Compte rendu
Commission
des lois constitutionnelles,
de la législation
et de l’ administration
générale de la République
– Examen de la proposition de loi, adoptée par le Sénat, visant à proroger la loi n° 2017-285 du 6 mars 2017 relative à l’assainissement cadastral et à la résorption du désordre de la propriété (n° 141) (M. Xavier Albertini, rapporteur) 2
– Examen de la proposition de loi visant à renforcer la lutte contre les violences faites aux femmes et aux enfants (n° 669) (Mme Maud Bregeon, rapporteure) 13
– Informations relatives à la Commission................ 38
Mercredi
22 janvier 2025
Séance de 9 heures
Compte rendu n° 29
session ordinaire de 2024-2025
Présidence
de M. Florent Boudié,
Président
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La séance est ouverte à neuf heures.
Présidence de M. Florent Boudié, président.
La Commission examine la proposition de loi, adoptée par le Sénat, visant à proroger la loi n° 2017-285 du 6 mars 2017 relative à l’assainissement cadastral et à la résorption du désordre de la propriété (n° 141) (M. Xavier Albertini, rapporteur).
M. le président Florent Boudié. Nous examinons aujourd’hui la proposition de loi, déposée par le sénateur de la Corse-du-Sud Jean-Jacques Panunzi, visant à proroger la loi du 6 mars 2017 relative à l’assainissement cadastral et à la résorption du désordre de la propriété.
Adopté par le Sénat le 10 octobre 2023, ce texte devait être examiné par notre commission le 13 juin 2024 avant que la dissolution ne vienne interrompre la navette. Il est désormais inscrit à l’ordre du jour transpartisan, le 28 janvier prochain.
M. Xavier Albertini, rapporteur. La Corse connaît historiquement une situation qualifiée de désordre foncier, caractérisée par l’existence de nombreux biens immobiliers à la situation juridique incertaine.
Ce désordre résulte de l’arrêté du 21 prairial an IX (10 juin 1801), dit arrêté Miot, qui a appliqué à la Corse un calcul forfaitaire des droits de succession et a supprimé les pénalités pour défaut de déclaration d’héritage. L’arrêté répondait aux spécificités de la Corse à l’époque, à savoir une faible capacité contributive et la prédominance des indivisions et des successions orales.
Cette législation d’exception y a cependant favorisé un très faible taux de déclaration des successions, donc une accumulation de successions non réglées sur plusieurs générations. Près d’un tiers des parcelles du territoire corse sont, encore aujourd’hui, enregistrées comme appartenant à une personne née avant 1910, donc présumée décédée. Les terrains sont alors souvent partagés en indivisions de fait, impliquant parfois plusieurs dizaines d’héritiers potentiels, qui ne peuvent en conséquence exercer leurs droits sur les biens concernés.
Parallèlement, 16 % de la surface de l’île est constituée de biens non délimités – autrement dit, dont les limites extérieures sont cadastrées mais dont les limites intérieures entre différents propriétaires ne sont pas bornées. Cette situation engendre de très nombreux problèmes, d’ordre juridique, économique, fiscal, environnemental ou urbanistique. Elle empêche l’exploitation économique d’un bien, l’accès au crédit ou encore la constitution d’une hypothèque. Elle entrave l’établissement et le recouvrement de recettes fiscales nationales – les droits de succession – et locales – la taxe foncière : en 2018, la perte de recettes fiscales liée au niveau moindre de déclaration des successions par rapport à la moyenne nationale était estimée à au moins 50 millions d’euros par an par l’Inspection générale des finances (IGF). Cette situation fait également obstacle au respect d’obligations légales telles que le débroussaillement à des fins de prévention des incendies ou à l’exercice de la police des habitats insalubres.
Confrontés à ce désordre foncier, les notaires corses ont recouru à un outil né de la pratique pour reconstituer des titres de propriété : l’acte de notoriété acquisitive peut constituer un mode de preuve de la propriété en établissant les faits de nature à corroborer une prescription acquisitive – dite aussi usucapion –, c’est-à-dire la possession paisible, publique et non équivoque d’un bien immeuble pendant une durée de trente ans.
Le législateur a soutenu ces initiatives en instituant en Corse un régime d’usucapion renforcée. L’article 1er de la loi du 6 mars 2017 prévoit ainsi que l’acte notarié ne peut être contesté que dans un délai de cinq ans. La même loi comporte un ensemble de mesures juridiques et fiscales pour soutenir la reconstitution de titres de propriété en Corse : assouplissement des règles de gestion des indivisions ; incitation aux donations entre vifs au moyen d’une exonération de 50 % de la valeur des biens pour la première mutation postérieure à la reconstitution d’un titre de propriété ; encouragement au règlement des successions par une exonération de 50 % des droits de succession ; enfin, facilitation de la sortie des indivisions par l’exonération du droit de partage dû lors du partage ou de la licitation – autrement dit, de la vente aux enchères – d’un bien indivis.
Si l’ensemble de ces mesures composent un cadre favorable à l’assainissement du cadastre, elles ne permettent pas, par elles‑mêmes, de régler la situation. L’État et les autres parties prenantes – la collectivité de Corse, les associations des maires et le conseil régional des notaires de Corse – ont donc créé le groupement d’intérêt public pour la reconstitution des titres de propriété en Corse (Girtec), qui est opérationnel depuis 2012. Le Girtec a pour objet d’effectuer l’ensemble des recherches nécessaires à l’établissement des titres de propriété. Il est saisi par les notaires, eux-mêmes sollicités par les particuliers. Il s’est doté de bases de données et de méthodes qui ont inspiré des organes étrangers confrontés à des problèmes similaires, comme le bureau des affaires générales de la ville de Tokyo.
Depuis la création de cet organisme, l’assainissement progresse : depuis 2017 1 868 titres de propriété résultant d’actes de notoriété acquisitive et représentant 15 000 à 16 000 parcelles ont été publiés sur le site de la préfecture. Le Girtec a contribué à l’établissement de 74 % des actes établis au profit des particuliers.
Cependant, le cadre dérogatoire prévu par la loi de 2017 n’est applicable que jusqu’en 2027, date à laquelle il est certain que la tâche ne sera pas achevée. Afin de garantir la poursuite du titrement en Corse, il importe de proroger ces dispositions, qui, comme l’ont montré les auditions, s’articulent avec l’action du Girtec.
La question du coût mérite d’être soulevée. Les documents budgétaires chiffrent la principale exonération, qui porte sur les droits de succession, à 20 millions d’euros par an. Toutefois, l’IGF évalue la perte de recettes fiscales liée à la moindre déclaration des successions à environ 50 millions d’euros par an, montant auquel il faut ajouter les pertes en autres recettes – notamment, la taxe foncière sur les propriétés bâties – et l’ensemble des coûts environnementaux et économiques liés au désordre foncier. Le solde final ne peut donc être que nettement positif.
C’est pourquoi je vous propose d’adopter la présente proposition de loi qui proroge la loi de 2017 pour dix années supplémentaires, jusqu’en 2037.
M. le président Florent Boudié. Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.
M. Vincent Caure (EPR). Nous examinons aujourd’hui la proposition de loi sénatoriale visant à proroger de dix ans – jusqu’au 31 décembre 2037 – les dispositions de la loi du 6 mars 2017 relative à l’assainissement cadastral et à la résorption du désordre de la propriété qui avait été adoptée à l’unanimité au Sénat en avril dernier.
Le texte entend répondre à une problématique ancienne, spécifique et clairement identifiée : celle du désordre foncier et de l’irrégularité cadastrale en Corse. En 2017, on estimait à 35 % le taux de parcelles détenues par des personnes physiques nées avant 1910 et à plus de 15 % la surface cadastrée de l’île correspondant à des biens non délimités. Cette situation est la conséquence directe de l’instauration, en 1801, d’un régime fiscal dérogatoire – l’arrêté Miot –, qui est resté en vigueur jusqu’en 1949. Ce régime a mis fin aux déclarations de succession et a contribué à la multiplication des situations d’indivision ou de possession de titres par des propriétaires décédés depuis plusieurs années.
Pour y remédier, la loi de finances pour 1999 a abrogé l’arrêté Miot et a permis le retour au droit commun dans l’île à compter du 1er janvier 2000, notamment grâce à l’abrogation de la dispense de pénalité en cas de non-dépôt de déclaration de succession. L’application de cette disposition a cependant été reportée de loi de finances en loi de finances, jusqu’à l’instauration en 2002 d’un dispositif spécifique transitoire, en vertu duquel une exonération de 50 % devait succéder à l’exonération totale avant que le droit commun ne s’applique.
La loi de 2017 visait, quant à elle, à accélérer les opérations de titrement en Corse et à normaliser la situation cadastrale de l’île et devait s’appliquer pour une durée de dix ans, soit jusqu’au 31 décembre 2027. Elle a produit des effets positifs : le nombre actuel de parcelles au nom de propriétaires présumés décédés a diminué de 4,6 % depuis son entrée en vigueur. Par rapport à 2009, près de 100 000 parcelles – soit un quart du nombre de parcelles dénombrées cette même année – ne sont plus considérées comme appartenant à un propriétaire présumé décédé.
L’objectif de la loi de 2017 n’ayant pas été complètement atteint, il nous semble important de proroger ses dispositions. Le groupe Ensemble pour la République votera donc en faveur de la proposition de loi.
M. Ugo Bernalicis (LFI-NFP). Nous partageons l’objectif, d’intérêt général, d’améliorer la fiabilité du cadastre, étant précisé que le Girtec a déjà permis de résorber une bonne partie des difficultés. Cela étant, nous nous interrogeons sur le bien-fondé des incitations fiscales qui ont été instituées. Aucun élément concret ne démontre leur efficacité – alors que le Girtec, lui, a bien fonctionné, car tout le monde perçoit l’intérêt de son action et y contribue. En outre, nous ne sommes pas, par principe, favorables aux exonérations fiscales. Nous avons déposé des amendements sur ce point, faute de disposer d’éléments complémentaires – peut-être le rapporteur pourra-t-il nous en fournir.
Notre débat montre la nécessité d’adopter des dispositions législatives particulières à l’île que réclament nombre d’élus corses. Il est de nature à alimenter les discussions relatives à un futur statut particulier de la Corse. La représentation nationale ou, du moins, l’État ne répond pas toujours aux attentes alors que la situation de l’île justifie des évolutions et des solutions à des préoccupations d’intérêt public.
M. Hervé Saulignac (SOC). C’est un cadeau empoisonné qui a été fait à la Corse il y a plus de 200 ans et qui préoccupe le législateur à intervalles réguliers : le fameux régime de taxation foncière spécifique accordé à l’île en 1801 est devenu presque accidentellement une exonération totale à partir de 1984. Par cette ristourne fiscale, c’est tout le système cadastral et d’identification des propriétaires fonciers qui s’est effondré, pénalisant les habitants de la Corse et le développement économique de l’île. Le rapporteur a rappelé l’ampleur du manque à gagner fiscal. En 2013, 34 % du foncier total de la Corse n’avait pas de propriétaire ou un propriétaire apparent né avant 1910. Plus qu’un désordre, c’est une forme de cécité de l’État qui s’est installée. Malgré les efforts réalisés, nous peinons, encore aujourd’hui, à y voir plus clair.
Les premières victimes de ce brouillard foncier sont évidemment les habitants eux-mêmes, du fait des indivisions cadastrales, des détériorations de terres et de bâti en raison des délais de règlement des successions, des difficultés pour obtenir un prêt bancaire et de la rareté des biens disponibles à la vente. Les victimes secondaires sont les communes, qui ne peuvent pas percevoir les impôts locaux à leur juste niveau et qui assument la charge d’immeubles qui, parfois, menacent ruine. En un mot, la Corse paie le prix fort pour cette ristourne.
Le groupe socialiste n’a jamais rechigné à ouvrir le dossier technique et sensible du désordre de la propriété en Corse. En 1983, la commission Badinter sur l’indivision en région Corse a inspiré le travail des notaires locaux, en prescrivant notamment le recours à l’acte de notoriété acquisitive.
Ce travail est accompagné depuis 2006 par le Girtec, qui offre un appui technique aux notaires et aux collectivités locales pour réunir des preuves de propriété et dont le financement doit être pérennisé. Toutefois, en attendant que le long travail de régularisation vienne à bout du désordre et qu’un régime pérenne puisse s’appliquer, le groupe de travail transpartisan lancé par Bernard Cazeneuve a prévu un régime transitoire sur lequel nous pouvons compter jusqu’en 2027 pour offrir un cadre simplifié et incitatif au titrement des parcelles. Cette méthode est en train de porter ses fruits, mais personne ne peut croire que la situation sera réglée d’ici à 2027, alors que quelque 300 000 parcelles restent à attribuer.
Le groupe socialiste soutient naturellement la prolongation des dispositifs jusqu’en 2037, non sans être conscient des limites de cette action. En effet, il est de coutume de prolonger les dépenses fiscales de trois ans et non de dix. En outre, il nous manque une étude d’impact pour apprécier l’efficacité précise de chaque mesure. Enfin, les prolongations successives des mécanismes d’incitation fiscale finissent par priver ces derniers de leur attrait.
Nous sommes les héritiers d’un travail de longue haleine mené depuis près de trois décennies par le législateur pour réparer une situation qui n’est pas acceptable dans la République. Si ce travail doit être poursuivi jusqu’en 2037, il doit aussi nous rappeler le rôle central de l’impôt en société, qui constitue non seulement la ressource de nos collectivités et de l’État, mais également un élément fondamental de la vie sociale.
M. Philippe Gosselin (DR). Ce texte nous ramène aux réalités quotidiennes de la Corse. L’île se caractérise par une singularité de la propriété foncière due à des raisons historiques que chacun a à l’esprit. À partir de 1801, l’arrêté Miot a ouvert une brèche, en instituant un régime totalement exorbitant du droit du continent. Cela pourrait paraître respectueux des traditions locales mais le désordre foncier entraîne une prolongation indéfinie de l’indivision, complexifie considérablement les successions et conduit à une précarité générale de la propriété.
Ce problème n’est pas propre à la Corse puisqu’un certain nombre de collectivités d’outre-mer y sont confrontées, ce qui a justifié l’adoption de plusieurs lois, de même que quelques territoires ruraux et montagneux de l’Hexagone.
Il se pose en Corse avec une grande acuité depuis quelques décennies, ce qui montre sa complexité. On en a réellement pris la mesure en 2002, en adoptant une loi censée mettre fin au régime dérogatoire, mais qui nécessitait un certain délai avant de pouvoir s’appliquer. Sous le gouvernement de Bernard Cazeneuve, nous avons voté un texte dont l’application s’est révélée plutôt satisfaisante, puisqu’on a bien assisté à une résorption du désordre de la propriété et à un assainissement cadastral. Cela étant, il faut poursuivre l’effort. La délivrance de titres de propriété prend du temps, ce qui rend nécessaire une prorogation de la loi – on peut le regretter mais nécessité fait loi. Tel est l’objet de l’article unique de la proposition de loi, que le groupe de la Droite républicaine soutiendra sans réserve.
Mme Christine Arrighi (EcoS). La proposition de loi s’inscrit dans la continuité d’un travail législatif engagé depuis près de trois décennies pour accompagner la procédure de régularisation foncière en Corse, laquelle demeure entravée par des difficultés structurelles, d’ordre sociohistorique et géographique. Cette problématique, bien qu’amplifiées en Corse, concerne également d’autres territoires, tels que la Lozère et les outre-mer.
Notre groupe adhère pleinement à l’objectif de réduction du désordre cadastral en Corse. Au-delà de ses implications juridiques et administratives, ce désordre revêt une dimension politique et patrimoniale significative, intimement liée à l’histoire de l’île et aux effets prolongés du régime dérogatoire instauré par l’arrêté Miot de 1801. L’ampleur de la tâche demeure considérable, comme l’attestent les débats au Sénat où il a été fait état d’environ 300 000 parcelles non attribuées.
Les conséquences de cette situation sont multiples et préoccupantes. Sur le plan social et fiscal, les droits constitutionnels des usufruitiers sont compromis et la collectivité de Corse est privée de recettes fiscales essentielles, telles la taxe foncière, ce qui limite ses capacités d’intervention et d’entretien du territoire. Sur le plan économique, la prolifération des successions non réglées réduit la disponibilité des biens immobiliers, ce qui contribue à la hausse des prix, au ralentissement de l’économie locale et à l’impossibilité pour des primo-accédants de s’installer en Corse.
Notre groupe émet toutefois une réserve et une alerte. Notre réserve, qui est de nature constitutionnelle, est inspirée par la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui, en 2012 et en 2013, a censuré des dispositions introduisant des mesures dérogatoires pour la Corse en raison de leur non-conformité au principe d’égalité devant la loi et les charges publiques. L’alerte, quant à elle, est de nature financière et porte sur la nécessaire évaluation des mesures fiscales incitatives contenues dans la loi de 2017, notamment eu égard à la situation de nos finances publiques.
Les réalités corses nous conduisent à soutenir la proposition de loi, qui se veut une réponse exceptionnelle à une problématique singulière et enracinée. Toutefois, elle doit s’accompagner d’un mécanisme d’évaluation de l’efficacité des mesures prises depuis 1986.
M. Éric Martineau (Dem). La proposition de loi vise à résorber les désordres de propriété liés à l’absence de titres de propriété opposables en Corse. Cette situation est problématique, pour plusieurs raisons. D’abord, les particuliers ne peuvent pas jouir pleinement de leur droit de propriété ni recourir normalement aux règlements successoraux, aux donations et au crédit. Ensuite, les autorités ne peuvent recouvrer l’impôt de manière satisfaisante : le manque à gagner pour l’État s’élèverait à 20 millions. Au-delà des implications juridiques et administratives, le désordre foncier en Corse revêt également une dimension politique importante car il en résulte une raréfaction des biens immobiliers qui contribue à la hausse des prix. Enfin, cette situation pourrait se révéler dangereuse pour la sécurité des personnes et des biens dans la mesure où les désordres de propriété empêchent d’appliquer efficacement la législation relative aux immeubles menaçant ruine ou à la prévention des incendies.
Pour remédier à ces difficultés, les parlementaires ont proposé dès 2017 des mesures dérogatoires aux règles successorales et d’indivision, ainsi que des exonérations fiscales visant à inciter à la reconstitution des titres de propriété. Grâce à ce dispositif, le titrement des parcelles a progressé. Les notaires le constatent : le cadre civil posé par la loi de 2017 et les exonérations fiscales ont créé une dynamique incitant les particuliers à résoudre des problèmes d’indivision auxquels leur famille est confrontée depuis plusieurs générations. Depuis 2017, quelque 15 000 parcelles ont été régularisées, sans qu’aucune difficulté contentieuse n’ait été identifiée.
Toutefois, le travail de reconstitution des titres n’est pas encore achevé. On estime que 300 000 parcelles appartiennent toujours à des personnes présumées décédées. Face à l’ampleur de la tâche, il est illusoire d’espérer une normalisation de la situation d’ici à l’échéance des dispositifs dérogatoires fixée par la loi au 31 décembre 2027. La proposition de loi vise donc à proroger les mesures dérogatoires aux règles successorales et d’indivision, ainsi que les trois exonérations fiscales, jusqu’en 2037, pour continuer d’inciter à la reconstitution des titres de propriété. Le groupe démocrate est convaincu de la nécessité de poursuivre le titrement. Nous voterons donc en faveur de la proposition de loi.
M. David Guerin (HOR). La proposition de loi adoptée à l’unanimité au Sénat en avril 2024 vise à poursuivre l’œuvre indispensable engagée par la loi du 6 mars 2017, à savoir la résorption du désordre de propriété en Corse. Cette situation trouve son origine dans l’arrêté Miot de 1801 qui encourageait les administrés à régulariser leur situation par l’application de mesures fiscales exceptionnelles. Toutefois, en abrogeant les sanctions encourues en cas d’absence de déclaration des successions, l’arrêté Miot a mis un terme à ces déclarations et a contribué à la multiplication des cas d’indivision et des situations où les propriétaires sont apparentés.
Deux siècles plus tard, la Corse se caractérise par une situation cadastrale et foncière particulièrement dégradée. Plus de 300 000 parcelles – soit 30 % de l’ensemble des parcelles de l’île – sont détenues par des personnes physiques nées avant 1910. En outre, l’inexactitude cadastrale porte le taux de biens non délimités à 6,4 % des parcelles corses, contre 0,4 %, en moyenne, sur l’ensemble du territoire national.
Cette situation est à l’origine de diverses difficultés qui affectent tant les particuliers que les autorités. Même si 15 000 parcelles ont été titrées – ce qui a permis de multiplier par quatre les droits de succession collectés sur l’île –, la proportion des parcelles corses disposant d’un titre foncier régulier n’était que de 70 % en 2024 – contre 99 % à l’échelon national –, ce qui ne permet pas de considérer la situation comme satisfaisante.
Dans ce contexte, la prolongation pour dix ans des mesures dérogatoires est justifiée à un double titre. D’abord, l’ampleur du désordre foncier est telle qu’il paraît impossible d’appliquer le droit commun dès 2027. Ensuite, les dispositions de la loi du 6 mars 2017 ayant permis de réelles avancées, il convient de les prolonger afin de rapprocher, à terme, la situation foncière de la Corse de celle du reste du territoire français. Le groupe Horizons et indépendants votera donc en faveur de la proposition de loi.
Mme Béatrice Roullaud (RN). Nous devons nous prononcer sur l’opportunité de prolonger l’application de la loi du 6 mars 2017, qui contient des dispositions civiles et fiscales exorbitantes du droit commun. En Corse, un nombre très élevé de parcelles sont soit présumées appartenir à des personnes décédées, soit non délimitées, ce qui empêche de déterminer avec certitude leurs propriétaires. Cela engendre de nombreux désordres. D’abord, les particuliers ne peuvent plus acheter ces parcelles, dites non titrées, en toute sécurité ; des conflits peuvent survenir entre les membres d’une même famille ou entre voisins. Ensuite, l’État, pas plus que les collectivités locales, n’est en mesure de percevoir l’impôt afférent, ni ne peut faire appliquer les règles environnementales – portant notamment sur le débroussaillement – ou de police administrative – concernant en particulier la réalisation de travaux lorsqu’une bâtisse menace de s’écrouler.
Le législateur a pris conscience qu’il fallait agir pour assainir le cadastre. Il a créé en 2006 un groupement d’intérêt public – le Girtec – qui aide les notaires à reconstituer l’origine de la propriété des biens. Le Girtec a contribué à rétablir pendant six ans plus de 3 264 titres de propriété, soit près de deux par jour. Toutefois, cela demeurant insuffisant, le législateur a institué, en 2017, des dérogations civiles et fiscales pour accélérer le processus de titrement.
L’article 1er de la loi comporte une innovation de taille : l’acte de notoriété acquisitive, qui permet de prouver la propriété. Il se fonde sur un mécanisme bien connu en métropole, la prescription acquisitive ou usucapion, visée à l’article 2258 du code civil. C’est en effet le notaire qui établit l’acte reconnaissant la possession trentenaire, continue, paisible, publique et non équivoque. Celui-ci ne peut être contesté que pendant cinq ans. C’est une grande avancée pour l’établissement des titres.
L’article 2 modifie les règles relatives à l’indivision, en abaissant la majorité requise pour les prises de décision.
L’article 3 prévoit une exonération de 50 % des droits de mutation à titre gratuit lors de la première mutation postérieure à la reconstitution du titre de propriété, ce qui encourage les ascendants à établir des donations en faveur de leurs enfants et à reconstituer leurs titres.
L’article 4 exonère à concurrence de moitié les droits de succession des biens situés en Corse, qu’ils soient titrés ou non.
L’article 5 supprime le droit de partage de 2,5 % pour les partages mettant fin à l’indivision.
Ces cadeaux fiscaux, qui ont été estimés en 2024 à la coquette somme de 20 millions d’euros pour la seule exonération des droits de succession, appellent deux réserves. La première, c’est le montant des sommes qui échappent à l’État ; la deuxième, la distorsion entre le régime applicable aux personnes de métropole et celui des Corses. Le Conseil constitutionnel a toutefois jugé de façon constante que le principe d’égalité ne s’opposait pas à ce que des situations différentes soient traitées différemment.
Enfin, si l’exonération partielle des droits de succession des biens immobiliers non titrés pose un peu plus de questions, il est indispensable de voter en faveur de la prorogation de la loi du 6 mars 2017. Ne pas la voter serait la cause de désordres plus importants que le coût des exonérations. Ce serait la fin immédiate du Girtec et un coup d’arrêt mis à tout le travail accompli jusque-là et à l’effort des Corses.
M. Paul-André Colombani (LIOT). Force est de constater que, huit ans après la loi sur l’assainissement cadastral, la Corse, tout comme les territoires ultramarins, est toujours affligée d’un désordre foncier préjudiciable à tous ses habitants. Le mal est profond et vient de loin. Cela fait près de deux siècles que la Corse est placée dans une situation spécifique, directement liée à l’absence de titres de propriété et aux mesures successorales dites dérogatoires du fameux arrêté Miot de 1801, prises en raison du contexte d’indivision généralisée, doublé d’une extrême pauvreté de l’île. La Corse compte quinze fois plus de biens non délimités que la moyenne nationale. L’État porte une responsabilité historique dans cette situation. À la suite de l’annexion en 1769, il n’a pas su ou pas voulu adapter son système juridique pour répondre aux spécificités locales, notamment à une organisation coutumière des terres basée sur une succession orale. L’absence d’un cadastre généralisé et l’incapacité à apporter des solutions durables ont abouti à cette exception néfaste qu’il convient de corriger.
Les conséquences sont malheureusement lourdes : entraves à la transmission des biens, freins aux investissements notamment dans le secteur agricole, habitations en ruines et terrains en déshérence, désertification des villages et pénurie de logements pour la jeunesse, complications dans la gestion des espaces naturels et agricoles favorisant parfois une urbanisation anarchique, sous-utilisation des terres et obstacles à la lutte contre les incendies. Face à un tel fléau, le législateur a cru pouvoir faire disparaître le fruit de deux cents ans de régime dérogatoire d’un trait de plume. C’était probablement un peu utopiste.
Bien entendu, les mesures civiles et fiscales de 2017 ont indéniablement eu un effet incitatif. Cette loi et le travail du Girtec ont permis des progrès : ce sont 1 860 titres de propriété qui ont été créés depuis 2017, concernant près de 15 000 parcelles. En dépit des efforts de ces dernières années, on estime que plus de 300 000 parcelles demeurent enregistrées au nom de propriétaires décédés. À ce rythme, le Girtec estime qu’il lui faut encore soixante-dix ans pour arriver au terme de sa mission. Aussi l’échéance de 2027 semble-t-elle désormais irréaliste. C’est pourquoi il convient de maintenir des mesures dérogatoires jusqu’en 2037, afin de poursuivre le travail d’assainissement cadastral. Cela est d’autant plus important que la Corse connaît depuis plus de deux décennies un phénomène croissant de spéculation foncière, qui tire les prix à la hausse, à tel point que, pour de nombreux Corses, en l’absence d’une fiscalité adaptée, il est impossible de prendre en charge des frais successoraux dont le montant dépasse souvent la valeur des biens patrimoniaux hérités.
Mettre fin à ce régime dérogatoire, comme le souhaitent mes collègues de La France insoumise, conduirait à une dépossession foncière massive des Corses et pénaliserait avant tout les familles les plus précaires. L’indivision concerne généralement les demeures patrimoniales ou les zones rurales et non pas les villas de luxe sur le littoral. Demandons au gouvernement que cette prorogation s’accompagne d’une meilleure information des parlementaires et d’une plus grande transparence de la part de Bercy sur le volet fiscal. Nous sommes évidemment les premiers à dire que la prorogation des mesures dérogatoires est nécessaire sans être une fin en soi. L’État doit mettre les moyens pour traiter ce problème de fond, en renforçant les capacités d’action du Girtec notamment et en traitant la question de la pression foncière dont la Corse est victime. Les attentes du peuple corse sont grandes et il reste beaucoup à faire. Notre groupe réitère ses demandes pour que nous soit rapidement présenté un projet institutionnel et fiscal pour la Corse.
Mme Émeline K/Bidi (GDR). La proposition de loi n’est pas sans faire écho à la situation de La Réunion, pour des raisons tout à fait différentes. Nous partageons néanmoins le même objectif : titrer les parcelles et résoudre le désordre cadastral. La crise du logement que connaît La Réunion en fait un impératif car il n’est pas possible de mobiliser des parcelles non titrées, certaines d’entre elles devenant des friches urbaines.
La situation actuelle entraîne une insécurité juridique, puisque des particuliers ne peuvent pas jouir de leurs parcelles, et pose des difficultés aux autorités publiques qui se voient privées d’une partie de leurs recettes fiscales liées à la propriété foncière. Si nous sommes conscients qu’il faut consentir à des efforts pour assainir le cadastre, nous nous demandons jusqu’à quand l’État devra agir à perte pour résoudre cette difficulté.
La prorogation des dispositions facilitant le titrement est une nécessité absolue, et elle le sera sans doute encore dans dix ans. En revanche, les exonérations fiscales nous posent quelques difficultés. Si le Conseil constitutionnel n’a jamais été saisi de la loi du 6 mars 2017, il avait censuré, en 2012 et en 2013, des mesures d’exonération des droits de succession sur des immeubles situés en Corse, estimant que le maintien de ce régime fiscal dérogatoire méconnaissait le principe d’égalité devant la loi et les charges publiques. Qui plus est, le directeur général des finances publiques n’a jamais été en mesure de fournir au rapporteur du Sénat des données même approximatives sur le coût que représentent les exonérations fiscales. Nos collègues de La France insoumise ont déposé des amendements pour les supprimer. Nous ne partageons pas totalement leur point de vue. Nous pensons qu’il est nécessaire de revenir à plus de justice fiscale et de remettre à plat tout le système d’exonérations : celles-ci s’appliquent à tous, sans considération du patrimoine ni des revenus, et concernent aussi bien la première mutation que les suivantes voire des parcelles déjà titrées.
Mme Sophie Ricourt Vaginay (UDR). La proposition de loi est bien plus qu’un texte technique, c’est une réponse nécessaire. En Corse, le désordre cadastral est souvent synonyme d’injustices et de blocages économiques. La prorogation de la loi du 6 mars 2017 est indispensable. Les délais initiaux se sont heurtés à la réalité du terrain : longueur des procédures, insuffisance des moyens humains, complexité de certaines situations. Interrompre ce travail maintenant serait une grave erreur. Cette question n’est pas que juridique, elle est profondément humaine et économique. L’absence de titre de propriété régulier plonge de nombreuses familles dans une insécurité juridique inacceptable. Elles ne peuvent ni transmettre leur patrimoine, ni investir, ni même parfois vivre sereinement sur leurs propres terres.
Pour l’administration, le désordre cadastral complique le recouvrement de l’impôt et l’application des règles de l’urbanisme. Ce flou affaiblit l’État de droit et entrave la bonne gestion de nos territoires. Il faut le rappeler : le cadastre est avant tout un document fiscal, il ne vaut pas titre de propriété. Cependant, il est un préalable indispensable pour titrer les propriétaires. La loi de 2017 a permis des avancées significatives, mais il reste beaucoup à faire. La prorogation doit s’accompagner d’une mobilisation accrue. Il ne faut pas négliger la possibilité de recourir à des géomètres et à des experts fonciers sous supervision publique pour accélérer l’assainissement cadastral, ainsi que la mise en œuvre de procédures simplifiées. Il est impératif d’aller au bout de cet effort, non seulement pour rétablir la justice foncière mais aussi pour libérer le potentiel économique et social de la Corse.
Ce texte est une affirmation de nos valeurs républicaines : le respect du droit à la propriété privée, la sécurité juridique et l’égalité entre les citoyens. Le groupe UDR le votera.
M. Xavier Albertini, rapporteur. Je note une quasi-unanimité pour accompagner la Corse dans cette évolution favorable. Le Girtec a progressivement développé un éventail d’outils, si bien qu’il est désormais adossé aux notaires qui travaillent sur ce titrement.
Comme vous, je suis un peu étonné du manque de données fiscales. Néanmoins, nous savons que les exonérations de droits de succession représentent environ 20 millions d’euros par an. Le manque à gagner relatif à la non-déclaration des successions en Corse s’élève à plus de 50 millions d’euros. C’est pourquoi il faut continuer à se montrer incitatifs. En 2013, le montant des droits perçus au titre des déclarations de succession en Corse atteignait à peine 6 millions d’euros. En 2019, il est passé à 30 millions pour atteindre 43 millions d’euros en 2022. J’ai sollicité auprès de la direction générale des finances publiques (DGFIP) les chiffres pour 2023 et 2024, que j’espère obtenir avant le débat dans l’hémicycle.
S’agissant de la constitutionnalité, l’une de nos collègues a rappelé que le texte de 2017 n’avait pas été déféré, alors que le précédent, qui prévoyait une exonération totale en matière de droits de succession, l’avait été. Les traitements différenciés en fonction des territoires sont parfois utiles.
Ne pas proroger le texte constituerait un coup d’arrêt total, ce qui priverait la Corse d’une sécurité juridique et l’entraînerait sur une mauvaise pente.
M. le président Florent Boudié. J’ai oublié de passer la parole à M. Ceccoli.
M. François-Xavier Ceccoli (DR). Le Girtec est dépassé par son succès. En tant que maire, j’ai eu beaucoup de mal à obtenir son travail. Il faudrait sans doute le renforcer pour qu’il atteigne son but avant soixante-dix ans.
Comme vous le savez, la Corse est la région la plus pauvre de France, particulièrement dans ma circonscription. Ne vous leurrez pas, tout ce qui a de la valeur est immédiatement transmis pour être vendu. Ce qui reste aujourd’hui, c’est ce qui appartient aux gens qui ont les plus faibles moyens et qui relève du patrimoine historique des villages.
Les procédures de déclaration de parcelles en état d’abandon manifeste, partagées parfois entre des dizaines de propriétaires, sont difficiles à conduire. Pour créer des routes et mener à bien les expropriations, il faut retrouver, pour chaque parcelle, soixante-dix, quatre-vingts ou quatre-vingt-dix propriétaires. Cette situation cause bien plus de complications que l’on ne pense.
Les Corses subissent cet état de fait et souhaitent que les choses évoluent. Sur certains relevés, il n’y a même pas les dates de naissance des propriétaires mais un simple zéro. J’ai voulu récupérer des terrains pour les mettre à disposition de jeunes agriculteurs : c’était un travail dantesque pour une mairie de 1 000 habitants que d’essayer de retrouver les propriétaires.
Les avancées institutionnelles sont utiles et relèvent d’une démarche positive mais elles peuvent avoir leur pendant. Le rôle de l’État est parfois extrêmement important, même pour les Corses, qui aspirent à la tranquillité et à un développement serein. Je ne sais pas si vous avez suivi l’actualité de ces dernières semaines : déjà un troisième assassinat ; un chef mafieux arrêté en Corse après avoir commis un assassinat pour le compte d’une bande armée qui a une coloration politique. Le diable se cache parfois dans les détails. Le fait que la Corse soit une nouvelle fois à l’ordre du jour de votre commission est aussi une garantie pour le peuple corse.
M. le président Florent Boudié. Je rappelle que la mission d’information sur l’avenir institutionnel de la Corse, que nous avons créée le 4 décembre, sera en déplacement sur l’île du mardi 4 au vendredi 7 février pour rencontrer tous les acteurs concernés.
Nous en venons à l’examen de l’article unique de la proposition de loi.
Article unique
Amendements CL2 et CL3 de M. François Piquemal
M. Ugo Bernalicis (LFI-NFP). Nous souhaitons supprimer les exonérations fiscales. L’estimation de 20 millions d’euros apparaît dans le projet de loi de finances. On sait aussi que les recettes afférentes sont en augmentation : une fois le désordre de la propriété résorbé, les rentrées fiscales sont possibles. Reste à savoir s’il y a une corrélation entre les deux. Le désordre est-il plutôt résorbé grâce à l’exonération ou grâce à l’action du Girtec et à la volonté des gens de disposer de titres de propriété et d’un cadastre fiable ? Le groupement d’intérêt a été fondé en 2012 ; des choses se sont passées jusqu’en 2017, sans exonération. J’entends les arguments selon lesquels cette situation concerne principalement des familles précaires et que c’est toujours ça de pris, sauf que nous n’avons pas suffisamment d’éléments pour les étayer.
M. Xavier Albertini, rapporteur. Vous mettez en avant l’absence d’exonérations lors de la création du Girtec. D’abord, ce groupement a mis un certain temps à monter en puissance, puisqu’il lui a fallu créer des outils et collecter des informations cadastrales. Ensuite, pendant plusieurs années, l’exonération des droits de succession était totale, avant d’être abaissée à 50 %. Il est difficile de dissocier les causes et les conséquences dans le processus de résorption du désordre cadastral. Lors des auditions, le Girtec et le conseil régional des notaires de Corse nous ont expliqué que la volonté de sortir de l’indivision était de plus en plus manifeste – des personnes sollicitent les notaires qui font appel au Girtec – et que la limitation des coûts de succession et de transmission était bel et bien incitative. Comme vous, je souhaite que nous soyons tous mieux informés. Il me semble important de proroger le dispositif pour dix ans et de nous doter, pendant cette période, d’outils d’évaluation.
M. Hervé Saulignac (SOC). Si la question soulevée par Ugo Bernalicis est légitime, lui-même reconnaît qu’il n’a pas la réponse. C’est curieux de faire reposer un amendement sur un fondement aussi fragile. À mon avis, les notaires savent très bien trouver les mots pour inciter les propriétaires à accomplir les démarches et à bénéficier des exonérations fiscales.
Mme Émeline K/Bidi (GDR). Je pense, au contraire, que nous n’avons pas besoin de disposer de toutes les données pour comprendre que ce n’est pas la même chose d’accorder une exonération fiscale à une succession désargentée qu’à une famille qui possède déjà un patrimoine conséquent et les moyens de payer les frais de succession. Nous sommes face à une certaine inégalité devant l’impôt, puisque les exonérations ne sont pas fonction du niveau de richesse. Envisagez-vous de présenter en séance un amendement qui établisse une distinction pour introduire un peu plus de justice fiscale dans le dispositif ?
M. Paul-André Colombani (LIOT). Nous sommes les premiers à réclamer ces informations fiscales. Par ailleurs, le Girtec est un excellent outil, qui travaille avec les moyens qu’on lui a donnés. Il faudrait lui en donner plus. Ces successions remontent sur plusieurs générations, avec parfois trente à quarante personnes concernées par l’indivision et, partant, la fiscalité. Souvent, la valeur du bien est largement inférieure au coût de la succession. C’est pourquoi il me semble compliqué de toucher aux incitations.
M. Ugo Bernalicis (LFI-NFP). À entendre les arguments quasi gouvernementaux de mon collègue socialiste, je vois que la mutation est rapide et efficace !
M. le président Florent Boudié. Il aura fallu une heure et trois minutes pour y venir ! (Sourires.)
M. Ugo Bernalicis (LFI-NFP). Le point de départ de nos amendements, c’est une question de principe : on paie l’impôt, l’exonération est l’exception. C’est pourquoi nous pensons qu’il est important d’avoir des arguments pour justifier une exception.
Alors que l’exonération est passée de 100 % à 50 %, le nombre de personnes désireuses de résorber le désordre cadastral a augmenté. Permettez-moi de m’interroger sur l’effet incitatif ! On pourrait tout à fait imaginer des mesures plus objectives et plus justes fiscalement. La résorption du désordre de la propriété relève de l’intérêt général. Le renforcement des moyens du Girtec serait peut-être plus efficace que l’incitation fiscale. Je ne dis pas qu’elle n’est pas pertinente, mais j’aimerais disposer d’éléments pour l’évaluer concrètement. Dans la mesure où vous n’en avez pas à nous fournir, nous nous abstiendrons.
Les amendements sont retirés.
La commission adopte l’article unique non modifié.
L’ensemble de la proposition de loi est ainsi adopté.
La réunion est suspendue de dix heures cinq à dix heures vingt.
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Puis, la Commission examine la proposition de loi visant à renforcer la lutte contre les violences faites aux femmes et aux enfants (n° 669) (Mme Maud Bregeon, rapporteure).
Mme Maud Bregeon, rapporteure. Avant d’en venir aux dispositions de la proposition de loi, je souhaiterais rappeler quelques grands enjeux que nous devrons garder à l’esprit tout au long de nos débats. Le texte comporte trois articles qui touchent au code civil, au code pénal et au code de procédure pénale. Les dispositions proposées sont donc très différentes mais poursuivent un même objectif : améliorer notre arsenal juridique pour renforcer la lutte contre les violences faites aux femmes et aux enfants.
Deux types de violences sont ici visés : d’une part, les violences sexuelles, plus particulièrement les crimes de viol ; d’autre part, les violences commises au sein du couple. Je voudrais rappeler le caractère massif de ces violences. En 2023, les services de sécurité ont enregistré 271 000 victimes de violences commises par leur partenaire ou ex-partenaire et 114 000 victimes de violences sexuelles. Ces chiffres ne sont que la face émergée de l’iceberg : les estimations globales sont bien plus élevées, une très large majorité des victimes ne faisant pas la démarche de déposer plainte. Selon le ministère de l’intérieur, ce sont seulement 6 % des victimes de violences sexuelles et 14 % des victimes de violences conjugales qui se tournent vers les forces de sécurité. Que ce soit pour les violences sexuelles ou celles au sein du couple, au moins 85 % des victimes sont des femmes.
Selon la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise), chaque année, 160 000 enfants sont victimes de violences sexuelles ; autrement dit, un enfant est victime d’un viol ou d’une agression sexuelle toutes les trois minutes. Dans 81 % des cas, l’agresseur est un membre de la famille ; en moyenne, les victimes avaient 8 ans et demi lorsque les violences ont commencé ; près de 40 % des victimes ont subi un ou plusieurs viols ; dans 97 % des cas, l’agresseur est un homme et dans 81 % des cas, il est majeur ; dans 97 % des cas, enfin, les pédocriminels ne sont pas condamnés.
Qu’elles soient commises à l’encontre des femmes ou des enfants, ces violences sont donc massives. C’est l’une des spécificités de notre discussion d’aujourd’hui : nous ne parlons pas de crimes rares, de victimes isolées, de cas particuliers et uniques, mais au contraire d’une dramatique réalité quotidienne. Nous parlons de centaines de milliers de victimes, de centaines de milliers de femmes et d’enfants qui sont agressés dans leur chair et voient parfois leur vie détruite.
C’est sans doute une autre spécificité de ces infractions : ces violences ont le plus souvent de très lourdes conséquences sur les victimes. Selon la Ciivise, 90 % des victimes mineures de violences sexuelles avaient développé des troubles associés au psychotraumatisme, autrement appelés troubles du stress post-traumatique. Ces troubles, et les conséquences psychiques et physiques qu’ils peuvent engendrer, appellent un traitement judiciaire spécifique.
L’article 1er de la proposition de loi (PPL) rend imprescriptibles en matière civile les crimes de torture et d’actes de barbarie, ainsi que les violences ou agressions sexuelles commises contre un mineur. Lorsqu’en 2008, le législateur a modifié le code civil pour réformer les délais de prescription de l’action en responsabilité, il a fait le choix de fixer un délai dérogatoire pour ces infractions considérées comme particulièrement graves et causant des dommages corporels spécifiques. Il est proposé de respecter la cohérence de l’article 2226 du code civil mais de substituer au délai de prescription de vingt ans l’imprescriptibilité. Cette proposition relancera sans doute le débat sur l’imprescriptibilité de ces infractions en matière pénale. Nous aurons l’occasion d’en reparler plus précisément lors de l’examen des amendements.
Il est insupportable, pour une victime de violences sexuelles, de s’entendre dire : « C’est trop tard, la justice ne peut plus rien pour vous. » Les crimes sexuels, notamment lorsqu’ils sont commis sur mineurs, sont particulièrement difficiles à révéler. L’effet de l’amnésie traumatique peut tout simplement empêcher la victime de dénoncer des faits que son cerveau a refoulés. Et d’une façon générale, plus l’agresseur est proche de la victime, plus la révélation des faits est difficile, et donc tardive. Or, l’écrasante majorité des auteurs d’infractions sexuelles sur mineurs sont des proches. La Ciivise donne des chiffres éclairants à ce sujet : lorsque l’auteur est un proche, seuls 12 % des victimes dénoncent les faits au moment où ils sont commis ; ce chiffre tombe même à 9 % lorsque l’infraction est constitutive d’un inceste.
Nous devons laisser aux victimes le temps de parler et de dénoncer les faits, en préservant leur possibilité d’accéder à la justice et d’obtenir, le cas échéant, réparation du préjudice qu’elles ont subi. Nous devons aussi faire en sorte que leur parole soit accueillie par nos institutions et qu’elles soient reconnues comme victimes. C’est un point incontournable sur lequel nous ne pouvons plus faire l’impasse.
Donner du temps aux victimes, c’est également l’objectif de l’article 2. Nous avons adopté en 2021, en matière pénale cette fois, une loi instaurant le principe de prescription glissante pour les victimes mineures de viol, d’agression ou d’atteinte sexuelle. Auparavant, lorsqu’un auteur violait ou agressait sexuellement plusieurs victimes, chacune d’entre elles se voyait appliquer un délai de prescription différent. Lorsque l’auteur était finalement poursuivi en justice, les victimes les plus anciennes, celles dont l’affaire était prescrite, ne participaient au procès qu’en tant que simples témoins – une réalité intolérable lorsque l’on a subi la même infraction.
Dans les affaires mettant en cause des agresseurs sériels, notamment des violeurs en série, la prescription glissante permet dorénavant que l’ensemble des faits commis puissent être jugés ensemble car ils se voient appliquer un même délai de prescription, celui de la dernière infraction commise. Les victimes sont ainsi sur un pied d’égalité et les actes criminels sont appréhendés dans leur intégralité. Pour l’heure, cette prescription glissante ne s’applique qu’aux victimes mineures ; il est proposé de l’étendre aux victimes majeures ayant subi un crime de viol. Une telle évolution me semble nécessaire pour deux raisons. D’une part – et c’est une triste réalité – parce que le plus souvent, le violeur ne s’arrête pas à un viol. De grandes affaires judiciaires récentes ou passées en attestent. Nous devons donner à notre droit les moyens de mieux réprimer ces infractions sérielles. D’autre part, en l’état du droit, une jeune femme de 18 ou 19 ans qui ferait partie des victimes d’un violeur en série, aux côtés de mineures, ne pourrait bénéficier pour sa part de la prescription glissante. C’est une situation injuste et incohérente, à laquelle nous devons remédier.
L’article 3 concerne les violences commises au sein du couple. Il y a environ un an, la cour d’appel de Poitiers a rendu cinq arrêts confirmant des condamnations pour violences, menaces ou harcèlement au sein du couple, dans lesquels les faits qu’elle contextualise et analyse dans leur ensemble révèlent un contrôle coercitif. Largement inspirés du travail de plusieurs auteurs, notamment de la psychologue Andreea Gruev-Vintila, ces arrêts soulignent que les agissements considérés sont divers et cumulés et que, s’ils peuvent être relativisés lorsqu’ils sont pris isolément, ils forment en réalité, si on les analyse dans leur ensemble, un tout cohérent qui conduit au contrôle coercitif. Ces actes, pouvant aller de violences physiques au contrôle des sous-vêtements ou à la géolocalisation permanente, participent d’une stratégie visant à piéger la victime dans une relation où elle doit obéissance et soumission à l’auteur des faits. Les arrêts de la cour d’appel soulignent la gravité de ces agissements, en considérant que « le contrôle coercitif est une atteinte aux droits humains ».
L’article 3 tente d’intégrer cette notion de contrôle coercitif dans le code pénal en insérant un nouvel alinéa dans l’article relatif aux violences psychologiques. Cet alinéa, de nature interprétative, précise simplement que certains actes, dont le cumul conduit à une forme de contrôle coercitif, sont constitutifs de violences psychologiques.
Je préfère le dire dès à présent : la rédaction actuelle ne me semble pas aboutie. D’abord, elle n’est ni suffisamment claire ni suffisamment complète. Ensuite, le fait d’introduire la notion dans l’article relatif aux violences psychologiques la réduit à ce seul champ alors qu’elle est beaucoup plus large. Enfin, il est contre-productif de ne pas utiliser les termes « contrôle coercitif » : pour intégrer cette notion dans notre droit positif, nous devons la nommer clairement.
Nous aurons donc à remanier cet article, et j’espère que nos échanges d’ici la séance nous permettront d’aboutir à une rédaction satisfaisante tant pour la cohérence de notre droit que pour une meilleure prise en compte de la situation des victimes.
Bien sûr, ce texte n’est pas une loi-cadre sur les violences sexuelles et sexistes. Il ne doit d’ailleurs pas occulter les autres mesures qui seront nécessaires pour réduire le nombre d’agressions sexuelles et pour mieux prendre en charge les victimes. Il ne doit pas non plus nous conduire à oublier les progrès réalisés ces dernières années dans l’accueil et l’accompagnement des celles-ci.
Ce texte s’attache à résoudre les problèmes précis qui ont été relevés par les spécialistes de terrain et par les associations de victimes. C’est un texte court, mais il traite de questions majeures. Je souhaite que notre débat soit l’occasion d’avancer de la façon la plus concrète possible.
À titre personnel, je pense que nous aurions gagné à disposer de davantage de temps pour réfléchir, échanger et auditionner – nous avons débuté nos auditions vendredi dernier. Je remercie les collègues qui se sont jointes à moi, notamment Émilie Bonnivard et Sandra Regol, pour essayer d’améliorer la proposition de loi ; nous pourrons continuer aujourd’hui en commission, puis dans l’hémicycle. Fort heureusement, le travail n’est pas terminé ; nous ne sommes qu’en première lecture. Je forme le vœu que nous disposions du temps nécessaire, dans la suite du parcours législatif du texte, pour étudier les notions complexes qu’il comporte.
M. le président Florent Boudié. Nous en venons aux orateurs des groupes.
Mme Sophie Blanc (RN). La proposition de loi soulève des enjeux majeurs, tant sur le plan du traitement judiciaire que sur celui de la protection des victimes. Les violences qui touchent chaque année des centaines de milliers d’enfants et de femmes constituent une plaie béante dans notre société et il est de notre devoir de proposer des réponses efficaces et justes. Si certaines dispositions méritent d’être saluées, d’autres appellent une réflexion approfondie.
Rappelons que la France dispose déjà d’un arsenal juridique parmi les plus complets pour réprimer les violences sexuelles. Allongement des délais de prescription, mise en place du bracelet antirapprochement, criminalisation des relations sexuelles avec des mineurs de moins de 15 ans : autant de mesures importantes qui témoignent d’un effort continu pour mieux protéger les victimes. Pourtant, comme en attestent les chiffres, il reste encore un long chemin à parcourir. Face à ce constat, l’intention affichée par le texteest légitime mais la pertinence des mesures qu’elle prévoit doit être questionnée.
L’article 1er, qui prévoit l’imprescriptibilité civile des viols commis sur des mineurs, soulève une interrogation fondamentale : celle de la reconnaissance et de la réparation des préjudices subis par des victimes parfois réduites au silence pendant des décennies. Si l’objectif est louable, il nous semble cependant nécessaire de réserver l’imprescriptibilité aux crimes contre l’humanité qui revêtent un caractère unique et universel. En ce qui concerne les crimes visés par cette proposition, nous estimons qu’un allongement du délai de prescription à trente ans permettrait de parvenir à un équilibre pertinent. Il permettrait à la fois de mieux répondre aux attentes des victimes et de garantir la sécurité juridique.
L’article 2, qui étend la prescription glissante des crimes sexuels à l’ensemble des victimes, constitue une piste intéressante. Ce mécanisme, déjà applicable pour les crimes commis à l’encontre de mineurs, permet de mieux appréhender les comportements criminels, notamment ceux des prédateurs sexuels.
L’article 3, qui introduit la notion de contrôle coercitif dans le code pénal, marque une avancée dans la reconnaissance des formes insidieuses de violences conjugales. Inspirée des législations britannique et canadienne, cette notion vise à mieux réprimer les comportements d’asservissement psychologique. Elle doit cependant être strictement définie pour éviter tout risque d’interprétation excessive ou abusive.
Si la proposition de loi entend combler certaines lacunes, elle ne traite pas le problème de fond : la faiblesse de la réponse pénale face aux violences sexuelles et conjugales. Les peines prononcées sont souvent trop légères au regard de la gravité des faits pour être réellement dissuasives. C’est encore plus vrai pour les peines exécutées, sous l’effet notamment des mécanismes de réduction de peine.
De plus, la surreprésentation des délinquants étrangers dans les infractions sexuelles ne fait l’objet d’aucun traitement spécifique. Le rapport du service statistique ministériel de la sécurité intérieure est sans appel : dans les réseaux de transport franciliens, 63 % de ces infractions sont commises par des étrangers.
Notons enfin l’idéologie sous-jacente de certaines dispositions. Si le contrôle coercitif est une réalité qu’il faut reconnaître et combattre, il ne faudrait pas que l’élargissement des définitions légales transforme notre droit pénal en un instrument de suspicion généralisée. La lutte contre les violences sexuelles et psychologiques doit reposer sur un principe fondamental : le seul responsable, c’est l’agresseur. La multiplication des nouvelles incriminations ou des dispositifs complexes ne compensera pas l’absence de moyens alloués à l’enquête et à la répression.
Si la proposition de loi contient des avancées notables, elle reste incomplète. L’amélioration de la lutte contre les violences exige plus qu’une accumulation de textes : elle passe par des moyens accrus pour notre justice, une réponse pénale ferme et une politique migratoire maîtrisée. Tout en saluant certains articles du texte, notre groupe continuera donc à défendre des mesures concrètes.
M. Guillaume Gouffier Valente (EPR). Chaque année, plusieurs centaines de milliers de femmes et d’enfants sont victimes de violences de la part d’un proche ou d’un ex‑conjoint dans notre pays. Cette réalité découle de la société patriarcale dans laquelle nous vivons depuis toujours. Le procès des cinquante et un violeurs de Gisèle Pelicot l’a tristement illustrée ; certains propos intolérables d’avocats de la défense sont l’exemple parfait de la banalisation des violences sexuelles et de la culture du viol dans notre pays. C’est cette réalité qu’il nous faut regarder en face et combattre.
La proposition de loi rédigée par Aurore Bergé, dont je tiens à saluer l’engagement permanent dans ce combat, s’inscrit dans la continuité de plusieurs autres lois importantes adoptées depuis 2017. Elle est marquante parce qu’elle fait de la lutte contre les violences faites aux femmes un prérequis non négociable à l’égalité entre les femmes et les hommes et parce qu’elle propose d’inscrire dans notre droit des mesures indispensables.
Les deux premiers articles prévoient l’imprescriptibilité civile des viols commis sur des mineurs et élargissent le dispositif de prescription glissante aux majeurs victimes de crimes ou de délits sexuels. S’agissant de la première disposition, je proposerai, avec d’autres collègues, de reconnaître également l’imprescriptibilité pénale des crimes et délits sexuels : c’est une mesure attendue par les personnes qui en ont été victimes dans leur enfance. La seconde disposition s’inscrit dans le prolongement de la loi Billon que nous avons adoptée en 2021 ; elle nous permettra de mieux protéger les victimes majeures en prenant mieux en compte la sérialité des crimes et la récidive.
L’objectif de ces deux premiers articles est de permettre à toutes les victimes de pouvoir obtenir réparation, quel que soit leur parcours, quel que soit le temps qu’il leur faudra pour briser l’omerta ou pour surmonter la dure réalité d’une amnésie traumatique. Ces personnes n’ont plus à prendre perpète pour les crimes qu’elles ont eu à vivre.
L’article 3 introduit dans le code pénal la notion de contrôle coercitif. Nous nous félicitons d’aborder ce sujet – une première pour notre commission. Nous ne parviendrons sans doute pas à une rédaction finale aujourd’hui mais il est essentiel que nous évoquions les nombreuses questions que soulève cette notion. Les travaux du collège thématique de l’observatoire des litiges judiciaires de la Cour de cassation, qui devraient être rendus d’ici juin, seront sans doute éclairants.
La rédaction proposée reprend les arrêts prononcés par la magistrate Gwenola Joly‑Coz, dont je tiens à saluer l’engagement. S’ils ne peuvent être retranscrits tels quels en droit – c’est ce qui ressort des auditions –, ces arrêts constituent un début de reconnaissance, par la jurisprudence, d’un mécanisme théorisé par le sociologue Evan Stark et déjà criminalisé dans d’autres pays. La notion de contrôle coercitif vient compléter celle d’emprise en se plaçant non plus du côté de la victime et des conséquences de la violence, mais du côté de l’auteur dont le comportement est analysé. Elle permet de mieux cerner les mécanismes à l’œuvre dans les violences intrafamiliales et d’identifier les signaux faibles de celles-ci. Elle permet aussi d’appréhender plus justement la période suivant une séparation, au cours de laquelle la violence se perpétue et peut atteindre un niveau de dangerosité extrême, voire aboutir à un féminicide.
Il nous appartient de définir un cadre clair pour sanctionner ce mécanisme criminel. Faut-il créer une infraction autonome ? Faut-il le définir comme une circonstance aggravante ? Devons-nous considérer le contrôle coercitif comme une clé de compréhension globale des violences sexuelles, ce qui nous conduirait à revoir en profondeur le traitement par le code pénal des violences sexuelles et sexistes, ainsi que des violences intrafamiliales ? Voilà les questions que nous aurons à aborder.
Après l’investiture de Donald Trump et alors que nous assistons à l’explosion des discours antidroits et masculinistes, il nous paraît indispensable de débattre de ce texte qui adresse en ces temps de crise un message fort et important à toutes les femmes et à tous les enfants victimes de violences : elles et ils ne sont pas seuls, car nous nous tenons à leurs côtés. C’est pour ces raisons que le groupe EPR votera ce texte.
Mme Élise Leboucher (LFI-NFP). Chaque année, 160 000 enfants sont victimes de violences sexuelles ; toutes les trois minutes, un enfant est victime d’inceste, de viol ou d’agressions sexuelles ; trois enfants par classe sont concernés ; 97 % des agresseurs sont des hommes, qui ont en commun d’avoir profité d’une domination sur leur victime procurée par l’âge, l’autorité ou le statut. Derrière ces chiffres de la Ciivise, qui nous sidèrent toutes et tous et que nul ne peut plus ignorer, ce sont des vies percutées. Sur dix mineurs victimes de violences sexuelles, neuf développent des troubles du stress post-traumatique qui auront un impact sur leur vie adulte. À la violence des faits s’ajoute celle du déni de la société. Près d’un enfant sur deux n’est pas mis en sécurité et ne bénéficie pas de soins au moment où il révèle les violences. Seulement 3 % des viols et agressions sexuelles commis chaque année sur des enfants donnent lieu à une condamnation des agresseurs – 1 % même en cas d’inceste.
Au coût inestimable de l’atteinte à l’intégrité des enfants, il convient d’ajouter le coût des violences pour la société – 9,7 milliards d’euros selon la Ciivise. Outre les coûts immédiats – 34 millions pour les urgences et hospitalisations, 1 676 millions pour l’accueil et l’accompagnement des victimes et 821 millions pour la police et la gendarmerie –, il faut tenir compte des conséquences à long terme : la perte de productivité, estimée à 844 millions d’euros, et l’amplification des conduites à risque, à hauteur de 2 609 millions d’euros. Ces chiffres sont froids mais nécessaires pour prendre conscience de l’ampleur du fléau.
Comme le rappelle le magistrat Édouard Durand, une scène de violences sexuelles n’est pas un face-à-face privé entre victime et agresseur. Elle implique un troisième protagoniste : la société, avec ses institutions. Jusqu’à maintenant, ce tiers a failli à sa responsabilité. Il est donc urgent de renverser les choses, mais nous considérons que la proposition de loi n’atteint pas cet objectif. Elle soulève plusieurs inquiétudes quant à son efficacité d’abord. Les professionnels de la justice soulignent qu’avec le passage du temps, le risque de dépérissement des preuves augmente et, avec lui, celui du non-lieu ou de l’acquittement – d’autant plus que la justice civile ne dispose pas des mêmes moyens d’enquête et d’instruction qu’en matière pénale.
La PPL renvoie d’ailleurs à une justice civile exsangue, aux effectifs insuffisants. Face à l’état de délabrement de la justice française, nous ne pouvons que regretter le rejet de nos amendements qui visaient à augmenter ses moyens. Lors de l’examen du projet de loi de finances, vous vous êtes opposés en commission des lois au recrutement de 603 magistrats spécialisés dans la lutte contre les violences sexistes et sexuelles et vous avez refusé la création de 500 postes de greffiers.
En quoi cette PPL permettra-t-elle une libération de la parole des victimes de violences sexuelles, alors que 80 % d’entre elles ne portent pas plainte et qu’un nombre important de ces plaintes sont en outre classées sans suite, faute de preuve ? Nous ne pouvons pas nous contenter d’ajustements marginaux de la procédure.
Il est urgent de passer d’une culture du déni et du silence à une culture de la protection et de la lutte contre l’impunité. C’est pourquoi nous défendons l’adoption d’une loi-cadre de lutte contre les violences sexuelles et sexistes. Il nous faut une approche globale : les victimes doivent bénéficier d’une protection face à leur agresseur et d’une prise en charge complète. Qu’il s’agisse de l’éducation nationale, des travailleurs sociaux, de la protection judiciaire de la jeunesse, des professionnels de santé ou de la justice, les acteurs qui accompagnent les enfants ont un rôle essentiel à jouer dans le repérage des violences, dans la lutte contre l’impunité et dans la prévention. Mais pour cela, ils ont besoin de moyens et de formation. L’objectif est que les violences cessent et que la culture du viol et de l’impunité disparaisse. Pour nos enfants, pour notre humanité, nous devons être plus ambitieux.
Sur les quatre-vingt-deux préconisations que compte le rapport de la Ciivise, vous n’en avez retenu qu’une. Allons plus loin en renforçant les moyens des services sociaux et des services de santé scolaire de la maternelle au lycée – préconisation 18 – ; en étendant la formation des magistrats sur les violences sexuelles faites aux enfants à tous les magistrats spécialisés – préconisation 59 – ; en garantissant la prise en charge par la solidarité nationale de l’intégralité du coût du parcours de soins spécialisés du psychotraumatisme – préconisation 62 – ; ou encore en assurant la mise en œuvre effective à l’école des séances d’éducation à la vie sexuelle et affective et en garantissant un contenu d’information adapté au développement des enfants selon les stades d’âge – préconisation 80.
Vous l’aurez compris, nous voterons contre ce texte qui n’aura pas les effets escomptés dans la lutte contre les violences sexuelles sur mineurs. Nous appelons de nos vœux des politiques publiques à la hauteur de la protection que nous devons aux enfants.
Mme Colette Capdevielle (SOC). Dans 91 % des cas, les victimes de violences sexuelles – principalement des femmes – connaissent leur agresseur ; une femme sur six fait son entrée dans la sexualité par un rapport sexuel non consenti ni désiré ; 96 % des plaintes pour viol sont classées. Ces chiffres font réellement froid dans le dos.
Les violences faites aux femmes devaient être la grande cause du premier quinquennat Macron, puis du second. Grande cause, petits effets. Quel décalage entre les ambitions affichées, les moyens réels et les mesures prises !
Cette proposition de loi, dont l’écriture nous semble bâclée, s’inscrit dans la droite ligne des mesurettes, des bricolages, voire des rafistolages des macronistes, là où nous attendions une grande loi-cadre avec les 140 mesures proposées par des associations, sur le modèle espagnol qui fait ses preuves depuis 2004.
L’article 1er, qui vise à rendre imprescriptibles sur le plan civil les infractions sexuelles sur mineurs, pose plus de problèmes qu’il n’en résout. Les professionnels vous l’ont dit : il crée une rupture d’égalité entre les victimes selon les auteurs de crimes. Qui va croire qu’en dehors d’un aveu, il serait plus facile d’apporter la preuve civile d’un viol ou d’une agression sexuelle quarante ans après les faits ? Quoi qu’il en soit, en matière civile, la preuve d’une faute, d’un préjudice et d’un lien de causalité doit être apportée. Ce n’est pas plus facile qu’en droit pénal, contrairement à ce qui a été dit, et il est mensonger de le faire croire aux victimes. Leur dire qu’elles pourront obtenir réparation, c’est de la poudre de perlimpinpin. Vous n’avez même pas prévu de faire intervenir la commission d’indemnisation des victimes d’infraction.
Revenir encore sur le prescription pour ce sujet bien précis n’est satisfaisant ni juridiquement, ni philosophiquement. C’est un entre-deux que nous trouvons particulièrement gênant. Une réflexion globale doit être menée de façon transpartisane sur la question des prescriptions ; nous n’y sommes pas opposés. Mais le droit à l’oubli est un principal cardinal du droit français : seuls les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles. Il n’est pas acceptable d’ouvrir dans ce texte la question des prescriptions, même au plan civil, pour certains crimes et délits et pas pour d’autres ; les professionnels vous l’ont dit.
S’agissant de l’article 2, il est très regrettable de ne pas disposer d’étude d’impact sur les lois de 2018 et 2021. Il est essentiel de savoir si la précédente réforme a soulevé des difficultés et si elle a permis d’avancer.
Enfin, l’article 3 a le mérite de poser la question du contrôle coercitif. Il y répond mal, vous l’avez reconnu, madame la rapporteure, car sa rédaction est insatisfaisante. Il reprend mot pour mot les célèbres arrêts rendus par la cour d’appel de Poitiers, montrant d’ailleurs que le droit existant pourrait peut-être suffire. Tel qu’il est rédigé, il ne reflète pas du tout la réalité fort complexe et étendue du contrôle coercitif, qui recouvre aussi les violences économiques, administratives et judiciaires.
Pour protéger réellement les victimes, il nous faut travailler à une rédaction minutieuse de cet article. Une rédaction imparfaite ou prolixe donne des armes aux auteurs de violences. Je me permets d’insister sur ce point : bien écrire, c’est donner aux victimes la possibilité d’engager une action contre les auteurs. N’oublions pas que les comportements répréhensibles visés par ce texte sont ceux de personnes redoutables. Je pense en particulier au tyran domestique, qui n’hésitera jamais à retourner une situation et à infliger une double peine à ses victimes. Laissons du temps au collège thématique de l’observatoire des litiges judiciaires de la Cour de cassation, qui a ouvert en septembre 2024 un atelier sur le contrôle coercitif et doit présenter ses conclusions en 2025 : elles nous aideront à mieux écrire la loi.
Mme Émilie Bonnivard (DR). En 2023, on a enregistré en France 7,4 millions d’incestes ; il y a eu 114 000 victimes de violences sexuelles, selon le ministre de l’intérieur ; 160 000 enfants, soit un toutes les trois minutes, ont été victimes de violences sexuelles – 80 % sont des filles et 20 % des garçons. Cette proposition de loi a le mérite de vouloir apporter une réponse à ce fléau qui donne lieu à trop peu de jugements. Elle présente toutefois une difficulté ontologique : il est en effet ressorti de toutes les auditions qu’une loi-cadre serait plus efficace et constituerait un meilleur outil pour faire évoluer des concepts et principes fondamentaux de notre droit.
Elle a cependant le mérite d’exister et de soulever les questions. Sur l’imprescriptibilité, les avis sont évidemment partagés. À titre personnel, je souhaite étendre la possibilité pour une victime mineure de viol d’être reconnue en qualité de victime et indemnisée. Cela va de soi, et cette mesure est très attendue par les associations de victimes. L’imprescriptibilité, pour les viols sur mineurs, se justifie par la temporalité psychique propre au psychotrauma, à la mémoire dissociative ou au contexte familial en cas d’inceste : très souvent, elle décale de nombreuses années, voire de décennies, la possibilité pour la victime de prendre la parole. Notre droit doit s’adapter à cette réalité psychique qui est différente de celle d’autres crimes aussi graves, voire plus graves, comme les meurtres d’enfants. D’autres pays l’ont fait et reconnaissent l’imprescriptibilité des viols sur mineurs.
Cette mesure se heurte à une première limite : quelle capacité effective la justice aura-t-elle de juger quarante ou cinquante ans après les faits, quand tous les éléments de preuve auront disparu ? Ce point a été unanimement relevé lors des auditions de magistrats, de procureurs et d’avocats. Veillons à ne pas consacrer une forme d’impuissance judiciaire qui serait dramatique et créerait les conditions d’une déception inévitable pour les victimes. Les temporalités se heurtent ; il y a le temps psychologique, le temps social et le temps judiciaire. D’un autre côté, lorsque des éléments de preuve subsistent, pourquoi priver la victime de reconnaissance ?
Autre réserve, sur la forme : le texte donne le sentiment de se rabattre sur une solution de repli, l’imprescriptibilité civile, à défaut de pouvoir agir sur l'imprescriptibilité pénale. Je ne suis pas certaine que cette méthode soit la bonne.
L’article 2 étend la notion de prescription glissante aux crimes sexuels commis sur les majeurs : il comble un vide juridique qui bénéficie aujourd’hui aux auteurs récidivistes de délits et crimes sexuels, et apporte une réponse aux victimes. C’est donc un bon article, qui ne soulève pas de question.
L’article 3, relatif au contrôle coercitif, est également intéressant par principe. Les magistrats à l’origine de la jurisprudence du 31 janvier 2024 se sont déclarés satisfaits que celle‑ci soit ainsi consacrée, tout en nous alertant sur deux points. D’abord, la définition du contrôle coercitif dans le texte est trop restrictive. Ensuite, faut-il en faire une infraction supplémentaire ? Le risque serait en effet qu’elle soit peu utilisée par les procureurs en raison du risque probatoire, comme c’est le cas d’autres infractions Ne faudrait-il pas plutôt établir une loi-cadre sur les violences intrafamiliales et donner la portée nécessaire au contrôle coercitif ?
Nous abordons les débats en étant plutôt favorables au texte, mais réservés sur un nombre important de points.
Mme Sandra Regol (EcoS). Les chiffres cités depuis le début de nos échanges rappellent à quel point les violences sexuelles – commises sur des mineurs ou des majeurs, incestueuses ou non – devraient être considérées comme un problème majeur pour notre société. Certains pays, comme l’Espagne, ont fait le choix de l’affronter, d’y consacrer des moyens financiers et humains, d’impliquer l’ensemble de la société. Ce n’est pas le cas de la France, qui ne met les moyens nécessaires ni dans la justice, ni dans la police, ni dans le soutien aux associations.
Cette proposition de loi aborde une question fondamentale du point de vue strictement juridique – ce qui n’est pas rien – mais elle fait l’impasse sur le travail de fond, sur les échanges et sur le débat. Cela transparaît même dans votre intervention, madame la rapporteure, puisque vous reconnaissez d’emblée que la rédaction n’est pas convenable et qu’elle comporte même des risques pour les victimes. Des travaux réalisés ici, à l’Assemblée, montrent que l’on peut avancer ensemble et trouver des solutions qui servent en priorité les victimes. Je pense notamment au travail transpartisan sur la définition du viol présenté hier par nos collègues Garin et Riotton.
Les représentants du Conseil national des barreaux que nous avons auditionnés ont déclaré que la rédaction de ce texte serait inutilisable et potentiellement préjudiciable à leur travail d’aide aux victimes. Cela doit nous mettre en garde. Beaucoup de textes pleins de bonnes intentions ont eu de mauvais effets : la responsabilité politique consiste à assumer de poursuivre l’objectif, et non à seulement afficher une volonté.
Les associations de victimes demandent une réponse politique et des outils adaptés. Les membres du groupe Écologiste et du NFP les soutiennent. Les juristes, les magistrats, les avocats soulignent que sans moyens, ce texte sera inapplicable. La justice est exsangue. Beaucoup trop souvent, les victimes voient leur procès, quand il y en a un, aboutir à un non‑lieu ; la justice restaurative, qui manque de moyens, est laissée de côté ; et je ne parle même pas de la prévention. On n’y arrivera pas avec de seuls outils juridiques.
Madame la rapporteure, vous dites que le texte pourrait être affiné. Peut-être faut‑il en suspendre l’examen, afin d’engager un travail transpartisan qui fera vraiment avancer la cause du siècle.
L’imprescriptibilité prévue à l’article 1er existe déjà de fait : pour les mineurs, le principe de consolidation fait débuter le délai de prescription à la date où l’effet des violences est reconnu. C’est déjà un bon outil. De façon générale, l’imprescriptibilité concerne les crimes majeurs, massifs : le texte tend à placer au même niveau un des moyens de les pratiquer – les viols, les tortures, les sévices, les violences ou agressions sexuelles commises contre un mineur – ce qui pose un problème juridique.
La prescription glissante, elle, est un outil important, réclamé par les associations. Toutefois, la rédaction proposée pourrait avoir des effets de bord négatifs. Nous défendrons un amendement de réécriture. Mme la rapporteure semble l’apprécier puisqu’elle a également déposé un amendement, qui reprend le nôtre à deux mots près : nous devrions pouvoir avancer.
S’agissant du contrôle coercitif, objet de l’article 3, le rapport de Mme Josso, qui paraîtra au printemps, nous permettra de progresser. Il s’agit d’une question essentielle et complexe. Mme la rapporteure a souligné elle-même qu’en l’état, la rédaction proposée présentait un danger pour les victimes. Nous défendrons un amendement de réécriture. Si notre objectif est bien d’aider les victimes, nous pouvons travailler autrement.
M. le président Florent Boudié. Pour la clarté des débats, je souligne que la présente proposition de loi a été déclarée transpartisane à la suite d’un vote de l’ensemble des groupes en conférence des présidents, qui ont considéré qu’elle devait être la deuxième inscrite à l’ordre du jour, après la proposition de loi relative à l’assainissement cadastral.
Mme Delphine Lingemann (Dem). Le groupe Les Démocrates est engagé dans la lutte contre les violences sexistes et sexuelles. Toutefois, si nous avons le devoir de protéger les victimes, en particulier les plus vulnérables, notre responsabilité politique consiste à construire un cadre juridique qui réponde à leur souffrance sans fragiliser les principes fondamentaux de notre droit. Pour que la loi soit forte et utile aux victimes, ses fondements juridiques doivent être solides – un édifice fragile ne pourrait que nuire aux victimes.
Pour ces raisons, quoique favorables au texte, nous émettons quelques réserves sur l’article 1er qui tend à rendre l’action civile imprescriptible en cas de viol sur mineur. La prescription est un principe essentiel pour garantir la sécurité juridique : elle limite les risques d’erreur judiciaire liés au dépérissement des preuves. Ce dernier étant un obstacle que nul système ne peut surmonter, l’imprescriptibilité risquerait de susciter chez les victimes de faux espoirs.
Par ailleurs, en l’état actuel, seuls les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles, ce qui souligne leur gravité exceptionnelle. Il n’est évidemment pas question de nier la gravité des viols, mais étendre l’imprescriptibilité civile aux viols sur mineurs risquerait de dénaturer la hiérarchie des crimes. Cela nécessiterait aussi de revoir plus globalement l’échelle des peines.
Enfin, la jurisprudence de la Cour de cassation protège les victimes en faisant débuter le délai de prescription à la consolidation du dommage, soit parfois bien après la survenance des faits.
Nous soutenons sans réserve l’extension aux majeurs de la prescription glissante en cas de viol ou d’agression sexuelle : elle renforce la protection contre les récidivistes, favorise l’égalité de traitement entre les victimes et instaure entre elles un mécanisme de solidarité.
Nous sommes également favorables à l’intégration du contrôle coercitif dans le code pénal. Le dispositif proposé présente cependant une limite majeure : en complétant l’article relatif aux violences psychologiques, on risque de réduire le contrôle coercitif à cette seule dimension, alors que la notion tend à appréhender globalement les schémas de contrôle et de violence déployés pour rendre une personne dépendante et soumise ou pour la priver de liberté. Je salue ici le travail de Sandrine Josso, dont le rapport à venir nous sera précieux.
Nous estimons donc que la rédaction est perfectible, en vue d’offrir une protection complète et solide juridiquement. Les membres de notre groupe souhaitent participer à un travail commun pour y parvenir au cours de la navette parlementaire.
En 2022, 270 000 personnes, dont 230 000 femmes, ont été victimes de viol, de tentative de viol ou d’agression sexuelle : il est impératif de faire changer ces chiffres. Aussi soutiendrons-nous ce texte. Au-delà, nous appelons de nos vœux une grande loi-cadre.
Mme Agnès Firmin Le Bodo (HOR). Depuis les années 2000, la société porte une attention croissante aux violences qu’endurent trop de femmes et d’enfants. La parole des victimes a pu émerger et être entendue grâce à des mouvements essentiels comme MeToo et à la publication d’ouvrages marquants, à l’instar de La Familia grande de Camille Kouchner, sur l’inceste.
Les pouvoirs publics ont su prendre le relais afin de favoriser encore davantage la libération de la parole, en créant des institutions, notamment la Ciivise en 2021. De nombreuses évolutions législatives ont également eu pour objet de mieux protéger les femmes et les enfants et d’améliorer le traitement judiciaire de ces crimes et délits.
Le Grenelle des violences conjugales, que le premier ministre Édouard Philippe a ouvert en septembre 2019, a permis d’engager une réflexion commune en réunissant de nombreux acteurs – parlementaires, élus locaux, membres d’associations, proches de victimes, professionnels de la santé, forces de l’ordre – partout en France. Depuis, des avancées importantes ont été inscrites dans la loi. La loi Schiappa du 3 août 2018 a porté le délai de prescription des crimes sexuels commis sur des mineurs à trente ans après la majorité de la victime présumée, afin de judiciariser davantage de situations. La loi du 28 décembre 2019 a introduit le port du bracelet antirapprochement en cas de condamnation pour violences conjugales.
Toutefois, les violences faites aux femmes et aux enfants demeurent prégnantes. On estime qu’en 2022, plus de 370 000 femmes ont subi des violences physiques, sexuelles, psychologiques ou verbales exercées par leur conjoint ou leur ex-conjoint. La même année, 118 femmes sont décédées à la suite de violences conjugales et 267 ont été victimes d’une tentative de féminicide. Les enfants aussi sont au cœur de ces violences. Selon le ministère des solidarités, en 2022, 24 % d’un échantillon de 1 000 Français estimaient avoir été victimes de maltraitances graves au cours de leur enfance. Chaque année, 160 000 enfants sont victimes de violences sexuelles, à 77 % au sein de la famille.
Le législateur doit trouver des solutions judiciaires et pénales pour mieux lutter contre les violences faites aux femmes et aux enfants. Les membres du groupe Horizons accueillent donc favorablement les initiatives parlementaires en ce sens, notamment la présente proposition de loi. L’article 2 permettrait de judiciariser plus de situations, donc d’apporter davantage de justice. Nous souhaitons que nos discussions éclairent la représentation nationale sur la nécessité des autres dispositions. Il faut du temps pour bien comprendre tous les enjeux. L’article 1er mérite un travail supplémentaire, eu égard aux effets possibles de son application. Aussi nous abstiendrons-nous.
La présente proposition de loi a le mérite de remettre sur le métier un ouvrage essentiel – je salue le travail d’Aurore Bergé. Il reste beaucoup à faire pour comprendre les violences faites aux femmes et aux enfants, et pour accompagner les victimes. Nous devons aussi réfléchir au choix du véhicule législatif, mais nous regardons ce texte avec bienveillance.
Mme Martine Froger (LIOT). Ces dernières années, les témoignages de femmes et d’enfants se sont multipliés concernant des violences physiques, sexuelles notamment, provoquant un choc dans la société. Mais, nous le savons, beaucoup de victimes n’ont pas encore parlé et certaines ne parleront jamais. Dans tous les témoignages, le sentiment d’injustice revient.
Sur le long chemin de la réparation, la prescription est sans doute le plus redoutable des obstacles : le délai épuisé, tout s’arrête, le couperet du classement sans suite tombe, l’agresseur ne sera plus inquiété et peut continuer en toute impunité. Dans les affaires de viol, le taux de classement sans suite se monte à 94 %. Néanmoins, une réforme de la prescription seule ne saurait résoudre le problème, puisque la majorité des décisions s’expliquent par une infraction insuffisamment caractérisée ou par un manque de preuves. Reste que la situation n’est plus acceptable. La présente proposition de loi ferait évoluer les procédures civile et pénale, en vue de faire cesser le sentiment d’injustice.
L’article 1er sera sans doute le plus discuté. Il vise à rendre imprescriptibles les actions en responsabilité civile pour les viols commis sur des mineurs. En principe, l’imprescriptibilité est réservée aux crimes contre l’humanité. Toutefois, l’article ne concerne pas la matière pénale : cela me semble une évolution juste et équilibrée. Il est essentiel de ne pas s’enfermer dans un débat de juristes. Chaque année, près de 160 000 enfants sont victimes de violences sexuelles et d’inceste. L’ampleur du phénomène et la vulnérabilité des victimes justifient une évolution significative des procédures.
L’article 2 élargit opportunément la prescription glissante aux majeurs. J’y vois une logique de solidarité entre victimes, propre à lutter contre les prédateurs et les récidivistes.
Certains émettent des réserves sur ces réformes. Force est de constater que le droit ne protège pas suffisamment les victimes. Il nous revient de garantir qu’aucun enfant, aucune femme, ne peuvent être abusés. Il est temps que les agressions cessent, que soit mis un terme au silence et à l’impunité. Si nous voulons que les victimes puissent parler et aller en justice, nous devons leur en donner les moyens.
Pour ces raisons, les membres du groupe LIOT voteront pour la proposition de loi, sous réserve de modifications, notamment la réécriture de l’article 3 : il est nécessaire de détailler la définition du contrôle coercitif pour en faciliter la caractérisation.
Mme Émeline K/Bidi (GDR). L’article 1er prévoit l’imprescriptibilité civile des viols commis sur mineurs. Or, il ne faut modifier les règles de prescription qu’avec la plus grande prudence. En 2022, la Cour de cassation a rendu deux arrêts étendant le début du délai de prescription à la consolidation de l’état de la victime, en particulier de son préjudice psychologique. Beaucoup de commentateurs s’étaient alors demandé si cela ouvrait la voie à l’imprescriptibilité civile en matière de viol. Avec cette jurisprudence favorable, est-il nécessaire d’inscrire l’imprescriptibilité dans la loi ? Je souligne que, dans l’affaire que j’évoquais, la victime avait obtenu des aveux de son violeur plus de trente ans après les faits. Le cas est très rare. En adoptant l’imprescriptibilité, nous risquerions de susciter chez les victimes l’espoir fou que la justice sera toujours au rendez-vous, alors que le temps joue contre elles, que les preuves s’effacent : il n’est quasiment jamais possible d’obtenir réparation quarante ans après les faits. J’ajoute que l’imprescriptibilité en matière civile appelle dangereusement son pendant en matière pénale, donc une profonde révision de notre conception du droit pénal. Nous sommes réservés. La question aurait demandé de plus amples débats.
L’article 2 vise à étendre la prescription glissante aux majeurs. L’ampleur du crime de viol dans la société, ses conséquences sur les victimes et sur leurs descendants, son incidence sur la représentation de la femme sont telles que cela ne soulève pas pour nous de difficulté majeure.
L’article 3 tend à créer une nouvelle infraction pour le contrôle coercitif. Là encore, la jurisprudence condamne déjà les comportements concernés – elle a trouvé les outils pour le faire. Il serait bon de légiférer, mais il faut éviter qu’une mauvaise rédaction restreigne les possibilités de sanction des juges. Tout le monde l’a dit, il faut mener un travail transpartisan pour améliorer la définition.
Ainsi, nous avons des doutes. Il faut poser les bonnes questions. Pourquoi les victimes portent-elles rarement plainte ? Pourquoi le système judiciaire est-il si lent ? Pourquoi la prévention n’est-elle pas suffisante ? Pourquoi n’existe-t-il aucun dispositif pour éviter la déperdition des preuves ? Un rejet du texte lors de l’examen en séance publique serait préjudiciable parce qu’il enverrait un signal négatif aux victimes ; cependant, nous ne pouvons pas voter une loi mauvaise.
Mme Brigitte Barèges (UDR). Il y a plus de 200 ans, Olympe de Gouges écrivait, dans la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne : « Femme, réveille-toi ; le tocsin de la raison se fait entendre dans tout l’univers ; reconnais tes droits. » Heureusement, la législation a beaucoup évolué. Toutefois, la juriste que je suis ne peut qu’approuver les orateurs qui l’ont précédée, en particulier Mme Capdevielle et Mme K/Bidi : soyons prudents.
L’imprescriptibilité est dérogatoire. Seuls les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles et, sans vouloir faire de hiérarchie dans la douleur ou dans l’horreur, il faut maintenir cette distinction. On me répondra que la réforme ne concerne que le droit civil, et il est vrai que la prescription civile est différente. Elle est, du reste, moins sollicitée : quand les victimes le peuvent, elles se font entendre par une action pénale. Un amendement vise à porter à trente ans le délai de prescription en matière civile, comme c’est le cas en matière pénale. Je suis réservée, mais on peut en débattre. En revanche, nous nous opposerons à l’imprescriptibilité, qui revient sur des principes juridiques intangibles.
L’article 2 aligne le dispositif concernant les majeurs sur les règles de la prescription glissante réservées aux mineurs. C’est intéressant. Je note qu’il est heureux que certains magistrats fassent des actes interruptifs de la prescription : le rôle de la justice est aussi de tenir le fil du temps. L’histoire du « Grêlé » en a offert un exemple récent, puisqu’il a été identifié plus de vingt ans après les faits.
L’article 3 est inabouti, comme vous avez eu l’honnêteté, madame la rapporteure, de le reconnaître. Il est vrai que la question est complexe, dès lors que les actes en cause sont d’ordre psychologique ou moral, donnant lieu à une appréciation subjective. On le voit en droit du travail : le harcèlement est difficile à établir. Le problème de la preuve est central en droit, en particulier en matière pénale.
Enfin, s’il faut évidemment renforcer les moyens de la justice et des enquêteurs, nous n’avons pas parlé de ceux de l’éducation nationale. Les mœurs se sont libérées. Il faut dire aux enfants que l’adulte aussi doit respecter des limites et que son autorité est bornée. Il faut agir, notamment en faisant de la prévention au cours de l’éducation – c’est fondamental pour lutter contre les agressions de mineurs.
M. le président Florent Boudié. Je le disais, aucun groupe parlementaire ne s’est opposé à l’inscription à l’ordre du jour de la présente proposition de loi. Nous avons donc collectivement jugé qu’elle était suffisamment transpartisane pour faire l’objet d’un accord, sinon d’un consensus. Nous pouvons y parvenir ce matin ou lors de l’examen en séance publique. Si tel n’était pas le cas, ce serait à mon sens un échec collectif. (Exclamations.) Je ne vous intime évidemment pas la consigne de voter le texte ; je suis simplement soucieux que nous parvenions à un compromis. Certes il y a des divergences, mais nous avons jusqu’à mardi pour essayer de nous entendre. Dans le cadre transpartisan, examen ne vaut pas blanc-seing, mais il me semble important de garder un état d’esprit qui nous permette d’aboutir.
Article 1er (art. 2226 du code civil) : Imprescriptibilité civile des actes de torture ou de barbarie et des violences ou agressions sexuelles commises contre un mineur.
Amendement CL23 de Mme Sandra Regol
Mme Sandra Regol (EcoS). Le présent amendement vise à porter le délai de prescription de vingt à trente ans.
L’imprescriptibilité civile ne fait pas l’unanimité. D’abord, les victimes qui prennent tardivement conscience des violences subies, ou dont l’état se consolide très longtemps après les faits, bénéficient déjà d’une imprescriptibilité de fait. Ensuite, pour les victimes qui portent la charge du viol pendant longtemps sans sauter le pas de la plainte – parce que c’est trop difficile, qu’elles ne veulent pas que cela se sache, qu’elles ont l’impression que leur parole ne sera pas entendue, ou parce qu’elles connaissent les statistiques et savent que l’agresseur finira par s’en tirer – la fin du délai de prescription peut jouer un rôle déclencheur. Je crois donc que l’imprescriptibilité de fait doit rester adossée à la prescription inscrite dans la loi, essentielle à l’équilibre et à l’équité du droit.
Mme Maud Bregeon, rapporteure. Vous défendez une solution de compromis entre le statu quo et l’article 1er et je comprends le sens de votre démarche. Je reste pour ma part attachée à l’imprescriptibilité civile, qui élimine complètement ce couperet qui frappe la victime. Dans l’esprit comme dans l’application, c’est très différent. Avis défavorable.
Mme Émilie Bonnivard (DR). Les magistrats sont plutôt opposés à l’imprescriptibilité ; eux aussi mettent en avant l’effet déclencheur de la prescription. Mais les associations de victimes, elles, considèrent que ce n’est pas du tout ainsi que fonctionne le psychisme : pour elles, ce fameux effet déclencheur n’existe pas, car il s’agit de deux temporalités différentes.
Par ailleurs, nous ne mesurons pas la portée de cet amendement. Il faut continuer à améliorer le texte sur le temps long, pas avec un tel amendement.
Mme Colette Capdevielle (SOC). Monsieur le président, ce sont le sujet et les questions que soulève cette proposition qui font l’unanimité. Pour le reste, nous sommes commissaires aux lois, il est normal que nous discutions en vue de bien rédiger la loi.
M. le président Florent Boudié. C’est naturellement mon état d’esprit. Toutefois, le texte ayant été jugé transpartisan, il serait bon de pouvoir trouver à un accord transpartisan, autrement dit des réponses communes.
Mme Colette Capdevielle (SOC). Tant l’amendement CL23 que l’article 1er sont inutiles.
La Cour de cassation, par son arrêt du 7 juillet 2022, fixe le début du délai de prescription civile à la date de consolidation de l’état de la victime, et non à la date des faits. En l’espèce, ceux-ci avaient eu lieu entre 1972 et 1975, dans le collège d’une association diocésaine – il y a cinquante ans ! J’ajoute que pour une victime de viol, la consolidation ne se fait presque jamais, tous les spécialistes le disent. Pour que la victime entame un processus de réparation, il faut que l’auteur ait reconnu les faits et qu’elle-même, après peut-être des années de thérapie, remette les choses à leur place, en comprenant qu’elle n’est pas responsable de ce qui lui est arrivé. D’ailleurs, les victimes saisissent la justice précisément parce que leur état n’est pas consolidé : l’action judiciaire fait partie du processus de réparation. Il faut le dire aux associations, elles peuvent engager des actions civiles – à condition de disposer d’un dossier musclé, avec des éléments de preuve.
En fait, le texte n’est pas satisfaisant parce qu’il donne des illusions aux victimes. C’est de l’affichage.
M. Guillaume Gouffier Valente (EPR). Je tiens à remercier Mme Regol d’avoir déposé cet amendement, qui était nécessaire pour poser le débat dès lors que l’on envisage d’instaurer l’imprescriptibilité en matière civile.
Je rejoins les arguments de mes deux précédentes collègues contre cet amendement, avec cependant une nuance par rapport à Mme Capdevielle : je considère que nous ne faisons pas un travail d’affichage, mais que nous poursuivons un combat. Il faut améliorer la rédaction du texte et faire vivre le débat.
Pour bien comprendre combien il est important de prévoir l’imprescriptibilité en matière civile, j’appelle votre attention sur un élément complémentaire. Les travaux du juge Édouard Durand ont montré que l’inceste est certainement un crime parfait, dans la mesure où 60 % des victimes souffrent d’amnésie traumatique. De ce fait, 75 % des victimes ayant témoigné auprès de la Ciivise ont déclaré que les faits en cause sont désormais prescrits.
Il est donc nécessaire d’avancer et c’est la raison pour laquelle notre groupe votera contre cet amendement.
Mme Danièle Obono (LFI-NFP). Je comprends l’état d’esprit de notre collègue Sandra Regol, qui essaie de trouver une voie moyenne. Le débat que suscite cet article est parfaitement légitime.
Comme l’a expliqué Colette Capdevielle, la prise en compte de la date de consolidation par la jurisprudence permet déjà à la victime de bénéficier de délais très larges en matière civile, ce qui s’apparente de fait à une forme d’imprescriptibilité.
Nous pensons pour notre part que cet article et l’article 2 soulignent l’opportunité d’ouvrir un débat plus général sur la prescription, tant en matière civile que pénale. Notre assemblée considère unanimement que ce sujet mérite d’être discuté. Faisons-le donc de manière transpartisane, par exemple dans le cadre d’une mission d’information dont la création serait décidée par notre commission et qui porterait sur la prescription pénale, notamment en ce qui concerne les violences sexuelles et sexistes.
En revanche, ce qui nous est proposé dans le présent texte pose un problème, car il donne l’impression de chercher à avancer de manière indirecte vers l’objectif de l’imprescriptibilité.
Notre groupe s’abstiendra donc sur cet amendement et votera contre l’article 1er, car nous sommes opposés au fait d’augmenter le nombre d’infractions imprescriptibles et d’aller au-delà des exceptions qui existent déjà dans notre droit.
Mme Agnès Firmin Le Bodo (HOR). Nous nous abstiendrons sur l’article 1er et voterons contre cet amendement.
Ce dernier a cependant le mérite de montrer qu’il est nécessaire de prendre le temps de mener un travail de fond, transpartisan, sur cette question, notamment avec les associations de victimes. Il est important de bien évaluer les conséquences des mesures envisagées et de mieux comprendre le mécanisme même de l’amnésie traumatique qui est au cœur du problème.
M. Pouria Amirshahi (EcoS). Je profite de ce débat pour répondre à votre remarque générale, monsieur le président.
Vous avez souligné que ce texte devrait bénéficier de l’état d’esprit qui a permis à la conférence des présidents de s’entendre pour le mettre à l’ordre du jour. On peut cependant estimer que l’on a peut-être été un peu vite en besogne en procédant de cette façon, et encore plus lorsqu’on a, comme l’a indiqué Colette Capdevielle, participé ce matin à une réunion avec les associations regroupées dans la coalition pour une loi intégrale contre les violences sexuelles.
Je ne crois pas que nous rendions service à la justice et aux magistrats en procédant par petites tranches sur un tel sujet. Agir de manière dispersée est un vrai problème : un coup on propose l’imprescriptibilité, un coup on s’intéresse aux violences sexuelles et sexistes dans un milieu bien particulier – comme le monde du cinéma et de l’audiovisuel pour la commission d’enquête qui est en cours… Tout cela contribue à nous éclairer, ce qui est précieux. Mais cela pose aussi un problème de méthode et ne me semble pas répondre aux attentes légitimes des victimes et de la justice.
Je suis plutôt partisan de la sagesse, c’est-à-dire d’aller au bout de cette discussion, amendement par amendement, et sans doute de surseoir à toute décision trop précipitée. L’attente de la société dans son ensemble est vraiment forte. J’en profite pour annoncer qu’une coalition parlementaire transpartisane a été créée ce matin pour faire écho à celle créée par les associations. Cela vaudrait le coup que l’on travaille en bonne intelligence les uns avec les autres.
Mme Sandra Regol (EcoS). Comme vous l’avez tous compris, j’ai déposé cet amendement d’appel pour souligner qu’il n’y avait pas de consensus, car il n’y a eu aucun travail en amont.
Monsieur le président, vous avez indiqué à plusieurs reprises que la conférence des présidents s’était accordée de manière transpartisane sur ce texte. Mais il n’y a pas d’accord puisqu’il n’y a pas eu de débat. La procédure consiste en fait à sélectionner au sein d’une liste d’une vingtaine de propositions celles qui seront mises à l’ordre du jour. Cela donne lieu à des négociations entre les groupes. On dit ensuite que les textes retenus l’ont été de manière transpartisane alors qu’ils n’ont fait au préalable l’objet d’aucun travail de cette nature. Je souligne cette différence car elle nous place dans une situation difficile.
Il n’y a pas de consensus sur l’imprescriptibilité au sein de cette commission, ni dans l’hémicycle, voire dans nos groupes respectifs. C’est une question juridique trop sensible et trop fondamentale pour être tranchée brutalement. Nous avons besoin de temps, faute de quoi nous ne serions plus des législateurs mais des commentateurs qui jouent avec le droit au lieu de l’améliorer. Ce n’est pas possible.
Comme l’ont dit beaucoup de collègues, les victimes ont besoin que la justice agisse pour reconnaître ce qu’elles ont subi et pour réparer les préjudices. Le dispositif proposé n’est pas l’outil adapté pour cela.
Enfin, M. Gouffier Valente a eu raison de souligner les effets terribles de l’amnésie traumatique chez les victimes d’inceste. Mais il y a désormais une imprescriptibilité de facto puisque la prescription court à compter de la date de consolidation, et donc seulement après la prise de conscience des faits. Si une personne qui a été violée à l’âge de 5 ans n’en prend conscience qu’à 45 ans, la prescription court à partir de ce dernier âge et la personne peut donc agir en justice.
Si les victimes ne portent pas plainte ou se sentent flouées lorsqu’elles le font, c’est parce qu’on n’accorde pas assez de moyens à la justice pour qu’elle soit en mesure de reconnaître le préjudice et de le réparer.
M. le président Florent Boudié. Je suis d’accord avec tout ce que vous avez dit sur la méthode : je rappelais simplement le contexte.
Mme Sandrine Josso (Dem). Nous nous trouvons confrontés à des lacunes concernant la compréhension globale de l’amnésie traumatique, mais aussi la réparation des victimes. Il faut donc continuer à en parler et à réfléchir en profondeur pour aboutir à la solution la plus juste possible.
Mme Maud Bregeon, rapporteure. Je suis largement d’accord avec ce qui a été dit, notamment à l’instant par Sandra Regol : nous avons besoin de davantage de temps pour discuter de notions qui, encore une fois, sont extrêmement complexes et suscitent beaucoup d’attentes parmi les victimes. Je répète que je regrette que nous n’ayons pas ce temps d’ici à la séance et à l’expiration du délai de dépôt des amendements, vendredi à dix-sept heures.
Je comprends qu’il s’agit d’un amendement d’appel, ce qui a permis d’avoir un débat en commission. Quelles que soient vos positions sur le sujet, je vous invite néanmoins à ne pas rejeter en bloc l’article 1er car cela reviendrait à mettre fin au débat sur un sujet qui mérite de continuer à être discuté, en séance et lors de la suite du parcours législatif du texte.
L’amendement CL23 est retiré.
La commission rejette l’article 1er.
Article 2 (art. 7 et 9-2 du code de procédure pénale) : Élargissement du principe de prescription glissante aux victimes majeures
Amendements CL27 de Mme Maud Bregeon et CL24 de Mme Sandra Regol ; amendements identiques CL2 de Mme Virginie Duby-Muller et CL11 de M. Guillaume Gouffier Valente (discussion commune)
Mme Maud Bregeon, rapporteure. Alors que l’objectif d’Aurore Bergé lorsqu’elle a déposé cette proposition de loi était d’étendre la prescription glissante aux victimes majeures de viol, la rédaction actuelle de l’article allonge également à trente ans un certain nombre de délais de prescription. Mon amendement rédactionnel corrige cette erreur.
Mme Sandra Regol (EcoS). Il est dommage que n’ait pas été évoquée la possibilité de réécrire l’article 1er de manière collective, afin d’avancer. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir lancé des perches pour travailler ensemble. Elles n’ont jamais été saisies. Je suis obligée d’insister car ce n’est pas en procédant comme cela qu’on construit un travail parlementaire.
M. le président Florent Boudié. Il me semble que vous avez retiré votre amendement CL23. En outre, la rapporteure a signalé qu’il était possible de travailler sur la rédaction de l’article 1er d’ici à la séance mardi prochain.
Mme Sandra Regol (EcoS). Mon amendement de réécriture permet de clarifier l’idée de prescription glissante afin de la rendre la plus effective possible.
Mme Virginie Duby-Muller (DR). Comme je l’avais déjà fait dans une proposition de loi, je propose de rendre imprescriptibles les viols sur mineurs en supprimant la prescription glissante introduite par la loi Billon.
Cette mesure répond aux attentes des associations de victimes et de la Ciivise, qui soulignent l’importance de l’imprescriptibilité de l’action publique pour faire face à des crimes caractérisés par des délais de révélation qui sont souvent très longs. Les témoignages recueillis montrent que l’amnésie dissociative, la dépendance juridique des mineurs et la complexité des situations d’inceste nécessitent un cadre légal plus adapté.
M. Guillaume Gouffier Valente (EPR). Mon amendement propose également de supprimer la prescription de l’action publique pour les viols commis sur des mineurs, tout en conservant la prescription glissante pour les majeurs.
Certains d’entre vous ont fait part de craintes légitimes et il nous aurait fallu du temps pour traiter ce sujet plus en profondeur. Aussi cet amendement propose-t-il d’ouvrir ce débat nécessaire.
Je sais que certains craignent des procès de l’impossible, car la valeur des preuves s’amoindrit, et redoutent que les victimes ne puissent pas passer à autre chose. Cependant, je retiens des témoignages que j’ai lus que l’impossibilité de porter plainte est une réelle souffrance qui les empêche de se reconstruire et d’avancer.
Améliorer et augmenter les moyens d’enquête semble plus efficace que d’imposer une date de prescription, c’est-à-dire un compte à rebours pour ceux qui ont été victimes lorsqu’ils étaient mineurs.
Mme Maud Bregeon, rapporteure. Ces amendements ont le mérite d’ouvrir le débat sur l’imprescriptibilité en matière pénale, qui doit en effet être abordée dès lors que nous discutons de l’imprescriptibilité en matière civile.
Prévoir que les viols sur mineurs sont imprescriptibles suppose d’avoir préalablement une réflexion beaucoup plus large sur l’ensemble des délais de prescription en matière criminelle. Je suis hostile, en l’état, à cette modification qui crée une hiérarchie entre les crimes. Avis donc défavorable aux amendements identiques. Demande de retrait de l’amendement CL24, ou avis défavorable.
Mme Pascale Bordes (RN). Les amendements CL2 et CL11 font resurgir l’éternelle dichotomie entre, d’une part, le droit de la victime à voir reconnaître son statut pour pouvoir se reconstruire et, d’autre part, le droit à un procès équitable. Le temps qui file entraîne inévitablement la disparition des éléments de preuve : c’est une chose dont on ne peut faire abstraction, aussi louable que soit le souhait de reconnaître la victime.
En cédant à cette demande d’imprescriptibilité on risque à terme de bouleverser la hiérarchie des infractions, qui ne voudra plus rien dire.
C’est la raison pour laquelle l’imprescriptibilité est réservée depuis des lustres aux crimes contre l’humanité, dont le génocide. Les agressions et les crimes sexuels, aussi condamnables soient-ils, ne me paraissent pas relever de ce schéma.
Mme Danièle Obono (LFI-NFP). Je m’abstiendrai sur ces amendements parce que cet article tente par un autre biais d’instaurer une imprescriptibilité, cette fois en matière pénale.
Plusieurs collègues ont estimé qu’il serait normal d’étendre aux majeurs ce que l’on avait prévu pour les mineurs, mais ce parallélisme n’est pas si évident : l’exception de minorité a un sens, et elle offre un motif de dérogation valable au principe d’imprescriptibilité.
Par ailleurs, les arguments concernant la déperdition des preuves et l’ensemble des difficultés liées à l’extension du délai de prescription sont tout aussi valables en la matière.
Le besoin d’une loi-cadre semble faire l’objet d’un consensus, selon quasiment toutes les interventions. Je rappelle que cette idée n’avait absolument pas été reprise lorsque nous l’avions avancée avec quelques collègues il y a sept ans. Il faut mettre au crédit des associations le fait d’avoir entretenu ce débat ces dernières années pour faire comprendre la nécessité d’une approche globale.
Il y a eu une avancée mais en fin de compte, les majorités ou minorités parlementaires successives n’ont jamais saisi l’occasion de présenter une loi-cadre, bien que nous ayons souligné les besoins de financement en matière de lutte contre les violences et de prévention lors des débats budgétaires. À chaque fois, il a été uniquement question d’alourdir les peines, alors que nous avons déjà un cadre répressif très strict par rapport à celui de nos voisins européens.
La commission adopte l’amendement CL27.
En conséquence, les trois autres amendements tombent.
La commission adopte l’article 2 modifié.
Après l’article 2
Amendement CL10 de M. Guillaume Gouffier Valente
M. Guillaume Gouffier Valente (EPR). Cet amendement vise à compléter la proposition d’imprescriptibilité civile des viols sur mineurs par une imprescriptibilité pénale des agressions sexuelles, tout en étendant aux majeurs le principe de la prescription glissante.
À l’instar du CL11, cet amendement a été travaillé avec l’association Face à l’inceste, que je remercie pour son engagement en faveur de la protection des droits des enfants et de l’accompagnement des victimes d’inceste. Plus généralement, il s’agit d’une demande unanime des associations de protection de l’enfance et des victimes, ainsi que de la Ciivise.
Je redonne les chiffres : 75 % des victimes ayant témoigné auprès de la Ciivise ont déclaré que les faits subis sont prescrits et 60 % ont souffert d’amnésie traumatique après. Il convient donc d’avancer vers une imprescriptibilité pénale, afin de laisser la possibilité aux victimes de porter plainte ultérieurement, même s’il n’existe pas d’autre victime connue.
Mme Maud Bregeon, rapporteure. Autant il me semble cohérent de débattre de l’imprescriptibilité pénale en matière criminelle, autant je considère que nous déstabiliserions profondément notre droit pénal en introduisant une imprescriptibilité en matière délictuelle. Avis défavorable.
La commission rejette l’amendement.
Article 3 (art. 222-14-3 du code pénal) : Précisions relatives à la notion de violences psychologiques
Amendements CL13 de Mme Sandrine Josso, CL26 de Mme Sandra Regol et CL8 de Mme Colette Capdevielle
Mme Sandrine Josso (Dem). Pour ceux qui n’auraient pas encore compris toute la complexité du contrôle coercitif, je rappelle qu’il s’agit d’un piège, d’une cage dans laquelle on enferme une victime, en l’occurrence essentiellement des femmes et indissociablement des enfants. D’après les recherches scientifiques et les études de l’École nationale de la magistrature, ces actes caractérisent 75 % des violences conjugales et concernent, par voie de conséquence, 4 millions d’enfants scolarisés, c’est-à-dire un tiers d’entre eux.
Ces dernières décennies, des législateurs, des juristes, des forces de l’ordre et des associations de plusieurs pays ont reconnu l’échec de leur approche des violences conjugales, jusqu’ici définies comme des actes épisodiques. Un nombre croissant de pays ont donc adopté le concept de contrôle coercitif pour redéfinir ces violences comme des atteintes aux droits et aux ressources, plutôt que comme des agressions. Autrement dit, ces États reconnaissent qu’il s’agit d’actes délibérés et d’un schéma comportemental multidimensionnel et cumulatif de contrôle d’un partenaire ou d’un ex-partenaire.
Le contrôle coercitif a été conceptualisé sur la base des études des années 1950 sur les méthodes des tortionnaires pour soumettre des prisonniers de guerre, puis réarticulé en 2007 par Evan Stark, selon qui les violences conjugales sont davantage une captivité qu’une agression. Il met en évidence une atteinte grave aux droits fondamentaux et aux ressources des victimes, femmes et enfants, et définit cet acte comme une conduite calculée, malveillante, conçue pour s’approprier les ressources disponibles au sein de la relation, mais aussi de la famille.
Cette cage comprend des éléments stratégiques multiples qui représentent autant de barreaux : violences physiques et sexuelles ; intimidation, isolement, exploitation, contrôle, épuisement des victimes ; manipulation des droits parentaux ; procédures judiciaires ; soumission chimique ; utilisation des enfants, des tiers et des lacunes de formation des professionnels pour contrôler les comportements des victimes. Les enfants dont la mère subit un contrôle coercitif…
M. le président Florent Boudié. Veuillez conclure, chère collègue.
Mme Sandrine Josso (Dem). Il est nécessaire de continuer de travailler ensemble à la définition du contrôle coercitif.
Mme Sandra Regol (EcoS). À l’instar de Sandrine Josso, je propose, par l’amendement CL26, une réécriture de l’article 3, afin de faire du contrôle coercitif une infraction autonome. C’est ce que recommande la magistrate Gwenola Joly-Coz, à qui nous devons les arrêts de la cour d’appel de Poitiers sur lesquels notre travail se fonde. De cette manière, nous distinguerions cette notion du harcèlement conjugal et de la sujétion psychologique et nous permettrions aux juges de mieux l’appréhender. La définition du contrôle coercitif, en l’état actuel du texte, retirerait davantage de droits aux victimes qu’elle n’en procurerait. Dans cette démarche, nous pouvons nous appuyer sur les exemples de l’Angleterre et du Pays de Galles, pays pionniers en la matière depuis une dizaine d’années.
Nous sommes tous d’accord : un travail de fond est à fournir. Le droit doit garantir aux victimes d’être sur un pied d’égalité dans les jugements. Quant aux professionnels, ils veulent éviter le mille-feuille juridique ; le législateur doit leur donner les moyens d’appliquer la loi, afin de mieux rendre justice aux victimes.
Dans l’optique de rendre les dispositions les plus effectives possibles, la rédaction de l’article que je propose est plus simple que celle de Mme Josso, mais son amendement est également très intéressant.
Mme Colette Capdevielle (SOC). Mon amendement tend à supprimer le mot « délibérées », qui est inutile car tout délit est intentionnel. Mais c’est l’ensemble de la rédaction de l’article 3 qui ne convient absolument pas. Elle ne couvre pas toute la réalité du contrôle coercitif, qui est très complexe.
Il faut prendre le temps de la réflexion, d’autant que, je le répète, la Cour de cassation et l’observatoire des litiges judiciaires travaillent actuellement sur cette question. Ces travaux sont menés par des praticiens du droit – magistrats, avocats et universitaires – et il me semblerait très utile que le législateur y participe.
Il est d’autant plus important de correctement rédiger ces dispositions que les auteurs de ce type d’infraction sont par définition redoutables et cherchent toujours à retourner la situation, de sorte que la personne qui a souvent mis des années à comprendre qu’elle avait été victime d’un contrôle coercitif soit finalement présentée comme la responsable des faits. Pour bien connaître ces mécanismes qui peuvent s’enclencher dans le huis clos conjugal, j’insiste sur le fait que chaque mot aura son importance. Il est hors de question que la victime subisse une double peine en voyant l’auteur se glorifier de ne pas avoir été condamné pour les faits qui lui sont reprochés.
Mme Maud Bregeon, rapporteure. J’ai bien compris que l’actuelle rédaction de l’article 3 ne convient pas, qu’elle n’est pas suffisamment claire, qu’elle ramène le contrôle coercitif aux seules violences psychologiques, ce qui est trop restrictif, et qu’elle n’inclut d’ailleurs pas les termes mêmes de contrôle coercitif.
Outre ces considérations rédactionnelles, un autre élément reste à trancher : la qualification ou non du contrôle coercitif comme infraction spécifique, comme le propose l’amendement CL26.
En ce qui me concerne, j’en viens à adhérer à la position de Mme Regol. Introduire un concept de manière abstraite dans le code pénal ne me semble pas complètement efficace. Si nous voulons que le contrôle coercitif y figure, il faut aller au bout de la démarche en créant une infraction spécifique.
Je demande donc le retrait des trois amendements et propose de nous accorder, d’ici à l’examen du texte en séance, sur une rédaction efficiente qui convienne à tout le monde. Il me semble qu’aucune des réécritures ici proposées n’est aboutie.
Mme Émilie Bonnivard (DR). Certaines personnes que nous avons auditionnées nous ont mis en garde concernant la création d’une infraction spécifique, au motif que cela risquerait d’amoindrir la portée du contrôle coercitif comme grille de lecture facilitant la qualification juridique de toutes les infractions ayant trait aux violences faites aux femmes.
Une magistrate a souligné qu’un grand nombre d’infractions ne sont pas invoquées par les procureurs car elles sont difficiles à établir, craignant qu’il n’en aille de même s’agissant du contrôle coercitif.
Il faut que nous nous posions ces questions afin de ne pas diminuer la portée de cet outil important. Il doit être consacré dans la loi, mais attention à la manière de le faire.
Mme Sandra Regol (EcoS). Je saisis la main tendue par Mme la rapporteure et retire mon amendement CL26. En revanche, mon groupe s’abstiendra sur l’article 3.
Mme Danièle Obono (LFI-NFP). Le groupe LFI-NFP est totalement opposé à cet article, même si nous reconnaissons les efforts pour définir précisément cette notion importante. L’idée d’intégrer le contrôle coercitif dans les procédures judiciaires est bienvenue, mais comme certains l’ont dit, cette démarche se heurte à des écueils majeurs. À cet égard, les retours d’expérience des pays européens ayant emprunté ce chemin sont plus que mitigés – je pense à l’Écosse, mais aussi à la Belgique, où l’introduction de cette notion a eu lieu dans le cadre d’une loi plus globale. Nous n’avons pas encore assez de recul et adopter cet article en l’état serait vraiment problématique.
Le gouvernement devrait saisir le Conseil d’État et réaliser une étude d’impact. Il nous faut des éléments bien plus consolidés pour engager une action législative sur ce sujet.
M. Guillaume Gouffier Valente (EPR). Je peine à suivre le positionnement du groupe LFI-NFP. Le contrôle coercitif est un élément majeur de la lutte contre les violences que subissent les femmes. Pour ma part, je me félicite que nous en débattions au sein de cette commission, puis, je l’espère, en séance.
La rapporteure demande du temps : nous en avons, nous ne sommes pas en procédure accélérée – nous nous y sommes peut-être trop habitués ! Nous pouvons réécrire l’article d’ici à l’examen du texte en séance. Celui-ci sera ensuite transmis au Sénat et lorsqu’il reviendra à l’Assemblée, la Cour de cassation aura achevé ses propres travaux.
Le contrôle coercitif est une réalité dramatique, un système élaboré par les auteurs pour dominer leurs victimes. Nous devons à ces dernières de parvenir à une définition juridique de cet acte, que les associations et juristes ont déjà bien cerné, et de lui donner sa juste place dans le code pénal. Le groupe EPR votera cet article, étant rappelé que si nous le rejetons, il sera compliqué de le réécrire.
Mme Sandrine Josso (Dem). Nous manquons d’acculturation sur cette notion. Je retire mon amendement pour le retravailler avec la rapporteure d’ici à la séance.
Mme Agnès Firmin Le Bodo (HOR). J’estime également qu’il convient d’adopter cet article, puis de le réécrire ensemble – ce qui sera sans doute plus facile que pour l’article 1er. Guillaume Gouffier Valente l’a dit, nous avons du temps, il faut en profiter.
Mme Colette Capdevielle (SOC). Je répète que c’est une chance extraordinaire que la Cour de cassation et l’observatoire des litiges judiciaires travaillent concomitamment sur cette question fondamentale du contrôle coercitif. Ces travaux seront conclus dans le courant de l’année et je pense que nous devons y contribuer.
En définitive, peut-être ne sera-t-il pas utile d’inscrire cette qualification dans la loi : après tout, la cour d’appel de Poitiers a bien prononcé une condamnation ! Quoi qu’il en soit, reprendre quatre lignes d’un arrêt rendu par cette juridiction pour en faire un article de loi n’est pas satisfaisant. Compte tenu de l’infraction dont il s’agit et de la malignité de ceux qui la commettent, il faut apporter le plus grand soin à l’écriture du texte ; on ne peut pas faire n’importe quoi.
Il n’y a effectivement pas d’urgence. Je retire également mon amendement.
Les amendements sont retirés.
M. le président Florent Boudié. Avant de mettre l’article 3 aux voix, je précise, pour que les choses soient claires, qu’il est bien possible de réécrire en séance un article ayant été rejeté en commission.
Le délai de dépôt des amendements en vue de l’examen du texte en séance a été fixé à vendredi, dix-sept heures. Cela étant, jusqu’à l’examen des amendements au titre de l’article 88 de notre règlement, qui aura lieu avant la séance de mardi, il est possible d’inclure une rédaction élaborée par la rapporteure avec l’ensemble des groupes, qu’il s’agisse d’ailleurs de cet article ou de l’article 1er.
Enfin, M. Gouffier Valente a eu raison de rappeler que le texte n’est pas soumis à la procédure accélérée. Une deuxième lecture pourra donc avoir lieu après celle du Sénat.
La commission rejette l’article 3.
Après l’article 3
Suivant l’avis de la rapporteure, la commission rejette l’amendement CL9 de Mme Colette Capdevielle.
Amendement CL15 de Mme Sandrine Josso
Mme Sandrine Josso (Dem). Cet amendement vise à demander une évaluation et un suivi des dispositions du texte après son adoption.
Mme Maud Bregeon, rapporteure. Avis défavorable. D’abord, l’amendement fait référence à l’infraction de contrôle coercitif, qui n’est pas encore dans le texte. Ensuite, j’estime qu’il revient au Parlement de contrôler la loi.
La commission rejette l’amendement.
Amendement CL19 de Mme Élise Leboucher
Mme Danièle Obono (LFI-NFP). Par cet amendement nous demandons un rapport sur un problème que nous soulevons depuis sept ans aux côtés de nombreuses associations et institutions telles que le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes et la Défenseure des droits : la formation des professionnels de la police et de la justice chargés de la répression des violences sexuelles et sexistes.
Avancée importante à mettre au crédit des associations et des collectifs : les violences sexistes et sexuelles sont désormais vues comme un phénomène systémique et massif contre lequel il importe que nos agents publics et toutes les personnes au contact avec les victimes, à toutes les étapes de l’instruction des faits, soient pleinement outillés. J’insiste donc sur l’importance de la formation, qui est un enjeu de prévention ; il ne faut pas se contenter de reconnaître les préjudices et de les réparer.
Cet amendement est un appel à poursuivre cette discussion dans les semaines à venir, en incluant les questions budgétaires car, je le répète, les moyens que nous y consacrerons seront la véritable preuve de notre volonté de faire avancer les choses.
Contre l’avis de la rapporteure, la commission adopte l’amendement.
Titre
Amendement CL7 de Mme Colette Capdevielle
Mme Colette Capdevielle (SOC). Le titre de la proposition de loi vise les violences « faites aux femmes et aux enfants ». Il me semble pourtant que son objet est véritablement de lutter contre les violences « sexuelles et sexistes ». Ce texte doit défendre toutes les victimes, parmi lesquelles figurent aussi des hommes.
Hier, nous avons reçu les représentants de la fondation Le Refuge, dont les études font froid dans le dos. Les femmes représentent 80 % des victimes de violences sexuelles et sexistes ; les autres sont des hommes, qu’ils soient hétérosexuels ou homosexuels, ainsi que des personnes transgenres. J’ajoute que les hommes ont encore plus de mal à déposer plainte que les femmes lorsqu’ils subissent ce type d’agression – c’est encore moins admis par la société. Et que dire de la manière dont ils sont reçus par les services de police ! Il y a parfois même un rejet de leur plainte. Le chiffre gris les concernant est encore plus élevé.
Je ne demande pas grand-chose : que le titre du texte soit généraliste et cible indistinctement les femmes, les enfants et les hommes, qui tous peuvent subir des violences sexistes et sexuelles.
Mme Maud Bregeon, rapporteure. J’entends vos arguments, même si je n’adhère pas à votre critique du travail des forces de l’ordre, qui n’est d’ailleurs pas étayée de chiffres. Je m’en remets à la sagesse de la commission.
La commission adopte l’amendement.
Elle adopte l’ensemble de la proposition de loi modifiée.
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Informations relatives à la Commission
La Commission a désigné :
M. Philippe Gosselin, rapporteur sur la proposition de loi visant à renforcer les conditions d'accès à la nationalité française à Mayotte (n° 693) ;
M. Xavier Breton, rapporteur sur la proposition de loi visant à renforcer l’arsenal législatif face à la multiplication d'actions d'entrave à des activités agricoles, cynégétiques, d'abattage ou de commerce de produits d'origine animale (n° 579) ;
M. Éric Pauget, rapporteur sur la proposition de loi visant à abroger le titre de séjour pour étranger malade (n° 689) ;
M. Philippe Latombe, rapporteur sur la proposition de loi, adoptée par le Sénat, visant à permettre l'élection du maire d'une commune nouvelle en cas de conseil municipal incomplet (n° 457).
La séance est levée à 12 heures 30.
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Membres présents ou excusés
Présents. - M. Xavier Albertini, Mme Marie-José Allemand, M. Pouria Amirshahi, Mme Léa Balage El Mariky, Mme Brigitte Barèges, M. Romain Baubry, M. Ugo Bernalicis, Mme Sophie Blanc, Mme Émilie Bonnivard, Mme Pascale Bordes, M. Florent Boudié, Mme Maud Bregeon, M. Xavier Breton, Mme Blandine Brocard, Mme Colette Capdevielle, Mme Gabrielle Cathala, M. Vincent Caure, M. Paul Christophle, M. Paul-André Colombani, M. Jean-François Coulomme, Mme Edwige Diaz, M. Emmanuel Duplessy, Mme Agnès Firmin Le Bodo, Mme Martine Froger, M. Jonathan Gery, M. Yoann Gillet, M. Philippe Gosselin, M. Guillaume Gouffier Valente, Mme Monique Griseti, M. David Guerin, M. Jordan Guitton, M. Sébastien Huyghe, M. Jérémie Iordanoff, Mme Sandrine Josso, Mme Marietta Karamanli, Mme Émeline K/Bidi, M. Philippe Latombe, M. Antoine Léaument, Mme Élise Leboucher, Mme Pauline Levasseur, Mme Delphine Lingemann, M. Aurélien Lopez-Liguori, Mme Marie-France Lorho, M. Olivier Marleix, Mme Élisa Martin, M. Bryan Masson, M. Stéphane Mazars, M. Ludovic Mendes, Mme Laure Miller, Mme Naïma Moutchou, Mme Danièle Obono, M. Éric Pauget, M. Julien Rancoule, Mme Sandra Regol, Mme Sophie Ricourt Vaginay, Mme Béatrice Roullaud, M. Hervé Saulignac, M. Philippe Schreck, Mme Andrée Taurinya, M. Michaël Taverne, M. Jean Terlier, Mme Céline Thiébault-Martinez, M. Jean-Luc Warsmann, Mme Caroline Yadan
Excusés. - M. Moerani Frébault, M. Roland Lescure, M. Roger Vicot, M. Jiovanny William
Assistaient également à la réunion. - M. Rodrigo Arenas, Mme Christine Arrighi, M. Ian Boucard, M. François-Xavier Ceccoli, Mme Virginie Duby-Muller, Mme Marie-Charlotte Garin, M. Sacha Houlié, Mme Karine Lebon, M. Éric Martineau, M. Paul Molac