturelles et de stabilisation des prix de l’énergie. L’Allemagne a annoncé vouloir mobiliser 300 milliards d’euros dans le cadre de quatre plans successifs, allant de la fin de l’année 2022 au début de 2024. Il s’agissait entre autres de provoquer un effet psychologique. En réalité, seule une partie de ces montants a été dépensée, notamment parce que le reflux des prix de l’énergie a été plus ample que prévu. En outre, la République fédérale a dû faire face à des dépenses difficilement anticipables liées à la guerre en Ukraine. D’une part, elle a reçu un peu plus d’un million de réfugiés ukrainiens, dont l’accueil a entraîné des dépenses sociales, relevant entre autres des minima sociaux. D’autre part, les dépenses militaires consacrées à l’Ukraine ont dépassé les montants inscrits dans le projet de loi de finances initiale.
La même dynamique a été observée aux échelons locaux : les dépenses ont augmenté plus que prévu, du fait de l’inflation, de l’augmentation des frais énergétiques et des frais de fonctionnement ainsi que de la hausse significative des salaires dans la fonction publique.
En 2024, pour la première fois, la sphère sociale – les organismes de sécurité sociale et l’assurance maladie – a connu un déficit, lié davantage à des difficultés propres qu’à la conjoncture. Des modifications législatives ont pesé, le niveau de remboursement des prestations ayant été rehaussé.
L’importante décision de la Cour constitutionnelle fédérale de Karlsruhe du 15 novembre 2023 a contraint le gouvernement à accélérer la consolidation budgétaire et l’on peut penser que le déficit aurait dépassé les 2,6 % enregistrés si elle n’était pas intervenue. Une autre explication de l’écart entre prévisions et exécution tient à la sous-exécution des dépenses, qui, bien qu’elle s’observe année après année, n’est pas intégrée dans les prévisions. Selon une récente étude menée par l’IW Köln (institut de l’économie allemande de Cologne), sur les 100 milliards d’euros prévus dans la loi de finances 2023 pour financer des investissements d’avenir – numérisation, mobilité, climat, logement, éducation, recherche et développement –, 20 % n’auraient pas été dépensés.
Je terminerai par une comparaison entre prévisions du gouvernement et prévisions issues d’instituts indépendants, qu’ils soient allemands ou internationaux. L’Allemagne dispose d’un écosystème très riche de prévisionnistes indépendants dont les estimations, établies deux à trois fois par an, portent sur les hypothèses macroéconomiques comme sur les finances publiques. Les prévisions relatives à la croissance et aux soldes publics que publient chaque année, en mars et septembre, les cinq instituts chargés d’élaborer le diagnostic commun retiennent particulièrement l’attention. Pour l’année 2024, la comparaison des prévisions établies par le gouvernement allemand, les instituts indépendants nationaux et les institutions internationales montre que chacun, à peu près à la même période, a révisé à la baisse ses estimations. On ne peut pas vraiment dire que les uns aient fait un meilleur travail que les autres. Les écarts de prévisions sont du reste relativement peu commentés dans le débat public en Allemagne. À chaque actualisation de ses prévisions macroéconomiques, le ministre des finances est amené à prendre position, voire à se justifier si des écarts avec les prévisions des instituts indépendants sont constatés.
Quelques observations pour terminer. Les années 2023 et 2024 ont été des années de crise en Allemagne. Le contexte économique très dégradé et l’inflation ont rendu très incertains les exercices de prévision, quels qu’ils soient. Le processus budgétaire a, en outre, été affecté par divers événements externes. L’accord de coalition est devenu caduc à l’issue de la crise provoquée par la guerre en Ukraine. La décision de la Cour constitutionnelle fédérale de Karlsruhe a imposé au gouvernement de revoir la loi de finances et l’éclatement de la coalition en novembre 2024 a empêché l’adoption de la loi de finances pour 2025.
L’organisation fédérale implique la participation de nombreux acteurs aux prévisions de finances publiques, ce qui entrave, en temps de crise, la publication rapide de ces prévisions, en tout cas de celles requises par le cadre européen, comme on l’a vu.
Je l’ai dit, les écarts de prévisions ne suscitent pas de débats en Allemagne. On s’interroge plutôt sur le bien-fondé du frein à la dette.
Enfin, en temps normal comme en temps de crise, certaines dépenses publiques ne parviennent pas à être engagées, notamment par les échelons locaux.
M. le président Éric Coquerel. Les difficultés de décaissement des communes ont-elles augmenté ces dernières années ? Comment les expliquez-vous ?
Mme Claire Thirriot-Kwant. Je ne sais pas si cette moindre capacité à engager la dépense publique est spécifique aux deux dernières années. C’est un phénomène chronique, qui dépasse les seules communes. Par exemple, le fonds lié à la Zeitenwende, créé en 2022 pour acheter des équipements militaires, n’a pas pu être décaissé pendant les deux premières années. Les procédures sont extrêmement lourdes. Cet excès de bureaucratie, qui touche les acteurs privés et publics, est d’ailleurs l’un des sujets de la campagne électorale.
Il faut également tenir compte de la capacité administrative limitée des communes. Les administrations fédérales et locales sont ainsi très peu numérisées. Quand je suis arrivée, j’ai découvert à ma grande surprise qu’elles utilisaient encore le fax pour communiquer entre elles.
M. le président Éric Coquerel. De quelle manière le ministère justifie-t-il les écarts de ses prévisions par rapport aux chiffres des institutions indépendantes ? Cette justification est-elle obligatoire ? Auprès de qui se fait-elle ?
Mme Claire Thirriot-Kwant. Il serait obligé de se justifier publiquement, ce qu’il n’a pas fait pour les deux derniers exercices, étant donné qu’il n’y avait pas d’écart.
M. le président Éric Coquerel. Dans quel cadre s’inscrit cette justification ? Le ministère a-t-il des comptes à rendre au Parlement ?
Mme Claire Thirriot-Kwant. Il doit expliquer dans le rapport publié au mois de janvier pourquoi il diverge du diagnostic commun sur les hypothèses de croissance. C’est une procédure contradictoire internalisée.
M. le président Éric Coquerel. Le ministère n’est donc pas obligé d’intervenir à une période donnée pour justifier tel ou tel écart ?
Mme Claire Thirriot-Kwant. Le moment-clé, c’est la publication du rapport économique vers la fin janvier. Deux légères réactualisations interviennent en avril puis en octobre. Si le ministère devait justifier un écart, il le ferait par écrit dans ces documents.
M. le président Éric Coquerel. Au cours de leur audition par notre commission d’enquête, d’anciens membres du gouvernement, comme Gabriel Attal, ont relativisé l’importance de l’écart des prévisions par le caractère exceptionnel de l’élasticité des prélèvements en 2021 et en 2022, qui aurait également été observé en Allemagne et au Royaume-Uni. L’Allemagne a-t-elle connu des écarts aussi marqués que la France ?
Mme Claire Thirriot-Kwant. Il n’a pas été fait état de difficultés particulières ces deux dernières années sur les questions d’élasticité des prélèvements obligatoires. Les recettes de l’impôt sur les sociétés ont été difficiles à évaluer, ce qui est habituel. C’est pendant la pandémie que les hypothèses n’avaient pas été confirmées, notamment pour les recettes de TVA, les comportements de consommation ayant différé des prévisions.
M. le président Éric Coquerel. L’Institut des politiques publiques (IPP) a réalisé une étude sur la surestimation des recettes de TVA en 2024. Il y précise qu’en Allemagne la prévision de recettes de TVA a été supérieure de 4 % aux recettes effectives – un écart moindre qu’en France, où les recettes ont été surestimées de 5,5 %. Les origines de cet écart ont-elles été étudiées en Allemagne ?
Mme Claire Thirriot-Kwant. Pas pour 2024, ce serait trop tôt. Par ailleurs, les prévisions des années précédentes n’ont pas été évaluées. Ces baisses sont probablement liées à la chute des prix de l’énergie importée entre septembre 2022 et 2024.
M. le président Éric Coquerel. Le PIB de l’Allemagne s’est contracté de 0,3 % en 2023 et de 0,2 % en 2024, en raison notamment d’une crise industrielle. À cela s’ajoutent une baisse des salaires réels et une consommation qui stagne, conduisant les Allemands – comme les Français – à renforcer leur épargne. Comme en France, le solde public s’est dégradé. En matière de croissance, l’activité est plus mal en point qu’en France. On retrouve dans les deux pays certains symptômes proches.
Pourriez-vous nous présenter la politique fiscale menée ces dernières années en Allemagne ? Quels remèdes ont été proposés ces derniers mois ? Je sais que l’équilibre budgétaire imposé par la Constitution fait débat.
Mme Claire Thirriot-Kwant. L’industrie pèse encore très lourd dans le PIB allemand, alors que les prix de l’énergie sont plus élevés qu’en France. Elle a été très touchée par la crise. En 2024, le solde du commerce extérieur était négatif. Ajoutons à cela une moindre consommation des ménages liée aux incertitudes de l’environnement international et national. Depuis dix-huit mois, et plus encore depuis un an, la coalition était désunie ; elle n’arrivait pas à s’entendre sur les solutions à la crise que traverse l’économie allemande, ce qui a d’ailleurs participé à son éclatement au mois de novembre. En juillet dernier, un paquet dit de croissance a été adopté, dont une partie n’a pas été mise en œuvre, faute de temps.
Il y a eu d’importantes mesures de soutien à l’économie : un soutien direct aux ménages par la revalorisation de certains minima sociaux ou des compléments d’allocation logement ; un plafonnement des prix de l’électricité et du gaz. Ces mesures ont permis de stabiliser l’économie – la récession de 2023 aurait été pire sans elles.
Le frein à la dette a été levé au moment de la crise du covid. Il existe en effet une clause dérogatoire pour réagir à des situations d’urgence. Depuis qu’il a été réinstauré, certains veulent le relâcher, d’autres le réformer, d’autres au contraire le maintenir en l’état. Sa rigueur a été renforcée par l’arrêt de Karlsruhe, qui l’a interprété d’une manière beaucoup plus restrictive. On s’aperçoit que ce frein à la dette, qui avait vocation à servir de garde-fou pour contenir les finances publiques de l’État, empêche de réagir aux chocs conjoncturels. La rationalité économique du dispositif est actuellement très critiquée par les économistes et le FMI (Fonds monétaire international) pour cela. On l’accuse également d’être en partie responsable du sous-investissement public structurel.
Compte tenu du contexte international, un débat est en cours sur la manière dont l’Allemagne pourrait retrouver des marges budgétaires, notamment pour financer l’effort de défense. Beaucoup de pistes sont avancées, mais la modification de ce frein suppose une majorité des deux tiers au Bundestag et une coalition qui se soit accordée pour aller dans cette direction.
M. Éric Ciotti, rapporteur. Pourriez-vous préciser le mécanisme de cette règle d’or dont on parle beaucoup en France et qui pourrait être un exemple pour nous ?
Mme Claire Thirriot-Kwant. Pour simplifier, disons que le frein à la dette plafonne le déficit structurel de l’État fédéral à 0,35 % du PIB chaque année. Il comprend également une composante dite conjoncturelle – un déficit supérieur est autorisé en cas de baisse de l’activité, moindre en cas de hausse – qui a permis, en 2024, en période de récession, d’autoriser un endettement de 20 milliards d’euros supplémentaires par rapport aux 40 milliards initialement prévus. Il n’y a pas de prescription sur la dépense.
Comme le dispositif est très strict, pour financer son effort de défense, en 2022, le gouvernement allemand a dû constitutionnaliser un fonds extrabudgétaire de 100 milliards d’euros. Cette exception, au même niveau que la règle, a ainsi dû être approuvée par une majorité des deux tiers au Bundestag. L’Allemagne peut donc s’endetter d’ici à 2027 d’environ 25 milliards d’euros par an pour s’équiper en matériel militaire, ce qu’elle n’aurait pas pu faire sur le budget régulier de la défense, qui est de l’ordre de 50 milliards d’euros.
Le frein à la dette était tellement contraignant qu’il a fallu trouver des moyens de le contourner : la première fois en le suspendant et la deuxième en créant un fonds d’endettement de niveau constitutionnel. Le débat est ouvert.
M. Éric Ciotti, rapporteur. Il s’agit bien du seul budget fédéral, et non pas de celui des administrations de sécurité sociale et des collectivités ?
Mme Claire Thirriot-Kwant. La règle est de 0,35 % pour le Bund et de 0 % pour les Länder, qui n’ont plus le droit de s’endetter depuis 2020. Le frein à la dette ne s’applique pas aux organismes de sécurité sociale, qui n’ont toutefois pas le droit de s’endetter non plus. Lorsqu’ils constatent un déficit au titre d’une l’année, ils doivent rétablir l’équilibre l’année suivante, soit en augmentant les cotisations sociales, soit en faisant baisser les prestations. Ainsi, face au déficit de la branche maladie, le 15 octobre 2024, ils ont décidé de demander aux caisses de rehausser les cotisations maladie de 0,8 % pour 2025. Un précédent relèvement, en 2023, n’avait pas été suffisant.
M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. En Allemagne, c’est la prévision de croissance qui avait été largement surestimée, dans des proportions qui n’ont rien à voir avec celles qui nous occupent : on parle de plus de 2 points en 2023 et de plus de 1,6 point en 2024. La dégradation de la prévision est-elle essentiellement liée à cette surestimation ?
Par ailleurs, comment se fait-il que l’Allemagne ne bénéficie pas d’une corde de rappel ? En France, le Haut Conseil des finances publiques aide, malgré tout, le gouvernement à se situer dans une fourchette qui ne s’éloigne pas trop du consensus des économistes.
Pourriez-vous distinguer l’effet en recettes et celui en dépenses de cette surestimation ?
Mme Claire Thirriot-Kwant. La dégradation de la conjoncture a surpris tout le monde. Entre les estimations des grands instituts allemands et internationaux et la prévision du gouvernement, les ordres de grandeur étaient semblables.
S’agissant du comité consultatif du Conseil de stabilité, j’ai été surprise de constater que ses avis et ses publications passent quasiment inaperçus. Je pense que cela tient au fait qu’il intervient après et non avant l’élaboration des documents liés au Semestre européen. Il est indépendant et composé de représentants de la Bundesbank, de quelques instituts économiques et du Conseil des sages. Son travail a très peu d’écho au Parlement et dans les médias.
Quant à la répartition de la surestimation entre recettes et dépenses, encore une fois, les autorités ont fait face à deux années très compliquées et de nombreux facteurs ont joué.
Pour résumer, les moindres rentrées fiscales constatées en 2023 s’expliquent par l’indexation du barème de l’IR intervenue fin 2022 et qui n’avait pas été prise en compte dans les prévisions initiales. Je l’ai dit, cela a représenté 20 milliards d’euros.
En 2024, les recettes au titre de l’IR, de l’IS et de la TVA ont toutes baissé davantage que prévu. Nous ne savons pas quelles ont été les baisses les plus fortes, mais toutes ces recettes ont suivi l’évolution de la conjoncture.
Il est clair que les recettes fiscales sont très volatiles depuis la pandémie. En 2021, on a constaté qu’elles avaient évolué beaucoup plus vite que le PIB nominal, ce qui a surpris les prévisionnistes et le ministère des finances, car cela ne correspondait pas à ce que l’on avait observé jusqu’alors.
M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Connaissez-vous l’élasticité qui prévalait avant les années 2023 et 2024 ? Vos propos m’incitent à penser que cette élasticité était supérieure à l’unité s’agissant des principaux impôts avant la crise énergétique et qu’elle est largement inférieure depuis – ce qui rejoint pour partie les observations faites en France.
Mme Claire Thirriot-Kwant. Les données dont nous disposons ne permettent pas de dissocier les effets des mesures nouvelles de ceux de l’évolution spontanée. Or de très nombreuses mesures fiscales ont été adoptées au cours de cette période. Il est difficile de savoir quelle aurait été l’évolution des recettes à dispositif inchangé.
Mais l’élasticité de l’ensemble des recettes fiscales était en effet supérieure à 1 avant la crise énergétique.
M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Vous avez souligné que le contexte de crise économique avait rendu les prévisions plus incertaines.
Les facteurs exogènes que vous avez mentionnés – tels que les évolutions brutales de l’inflation et les comportements économiques plus prudents des agents économiques – sont-ils la principale cause de la dégradation de la qualité des prévisions ?
Mme Claire Thirriot-Kwant. Sans aucun doute. La dégradation de la conjoncture, les chocs externes et l’évolution des prix expliquent le comportement des agents économiques.
M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Il semble que la dégradation des dépenses ait été plus marquée pour l’État fédéral que pour les échelons locaux. Pourriez-vous nous en dire plus ?
Le suivi des dépenses fédérales est-il aussi précis que celui des dépenses locales et de la sphère sociale au sens large ?
Mme Claire Thirriot-Kwant. La guerre en Ukraine et la crise énergétique ont entraîné des dépenses supplémentaires à l’échelon fédéral en 2023, même si elles ont été finalement moindres en exécution que ce qui avait été imaginé.
Les échelons locaux ont supporté un surcroît de dépenses sociales ou liées à l’arrivée des réfugiés – c’est notamment le cas pour les communes. Cela explique en partie la dégradation de leur situation financière.
Les dépenses de fonctionnement, notamment du fait de la hausse des prix de l’énergie, ont également fortement augmenté, de même que les dépenses de personnel – les partenaires sociaux ont négocié des revalorisations salariales qui se sont répercutées sur les budgets des différents niveaux d’administration.
Les Länder, les communes et les assurances sociales sont responsables du suivi au jour le jour de leurs dépenses et recettes. La collecte des impôts est effectuée par les Länder. Ainsi, ce sont ces derniers qui disposent de la meilleure vision de l’évolution des recettes grâce à leurs administrations fiscales, les Finanzämter. Les transmissions d’information vers l’organisme central prennent évidemment un peu de temps. Mais il existe des dispositifs de suivi et rien ne laisse penser que les administrations locales ou sociales sont sur ce point moins efficaces que l’État fédéral.
Ainsi, en 2024, le dérapage relatif des dépenses d’assurance maladie s’est vu en octobre, au moment de l’exercice de prévision pour l’année suivante. La transmission des informations sur l’évolution des cotisations sociales et des dépenses a montré qu’il y avait un hiatus qu’il faudrait combler en 2025.
Les différents acteurs sont certainement capables de voir ce qu’il se passe en cours d’exécution, mais ils interviennent à des moments précis. Pour les organismes de sécurité sociale, c’est en octobre, lorsqu’ils voient où ils en sont et s’il est nécessaire de réajuster les cotisations sociales.
M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Ma dernière question porte sur les reports de crédits, qui ont été beaucoup pratiqués en France, notamment lorsqu’il a fallu réagir à la crise sanitaire.
En Allemagne, la pratique budgétaire a-t-elle été bouleversée par de tels reports ? Cette période est-elle terminée ? Quelle appréciation portez-vous sur ces reports ?
Mme Claire Thirriot-Kwant. Je sais comment fonctionnent les reports de crédits en France, mais je suis moins familière avec les pratiques allemandes. Je vous propose de vous répondre par écrit afin de pouvoir vérifier d’abord si les notions sont comparables, car les mécanismes comptables ne sont pas tout à fait les mêmes que chez nous.
Mme Sophie-Laurence Roy (RN). Vous avez indiqué que les Länder percevaient les recettes fiscales et les reversaient à l’administration centrale, et que, comme la sécurité sociale allemande – et, d’ailleurs, les régions françaises –, ils ne sont pas autorisés à avoir un budget en déficit. Mais quel est leur degré d’autonomie lorsqu’il s’agit de décider de leurs propres recettes fiscales ?
Reversent-ils à l’État fédéral l’intégralité de l’IR et de la TVA qu’ils sont chargés de percevoir ?
Quelle est leur source de financement ? Existe-t-il un mécanisme qui ressemble à notre dotation globale de fonctionnement (DGF) ?
Vous avez évoqué un sous-investissement public structurel. Concerne-t-il seulement le niveau fédéral, ou aussi les Länder, et si oui, dans quelles proportions ?
Vu d’ici, on a le sentiment que les Länder sont plus autonomes que nos régions. Est-ce vrai en matière fiscale et s’agissant des investissements ?
Mme Claire Thirriot-Kwant. Dans le système fédéral allemand, la Constitution garantit aux Länder une très grande autonomie politique et financière.
Ils assurent la collecte des impôts et les reversent à l’État fédéral, ce qui permet de faire remonter les informations sur l’évolution des recettes, qui sont ensuite consolidées au niveau fédéral.
Le système repose sur des recettes attribuées et des recettes partagées.
Ainsi, toute la fiscalité de l’énergie bénéficie à l’État fédéral. L’équivalent de la taxe professionnelle et les taxes foncières sont affectés aux communes. Quant aux droits de mutation et à ceux liés aux transmissions, ils sont attribués aux Länder.
Mais les principales recettes fiscales que sont la TVA, l’IR et l’IS sont partagées, selon la clé de répartition suivante : 40 % pour l’échelon fédéral et 60 % pour les communes et les Länder.
Il existe en outre un mécanisme de péréquation très compliqué entre Länder, alimenté par ceux d’entre eux qui ont le plus de capacités contributives.
Depuis 2020, l’échelon régional – qui est responsable de l’échelon communal sur le plan financier – ne doit pas s’endetter.
Des communes ont enregistré des déficits. C’est le cas de Berlin. Ce sujet est désormais sur la table, car, en 2024, les finances locales se sont de nouveau dégradées en raison de la conjoncture et parce que l’État fédéral a fait peser sur l’échelon local certaines dépenses, notamment de solidarité, sans compensation financière. Il a créé des obligations sans que des recettes leur soient associées, à moins que les collectivités concernées décident d’augmenter leurs propres impôts.
Du fait de la très grande autonomie financière des collectivités locales, la situation allemande n’est pas comparable à celle de la France, qui est beaucoup plus centralisée. L’exercice maastrichtien exige donc une gymnastique particulière en Allemagne, car une grande part des décisions et des dépenses relève des échelons régionaux.
Mme Sophie-Laurence Roy (RN). Les collectivités peuvent-elles également décider du taux d’imposition de manière autonome ? Le niveau de l’IR est-il le même dans tous les Länder ?
Vous avez indiqué que les droits de mutation et ceux liés aux transmissions leur étaient attribués. Mais qui en fixe les taux ? L’État fédéral ou chaque Land ?
Mme Claire Thirriot-Kwant. En plus de l’IS, les entreprises doivent s’acquitter de la taxe professionnelle, dont le taux est déterminé par chaque commune. Le taux de l’IS fédéral est de 25 %, mais celui de cette taxe peut varier entre 4 et 8 % selon les communes. Les entreprises peuvent donc être davantage imposées dans certains territoires.
L’IR est, quant à lui, identique partout.
Les taux des impôts fonciers et des droits de mutation varient en fonction des décisions des collectivités.
Les autres impôts sont fixés par la loi au niveau fédéral. Celle-ci est votée par le Bundestag et par le Bundesrat, qui représente les Länder. Aucun impôt ne peut être modifié au niveau fédéral sans l’accord du Bundesrat – ce qui s’explique par le fait que 60 % des recettes partagées sont affectées aux échelons locaux.
Mme Christine Arrighi (EcoS). Si j’ai bien compris, les Länder font des prévisions en ce qui concerne leur propre budget et l’ensemble de celles-ci est ensuite agrégé au niveau fédéral.
Dans le cas où une anomalie se manifeste par rapport aux prévisions, l’État fédéral procède-t-il à une correction ? Ou bien chaque acteur subit-il les conséquences de ses erreurs de prévision lors du vote du budget ?
Mme Claire Thirriot-Kwant. Les représentants des Länder et des communes sont associés à l’élaboration des hypothèses sur les recettes dans le cadre d’un exercice qui se déroule deux fois par an, en avril et en octobre.
S’agissant des dépenses, les Länder sont soumis à la règle constitutionnelle qui leur interdit de s’endetter. Ils doivent transmettre à l’État fédéral les informations qui permettent d’établir les documents maastrichtiens, puisqu’en la matière on raisonne toutes administrations publiques confondues.
Le Conseil de stabilité, qui associe le ministre fédéral des finances et les ministres des finances des Länder, se réunit deux fois par an, au moment de l’élaboration du programme de stabilité et du plan budgétaire. Il procède à une évaluation ex post des remontées d’information pour vérifier si la tendance permet bien de respecter le frein à la dette et les règles européennes. Ce conseil étudie aussi la soutenabilité des finances publiques pour les années à venir.
C’est un organisme de surveillance par les pairs, qui regroupe ceux qui sont censés respecter la discipline imposée par les cadres nationaux et européens. Cette enceinte permet d’identifier les problèmes d’endettement ou les déséquilibres structurels. Ainsi, le dernier Conseil de stabilité, qui s’est tenu en décembre, a clairement identifié le problème de l’endettement des communes, désormais aggravé par la hausse des taux d’intérêt. Il reviendra certainement au prochain gouvernement, avec les Länder, de s’attaquer à ce problème pour éviter que ces nouveaux déficits s’accumulent.
Mme Christine Arrighi (EcoS). Il existe donc une instance de dialogue et de régulation tout au long de l’année, ce qui évite un couperet – comme en France où, tout d’un coup, lors de l’examen du dernier projet de loi de finances, on a prétendu que les collectivités locales étaient responsables du déficit public.
Si j’ai bien compris, le Conseil de stabilité permet aux différents acteurs, Länder et communes compris, d’échanger et d’anticiper.
Mme Claire Thirriot-Kwant. C’est cela. Les membres de ce conseil ne se bornent pas à examiner l’exécution en cours. Ils s’intéressent surtout aux évolutions possibles durant les trois ou quatre années du cadre financier pluriannuel.
De nombreuses instances de discussion de ce type existent entre les Länder et l’État fédéral sur bien d’autres sujets que les finances. C’est par exemple le cas en matière de transports, domaine dans lequel les financements des différents acteurs sont particulièrement imbriqués. Les ministres chargés des transports se réunissent en général une fois par an, mais aussi en tant que de besoin.
Le Conseil de stabilité peut repérer les dérapages, mais je ne crois pas qu’il ait vraiment vocation à intervenir à chaud. L’important est de respecter formellement le frein à la dette. On a vu que ce dernier faisait l’objet de contournements et d’exceptions, ce qui ne concorde pas forcément avec les règles européennes.
L’écart entre les règles nationales et européennes va s’accentuer dès le prochain cycle, au cours duquel seront appliquées les nouvelles règles budgétaires européennes, en vigueur depuis avril 2024. Jusqu’à présent, le frein à la dette était bien plus strict que les règles européennes, ce qui conduisait tous les acteurs à se focaliser sur son respect. Mais, compte tenu de la conjoncture, les nouvelles règles vont certainement être beaucoup plus contraignantes pour l’Allemagne que les critères de Maastricht et un peu plus que le frein à la dette.
Mme Christine Arrighi (EcoS). En France, du fait de la variation des prix de l’énergie et de la mauvaise conception du dispositif, la contribution sur la rente inframarginale de la production d’électricité (Crim) n’a pas rapporté à l’État autant qu’on ne l’espérait : son produit a en effet atteint 600 millions d’euros en 2023, ce qui est très loin des 12 milliards annoncés. L’Allemagne a-t-elle élaboré un dispositif de cette nature ? Si oui, a-t-elle subi la même « déconvenue majeure », pour reprendre une expression déjà utilisée devant notre commission d’enquête pour évoquer ce qui est plutôt un trou abyssal ?
Enfin, j’ai bien compris que le taux d’IS était fixé à 25 % en Allemagne, mais que les Länder pouvaient compléter cet impôt par une contribution supplémentaire dont le taux est compris entre 4 % et 8 %. Il en résulte que les entreprises allemandes, très compétitives, peuvent en réalité être soumises à un taux d’IS total de 29 % à 33 %. On prétend pourtant qu’en France, le taux d’IS serait trop élevé…
Mme Claire Thirriot-Kwant. Sur ce dernier point, vous avez parfaitement raison. Selon les chiffres de l’OCDE, le taux moyen d’IS allemand est de 30 % – 25 % de taux fédéral et 5 % au titre du Land. Dans le cadre de la campagne électorale, il y a un débat sur la fiscalité en Allemagne, que certains estiment trop lourde, sur les entreprises comme sur le travail. Ainsi, plusieurs partis préconisent une baisse du taux d’IS, qu’il faudrait ramener à la moyenne européenne.
L’Allemagne a introduit, en décembre 2022, un mécanisme dit des bénéfices aléatoires, qui visait à écrêter les profits des entreprises produisant de l’électricité à partir de toutes les sources d’énergie, y compris renouvelables : au-delà d’un certain plafond, l’État prélevait 90 % des bénéfices. Ce dispositif, qui n’est pas resté longtemps en vigueur – il est arrivé à terme le 30 juin 2023 –, a apparemment pâti du même problème de paramétrage ou d’estimation qu’en France, puisqu’il n’a rapporté qu’un milliard d’euros sur les 20 milliards prévus.
Mme Christine Arrighi (EcoS). La déconvenue est plus que majeure !
Mme Claire Thirriot-Kwant. Exactement. Cela s’explique par le fait que les prix de l’énergie sont redescendus très vite. Les recettes attendues devaient contribuer au financement du mécanisme de frein aux prix de l’énergie, destiné à protéger les ménages et les entreprises d’une hausse des prix de l’électricité ou du gaz au-delà d’un certain plafond. Le gouvernement avait annoncé, en septembre 2022, mettre 200 milliards d’euros sur la table pour financer ce mécanisme de subvention à la consommation ainsi que pour stabiliser le marché de l’énergie et soutenir les énergéticiens confrontés à des problèmes de capacité financière. Cela avait fait un peu de bruit en Europe : on disait que l’Allemagne sortait le bazooka. Or les sommes effectivement décaissées n’ont été que de 70 à 80 milliards.
Une partie de l’enveloppe prévue n’a donc pas été utilisée, non seulement parce que les besoins avaient disparu, mais également parce que les entreprises trouvaient le dispositif trop complexe. Il arrive en effet en Allemagne que des acteurs économiques renoncent au bénéfice de certaines mesures qu’ils estiment trop compliquées. Il est vrai qu’en l’espèce, le mécanisme de frein aux prix de l’énergie était assorti de nombreuses conditions.
M. Emmanuel Mandon (Dem). Vous avez évoqué la dégradation conjoncturelle de la situation économique en Allemagne, qui a surpris l’ensemble des acteurs. Mais j’aimerais revenir aux années 2023 et 2024, sur lesquelles portent les travaux de notre commission d’enquête.
Début 2024, l’Allemagne a pris acte du ralentissement économique, ce qui a amené le gouvernement, dès le 21 février, à abaisser fortement sa prévision de croissance, qu’il a ramenée de 1,3 % à 0,2 %. Il s’avère finalement que l’économie allemande a reculé de 0,2 % en 2024. Il en a été de même cette année : le 29 janvier, le gouvernement allemand a ramené à 0,3 % sa prévision de croissance pour 2025, alors qu’un taux de 1,1 % était attendu à l’automne. Au-delà des facteurs conjoncturels et structurels évoqués au cours de cette audition, comment expliquer de tels réajustements répétés dès les semaines suivant l’adoption du budget fédéral ? N’est-ce pas étonnant ?
Mme Claire Thirriot-Kwant. On peut effectivement considérer que c’est étonnant et, rétrospectivement, s’interroger sur les causes de ces écarts.
Pour 2023, on peut invoquer les effets de la très forte inflation – elle était de 5,9 %, après une année 2022 tout aussi difficile – et de la flambée des prix de l’énergie. Ces évolutions ont perturbé l’activité économique et les anticipations des acteurs. Il y avait un pessimisme ambiant, qui n’a d’ailleurs pas disparu, si bien que certains ont parlé de prophéties autoréalisatrices. Or c’est en 2022 que la loi de finances pour 2023 a été préparée. Les hypothèses retenues ont évidemment été revues au fur et à mesure, mais pas aussi rapidement que ne l’étaient les prévisions conjoncturelles, comme je l’expliquais au début de cette audition.
La volatilité de la situation était palpable dans les interactions entre les décideurs politiques et les acteurs économiques. Le gouvernement lui-même ne savait d’ailleurs pas trop ce qui allait se passer le mois suivant ! Il faut se rappeler qu’à la fin de l’hiver 2023, les Allemands se demandaient s’ils auraient suffisamment de gaz pour se chauffer et faire tourner les aciéries ou les verreries. En somme, les exercices 2023 et 2024 ont été marqués par de grandes incertitudes.
Vous l’avez noté, la récession que connaît l’Allemagne est une exception en Europe. L’année 2024 est la deuxième consécutive marquée par une croissance négative, et les dernières estimations montrent que 2025 risque de ne pas être non plus très brillante. En témoigne la prévision publiée en janvier dernier par le ministère de l’économie, qui table désormais sur une croissance de 0,3 %, alors qu’un taux de 1,1 % était espéré à l’automne.
L’Allemagne est confrontée à un environnement particulièrement difficile. Effectivement, on peut se demander pourquoi ces problèmes ne sont pas davantage anticipés, mais comment aurait-on pu prédire que l’élection de Trump se traduirait par une élévation des droits de douane, ou que les partis de l’Ampelkoalition ne parviendraient plus à s’accorder ? L’économie allemande, très dépendante de l’extérieur, a été victime d’un cercle vicieux. Ainsi, le ralentissement de l’économie chinoise s’est immédiatement répercuté sur l’activité en Allemagne.
M. Emmanuel Mandon (Dem). On se souvient bien de ce contexte très particulier, que nous avons nous-mêmes vécu différemment des Allemands, compte tenu des choix énergétiques faits par nos voisins.
Ces écarts de prévisions font-ils l’objet d’une grande attention politique et médiatique en Allemagne, à l’instar de ce qui se passe dans notre pays ?
Mme Claire Thirriot-Kwant. Pas du tout. Contrairement à ce que l’on peut constater en France, le fait que les prévisions aient été très éloignées de ce qui est advenu lors des derniers exercices n’a absolument pas été discuté. Le débat porte surtout sur la réponse à apporter à cette situation conjoncturelle dégradée et aux problèmes structurels révélés par la crise. Je veux parler de la question démographique, des enjeux relatifs à l’énergie – dont les prix sont trois fois plus élevés qu’aux États-Unis, un pays avec lequel l’Allemagne se compare toujours –, du sous-investissement, de la qualité des infrastructures… Ce sont ces problèmes structurels, bien identifiés, qui occupent le débat, y compris dans le cadre de la campagne électorale actuelle.
M. Emmanuel Mandon (Dem). Vous avez présenté le travail de plusieurs instituts privés indépendants de l’État fédéral allemand. Les prévisions macroéconomiques, fiscales et budgétaires sont-elles élaborées uniquement par l’administration ? Des experts indépendants sont-ils sollicités ?
Mme Claire Thirriot-Kwant. Des experts indépendants sont sollicités lors de l’établissement des prévisions de recettes, c’est-à-dire à deux moments dans l’année, en avril et en octobre. Le groupe de travail dont j’ai parlé, coordonné par le ministère des finances, réunit notamment le ministère de l’économie, les instituts de prévision, la Bundesbank, les représentants des Länder et des communes, l’Office fédéral des statistiques. Dans ce cadre, tous ces économistes discutent de leurs prévisions respectives, pour chaque impôt, et confrontent leurs hypothèses jusqu’à ce qu’ils aboutissent à un consensus.
S’agissant des dépenses, à l’échelon fédéral ou au niveau des Länder, ce travail de prévision n’est effectué à ma connaissance que par l’administration. Cependant, à l’issue de ce processus, les documents publiés sont comparés avec les estimations réalisées par ailleurs par les instituts indépendants. Aussi le solde budgétaire peut-il faire l’objet d’un débat opposant les prévisions élaborées par ces instituts et celles qui sortent du ministère des finances.
M. Emmanuel Mandon (Dem). On sait que la Cour fédérale des comptes est étroitement associée à l’élaboration du budget. Pourriez-vous revenir sur le rôle joué par les uns et les autres, notamment par le Bundestag ?
Mme Claire Thirriot-Kwant. Le Bundestag commence à jouer un rôle une fois que le projet de loi de finances a été adopté en conseil des ministres, généralement début juillet. La commission du budget examine alors ce projet et organise les auditions d’experts nécessaires, sur la partie recettes comme sur la partie dépenses. En octobre, avant la deuxième lecture, le ministère des finances lui transmet les dernières hypothèses de croissance et d’inflation, ainsi que le montant de l’éventuel déficit supplémentaire permis par la composante conjoncturelle du frein à la dette. Dès lors, un comité de conciliation se réunit et, fort de tous ces éléments nouveaux, procède aux derniers arbitrages politiques, en dépenses comme en recettes, dans le respect du mécanisme du frein à la dette. Il relève donc du rôle souverain du Bundestag, au sein duquel se dégage généralement une coalition majoritaire, de finaliser la loi de finances fédérale. Une fois cette dernière votée en séance plénière, certains éléments, notamment fiscaux, sont examinés par le Bundesrat, puisque la seconde chambre a son mot à dire, comme je vous l’ai déjà expliqué, sur les recettes partagées et les mesures fiscales nouvelles.
M. le président Éric Coquerel. Vous dites qu’en Allemagne, ce ne sont pas les écarts de prévisions qui font débat, mais plutôt la récession ou le fait que la croissance ait été moindre que prévu. Au fond, ces deux débats ne renvoient-ils pas à la même chose ? Soit l’on pense que les difficultés sont circonstancielles, soit l’on considère qu’elles remettent en cause un modèle. Pour ma part, je penche plutôt pour la seconde solution.
En France, en période de reflux de l’activité économique, le déficit prend le relais pour assurer un matelas social qui permet, vaille que vaille, de maintenir la consommation populaire. En revanche, dans le modèle allemand, la croissance est alimentée par l’excédent important de la balance commerciale, y compris vis-à-vis des pays voisins ; dès lors que cet excédent faiblit, pour les raisons que vous avez expliquées, et que le déficit budgétaire n’est pas autorisé, au niveau constitutionnel, dans la même proportion qu’en France, la croissance s’en ressent. Ne pensez-vous pas que, dans les deux cas, le modèle national est remis en question, même si les signaux ne sont pas les mêmes ?
Mme Claire Thirriot-Kwant. Y avait-il un problème méthodologique ? Je n’en sais rien.
Si les écarts entre les prévisions et la réalité s’expliquent par l’accentuation de la récession, il n’empêche que le mécanisme de frein à la dette a empêché le gouvernement allemand d’amortir le choc. Cela suscite un débat dans le pays, qui dépasse la question d’un soutien conjoncturel et porte plutôt sur le solde structurel et le niveau des investissements.
Vous l’avez vu, la séquence est difficile à déchiffrer, car de nombreux facteurs, externes et internes – je pense par exemple aux décisions de la Cour constitutionnelle –, ont pu jouer dans un sens ou dans un autre, remettant constamment en cause les hypothèses et forçant le gouvernement à réviser la trajectoire de la loi de finances. Il n’empêche que la réponse conjoncturelle apportée pour affronter la crise a été assez forte, du fait du montant des crédits mobilisés. Ce qui a manqué pendant cette période, qui manquait déjà auparavant et qui manque toujours, c’est un effort d’investissement dans les infrastructures, et peut-être aussi dans la recherche et développement et dans l’éducation. La cause en est l’obligation de respecter la discipline budgétaire, qui permet de réaliser des excédents lorsque la situation est bonne, et des déficits respectant les critères de Maastricht lorsqu’elle l’est moins.
Votre question renvoie donc directement au débat actuel sur l’opportunité du frein à la dette, que d’aucuns qualifient de frein à l’investissement.
Membres présents ou excusés
Commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire
Réunion du mercredi 19 février 2025 à 15 heures
Présents. - Mme Christine Arrighi, M. Eddy Casterman, M. Éric Ciotti, M. Christian Girard, M. Mathieu Lefèvre, Mme Sophie-Laurence Roy
Excusés. - M. Christian Baptiste, M. Karim Ben Cheikh, M. Charles de Courson, M. Jean-Paul Mattei, Mme Christine Pirès Beaune, Mme Eva Sas, M. Charles Sitzenstuhl, M. Emmanuel Tjibaou
Assistait également à la réunion. - M. Emmanuel Mandon