Compte rendu

Commission
des lois constitutionnelles,
de la législation
et de l’administration
générale de la République

 Audition de M. Richard Ferrand, dont la nomination en tant que membre du Conseil constitutionnel est proposée par le Président de la République, et vote sur cette proposition de nomination dans les conditions prévues par l'article 29-1 du Règlement (Mme Marietta Karamanli, rapporteure)                            2

 Examen, selon la procédure de législation en commission, de la proposition de loi visant l’ouverture avancée des données judiciaires (n° 806) (M. Philippe Latombe, rapporteur).                            25

 Examen de la proposition de loi visant à simplifier la sortie de l’indivision successorale (n° 823) (Mme Louise Morel et M. Nicolas Turquois, rapporteurs)                            44

 Examen, en application de l’article 88 du Règlement, des amendements à la proposition de loi visant à faciliter l'accès des demandeurs d'asile au marché du travail (n° 935) (Mme Léa Balage El Mariky, rapporteure).                            49

 Informations relatives à la Commission................ 50

 


Mercredi
19 février 2025

Séance de 8 heures 30

Compte rendu n° 38

session ordinaire de 2024-2025

Présidence
de M. Florent Boudié,
président, puis
de M. Philippe Gosselin, vice-président


  1 

La séance est ouverte à 8 heures 30.

Présidence de M. Florent Boudié, président.

La Commission auditionne M. Richard Ferrand, dont la nomination en tant que membre du Conseil constitutionnel est proposée par le Président de la République, et vote sur cette proposition de nomination dans les conditions prévues par l'article 29-1 du Règlement (Mme Marietta Karamanli, rapporteure).

M. le président Florent Boudié. Mes chers collègues, notre commission est réunie pour procéder à l’examen de la proposition de nomination, par le président de la République, de M. Richard Ferrand en tant que membre et président du Conseil constitutionnel, en remplacement de M. Laurent Fabius.

En application de l’article 56, alinéa 1 de la Constitution, cette nomination suit la procédure prévue à l’article 13 de la Constitution. S’agissant de la nomination proposée par le président de la République, elle ne peut avoir lieu si l’addition des votes négatifs de la commission des lois de l’Assemblée nationale et de celle du Sénat équivaut au moins aux trois cinquièmes des suffrages exprimés. À cet égard, M. Ferrand sera entendu à onze heures par la commission des lois du Sénat. Et afin de préserver la simultanéité des travaux des deux commissions, le dépouillement aura lieu en même temps dans les deux chambres, en fin de matinée.

Conformément à l’article 29-1 du règlement de l’Assemblée nationale, notre commission a désigné un rapporteur appartenant à un groupe minoritaire ou d’opposition : Mme Marietta Karamanli, du groupe Socialistes et apparentés. La rapporteure a adressé un questionnaire à M. Ferrand, qui y a répondu par écrit. Ses réponses ont été communiquées hier à l’ensemble des commissaires, puis mises en lignes sur la page consacrée à notre commission sur le site de l’Assemblée.

Mme Marietta Karamanli, rapporteure. Tout d’abord, je tiens à vous remercier, monsieur Ferrand, d’avoir répondu au questionnaire que je vous ai adressé ; vos réponses ont bien sûr été communiquées à tous les membres de la commission.

Comme vous le savez, votre nomination à la tête du Conseil constitutionnel, envisagée par le président de la République, suscite des réserves importantes. Des juristes et nombre de nos collègues se sont exprimés à ce sujet dans les médias et il est important que notre commission s’empare de ce débat public. Du fait de vos anciennes fonctions, de votre proximité avec le président de la République et de la situation politique inédite que nous connaissons, votre candidature doit être examinée avec une exigence particulière.

Vous avez indiqué, dans vos réponses écrites, que le Conseil constitutionnel ne doit être « ni l’obligé des autorités qui ont nommé chacun des membres, ni le serviteur de telle ou telle institution ». Je partage évidemment cette conception et notre rôle, ce matin, est de nous assurer qu’elle sera bien la vôtre dans vos futures fonctions, si le Parlement confirme votre nomination. Je souhaite ainsi vous interroger sur quatre points qui me semblent fondamentaux pour évaluer l’opportunité de votre possible nomination.

Ma première interrogation porte évidemment sur votre impartialité et sur les conséquences que pourrait avoir votre nomination sur le Conseil constitutionnel. En effet, en tant que président de l’Assemblée nationale lors de la XVe législature, vous avez nommé plusieurs membres de l’institution, avec lesquels vous siégerez si votre nomination est confirmée. Si cette situation n’est pas inédite – comme vous l’avez vous-même relevé –, elle ne doit pas être banalisée, d’autant que se superposerait votre proximité avec le président de la République, auprès de qui, du reste, vous seriez également susceptible de siéger à partir de la fin de l’année 2027. Cet état de fait paraît non seulement étrange, mais risqué pour la légitimité des décisions du Conseil, ainsi que pour son image auprès de l’opinion publique.

Nous l’avons vu, le Conseil doit parfois se prononcer sur des sujets sensibles, à l’instar des retraites ou de l’immigration. Votre nomination est donc de nature à nourrir des critiques de partialité et de politisation de ses décisions, et par là même de l’affaiblir, alors qu’il est l’ultime garant de notre État de droit. Au fond, le sentiment est que votre nomination ne correspond pas aux attentes de nos concitoyens et qu’elle contribuerait à alimenter une forme de défiance vis-à-vis des responsables politiques. Nous aimerions vous entendre sur cette réserve.

Ma deuxième interrogation concerne votre vision du rôle et du positionnement du Conseil constitutionnel, en particulier vis-à-vis du président de la République. Vous avez indiqué par écrit ne pas être favorable à la saisine consultative du Conseil par les parlementaires, au nom de son indépendance vis-à-vis des différents pouvoirs publics. Il apparaît cependant, la presse s’en faisant l’écho, qu’il a parfois été saisi en off par l’exécutif, afin d’obtenir des avis officieux. J’ai lu par exemple que l’actuelle présidence l’aurait ainsi consulté sur le périmètre de l’article 11 de la Constitution, relatif aux référendums, et que le Conseil aurait répondu qu’il existait une marge d’interprétation. Avez-vous connaissance de cette saisine officieuse ? Que pensez-vous d’une telle pratique si celle-ci est avérée ? Si vous êtes nommé, vous engagez-vous à y mettre un terme ou à permettre au Parlement de consulter le Conseil de la même façon, afin de garantir un équilibre satisfaisant entre les pouvoirs exécutif et législatif ?

Ma troisième interrogation a trait à l’office du Conseil constitutionnel et à la prévisibilité de sa jurisprudence. À cet égard, vous avez indiqué être « sensible à la nécessité que [sa] jurisprudence […] soit prévisible ». Pourriez-vous nous éclairer sur ce point, s’agissant notamment des cavaliers législatifs ? Comment garantir une meilleure lisibilité et prévisibilité de la jurisprudence alors que, dans le même temps, vous êtes défavorable à la publication des opinions dissidentes aux décisions ?

Par ailleurs, quelle place doit occuper la protection des droits humains au sein de la jurisprudence du Conseil ? Avez-vous à l’esprit des principes qui mériteraient une consécration constitutionnelle, à l’image de celle dont a fait l’objet le principe de fraternité, en 2018 ?

Quant à ma quatrième et dernière interrogation, elle porte sur les obligations déontologiques des membres du Conseil. Alors que la déontologie renvoie à la capacité des acteurs d’intérioriser la morale des institutions qu’ils incarnent, les membres du Conseil constitutionnel n’ont, en l’état, pas l’obligation de communiquer une déclaration d’intérêts ou de situation patrimoniale. Envisagez-vous ou considérez-vous nécessaire d’engager des travaux afin de soumettre les membres de cette institution à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) ?

M. Richard Ferrand. Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames et messieurs les députés, c’est avec émotion, la conscience profonde de l’honneur qui m’est fait, et humilité que je me présente devant vous. Émotion, parce que c’est la première fois que je m’exprime devant la représentation nationale sans pouvoir commencer par les mots « mes chers collègues », et parce que la dernière fois qu’il m’a été donné l’occasion d’intervenir devant votre commission, c’était en 2018, lors de l’examen du projet de révision constitutionnelle, dont j’étais alors le rapporteur général. Depuis, comme vous le savez, j’ai eu l’honneur inégalable de présider cette assemblée, avant de me retirer de la vie politique à la suite de l’élection de ma concurrente, lors des élections législatives de 2022.

Tout d’abord, permettez-moi, pour me présenter, de rappeler que je suis un enfant de l’Aveyron, adopté par la Bretagne. Après un baccalauréat passé en Allemagne, j’ai poursuivi, cela a été dit et écrit, de très modestes études supérieures. Nécessité faisant loi, j’ai commencé à travailler dès l’âge de 16 ans, exerçant toutes sortes de petits métiers, avant de devoir entrer directement dans la vie professionnelle. L’essentiel de ma vie politique s’est déroulé en Finistère, où j’ai été treize ans conseiller général d’un canton rural, conseiller municipal et onze ans conseiller régional, dans le sillage de Jean-Yves Le Drian. Mon parcours professionnel – involontairement précoce – et mon parcours politique – finalement assez tardif – m’ont apporté la connaissance du réel et l’expérience de la vie dans les situations les plus diverses, les soirs d’élections comme les lendemains de défaite.

J’ai dit me présenter devant vous avec humilité. Elle est sincère et je reconnais avoir beaucoup hésité avant d’accepter la proposition du président de la République. Je n’ai rien demandé. Je ne suis pas de ceux qui pensent que quoi que ce soit leur serait dû. Et je n’ignorais évidemment rien des doutes qui surgiraient au sujet des différents éléments évoqués par Mme la rapporteure.

Par respect pour le Parlement, j’ai choisi de ne pas m’exprimer publiquement avant cette audition. Je me suis interrogé sur les qualités profondes que doivent posséder les membres du Conseil constitutionnel. J’ai consulté de nombreuses personnalités, comme je l’avais fait lorsque, président de l’Assemblée nationale, il m’était revenu de pourvoir au remplacement, au sein du Conseil, de M. Lionel Jospin puis de Mme Claire Bazy-Malaurie.

Une introspection est nécessaire. Il est vrai que je ne suis pas un professionnel du droit mais, comme vous, je suis un serviteur de la République. Ma vie est celle d’un citoyen engagé, profondément attaché à nos institutions républicaines. Je crois que les responsabilités que j’ai exercées ici, comme député puis comme président, constituent une expérience précieuse pour le Conseil – expérience de la production des lois ; de la nécessité de la séparation et de l’équilibre des pouvoirs ; et des servitudes et des grandeurs de l’État de droit, qui est le socle essentiel de nos sociétés démocratiques.

Au reste, le Conseil constitutionnel est une institution mixte, composée de profils complémentaires, ce qui en fait, j’en suis convaincu, la richesse et la pertinence. Ainsi l’ont voulu les pères de la Constitution. La suite a montré combien ils avaient raison, car la dimension politique, non au sens partisan du terme mais dans son acception étymologique du souci élevé des choses de la cité, fait partie de l’essence même du contrôle de constitutionnalité.

La deuxième qualité nécessaire, sans doute la plus cardinale, est l’indépendance. Chacun sait que le grief de partialité, en raison du mode de désignation de ses membres, est aussi ancien que le Conseil constitutionnel lui-même. Hier vu comme le chien de garde de l’exécutif, ses décisions le font apparaître tout blanc ou tout noir selon la sensibilité politique à laquelle on appartient. Pourtant, si des critiques peuvent légitimement lui être adressées, on ne peut que constater la cohérence historique de sa jurisprudence, quelles qu’aient été les alternances politiques. Je crois en effet qu’il est impossible d’y déceler de bonne foi une orientation partisane.

Cela tient d’abord à la collégialité du Conseil. Chacun compte pour une voix et nul ne saurait imposer ses vues, fût-ce son président, dont il ne faut, au demeurant, pas surestimer les prérogatives. Cela tient ensuite à la nature du mandat – long, unique et irrévocable –, ainsi qu’au renouvellement par tiers. Cela tient enfin à la hauteur de vue de ses membres, ceux qui ont eu des mandats politiques ayant su mettre de côté de leurs engagements passés et n’étant pas en quête d’un quelconque avenir électoral. De fait, une puissance propre à l’institution s’impose à ses membres et fait que la loyauté primordiale à la Constitution l’emporte sur toute autre forme de reconnaissance.

Le jour de son investiture comme président du Conseil constitutionnel, Robert Badinter affirma au président Mitterrand, dans une formule restée célèbre, qu’il avait désormais envers lui un « devoir d’ingratitude ». Cette maxime s’applique bien sûr à l’ensemble des membres de cette institution envers l’ensemble des autorités qui les ont nommés. Et cette maxime, je la fais mienne.

L’indépendance et l’impartialité ne se démontrent pas a priori. Cependant, je veux croire que tous ceux qui ont eu à me connaître au cours de mon parcours politique long de près de vingt-cinq ans savent que je suis un républicain avant tout. Je veux également croire qu’on me reconnaît d’avoir présidé votre assemblée avec honnêteté, dans un souci constant de respecter l’ensemble des groupes et tous les élus du peuple français. Au-delà, j’ai toujours été et demeure un homme libre. L’indépendance d’esprit est ma nature et ma culture ; quiconque me connaît le sait.

J’ai donc finalement accepté la proposition du président de la République, me portant volontaire pour servir mon pays, la République, ses libertés essentielles, son État de droit. Cela suppose évidemment de se dépouiller de ses habits militants ; j’y suis prêt. C’est à vous, conjointement avec la commission des lois du Sénat, qu’il revient d’approuver ou non cette proposition.

Pour la deuxième fois seulement, le Parlement doit se prononcer sur la nomination d’une personnalité que le président de la République envisage de désigner président du Conseil constitutionnel. Il s’agit d’une des avancées démocratiques permises par la révision constitutionnelle de 2008 et sa pertinence apparaît d’autant plus grande dans le contexte de diversité inédite de l’Assemblée nationale.

L’autre apport de cette révision de 2008, plus fondamental encore, est l’introduction de la question prioritaire de constitutionnalité. Évolution historique du Conseil constitutionnel, comme le furent la décision « liberté d’association » de 1971 et la possibilité donnée en 1974 à soixante parlementaires de déférer une loi, la QPC a bouleversé l’activité de l’institution au point de devenir la voie majoritaire du contrôle de la conformité des lois. À ce jour, 1 028 QPC ont été instruites – sur un peu moins de 2 000 décisions relatives au contrôle de constitutionnalité depuis 1958 – et un tiers environ des décisions faisant suite à une QPC ont donné lieu à une non-conformité partielle ou totale. C’est dire l’importance prise par le contrôle a posteriori depuis quinze ans. On ne peut que s’en féliciter, que ce soit pour le respect de notre Constitution, pour le renforcement de l’État de droit, ou pour les droits des justiciables.

Ainsi l’institution de la rue de Montpensier est-elle devenue une pièce essentielle de notre architecture démocratique. Si vous le décidez, la rejoindre serait donc un honneur insigne, en même temps qu’une charge, dont j’ai conscience de la grandeur au sens moral du terme.

Enfin, permettez-moi d’insister sur ce qu’est le Conseil constitutionnel, et surtout sur ce qu’il n’est pas. De gardien du domaine réglementaire, le Conseil est devenu le garant des droits et libertés fondamentaux, à la suite, je l’ai dit, de la décision fondatrice « liberté d’association », qui a fait émerger le bloc de constitutionnalité et les droits qu’il recouvre. D’un rôle essentiellement institutionnel, il est progressivement devenu juridictionnel.

Notons qu’il est également le juge électoral des élections présidentielle et parlementaires, sans oublier son rôle consultatif en certaines matières et son contrôle du référendum d’initiative partagée (RIP).

Le plus souvent, son office le conduit à concilier avec sagesse des principes constitutionnels contradictoires, à les mettre en balance, ce qui n’est jamais chose aisée. Cela requiert de la mesure, un dialogue collégial et un travail approfondi.

Certains regrettent parfois qu’un droit ne soit pas davantage protégé au détriment d’un autre. De tels débats juridiques et à portée politique sont tous légitimes, dans la mesure où la manière dont le Conseil constitutionnel opère cette conciliation est discutable par construction. J’observe d’ailleurs que c’est le lot de tout juge des libertés fondamentales.

D’autres déplorent la présence de telle ou telle norme au sein du bloc de constitutionnalité. Or on ne saurait obérer le fait qu’il revient au constituant, et à lui seul, c’est-à-dire à vous, mesdames et messieurs les parlementaires, de déterminer les règles et principes consacrés dans la loi des lois.

En faisant le choix précurseur, en 2005, d’adosser à la Constitution la Charte de l’environnement, le constituant a ainsi consacré des droits dans ce domaine, appelant le cas échéant des mesures législatives, et il en va de même de la QPC. Aussi vrai qu’il est loisible au législateur de légiférer de nouveau à la suite d’une décision de non-conformité, le Conseil, ainsi qu’il le rappelle systématiquement, ne dispose pas d’un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que le Parlement. La vocation fondamentale du Conseil constitutionnel est de faire respecter la Constitution : selon une expression bien connue, s’il a la gomme, il n’a pas le crayon.

Il doit aussi agir dans la stricte limite des compétences qui lui sont attribuées, conformément à ce que le peuple français a décidé par voie référendaire ou à travers vous, ses représentants réunis en Congrès. Il doit donc se garder de statuer au-delà, sauf à tendre vers ce que nous ne voulons pas, c’est-à-dire un gouvernement des juges. Ni constituant, ni législateur, il n’est pas davantage une troisième chambre où devrait se poursuivre le débat politique. Au contraire, son rôle est à mon sens d’apaiser, non en cherchant je ne sais quel juste milieu ou des positions de compromis, mais en observant avec constance, et si possible avec une forme de prévisibilité, les règles constitutionnelles.

À cet égard, je salue les progrès accomplis en matière de motivation et d’explication des décisions. Il est loin le temps où elles se résumaient à quelques paragraphes, le plus souvent sibyllins. Je crois néanmoins possible de franchir un pas supplémentaire. Songeons en effet à la jurisprudence relative aux cavaliers législatifs. Cela me semble souhaitable, car il est toujours utile de faire partager notre Constitution, laquelle, pour citer le doyen Louis Favoreu, demeure « l’idée de réalisation de l’État de droit ». Cela me semble nécessaire, parce que la compréhensibilité de la jurisprudence est la première condition de son acceptation.

Mesdames et messieurs les députés, je mesure pleinement l’ampleur de la mission. Je sais ce qu’elle suppose d’oubli des engagements passés, d’abnégation, d’impartialité ; en un mot, de sagesse. Je m’engage à défendre notre Constitution et à servir la République avec rigueur, intégrité et indépendance.

J’en viens, pour conclure, aux quatre questions de Mme la rapporteure.

S’agissant d’abord de l’impartialité, celle, objective, du Conseil tient à sa collégialité. L’institution est composée de neuf membres, de sorte qu’aucun ne fait la pluie ou le beau temps.

En ce qui concerne le fait d’avoir nommé certains de ses membres actuels, il est fréquent qu’une autorité de nomination soit amenée à siéger aux côtés de personnalités qu’elle a elle-même choisies. Ce fut le cas des présidents Giscard d’Estaing et Chirac, ou encore de Jean-Louis Debré, qui a nommé un membre un lundi avant d’être lui-même choisi le mardi. C’est ainsi, et on ne peut amputer une autorité de nomination de cette capacité au motif qu’elle pourrait être elle-même choisie dans des circonstances ultérieures.

J’ajoute qu’une nomination ne crée pas de lien de dépendance ni de vassalité entre celui qui a nommé et celui qui l’a été. Il faut faire confiance à la sagesse des uns et des autres : nul ne doit rien à celui qui l’a nommé. Président de l’Assemblée nationale, j’ai procédé à une vingtaine de nominations au sein de différentes institutions et autorités indépendantes et je n’ai jamais eu de relations, d’aucune nature que ce soit, avec les personnalités que j’avais sélectionnées.

Vous avez ensuite évoqué l’hypothèse selon laquelle j’aurais à siéger aux côtés de l’actuel président de la République. J’ignore ses intentions sur ce point, mais je note que le président Sarkozy, après avoir un temps siégé, a renoncé à occuper cette fonction, et que le président Hollande n’a jamais fait valoir son droit. Par ailleurs, rappelons que M. Debré a siégé aux côtés des présidents Chirac et Giscard d’Estaing.

Vous redoutez une politisation des décisions. J’ai exprimé ma conviction en la matière. À cet égard, le président Fabius – qui a encouru la même critique – a fait observer, dans un entretien donné en mai 2024, qu’on avait reproché au Conseil d’avoir rendu une décision de droite s’agissant des retraites, puis de gauche concernant l’immigration. Je l’ai dit, selon les décisions, telle ou telle sensibilité politique peut être frustrée, fâchée ou déçue.

Pour ce qui concerne les saisines en off, c’est pour moi une découverte. Je n’ai jamais été adepte de cette méthode et lorsque je m’exprimais dans la presse, j’assumais mes propos. En tout état de cause, je ne vois pas à quel titre le Conseil constitutionnel pourrait être consulté en off. Je ne sais pas si cela existe mais si vous décidez de m’y envoyer, cela n’existera plus.

La prévisibilité est une notion particulièrement importante. Le doyen Georges Vedel expliquait en effet qu’il n’est pas bon que les règles ne soient pas bien connues et soupesées en amont par le législateur car les décisions ainsi rendues imprévisibles que peut prendre le Conseil constitutionnel ne font qu’accroître le mécontentement.

En ce qui concerne plus précisément les cavaliers législatifs, l’article 45 de la Constitution confère aux présidents de commission, et à la présidence des chambres s’agissant des séances publiques, le rôle d’éviter les amendements risquant d’être ultérieurement qualifiés d’inconstitutionnels. Il arrive néanmoins que malgré ces deux filtres, certains amendements de cette nature soient examinés, voire qu’on les laisse passer en espérant que le Conseil constitutionnel fera ensuite son travail, alors qu’il ne devrait pas en être ainsi.

Pour ce qui est des opinions dissidentes, je comprends le point de vue selon lequel la publication des débats qui ont eu lieu entre les membres du Conseil constitutionnel permettrait de fouiller l’explication juridique. Certains y voient des avantages, mais ce n’est pas mon cas, pour plusieurs raisons. La première d’entre elles est la tradition française du secret absolu des délibérés au sein de toutes les juridictions collégiales. Celle-ci remonte au XIVe siècle et à une ordonnance de Philippe le Long : c’est dire si l’ascendance historique est importante. J’estime que les décisions doivent être celles de l’ensemble du collège ; or la publication des opinions dissidentes reviendrait à étiqueter tel ou tel membre. Voyez combien la Cour suprême des États-Unis est politisée. On parle du juge plus ou moins conservateur, ou plus ou moins progressiste, sans que l’on sache vraiment à quoi ces vocables correspondent. Sans compter qu’un tel fonctionnement favorise les pressions. En définitive, une telle réforme porterait atteinte à l’impartialité, que vous souhaitez justement maintenir et pérenniser.

Quant à l’éventuelle consécration de nouveaux principes constitutionnels, sur le modèle de la décision « fraternité » que vous avez mentionnée, je manquerais au serment que vous m’autoriserez peut-être à prononcer si je vous disais par avance ce que j’imagine avoir à juger ou la manière par laquelle je le ferai. Si je rejoins le Conseil, nous serons neuf, et je dois me garder de préciser ma pensée. Je peux vous dire qui je suis ; je ne peux vous dire ce que je ferai.

Enfin, vous avez déploré le fait que les membres du Conseil constitutionnel ne soient pas soumis aux règles de la HATVP, comme le sont l’ensemble des parlementaires. Comme je l’ai dit dans mes réponses à votre questionnaire, j’ai bénéficié de ce contrôle pendant dix ans et je n’ai aucune objection de principe à ce qu’il concerne également les membres de cette institution, pourvu que le législateur le décide. Le cas échéant, la loi serait évidemment appliquée et je n’aurais pas la moindre réserve.

Tels sont les éléments de réponse que je souhaitais apporter aux questions complémentaires de Mme la rapporteure. Mesdames et messieurs les députés, je me tiens naturellement à votre disposition, car la décision vous appartient.

M. le président Florent Boudié. Je vais maintenant donner la parole aux membres de la commission. Le vote étant individuel, je rappelle que les interventions, qui ne devront pas excéder deux minutes, le seront tout autant.

M. Philippe Schreck (RN). Le choix du président de la République pour siéger au Conseil constitutionnel nécessite sinon l’aval de notre commission, du moins une absence de rejet. À cet égard, la sélection d’une personnalité politique proche de son camp – ce n’est rien de le dire – ne peut satisfaire le groupe Rassemblement national. Cependant, par respect pour nos institutions, nous nous fonderons moins sur votre passé que sur votre conception de cette fonction ô combien importante. Faisant preuve d’une opposition constructive, mon groupe attendra l’issue de l’audition pour déterminer son vote.

J’en viens à ma question. Par le passé, de nombreux Français ont considéré que certaines décisions du Conseil constitutionnel ont dépassé sa compétence, qui est de vérifier la conformité des textes à la Constitution. Ce faisant, l’institution est devenue un véritable constituant, comme en témoigne sa décision du 6 juillet 2018 sur le concept de fraternité, qui a créé du droit constitutionnel sans l’aval du peuple français et de ses représentants. Je ne crois pas, en effet, que celui-ci, en septembre 1958, imaginait une telle interprétation de l’un des mots de la devise de la République.

Vous avez quelque peu évité la question de la rapporteure à ce sujet. Elle est simple : considérez-vous que le peuple ou, dans l’état actuel du droit, le Congrès, puisse être un constituant ?

M. Stéphane Mazars (EPR). Le Conseil constitutionnel joue un rôle fondamental dans notre démocratie : il est chargé de contrôler la conformité des lois au bloc de constitutionnalité – une tâche que nous, législateurs, connaissons parfaitement, puisque c’est le cadre qui s’impose à l’élaboration de la loi. Dès lors, le Conseil constitutionnel s’est toujours enrichi de l’expertise acquise par d’anciens parlementaires. Or, vous avez été député de 2012 à 2022, et vous avez présidé un groupe parlementaire pendant plus d’un an avant, surtout, de présider notre assemblée de 2018 à 2022. Ayant eu l’honneur d’être député de votre groupe et d’exercer mon mandat sous votre présidence, j’ai pu mesurer vos qualités professionnelles et apprécier vos valeurs humaines.

Votre long parcours d’élu local et national est également un gage d’expérience utile pour le Conseil constitutionnel au regard de son rôle de juge électoral. Notre histoire institutionnelle récente a démontré qu’il existe une continuité entre la présidence de l’Assemblée nationale et celle du Conseil constitutionnel, vos deux prédécesseurs, Laurent Fabius et Jean-Louis Debré, ayant tous deux siégé au perchoir avant d’accéder à de telles responsabilités. Avec votre candidature et celles de Laurence Vichnievsky, ancienne magistrate et ancienne membre de la commission des lois, et de Philippe Bas, ancien président de la commission des lois du Sénat et conseiller d’État, respectivement proposées par la présidente de l’Assemblée nationale et le président du Sénat, ce sont des profils aussi divers que complémentaires qui seront au service de l’institution de la rue de Montpensier.

À ceux qui préfèrent les diplômes à l’expérience, je citerai Alain Juppé, homme d’État s’il en est, et fin connaisseur du Conseil constitutionnel, qui expliquait qu’avoir « à l’intérieur du Conseil constitutionnel des hommes et des femmes qui ont eu l’expérience du gouvernement ou du parlement, c’est un gage de compétence ». Vous l’aurez compris, le groupe Ensemble pour la République votera en faveur de votre nomination à la présidence du Conseil constitutionnel.

En 2018, en tant que parlementaire, vous vous étiez montré favorable à la suppression de la présence de droit des anciens présidents de la République au Conseil constitutionnel – un sujet qui fait régulièrement débat dans notre pays. Maintenez-vous cette position ?

Mme Mathilde Panot (LFI-NFP). En vous plaçant dans une situation inconfortable, le président de la République fait pourtant un choix de confort. Ainsi en va-t-il en monarchie présidentielle : les courtisans doivent souffrir les humeurs et caprices prétendument géniaux de l’Élysée. Caprice de la dissolution d’abord, caprice du refus des résultats des urnes ensuite : indifférent au vote des Français, le président a beau avoir perdu 200 députés à l’Assemblée nationale depuis 2017, il continue de se comporter comme si vous la présidiez.

Caprice suprême, qui tient tout entier en un profond et impérieux déni de réalité et en une hostilité aux principes démocratiques les plus élémentaires : le caprice Ferrand. Qu’on nomme le plus proche, le « premier des miens », à la tête du Conseil constitutionnel, pense le président ; il a dû oublier que les parlementaires devaient voter.

Votre compétence pour occuper ce poste ? Ne nous embarrassons pas de cette question, puisque désormais, la doctrine Élisabeth Borne fait foi : pas besoin d’être spécialiste du sujet. Cette maxime mériterait d’ailleurs d’être inscrite au fronton d’une institution connue pour motiver ses décisions de façon particulièrement sibylline, et dont la composition exonère ses membres de toute qualification – une spécificité unique au monde.

Vu la dimension caricaturale de votre nomination, qui peut croire que les règles de nomination garantissent au Conseil constitutionnel un quelconque contrôle du pouvoir ? Votre candidature doit à la fois à un caprice et à la crise du régime : en Macronie, on hésite entre les fonds de tiroir et les vieux maréchaux d’Empire.

Nous nous opposerons à votre nomination car nous nous opposons au piétinement du vote des Français. Nous nous opposerons à votre nomination comme à Emmanuel Macron, qui ne saurait en aucun cas prétendre, comme vous le suggériez, à un troisième mandat. Voici venue la fin de règne, voici venue la fin de la Ve République ; voici venir la VIe République, et avec elle la démocratie.

Mme Céline Thiébault-Martinez (SOC). La nomination des membres du Conseil constitutionnel soulève une question essentielle : celle de l’indépendance de cette institution garante de notre État de droit.

En janvier 2023, alors que le projet de loi portant réforme des retraites venait d’être déposé à l’Assemblée nationale, Élisabeth Borne, première ministre, publiait une photo aux côtés de Laurent Fabius, président du Conseil constitutionnel, pour saluer son travail. Le principe de séparation des pouvoirs exige pourtant que le Conseil constitutionnel reste une instance impartiale : il est chargé de s’assurer de la conformité des lois à la Constitution, le rôle de conseil du gouvernement revenant au Conseil d’État. Depuis les nominations d’Alain Juppé, de l’ex-ministre Jacques Mézard et du sénateur François Pillet, en 2019, cette impartialité est pourtant de plus en plus contestée.

Votre parcours est marqué par une fidélité constante au président de la République : secrétaire général d’En Marche, ministre au sein du gouvernement d’Édouard Philippe, président du groupe parlementaire La République en marche (LREM), puis président de l’Assemblée nationale. Robert Badinter revendiquait un devoir d’ingratitude envers celui qui l’avait nommé : vous sentez-vous capable d’un tel détachement ?

À la question de l’indépendance s’ajoute celle de la compétence : la France fait figure d’exception en Europe, car elle est l’une des rares démocraties où les membres du Conseil constitutionnel ne sont pas nécessairement des juristes. Que pensez-vous de la présence au Conseil constitutionnel des anciens présidents de la République ?

Les discours d’extrême droite remettant en cause les principes fondamentaux de notre Constitution prolifèrent. Samedi, Donald Trump faisait un pas de plus vers l’autoritarisme en déclarant que qui sauve son pays ne viole aucune loi. En France, il est essentiel que le juge constitutionnel incarne une autorité impartiale et incontestable – il y va de l’existence même de notre État de droit. Selon vous, comment le Conseil constitutionnel peut-il répondre à cette double nécessité de crédibilité et d’indépendance renforcée ?

M. Olivier Marleix (DR). Le devoir d’ingratitude, comme l’appelait Georges Vedel, ne saurait rester une bonne intention : il doit être garanti par des qualités d’indépendance, de rigueur, d’intégrité manifestées avant toute nomination, seules à même d’écarter tout soupçon de connivence.

J’aurai cinq questions pour nourrir votre « introspection ».

Est-il exact, comme l’écrivent Gérard Davet et Fabrice Lhomme, que, convoqué par la Cour de justice de la République, vous avez fait relire votre projet de témoignage par la présidence de la République ? Ce serait une drôle de conception de la séparation des pouvoirs. Ferez-vous de même avec les projets de décision du Conseil constitutionnel ?

Vous comparez souvent votre nomination à celle de Jean-Louis Debré. Mais, en 2007, personne ne peut douter qu’il sera totalement indépendant à l’égard de Nicolas Sarkozy et, surtout, il avait dix ans de carrière de magistrat derrière lui. Pouvez-vous nous en dire plus sur votre formation juridique et ces fameuses deux années de droit que vous auriez suivies ?

Pouvez-vous nous rassurer sur votre lecture de l’article 6 de la Constitution, qui limite à deux le nombre de mandats du chef de l’État ?

Depuis 2022, vous dirigez la société de conseils Messidor, qui aurait notamment travaillé pour Accenture sur la proposition de loi encadrant l’intervention des cabinets de conseil privés dans les politiques publiques. Alors que la loi de 2016 oblige les cabinets de conseil à déclarer leur activité à la HATVP dans les trois mois suivant l’exercice comptable, et malgré 800 000 euros de chiffre d’affaires en 2023, vous n’avez pas déclaré la moindre activité à la Haute Autorité : au nom de quelle analyse estimez-vous ne pas avoir à appliquer la loi ?

Enfin, chaque année, des dizaines de jeunes, parfois très méritants, sont privés de leur réussite à un concours – celui de l’École nationale de la magistrature (ENM) ou de l’administration pénitentiaire, par exemple – au nom d’une simple enquête de moralité, en dépit d’un casier judiciaire vierge et de l’absence de toute condamnation. Trouvez-vous ce traitement équitable par rapport à celui que vous nous demandez de vous réserver ?

Mme Sandrine Rousseau (EcoS). Actuellement en pleine crise, la démocratie ne tient que par la confiance que les citoyens accordent à ses institutions, à leur impartialité et à leur indépendance. À cet égard, votre candidature – celle d’un proche d’Emmanuel Macron –, à la présidence du Conseil constitutionnel, l’une des plus importantes de ces institutions, interroge. Si cette instance comprend des membres au parcours politique, votre nomination déséquilibrerait sa composition, qui en deviendrait plus politique que juridique. Cette confiance passe aussi par l’intégrité. Or, en février 2022, vous avez proposé la nomination au Conseil constitutionnel de Véronique Malbec, alors directrice de cabinet du ministre de la justice. Cette nomination avait suscité de nombreuses interrogations, puisque l’impétrante avait supervisé le procureur ayant classé l’affaire des mutuelles de Bretagne – votre affaire, monsieur Ferrand.

Par ailleurs, vous avez été un acteur clé de la réforme constitutionnelle de 2018, qui visait à renforcer les pouvoirs de l’exécutif, et avez été impliqué dans les discussions relatives à une révision constitutionnelle qui devait permettre au président de la République de briguer un troisième mandat – une proposition que vous avez publiquement soutenue dans les médias : comprenez que vous ressemblez davantage à un candidat en mission présidentielle qu’au garant de nos institutions.

Enfin, c’est le Conseil constitutionnel qui valide les conditions nécessaires à la tenue d’un référendum. Or Emmanuel Macron, dans son rapport contrarié à la démocratie – et notamment à son volet parlementaire –a annoncé vouloir y recourir. Dans un moment de glissement rapide et inquiétant vers les thèmes de prédilection de l’extrême droite, que pensez-vous de la tenue d’un référendum sur la suppression du droit du sol ?

M. Philippe Latombe (Dem). Le groupe Les Démocrates est particulièrement attentif à la hiérarchie des normes et à la capacité de la cour suprême à dire le droit sans être contestée ou livrée à la vindicte populaire.

À cet égard, que pensez-vous de la propension croissante du législateur à se dispenser de prendre en compte la jurisprudence du Conseil dans ses travaux, voire à intégrer de plus en plus souvent des dispositions manifestement inconstitutionnelles, laissant aux soins du Conseil d’assumer l’annulation ex post de ces dispositions, au risque de s’attirer les foudres d’une opinion populaire que les parlementaires n’ont pas voulu affronter ?

Dans le cadre de vos futures responsabilités, comment envisagez-vous l’application de l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) du 26 septembre 2024, dit Energotehnica, qui confirme qu’un juge national n’est pas tenu d’appliquer une décision de sa cour constitutionnelle qui enfreint le droit de l’Union ?

Vos réponses intéressent tout particulièrement les commissaires aux lois, fréquemment confrontés à ces questionnements, qui se sentent parfois un peu seuls lorsqu’il s’agit de trouver une rédaction efficace et constitutionnelle.

Mme Naïma Moutchou (HOR). La proposition de votre nomination s’inscrit dans un contexte de questionnement récurrent sur l’indépendance et l’impartialité des institutions, et singulièrement du Conseil constitutionnel.

Ces préoccupations ne sont pas nouvelles : dès la création du Conseil, par le général de Gaulle – qui y avait d’ailleurs placé un de ses lieutenants –, le mode de désignation du président a posé question. La nomination de Roland Dumas, en 1995, avait soulevé des questions d’éthique, comme celle de Jean-Louis Debré, à qui l’on avait reproché sa proximité avec le président Chirac, ou encore celle de Laurent Fabius par François Hollande. Toutes ces critiques n’ont finalement pas trouvé d’écho dans la pratique : or, c’est bien là ce qui nous intéresse. On se souviendra que c’est Roland Dumas qui a validé les comptes de campagne de Jacques Chirac, Jean-Louis Debré qui a invalidé ceux de Nicolas Sarkozy : c’est bien la preuve que c’est la fonction qui fait l’homme, et que le Conseil constitutionnel, qui rend parfois des décisions contraires aux attentes des autorités en place, n’est pas un instrument du pouvoir.

La nomination du président du Conseil constitutionnel, comme sa composition, sont des sujets sensibles. Reste que l’indépendance de ses membres ne saurait être jugée à l’aune de leur seul parcours politique, mais à celle de leur pratique institutionnelle et des décisions rendues. Comment matérialiserez-vous le devoir d’ingratitude que vous avez évoqué ? Comment garantirez-vous l’indépendance du Conseil constitutionnel et la séparation entre votre parcours politique et la responsabilité institutionnelle qui sera alors la vôtre ? Et, puisqu’on dénonce souvent, ici, le poids croissant du Conseil constitutionnel sur le pouvoir législatif, comment veillerez-vous à ce que le Conseil n’empiète pas sur le pouvoir du Parlement ?

Mme Elsa Faucillon (GDR). Le groupe de la Gauche démocrate et républicaine tient à rappeler son attachement viscéral à l’indépendance et l’impartialité politique des membres du Conseil constitutionnel, que les règles de nomination actuelles ne permettent plus de garantir. Le choix de votre nom serait coûteux pour la confiance de nos concitoyens dans notre Constitution.

Avant d’être battu lors des élections législatives de 2022, vous avez été mis en examen par trois juges d’instruction en 2019, pour prise illégale d’intérêts – une affaire classée sans suite le 13 octobre 2017 par le parquet de Brest, dirigé alors par Véronique Malbec, procureure générale près la cour d’appel de Rennes et désormais membre du Conseil constitutionnel sur votre proposition. Eu égard à ces éléments, nous considérons que votre nomination pourrait entacher de doute l’impartialité de l’institution, ce qui serait contraire aux exigences de la Cour européenne des droits de l’homme. Elle considère en effet qu’en matière d’indépendance et d’impartialité, les membres du Conseil constitutionnel doivent non seulement être irréprochables mais aussi perçus comme tels par l’opinion publique.

Ces derniers jours, d’éminents professeurs de droit ont vivement critiqué votre éventuelle nomination, dans plusieurs tribunes, estimant qu’elle ne répondait ni à l’exigence de compétence technique, ni à celle d’une nécessaire impartialité, objective comme subjective, requérant de vous placer au-dessus des contingences politiques. À nos yeux, votre nomination serait le symbole d’une pratique politique selon laquelle les postes à haute responsabilité sont attribués en fonction de la proximité politique, des intérêts et faveurs étant en jeu.

Vous vous êtes déclaré favorable à un troisième mandat d’Emmanuel Macron : cela suffit à générer un doute important chez nos concitoyens. Au regard de la crise du régime que nous traversons, nous ne pouvons pas nous le permettre.

Mme Brigitte Barèges (UDR). À la suite de la rapporteure, qui vous a interrogé sur la possibilité de vous déporter à chaque fois qu’un dossier aura un lien avec vos précédentes fonctions, je voudrais vous parler à mon tour parler de déontologie.

En cas de nomination, à l’instar de tous les membres du Conseil constitutionnel, vous ne serez pas tenu de déclarer votre patrimoine à la HATVP. Or, au-delà de toutes les fonctions électives que vous avez occupées– jusqu’à l’une des plus hautes, la présidence de l’Assemblée nationale –, vous êtes actuellement président de la société par actions simplifiée unipersonnelle (Sasu) Messidor, qui gère des fonds publics et qui est une société de conseil, dont vous tirez des bénéfices, administrateur du Crédit Mutuel Capital Privé et président du conseil de surveillance du groupe Elsan, qui gère 212 hôpitaux et centres de soins privés.

Pouvez-vous nous indiquer les fonctions attachées à chacun de ces mandats et les revenus que vous en tirez ? Entre votre carrière de journaliste – notamment à La Dépêche du Midi et au Monde –, votre passage dans les assurances, vos mandats politiques – vous avez pris votre carte au Parti socialiste à 18 ans, et avez fait un beau parcours depuis – et vos fonctions actuelles dans des sociétés privées, dont vous devez tirer quelques revenus, je crains fort que vous ne soyez contraint de vous déporter en permanence et que vous ne puissiez donc pas assurer vos fonctions.

Nous vivons un moment historique, car le Conseil constitutionnel est, d’une certaine manière, la plus haute juridiction du système judiciaire français. Les Français ont besoin de transparence et de confiance : il me paraît indispensable de nous apporter des précisions sur toutes vos activités.

M. Richard Ferrand. Monsieur Schreck, le terme « fraternité » est au cœur de notre Constitution ; il figure sur le fronton de toutes nos mairies et fait partie de la devise nationale. On peut s’étonner qu’il ait fallu attendre si longtemps pour lui donner une portée juridique. En l’espèce, la décision dite fraternité confirme qu’aider des personnes cherchant à entrer dans notre pays dans des conditions illicites est bien un délit, mais aussi que secourir, accueillir, nourrir, vêtir des personnes en grand dénuement, fussent-elles en situation irrégulière, traduit le principe de fraternité consacré, aux côtés d’autres droits sociaux, par le préambule de la Constitution de 1946 – un des éléments du bloc de constitutionnalité. Votre question illustre toute la difficulté de conjuguer l’exigence d’ordre public et les politiques de solidarité nationale envers les plus fragiles.

Ensuite, le Congrès peut-il être considéré comme un constituant ? Oui : l’article 89 de la Constitution prévoit que le Parlement convoqué en Congrès peut procéder à une révision de la Constitution sous réserve que les deux assemblées en aient adopté le texte dans des termes identiques. La Constitution a ainsi été modifiée vingt-cinq fois depuis 1958.

Monsieur Mazars, je vous remercie pour vos mots aimables à mon égard – ils sont suffisamment rares pour que je les apprécie. Historiquement, la possibilité offerte aux anciens présidents de la République de siéger de droit au Conseil constitutionnel reposait à la fois sur la volonté de faire bénéficier l’institution de leur expérience, et de ne pas trop dégrader la situation des ceux qui avaient servi le pays et auraient pu se retrouver exclus de tout processus public avec le changement de République. Progressivement, les présidents de la République ont eux-mêmes estimé qu’ils n’y avaient pas leur place – les deux prédécesseurs de l’actuel président n’y siègent d’ailleurs pas. Au reste, au regard du rythme imposé par le quinquennat et de la moyenne d’âge des anciens présidents, ceux-ci risqueraient de se retrouver majoritaires au Conseil, et donc de peser sur les débats d’une manière qui n’a pas été prévue par le constituant. Mais comme plusieurs autres questions, celle-ci vous appartient : le constituant, c’est vous, parlementaires – et, en dernier ressort, le peuple français.

En tant que rapporteur du projet de révision constitutionnelle dont le Parlement a été saisi en 2018, il ne me semblait pas indispensable que les anciens présidents de la République siègent au Conseil constitutionnel. C’est d’ailleurs le sens de la doctrine. Je maintiens ma position mais, encore une fois, ce choix n’appartient qu’à vous. Et si vous m’autorisez à siéger au Conseil constitutionnel, je ne m’exprimerai plus sur ce type de position publique, puisque cela me sera interdit.

Madame Panot, je ne crois pas plus avoir une âme de valet – et je sais que vous le savez, même si vous n’êtes pas obligée de le dire – qu’une âme de maréchal d’Empire – de quel empire ? Tout au plus, petit, m’appelait-on maréchal Ferrand. Avec votre ironie que je suis heureux de retrouver, vous estimez que je suis un caprice : drôle de caprice que voilà !

Les règles de nomination des membres du Conseil constitutionnel vous paraissent inadaptées : dont acte, mais là encore, c’est le constituant qui décide. À chaque nomination, on rouvre le même débat, mais force est de constater que malgré vingt-cinq révisions constitutionnelles depuis 1958 – un rythme soutenu, vous en conviendrez –, jamais le constituant n’a choisi de modifier ces règles. J’imagine que la VIe République pour laquelle vous militez prévoira des règles de nomination optimales au Conseil constitutionnel, si toutefois celui-ci venait à survivre dans la république que vous envisagez.

Je suis heureux que vous m’ayez interrogé sur ma prétendue volonté de voir l’actuel président de la République accomplir un troisième mandat, car cela me permet de rétablir les faits. Je ne vous en fais pas grief, mais ce n’est pas parce que se répètent dans les médias des choses fausses qu’elles en deviennent vraies pour autant. Je vous réponds donc : le 18 juin 2023, date anniversaire de ma défaite face à Mme Mélanie Thomin – que je salue –, un journaliste souhaitait m’interviewer. À la question de savoir si je regrettais qu’Emmanuel Macron ne puisse pas se représenter en 2027, j’ai répondu que notre Constitution en disposait ainsi. Que pouvais-je répondre d’autre ? J’ai ajouté qu’à titre personnel, je regrettais tout ce qui bride le libre choix des citoyens et la libre expression de la souveraineté populaire, comme la limitation du mandat présidentiel dans le temps ou le non-cumul des mandats. « Changeons tout cela en préservant le bicamérisme et le Conseil constitutionnel, gardien vigilant des principes républicains et des libertés publiques », ai-je conclu.

Mais j’avais oublié un aspect de notre époque. Un « twittos », qui n’avait pas compris, s’est empressé de poster « Ferrand veut que Macron fasse un troisième mandat ! » et la machine s’est emballée – vous connaissez bien ce phénomène épouvantable. La paresse intellectuelle et la propension au colportage de la rumeur ont suffi à répandre cette fake news. Encore récemment, j’ai entendu certains d’entre vous répondre à des journalistes qu’ils étaient opposés à ma nomination au motif que j’étais favorable à un troisième mandat d’Emmanuel Macron. Mais nom d’une pipe, je n’ai jamais affirmé cela ! Je connais l’article 6 de la Constitution, qui s’appliquera à l’actuel président comme il s’est appliqué à tous les autres, sauf si le constituant que vous êtes en décide autrement.

Merci, donc, de m’avoir permis de tordre le cou à cette rumeur qui n’a jamais reflété ni ma pensée, ni mon désir.

Madame Thiébault-Martinez, vous doutez de mon indépendance en raison de ma proximité avec le président de la République. N’attendez pas de moi le reniement de saint Pierre : je ne vais pas vous répéter trois fois que je ne le connais pas, ce serait inexact et mensonger. Mais acceptez l’idée qu’avoir partagé des engagements ne crée pas nécessairement un lien de vassalité : vous tous, qui êtes des citoyens engagés, élus qui appartenez à des organisations politiques, avez-vous le sentiment d’être des vassaux des dirigeants de vos mouvements politiques ? Je ne le crois pas. Pourquoi, alors, le serais-je plus que vous ? N’ai-je pas démontré mon indépendance à l’égard du pouvoir exécutif lorsque je présidais cette assemblée ? Évidemment, cette indépendance ne pourra être contrôlée qu’a posteriori, à l’aune de mes actes ; pour l’heure, je n’ai à vous offrir, pour toute garantie, que mon passé politique, meilleur témoin de mon indépendance d’esprit.

Je me suis penché sur les nominations antérieures : elles ont suscité au moins autant de violence médiatique qu’aujourd’hui. Par exemple, plusieurs voix se sont élevées contre la nomination de Robert Badinter, illustre personnage s’il en est, au motif qu’elle rabaissait la France ; et lorsque Jean-Louis Debré a été nommé, ce ne sont pas des gerbes de compliments qu’a envoyées Pierre Mazeaud. À chaque nomination, on s’interroge et on polémique sur l’honnêteté intellectuelle des candidats. Je vous ai dit sur quoi reposait ma crédibilité et j’espère vous en convaincre.

Monsieur Marleix, vous, je n’espère pas vous convaincre – à peine mon nom était-il dans la presse que votre position était arrêtée : dont acte –, mais je me fais un devoir de répondre à l’ensemble de vos questions.

Je note tout d’abord que la publication du courrier sur lequel vous m’interrogez viole le secret de l’instruction – voilà des bases saines et solides. La Cour de justice de la République m’avait demandé, ainsi qu’au président Larcher, au président Hollande et au président Sarkozy, la teneur de mes entretiens avec le président de la République au sujet de la fixation de la date des élections municipales, qui se sont tenues pendant le covid, et qui avait fait débat à l’époque.

Je n’ai jamais compris qu’on puisse nous adresser une telle sollicitation, violation manifeste du principe de séparation des pouvoirs et, au demeurant, manœuvre habile visant à contrevenir à l’article 67 de la Constitution, qui dispose que pendant la durée de son mandat, le président de la République ne peut être entendu, y compris par substitution.

Pour rédiger le courrier de réponse, j’ai naturellement consulté les autres responsables concernés, qui s’interrogeaient autant que moi sur cette démarche. J’ai fait savoir à la conseillère justice du président de la République que je n’entendais pas violer l’article 67 de la Constitution. Elle a confirmé que mon analyse était exacte et suggéré une ou deux formulations pour le courrier de réponse – voilà toute la vérité. Si c’était à refaire demain, je le referais.

Je crois avoir déjà répondu à propos de l’article 6 de la Constitution.

Vous estimez par ailleurs que ma modeste société devrait faire l'objet d’une déclaration auprès de la HATVP. Bien entendu ! Simplement, pour être inscrit au registre des représentants d’intérêts – car c’est bien de cela qu’il est question en l’espèce –, des conditions légales doivent être remplies. Quelles sont-elles ? Sur une année glissante, il faut que l’entité concernée ait procédé à un certain nombre de sollicitations d’autorités publiques dans l’objectif d’influer sur une décision publique. La HATVP m’a questionné – parce que, comme c’est souvent le cas, des âmes charitables le lui ont suggéré. Je lui ai naturellement répondu. Elle a tout vérifié et a estimé que j’étais parfaitement en règle avec mes obligations légales.

Vous sollicitez enfin mon opinion sur le fait que l’accès à des emplois publics puisse être obéré par les résultats d’une enquête de moralité. Je vous renvoie à votre fonction de législateur : il n’appartient qu’à vous de faire qu’il en soit autrement.

Madame Rousseau, j’ai clairement répondu concernant le troisième mandat de président de la République.

J’ai trouvé l’une de vos questions assez blessante, non pas pour moi, mais pour Mme Malbec. Pour vous répondre, il me faut retracer l’histoire complète de nos relations de travail. D’abord, l’article 36 du code de procédure pénale indique clairement que si un procureur général peut demander à un procureur de la République d’engager des poursuites, l’inverse n’est pas possible.

En outre, à aucun moment et en aucune manière la personne que vous mettez en cause n’a-t-elle eu connaissance des faits litigieux qui m’étaient reprochés, comme elle l’a indiqué devant la commission des lois au moment de sa nomination. Vous indiquez qu’elle aurait supervisé le classement sans suite de la procédure, ce qui est faux en droit.

Je rappelle par ailleurs que trois décisions ont établi que les faits litigieux n’avaient pas de qualification pénale et ne devaient donc pas être poursuivis : outre le parquet de Brest, la cour d’appel de Douai et la Cour de cassation ont jugé en ce sens. Or je n’ai pas l’impression que Mme Malbec ait été une parquetière itinérante, ni que la cour d’appel et la Cour de cassation soient parvenues aux mêmes conclusions que le procureur initial par la main secrète de je ne sais qui. Vos propos, en plus d’être imprécis et profondément blessants, sont une atteinte à l’honneur d’une magistrate qui a été la première femme secrétaire générale du ministère de la justice et procureure générale de la cour d’appel de Versailles.

Comment ai-je fait sa connaissance ? À la fin de mon mandat, plusieurs élus m’ont fait savoir que lorsqu’ils déposaient plainte après avoir été agressés, injuriés ou menacés, si la collectivité ou l’assemblée dont ils ressortaient voulait se constituer partie civile, les parquets répondaient différemment : certains le permettaient, d’autres non. Cette absence de clarté juridique m’a conduit à saisir le garde des sceaux et à lui indiquer qu’il me semblait nécessaire que la loi permette aux assemblées et aux collectivités de soutenir les élus violentés ou injuriés. Ce dernier a proposé que des membres de mon cabinet travaillent avec le sien, sous la direction de sa propre directrice de cabinet, Mme Malbec. C’est ainsi – et jamais avant, je le déclare sur l’honneur –, que j’ai fait la connaissance de Mme Malbec.

S’est ensuite posée la question du remplacement de Mme Bazy-Malaurie au Conseil constitutionnel. J’ai échangé à ce sujet avec le président Fabius, qui m’a indiqué être attaché à la parité au sein du Conseil – voilà qui tombe bien, car moi aussi – et signifié qu’il paraîtrait opportun, à ce titre, de nommer une femme pour lui succéder, même si rien ne m’y contraignait. Je lui ai confirmé que telle était mon intention. Il m’a également indiqué, avec la modération et le tact que vous lui connaissez, qu’il serait bon que le Conseil constitutionnel garde son caractère mixte, c'est-à-dire qu’il continue à regrouper à la fois des magistrats de l’ordre judiciaire, des conseillers d’État et des élus. D’ailleurs, si le constituant avait souhaité que seuls des juristes traitent du contrôle de constitutionnalité, pourquoi aurait-il pris la peine de créer le Conseil constitutionnel ? Il suffisait de confier ce rôle au Conseil d’État, où siègent les plus éminents de nos juristes. Mais qu’aurait-on dit alors de l’impartialité de celui-ci ?

Dès lors, ayant fait la connaissance de Mme Malbec, qui nous avait éclairés sur la façon de trouver les moyens législatifs de protéger les élus, j’ai indiqué au garde des sceaux qu’elle me semblait pouvoir correspondre et lui ai demandé s’il me donnait la liberté de la rencontrer pour évoquer ce point avec elle. La réponse ayant été positive, j’ai fait part de mon intention à Mme Malbec. Je lui ai demandé si cette mission pourrait convenir à ses compétences et si elle voulait s’engager à servir la République dans ce cadre. Après une quinzaine de jours de réflexion, elle a accepté. Elle a ensuite été auditionnée par la commission des lois de l’époque, qui a approuvé ce choix.

Je veux insister sur un point : nous sommes ici très attachés à des éléments fondamentaux de notre droit. Parmi ceux-ci figurent la présomption d’innocence pour tous, mais aussi l’autorité de la chose jugée. Je trouve quelque peu extravagant qu’on la mette en cause au motif que ce qu’elle représente ne conviendrait pas à tout le monde.

Quant à savoir si la suppression du droit du sol par référendum est envisageable, je trahirais le serment que je serais amené à prêter si vous acceptez ma nomination en disant par anticipation comment je me positionnerais si une telle initiative devait être prise. Je ne peux donc pas répondre à votre question.

Monsieur Latombe, vous avez déploré que des dispositions législatives anticonstitutionnelles puissent être adoptées consciemment et volontairement, pour que le Conseil constitutionnel joue ensuite le rôle de voiture-balai et soit exposé, de ce fait, à de vifs reproches. Il importe en effet que l’article 45 de la Constitution soit convenablement appliqué, en commission puis en séance, pour éviter les débordements susceptibles de conduire à un tel phénomène.

Vous m’interrogez sur le contrôle de conventionnalité et les interactions entre le droit de l’Union européenne et le nôtre. Depuis la décision IVG rendue par le Conseil constitutionnel en 1975, ce sont les juridictions de l’ordre administratif ou judiciaire qui jugent de la conformité des lois aux traités, le contrôle du Conseil constitutionnel portant sur la conformité de la loi à la Constitution. Vous évoquez une jurisprudence récente de la CJUE qui tendrait à laisser croire à une sorte d’inversion de la hiérarchie des normes. Sur ce point, les choses sont très claires : dans notre ordre juridique, c’est la Constitution qui est au sommet de la pyramide. Par conséquent, aucune cour, fût-elle européenne, ne peut décider que des dispositions constitutionnelles françaises pourraient être ignorées. Cela étant dit, il existe ce qu’on appelle le dialogue des juges, qui s’exerce parfois sans parole, par les différentes décisions qui installent une convergence de jurisprudences, et parfois en paroles, par le biais d’une forme de diplomatie entre les différentes instances et cours compétentes pour lever les ambiguïtés que vous avez soulevées.

Enfin, le Conseil constitutionnel a dégagé la notion d’identité constitutionnelle de la France, en vertu de laquelle, en l’absence de garantie équivalente des droits et libertés fondamentaux à l’échelle européenne, il peut indiquer la marche à suivre lorsque des normes sont susceptibles d’interagir. Je songe par exemple à la décision Air France du 15 octobre 2021, dans laquelle le Conseil constitutionnel a rappelé que l’État ne pouvait pas déléguer sa compétence en matière de reconduite à la frontière de personnes étrangères, car elle relève de la force publique. C’est ainsi que se dégage progressivement ce concept d’identité constitutionnelle, qui est en quelque sorte un bouclier, pour faire face à la difficulté que vous avez soulevée.

Madame Moutchou, vous vous interrogez vous aussi sur le mode de désignation des membres du Conseil constitutionnel – une question récurrente. J’ai étudié les pratiques en vigueur dans d’autres pays. Pour la cour de Karlsruhe, les membres désignés doivent être des juristes, choisis par les partis à due proportion du poids des différentes sensibilités politiques. Je n’ose suggérer ce travail dans la configuration actuelle ! On pourrait imaginer procéder ainsi, mais il s’agirait là d’un processus très politisé, et revendiqué comme tel. Aux États-Unis, les choses sont encore plus claires : au-delà de la compétence, sont exigées la clarté et la fidélité aux engagements passés, dans le cadre des activités de jugement. Cela me semble être la pire des solutions. En Espagne, plusieurs sources de nomination cohabitent, si bien qu’en cas de blocage, l’institution peut ne plus fonctionner. Ainsi, pour paraphraser Churchill, peut-être avons-nous le pire des modes de nomination, mais je n’en connais pas de meilleur. Il appartient bien entendu au constituant, et à lui seul, d’imaginer un système plus conforme à ce qui vous semble pertinent.

Vous m’avez aussi interrogé sur la matérialisation du devoir d’ingratitude. J’ai repris à mon compte cette expression du doyen Vedel employée par Robert Badinter parce qu’elle est communément admise, mais, pour qu’il y ait ingratitude, encore faut-il qu’il y ait reconnaissance. Or il ne me semble pas que cette proposition du président de la République me créerait à son égard je ne sais quelle dette. Lorsqu’une responsabilité vous est proposée, cela ne fait pas de vous le débiteur de celui qui la propose – sinon, où irions-nous ? Si le président de la commission des lois propose à un député de rédiger un rapport, on ne va pas laisser penser que le rapporteur deviendrait son débiteur : les choses ne fonctionnent pas ainsi. Par conséquent, au-delà du devoir d’ingratitude, c’est surtout le devoir de liberté et d’indépendance qui est l’exigence profonde et la mission des membres du Conseil constitutionnel.

Madame Faucillon, vous avez à votre tour déploré le mode de désignation des membres du Conseil. Le consensus sur ce point semble tellement large que vous pourriez imaginer procéder à une réforme constitutionnelle pour répondre aux vœux de ceux qui se sont prononcés aujourd'hui.

Je ne reviendrai pas sur l’état de droit, la présomption d’innocence et l’autorité de la chose jugée, ni sur l’honneur mis en cause de Mme Malbec. J’ai également répondu concernant le troisième mandat de président de la République.

Quant aux professeurs de droit, qui ont manifesté leur regret de ne pas être suffisamment représentés au sein du Conseil constitutionnel et exprimé de bonne foi des réserves sur mes compétences, leurs reproches renvoient à la question de la liberté de nomination dont disposent les autorités compétentes. Certains suggèrent d’attendre que les personnes nommées n’exercent plus aucun mandat ; pourquoi pas. Il me semble toutefois que le président du Sénat s’apprête à nommer un sénateur en exercice et que M. Fabius lui-même était ministre lorsque M. Hollande l’a désigné. La sagesse lui fait désormais recommander un délai entre la fin de l’activité politique et l’entrée au Conseil. Le débat reste en tout cas très ouvert.

Madame Barèges, les règles de déport en vigueur au Conseil constitutionnel sont très strictes. Dès que le président de la République a fait connaître sa proposition, j’ai fait en sorte qu’un administrateur judiciaire ait la main sur l’entreprise que j’ai créée, en lui donnant mission, si je devais être nommé, de la dissoudre. Il me semble par ailleurs vous avoir entendu dire que j’avais des clients publics. Ce n’est pas le cas.

Des incompatibilités imposent aux membres du Conseil constitutionnel de cesser toute autre activité, sauf si elle est de nature littéraire, scientifique ou universitaire. Je me conformerais sans délai à ces prescriptions si je devais être nommé. C’est d’ailleurs pourquoi j’ai donné mandat à un administrateur de procéder éventuellement à la liquidation de mon entreprise et que j’ai suspendu dès le 10 février l'ensemble des missions et des contrats de prestations que j’avais conclus, en prévenant mes clients que je les résilierais si votre décision devait m’être favorable. Je saurai, le cas échéant, donner toutes les indications pertinentes au secrétariat général du Conseil constitutionnel, afin de pouvoir non seulement m’alerter moi-même, mais aussi me déporter si une QPC impliquant un ancien partenaire venait à surgir. Un progrès a d’ailleurs été fait sous la présidence de M. Fabius : les décisions mentionnent désormais les éventuels déports. Il existe également une procédure de récusation des membres, qui peut être enclenchée à la demande du requérant. Ces dispositions mettent à l’abri des risques que vous soulevez. La vigilance est naturellement de mise et doit l’être à tout moment.

Mme Marietta Karamanli, rapporteure. Vous avez indiqué qu’il revenait au législateur de statuer sur les exigences déontologiques et le régime indemnitaire applicables aux membres du Conseil constitutionnel. Vous aviez d’ailleurs cosigné, en 2016, une proposition de loi en ce sens, qui avait été adoptée à l’Assemblée nationale mais bloquée au Sénat. Elle a été reprise en 2021 par le groupe socialiste, mais à nouveau bloquée. Nous ne manquerons pas de mettre à nouveau cette question en débat.

La réforme du règlement de l’Assemblée nationale que vous avez promue en 2019 avait notamment pour objet de rationaliser l’organisation de la discussion des textes, en limitant le nombre d’orateurs et la durée du temps de parole. Le Conseil constitutionnel avait émis une réserve d’interprétation, estimant que ces limitations ne pouvaient priver d’effet les exigences de clarté et de sincérité du débat parlementaire, ouvrant ainsi la voie à un contrôle en ce sens. Vous semble-t-il légitime que le Conseil constitutionnel puisse censurer tout ou partie d’un texte au motif que ces exigences n’auraient pas été respectées ? Un tel contrôle in concreto vous semble-t-il compatible avec le principe d’autonomie des assemblées parlementaires ?

M. Jordan Guitton (RN). Après que mon collègue Philippe Schreck a pointé le risque de dérive d’un Conseil constitutionnel constituant, je veux vous interroger sur le risque d’un Conseil constitutionnel législateur. Si l’article 24 de la Constitution dispose que le Parlement vote la loi, les décisions du Conseil constitutionnel s’apparentent en effet régulièrement à une action législative.

Première illustration : la question des cavaliers législatifs. Ces dernières années, le Conseil a adopté une lecture très restrictive de la notion de lien, même indirect, avec le texte déposé ou transmis, qui conditionne la recevabilité des amendements aux termes de l’article 45 de la Constitution. Ce faisant, il a passablement restreint le droit d’amendement des parlementaires, donc l’exercice de leur pouvoir législatif. Son action sur le projet de loi « immigration », par exemple, vous a-t-elle paru naturelle et respectueuse de son rôle ?

Seconde illustration : par une décision du 28 mai 2024 incluant les étrangers en situation irrégulière dans le champ des bénéficiaires de l’aide juridictionnelle, le Conseil a élargi les contours de la loi et s’est, de fait, attribué un pouvoir législatif auquel même les parlementaires n’auraient pas pu prétendre en raison de l’article 40 de la Constitution, cette décision participant évidemment à l’aggravation d’une charge publique. Le Conseil modifie donc la loi par une décision qui a une incidence sur le budget, sans intervention du législateur. Cela vous semble-t-il normal ?

Considérez-vous que le Parlement, à travers lequel le peuple exerce sa souveraineté, comme le dispose l’article 3 de la Constitution, a le monopole du vote, donc de la modification de la loi ? Seriez-vous président d’un Conseil constitutionnel législateur ou d’un Conseil constitutionnel cherchant uniquement à assurer la conformité de la loi à notre Constitution ?

M. Sylvain Maillard (EPR). L’article 3 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 pose le principe du secret des délibérations et des votes du Conseil constitutionnel, dans le souci d’assurer l’indépendance des juges et de respecter la tradition juridictionnelle française selon laquelle une décision de justice est toujours l’œuvre collégiale de la juridiction. Néanmoins, eu regard à la portée juridique et politique des décisions du Conseil constitutionnel, le débat a pu surgir sur l’opportunité de raccourcir le délai d’accès aux délibérés, actuellement fixé à vingt-cinq ans, voire de permettre la publicité des opinions dissidentes, dans un objectif de transparence. Seriez-vous favorable à une telle démarche, ou considérez-vous que cela risquerait de fragiliser les décisions du juge constitutionnel ?

Mme Gabrielle Cathala (LFI-NFP). Dans une démocratie républicaine en bonne santé, vous n’auriez jamais été proposé par le président de la République pour être à la tête du Conseil constitutionnel, et votre nomination devrait être stoppée ce matin par des parlementaires attachés à un État de droit déjà trop fragilisé par la menace de l’extrême droite.

Car dans un État de droit digne de ce nom, la justice constitutionnelle est rendue par des juges indépendants, et non par un fidèle parmi les fidèles du chef de l’État, qui va jusqu’à suggérer que ce dernier exerce un troisième mandat. Dans un État de droit, la justice est rendue par des fins juristes, et non par des amateurs dépourvus de toute expertise sur les droits et libertés fondamentaux. Dans un État de droit, la justice constitutionnelle est rendue par des individus animés par la vertu républicaine, et non par des personnes mises en cause dans plusieurs affaires judiciaires. Si vous êtes passé entre les mailles du filet dans l’affaire des Mutuelles de Bretagne, dans le cadre de laquelle vous avez été mis en examen pour prise illégale d’intérêts, ce n’est que parce que les faits étaient prescrits. Dans un État de droit, la justice est rendue par des individus irréprochables, respectés pour leur indépendance et leur impartialité, et non par des politiciens connus pour leur servilité à l’égard d’un chef de l’État qui distribue des faveurs lorsque ses copains sont défaits aux élections.

La proposition de M. Macron illustre à elle seule la perte de boussole morale d’un macronisme à bout de souffle. Elle fait partie de ces faits du prince qui abîment durablement notre République et affaibliront définitivement le rôle de contre-pouvoir du Conseil constitutionnel, déjà vacillant. Nos concitoyens ne pourront compter sur vous ni pour protéger le caractère social de notre République ni pour garantir les fondamentaux républicains de notre régime, et encore moins pour promouvoir les principes de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Finalement, la France de Macron est toujours celle du monde à l’envers : on peut y être commissaire européen sans parler un mot d’anglais, comme M. Séjourné ; y être premier ministre en ayant fait moins de 6 % aux législatives, comme MM. Barnier et Bayrou ; et, visiblement, y devenir président du Conseil constitutionnel en étant dépourvu de probité.

Collègues, M. Ferrand n’ayant pas la grandeur d’âme nécessaire pour refuser lui-même cette nomination caricaturale et dangereuse, bloquons-la.

Mme Colette Capdevielle (SOC). Le fait qu’un membre du Conseil constitutionnel, a fortiori son président, ait participé à l’élaboration d’une loi faisant l’objet d’une question prioritaire de constitutionnalité ne constitue pas une cause de récusation ou de déport. C’est assez édifiant : devant toute autre juridiction, l’une ou l’autre s’imposerait. Quelles garanties pouvez-vous apporter quant à votre impartialité et votre indépendance, dans la mesure où vous aurez nécessairement à juger, dans le cadre des QPC, des lois que vous aurez votées ou combattues ?

Existe-t-il, selon vous, des grands principes qui mériteraient d’être enfin constitutionnalisés ; a contrario, certains mériteraient-ils de ne plus figurer dans notre Constitution ?

Mme Émilie Bonnivard (DR). Pour échapper à l’obligation de déclaration auprès de la HATVP au titre de votre activité de conseil, vous vous référez à un décret du 9 mai 2017, qui prévoit une condition restrictive en dispensant de cette obligation les personnes étant entrées en relation avec des personnes publiques moins de dix fois dans l’année. Or ce décret est contraire à la loi. Ce n’est pas moi qui le dis, mais la présidente Braun-Pivet qui, lorsqu’elle était à la tête de la commission des lois, a écrit au premier ministre pour lui demander de le modifier. Vous n’appliquez donc pas la loi, mais un décret illégal.

En tout état de cause, pour satisfaire aux règles de déport en vigueur au Conseil constitutionnel, il vous faudra bien communiquer à quelqu’un la liste de vos anciens clients.

M. Jérémie Iordanoff (EcoS). Dans le contexte politique particulier que connaît la France, et au regard de votre proximité avec le chef de l’État, le groupe Écologiste et social juge votre nomination inopportune – vous l’aurez compris. Je vous poserai néanmoins quatre questions précises.

La première porte sur l’interprétation des articles 11 et 60 de la Constitution : quelle serait votre position si un président de la République venait à proposer un référendum sur un texte, par exemple constitutionnel, ne relevant pas du champ de l’article 11 ? Le Conseil devrait-il annuler le décret de convocation des électeurs s’il était saisi d’un recours à son endroit ?

La deuxième concerne un éventuel mésusage de l’article 16 de la Constitution : en cas d’activation des pouvoirs prévus à cet article, le Conseil devrait-il systématiquement s’autosaisir au bout de trente jours, comme la Constitution le permet sans l’imposer ?

La motivation des décisions du Conseil est régulièrement critiquée par les juristes, praticiens et universitaires. Pensez-vous nécessaire de l’enrichir, afin que le raisonnement juridique suivi soit plus clair ?

Enfin, le Conseil censure les cavaliers législatifs plutôt que de se prononcer sur le fond des dispositions en cause, même quand celui-ci est critiqué dans la saisine. La décision sur la dernière loi « immigration », en janvier 2024, en a témoigné de manière spectaculaire. Vous semblerait-il opportun de renverser cette jurisprudence pour privilégier l’étude de la conformité à la Constitution du fond des dispositions contestées ?

Mme Marie-France Lorho (RN). Si la neutralité du Conseil constitutionnel ne figure pas en toutes lettres dans notre texte suprême, le peuple français considère que les membres de cette institution, à défaut d’être dépourvus d’orientations politiques, doivent, comme tout juge, donner l’apparence de la neutralité. Cela importe pour deux raisons qui ne sont pas sans répercussion sur le peuple français. Tout d’abord, garantir que la loi est conforme à la Constitution est une tâche technique, juridique, qui devrait exclure toute appréciation politique. Or vous avez notablement pris part au débat politique par le passé ; votre accession au Conseil constitutionnel vous placerait donc de facto hors de ce champ. Ensuite, une partie des Français contestent le processus même de votre nomination, considérant qu’il n’est pas normal de donner autant de pouvoir à une personne non élue.

Cette audition n’est pas le lieu pour remettre en cause les institutions, comme certains collègues ont pu le faire – je les invite plutôt à déposer une proposition de loi constitutionnelle. Cependant, la manière dont vous pourriez exercer la fonction de président du Conseil constitutionnel est déterminante pour mon groupe et motivera son vote. Il est arrivé que des membres de cette institution prennent publiquement des positions politiques, y compris pendant des campagnes électorales, ce qui a nourri la défiance d’une partie des Français à son encontre. Comment envisagez-vous de mettre en pratique l’apparence de neutralité qui vous incombera, en particulier dans vos prises de parole publiques et médiatiques ?

M. Éric Martineau (Dem). Les événements survenus dernièrement à Mayotte et en métropole témoignent de l’acuité des enjeux climatiques et environnementaux. La Charte de l’environnement fait certes partie du bloc de constitutionnalité, comme la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, mais elle ne semble pas susciter le même intérêt que cette dernière. Quelle valeur lui accordez-vous ? Comment lui donner la portée qu’elle mérite ?

M. Richard Ferrand. Les règles de déport relatives aux textes législatifs sont claires, madame Capdevielle. Un ancien parlementaire qui siège au Conseil constitutionnel n’est pas tenu de se déporter s’agissant de lois qu’il a approuvées ou désapprouvées. En revanche, s’il s’est investi dans un texte avec une intensité particulière, en en étant par exemple rapporteur, son déport est requis. Cette règle me paraît équilibrée ; elle constitue une précaution nécessaire, sans paralyser les membres du Conseil constitutionnel.

Par ailleurs, je ne suis pas en situation de me prononcer sur les principes qu’il faudrait effacer ou faire émerger dans la Constitution, car je ne veux pas manquer par anticipation au serment que je prêterai si vous décidez que je peux rejoindre le Conseil constitutionnel. Je ne veux pas non plus empiéter sur le rôle de constituant confié au Parlement au nom du peuple français ; vous êtes souverains pour décider de ce qui doit relever du bloc de constitutionnalité, si tant est qu’il faille l’enrichir ou l’amputer.

Vous évoquez le caractère illégal d’un décret, madame Bonnivard, avis que partagerait Mme la présidente de l’Assemblée nationale. Pour l’instant, rien n’est véritablement jugé – le Conseil d’État ne s’est pas prononcé, et le décret n’a pas été modifié. Je prends néanmoins acte de cette donnée éclairante.

À votre question concernant l’article 16, monsieur Iordanoff, ma réponse est oui.

Les décisions du Conseil constitutionnel me paraissent mieux explicitées et plus lisibles que par le passé, même si des améliorations sont encore possibles pour mieux les faire comprendre et les partager ; ce travail est en cours de progression.

Dans sa fameuse décision Hauchemaille de 2000, le Conseil constitutionnel s’est dit compétent pour examiner à titre exceptionnel les décrets de convocation d’un référendum. Selon la doctrine, cette position laisse entendre qu’il pourrait éventuellement devenir compétent sur le fond ; toutefois, il n’y a pas eu de contentieux permettant de l’affirmer. Si vous acceptez que je rejoigne le Conseil constitutionnel, nul doute que je serai l’un des acteurs du collège qui pourra répondre à votre question, mais je ne saurais me prononcer à ce stade pour des raisons évidentes.

La réforme du règlement de l’Assemblée nationale à laquelle j’ai contribué, madame la rapporteure, a introduit des avancées pour les droits des oppositions. Auparavant, le nombre de questions au gouvernement posées par chaque groupe était proportionnel à son effectif. Sans être un fin observateur, j’avais constaté que les questions des membres de la majorité visaient à valoriser l’exécutif plutôt qu’à contrôler son action. J’ai donc proposé de doubler le nombre de questions accordées à l’opposition, afin que la mission de contrôle propre à l’exercice soit renforcée au détriment de la mission « promotionnelle », si vous m’autorisez ce raccourci excessif.

J’ajoute qu’avant cette réforme, lorsqu’un groupe d’opposition exerçait son droit de tirage pour créer une commission d’enquête, la présidence revenait au demandeur, tandis que la fonction de rapporteur revenait à la majorité. Depuis la réforme, le choix est laissé au groupe d’opposition. Je tiens à ce règlement dont je suis un peu le coauteur, avec vous.

Nous avons par ailleurs supprimé les motions de renvoi en commission des propositions de loi, auxquelles la majorité recourait systématiquement pour les textes issus de l’opposition. Désormais, toutes les propositions de loi sont examinées.

J’en viens à une décision dont je ne suis pas le plus fier, mais qui était pragmatique. Il a fallu trouver une solution pour mener les débats à leur terme dans un contexte où le nombre d’amendements connaissait une inflation considérable – je parle de la situation d’alors, non de la situation actuelle que je ne connais pas. Ayant observé que l’hémicycle était vide pendant les discussions générales, il m’a semblé pertinent de raccourcir les monologues et de rallonger les débats. Vous ne semblez pas approuver ce choix, madame la rapporteure. Il appartient à votre assemblée de modifier son règlement ; celui-ci sera soumis au Conseil constitutionnel, qui veille au respect des droits des oppositions.

En 2005, monsieur Martineau, le constituant a accompli un acte audacieux, visionnaire et pionnier, sous l’impulsion du président Chirac, lorsqu’il a donné une valeur constitutionnelle à la Charte de l’environnement aux côtés de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et du préambule de la Constitution de 1946. C’était visionnaire car à l’époque, le débat environnemental n’était pas aussi prégnant qu’aujourd’hui et l’actualité n’était pas aussi marquée par la dégradation de l’environnement. Certains articles de la Charte appellent des dispositions législatives, qui ont été prises ; on peut également se prévaloir de certains articles dans une question prioritaire de constitutionnalité, dès lors que l’on traite de libertés et de droits fondamentaux. Le rang occupé par la Charte de l’environnement ne me semble pas discuté ; elle se situe au même niveau que les autres normes dans le bloc de constitutionnalité. L’usage qui en a été fait, y compris dans des décisions récentes, en témoigne. Je considère que c’est une bonne chose et que cela doit continuer.

Enfin, monsieur Guitton, pour que la mécanique institutionnelle fonctionne bien, chaque institution doit rester à sa place. Le législateur fait la loi. Le Conseil constitutionnel s’assure que les lois sont en adéquation avec les exigences de la Constitution et du bloc de constitutionnalité, mais il n’est pas concevable qu’il veuille s’ériger en législateur. Comme j’ai eu l’occasion de le dire publiquement – mais on le rappelle moins que mes propos sur le troisième mandat… –, le Parlement doit rester vigilant pour éviter qu’un jour, la Cour des comptes, le Conseil d’État ou quelque autre institution n’en vienne pas à lui dicter ce qu’il faut faire. Je crois en notre Constitution parce qu’elle accorde un rôle clé aux représentants du peuple et qu’elle met la souveraineté nationale entre leurs mains – les vôtres. Tel est le cœur de ma conviction républicaine et la ligne directrice que je garderai toujours à l’esprit, y compris au Conseil constitutionnel si vous décidez d’approuver la proposition du président de la République.

M. le président Florent Boudié. Je vous remercie, monsieur Ferrand. Je vous invite, ainsi que le public, à quitter la salle afin que la commission puisse statuer ; de même, la diffusion de la réunion sur le site de l’Assemblée va être interrompue.

La réunion est suspendue de dix heures trente à dix heures trente-cinq.

À l’issue de cette audition, délibérant à huis clos, la Commission procède au vote par scrutin secret, en application de l’article 29-1 du Règlement, sur cette proposition de nomination.

Les résultats du scrutin ont été annoncés, simultanément à ceux de la commission des lois du Sénat, à 13 heures 10 :

 Nombre de votants : 72

 Blancs, nuls: 15

 Suffrages exprimés : 57

 Avis favorables : 25

 Avis défavorables : 32

*

*     *

 

Présidence de M. Philippe Gosselin, vice-président.

Puis, la Commission examine, selon la procédure de législation en commission, de la proposition de loi visant l’ouverture avancée des données judiciaires (n° 806) (M. Philippe Latombe, rapporteur).

M. Philippe Gosselin, président. Nous examinons la proposition de loi visant l’ouverture avancée des données judiciaires que le groupe Les Démocrates a inscrite à l’ordre du jour de sa journée réservée du 6 mars prochain. La Conférence des présidents a décidé que ce texte serait examiné selon la procédure de législation en commission.

M. Philippe Latombe, rapporteur. Le principe de publicité de la justice est au fondement de notre État de droit. Les décisions de justice étant rendues au nom du peuple français, il est impératif que nos concitoyens y aient accès de façon libre et gratuite. Or, jusqu’à une période récente, cet accès n’était pas effectif pour les personnes qui n’étaient pas parties au litige. La communication des jugements à des tiers obéit en effet à une procédure complexe dont l’issue est incertaine. Quant à la diffusion de la jurisprudence à titre gratuit, elle s’est longtemps cantonnée aux décisions rendues par les plus hautes juridictions, à l’exclusion des décisions de premier degré ou d’appel.

Des évolutions sont fort heureusement survenues. La loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique a ainsi instauré le principe de mise à disposition à titre gratuit, sous forme électronique, de l’ensemble des décisions de justice. Ce processus de longue haleine est en cours ; il se poursuivra jusqu’à fin 2027.

À ce jour, plus de 1,6 million de décisions de justice ont été diffusées sur les deux plateformes dédiées, gérées respectivement par le Conseil d’État pour les juridictions administratives, et par la Cour de cassation pour l’ordre judiciaire.

En 2024, nos concitoyens ont accédé pour la première fois gratuitement à des décisions rendues par les juridictions de première instance, telles que les tribunaux judiciaires. À terme, plus de 3 millions de décisions de justice seront diffusées chaque année. Cette ouverture répond à un véritable besoin, comme en témoigne le succès du dispositif : la plateforme qui diffuse les décisions des juridictions judiciaires a comptabilisé près de 6,5 millions de consultations entre novembre 2023 et novembre 2024.

Cette politique d’open data dans le domaine judiciaire constitue une véritable révolution dans l’accès au droit. Je tiens à rendre hommage à l’ensemble des acteurs du ministère de la justice mobilisés par cet important chantier.

Il faut toutefois aller plus loin dans l’ouverture et la transparence de notre système judiciaire, en tirant parti des évolutions technologiques. Le développement des outils d’intelligence artificielle permettra de diffuser les données judiciaires de façon massive bien plus aisément qu’autrefois. L’émergence d’acteurs spécialisés dans leur traitement conférera davantage d’intelligibilité, et donc de plus-value, à cette masse brute d’informations, au bénéfice des professionnels du droit. Enfin, et surtout, nos concitoyens doivent pouvoir comprendre le processus juridictionnel qui aboutit aux décisions.

C’est sur ce fondement que notre assemblée a introduit un amendement au rapport annexé au projet de loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027. Il prévoit la mise à disposition à titre gratuit, sous forme électronique, de trois types de documents judiciaires : les conclusions du rapporteur public devant les juridictions administratives, les rapports des conseillers rapporteurs à la Cour de cassation et les avis des avocats généraux près la Cour de cassation. La présente proposition de loi vise à concrétiser cet engagement.

Pourquoi viser spécifiquement ces documents ? Parce qu’ils ne sont pas détachables de la procédure juridictionnelle, qu’ils contiennent des précisions sur les enjeux juridiques de l’affaire bien plus détaillées que les décisions de justice, et qu’ils permettent de mieux comprendre le raisonnement ayant abouti à la solution retenue par les juges. La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a d’ailleurs souligné – certes, à une époque où les décisions étaient plus elliptiques – que seule la lecture des conclusions du rapporteur public permettait de comprendre la ratio decidendi des arrêts du Conseil d’État. Les justiciables ont le droit de comprendre l’environnement explicatif des décisions ; la proposition de loi entend y contribuer.

Au-delà, la diffusion de ces documents représenterait une avancée majeure pour la recherche et le travail d’investigation, ainsi que l’ont souligné des universitaires et des journalistes dans leurs contributions écrites à mes travaux.

S’agissant de la mise en œuvre du dispositif, je souhaite insister sur un point : la diffusion des documents suivra le même régime que la mise à disposition des décisions de justice. Ce régime est protecteur de la vie privée, puisqu’il impose la pseudonymisation et permet d’occulter tout autre d’élément d’identification. Il encadre strictement le droit à la réutilisation des données, et interdit notamment toute activité de profilage.

Je tiens donc d’ores et déjà à répondre à certaines craintes exprimées dans vos amendements : la proposition de loi ne vise pas une diffusion sauvage des documents judiciaires, mais une diffusion encadrée dans les mêmes conditions que les décisions de justice, selon une pratique qui a fait ses preuves.

J’ai toutefois entendu les points de vigilance exprimés par les magistrats que j’ai auditionnés : la crainte d’une surcharge de travail liée à la formalisation et à la diffusion des documents ; la crainte de contraintes techniques liées à l’adaptation des outils d’intelligence artificielle actuellement utilisés pour traiter les décisions de justice ; la crainte que la diffusion des documents ne ralentisse, voire n’entrave la mise à disposition des décisions de justice.

C’est pourquoi je vous proposerai d’adopter un amendement visant à différer l’entrée en vigueur de la proposition de loi au 1er janvier 2028, date à laquelle le chantier de mise à disposition des décisions de justice sera achevé. Cette période de transition permettra au ministère de la justice de mieux s’organiser techniquement et humainement.

Si je suis ouvert à la discussion concernant l’entrée en vigueur de la mesure, j’estime en revanche qu’il faut rester ferme quant au champ des documents visés. Je suis en effet convaincu que la proposition de loi contribuera à renforcer la transparence du processus décisionnel, et par conséquent la confiance de nos concitoyens dans le système judiciaire.

M. Philippe Gosselin, président. Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.

Mme Sophie-Laurence Roy (RN). Cette réformette ne servira à rien mais ne fera pas de mal. Elle ne permettra pas d’atteindre l’objectif louable qu’elle vise : rapprocher les citoyens de la justice.

Seules 12 % des affaires jugées en France relèvent des juridictions administratives. Quant aux pourvois en cassation, ils ne représentent que 2 % des décisions en appel et 0,75 % des autres dossiers. Autrement dit, la publication des données ne concernera que 13 % des affaires.

Cette mise à disposition ne servira qu’à certains étudiants en droit, avocats et magistrats qui utiliseront Mistral AI – espérons-le – ou bien ChatGPT pour comprendre les rapports publics des conseillers rapporteurs et les avis des avocats généraux près la Cour de cassation. Pour nos concitoyens, qu’en sera-t-il ? Le justiciable moyen ignore ce qu’est un conseiller rapporteur ou un avocat général. Le problème auquel sont confrontés les chefs d’entreprise, les personnes qui se battent contre l’administration, les victimes qui cherchent à comprendre une décision, c’est la complexité du droit, la lenteur de la justice et l’éloignement des juges, regroupés dans le chef-lieu du département. La publication de ces données ne rendra pas la justice plus rapide et plus proche.

Si le Modem veut se servir de sa niche pour améliorer le fonctionnement de la justice, pourquoi ne propose-t-il pas une vraie réforme ? Vous aurez beau mettre en ligne tous les jugements, avis et rapports des avocats généraux possibles, vous ne réussirez pas à réduire d’un pouce l’écart avec le justiciable moyen si personne ne peut comprendre ces documents sans avoir un diplôme de droit de niveau bac + 7. La justice a besoin d’autre chose. Dans ma circonscription, trois tribunaux ont été supprimés en 2007, et à Paris les vingt tribunaux d’instance d’arrondissement ont connu le même sort en 2017. Les pôles civils de proximité censés traiter des petits litiges restent éloignés des justiciables. Il faut réinstaller de véritables tribunaux à proximité des justiciables, ce qui suppose d’allouer des moyens financiers suffisants, décision qu’aurait pu prendre dans le dernier budget le premier ministre qui, sauf erreur de ma part, appartient à votre parti.

Nous voterons en faveur de ce texte, même s’il fait figure de gadget. La transparence qu’il promeut est un enjeu d’importance mais soyez bien conscients que tout cela ne profitera qu’aux juges, aux avocats et aux étudiants en droit.

M. Jean-François Coulomme (LFI-NFP). La mise à disposition sous forme électronique des documents que vous visez marquerait, selon vous, une avancée considérable : améliorer l’accès des citoyens aux décisions de justice renforcerait la confiance qu’ils placent en elle. Votre objectif est louable mais votre argument fallacieux. Malheureusement, comme souvent, vous occultez un point central : ces dispositions alimenteraient de manière disproportionnée le secteur de la LegalTech, ces start-up qui font de l’utilisation de l’intelligence artificielle dans le domaine du droit leur fonds de commerce. La publication de ces documents aurait pour conséquence directe de venir grossir considérablement leurs bases de données au détriment du principe de l’égalité de tous devant la justice.

Ces entreprises se saisiront immédiatement de l’occasion offerte par l’ouverture croissante des paramètres procéduraux et l’on peut craindre qu’une diffusion non contrôlée, alliée à un manque de régulation des algorithmes utilisés, ne les conduise à mener des analyses comparatives des juridictions et des avocats. Si les données judiciaires dans leur ensemble sont publiées en open data, les algorithmes pourront déterminer quelle juridiction est la plus encline à prendre la décision la plus favorable. Cela encouragera le forum shopping, l’élection de juridiction, pratique consistant pour une partie à saisir le tribunal le plus susceptible de lui donner raison, forme de justice prédictive dangereuse au regard du principe d’égalité des justiciables.

Cette diffusion des données ne contribuera pas à restaurer la confiance des citoyens en la justice car c’est d’abord le manque de moyens et de célérité dont elle souffre qui est en cause : 62 % des Français sondés estiment que la justice fonctionne mal, faute de moyens. L’urgence se situe donc ailleurs. Nous devons nous concentrer sur le budget consacré à la justice au lieu de participer à un bavardage de mauvaise foi dont le but ultime est d’alimenter des entreprises privées et de favoriser le traitement algorithmique des données judiciaires à des fins financières.

Les dérives liées à votre proposition de loi ne s’arrêtent malheureusement pas là. Elle fait peser de nombreux risques sur la vie privée des justiciables, compte tenu de la diversité des données figurant dans les décisions de justice et de l’ampleur du champ qu’elles couvrent. Le traitement algorithmique des données personnelles sera forcément utilisé à des fins de profilage.

En outre, ces dispositions créeront pour les juridictions une charge de travail supplémentaire, incompatible avec les moyens dont elles disposent.

Elles soulèvent aussi un enjeu de souveraineté. Étant donné que la France a recours, pour le stockage de ses données, aux clouds américains et donc à des centres de données américains, ne sommes-nous pas exposés à des risques d’ingérence ?

L’accessibilité des avis et rapports publics ne saurait se faire au mépris des enjeux colossaux auquel renvoie le recours à l’open data. Nous ne nous opposons pas à la transformation numérique dès lors qu’elle est assortie des garanties nécessaires ; en revanche, nous nous opposons à la justice prédictive et à la mise en concurrence des juridictions.

Enfin, nous déplorons fortement que deux de nos amendements aient été déclarés irrecevables. Nous ne voyons pas en quoi prévoir que l’État et le ministère de la justice stockent eux-mêmes ces données ne serait pas conforme à l’article 40 de la Constitution.

M. Philippe Gosselin, président. Je rappelle que cette décision a été prise par M. Coquerel, en sa qualité de président de la commission des finances.

Mme Colette Capdevielle (SOC). Pour reprendre les termes de la Constitution de la IIe République, « La justice est rendue gratuitement au nom du peuple français ». L’accès au droit et sa compréhension par les justiciables sont des questions fondamentales dans une démocratie. Cette proposition de loi tend à renforcer la confiance dans le système judiciaire par une transparence accrue, objectif que nous partageons même si nous mesurons l’ampleur de la tâche. Selon une récente enquête du Cevipof (Centre de recherches politiques de Sciences Po), 7 % des Français ont « très confiance » dans la justice et 34 % n’ont « plutôt pas confiance » en elle.

De nombreux magistrats, notamment de l’ordre administratif, contestent les dispositions de ce texte, estimant qu’elles se heurtent à des obstacles juridiques et matériels, qu’elles seront complexes à mettre en œuvre et qu’elles n’interviennent pas à un moment opportun.

L’article 1er vise à rendre accessibles les conclusions du rapporteur public dans les mêmes conditions que les jugements. La question de l’alourdissement de la charge de travail des magistrats doit être prise en compte. Ces dispositions ne sauraient avoir pour effet d’obliger les rapporteurs à formaliser par écrit leurs conclusions alors qu’elles prennent très souvent une forme orale, notamment dans le cadre des contentieux sériels qui se sont multipliés ces dernières années. La tâche serait quasiment insurmontable.

Rappelons par ailleurs que seul le jugement est revêtu de l’autorité de la chose jugée. Le rapporteur public ne fait que formuler un avis juridique sur un dossier : il ne délibère pas avec la formation de jugement et n’est pas doté de la fonction de juger. Son avis peut donc différer de la décision de justice, laquelle est seule à s’inscrire dans l’État de droit. Il importe d’éviter que la publication des conclusions du rapporteur public ne crée de la confusion dans l’esprit du justiciable.

En outre, l’ouverture des données devrait se faire au bénéfice de tous les justiciables et non au seul profit d’entreprises du secteur privé, comme Doctrine, qui utiliseront l’intelligence artificielle pour ajouter une plus-value à leurs services, auxquels auront principalement recours les cabinets d’avocats les mieux lotis. Cela risque de créer, en ce qui concerne les justiciables mais aussi les magistrats, une inégalité.

Il faudra également être attentif à la question de la justice prédictive, qui risque de se nourrir de l’analyse des données : il conviendra de se pencher sur un encadrement en la matière.

Enfin, la rédaction des décisions est un des enjeux de la bonne compréhension de la justice, qui implique de faire œuvre de pédagogie auprès des acteurs du procès.

La proposition de loi n’est pas révolutionnaire, mais nous la trouvons intéressante.

M. Olivier Marleix (DR). Ce texte constitue une avancée utile. La diffusion des conclusions des rapporteurs publics en open data facilitera l’accès du plus grand nombre aux bases de données, qu’il s’agisse des professionnels du droit, des étudiants ou encore des journalistes travaillant en province qui n’ont pas forcément la possibilité d’assister aux audiences du Conseil d’État ou de la Cour de cassation. Les conclusions des rapporteurs publics devant les juridictions administratives, les rapports des conseillers rapporteurs ou les avis des avocats généraux près la Cour de cassation, toujours de très grande qualité, faciliteront la compréhension de la jurisprudence.

Un autre enjeu de la proposition de loi est la construction d’outils d’intelligence artificielle, chantier engagé depuis la loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique qui prévoit la mise à disposition du public de l’ensemble des décisions de justice. Trois millions de décisions devraient être concernées chaque année. Je ne crois pas, à cet égard, qu’il faille craindre la LegalTech. Une forme de contrôle, n’ayons pas peur des mots, exercé par les citoyens sur la justice pourra se déployer, étape nécessaire pour restaurer la confiance, assez dégradée, dans l’institution judiciaire.

Les députés de la Droite républicaine soutiendront cette proposition de loi.

M. Emmanuel Duplessy (EcoS). L’article 33 de la loi du 23 mars 2019 de programmation et de réforme pour la justice prévoit la mise en ligne gratuite par la Cour de cassation et le Conseil d’État de l’ensemble des décisions de justice en première instance, en appel et en cassation. Le rapport annexé à la loi de programmation du ministère de la justice 2023-2027, qui n’a certes pas de valeur contraignante, prévoit qu’« afin de permettre au justiciable de mieux comprendre et de s’approprier la justice, et conformément à l’objectif d’intégrer la donnée au cœur des réflexions, de nouveaux jeux de données seront publiés en données ouvertes, notamment les conclusions des rapporteurs publics devant les juridictions administratives ainsi que les rapports publics des conseillers rapporteurs et les avis des avocats généraux près la Cour de cassation. » C’est dans la stricte continuité de ce texte que se situe la proposition de loi : la publication de ces conclusions, rapports et avis est susceptible de contribuer à une meilleure compréhension des décisions de justice, en apportant certains éclairages, en levant des ambiguïtés sur un jugement ou un arrêt, ou bien en fournissant des informations complémentaires sur le contexte d’un litige.

Nous avons entendu les arguments avancés par les magistrats, notamment sur le caractère oral des conclusions. Nous proposerons dans l’un de nos amendements qu’en l’absence de conclusions écrites du rapporteur public, une retranscription de ses propos soit mise à la disposition du public pour éviter toute charge de travail supplémentaire aux magistrats.

Nous sommes également attentifs aux risques liés à l’exploitation algorithmique des données par les acteurs privés, rejoignant le Conseil d’État, la Cour de cassation et le Conseil national des barreaux qui, dans un communiqué commun publié le 6 juillet 2020, ont insisté sur la nécessité d’une régulation face à de possibles dérives. Dans un autre amendement, nous proposons que soit remis au Parlement un rapport sur la régulation de l’utilisation de ces données par la LegalTech.

Aider à mieux comprendre les décisions de justice est une nécessité. Il n’est pas rare malheureusement que le public n’en ait qu’une vision partielle et partiale renvoyée par les médias et certaines forces politiques, ce qui est source de confusion. Nous l’avons constaté récemment lorsque Bruno Retailleau a placé en porte-à-faux des magistrats qui n’avaient fait qu’appliquer la loi, issue d’une disposition qu’il avait lui-même soutenue un an auparavant lorsqu’il était sénateur.

Pour toutes ces raisons, nous voterons pour cette proposition de loi.

M. Éric Martineau (Dem). « La justice est rendue au nom du peuple français », cette affirmation gravée dans notre droit ne saurait demeurer une déclaration d’intention. Elle engage notre responsabilité collective : il importe de garantir aux citoyens un accès effectif et éclairé aux décisions de justice, socle fondamental de l’État de droit et de la confiance démocratique en nos institutions. Or, si le principe de la publicité des décisions judiciaires est consacré par la loi, leur diffusion demeure incomplète en dépit de nos engagements. La présente proposition de loi veut combler cette lacune en inscrivant une ouverture plus avancée des données judiciaires au cœur de notre politique de transparence. C’est avec détermination que nous affirmons l’ambition suivante : rapprocher la justice de nos concitoyens, leur donner les outils pour mieux la comprendre, c’est contribuer à renforcer leur confiance dans l’institution judiciaire.

Ce texte tend à enrichir les données ouvertes dans le domaine judiciaire en rendant accessibles au public, sous format électronique et à titre gratuit, des documents essentiels à la compréhension des décisions de justice, jusqu’ici trop souvent confinées aux salles d’audience. Elle prévoit ainsi la diffusion des conclusions des rapporteurs publics devant les juridictions administratives, des rapports publics des conseillers rapporteurs et des avis des avocats généraux près la Cour de cassation, ainsi que l’annexion des moyens invoqués par le demandeur en cassation aux arrêts de rejet non spécialement motivés et aux arrêts de non-admission.

Si cette évolution nous apparaît nécessaire, c’est que de tels documents ne sont pas de simples annexes. Ils apportent des éclairages essentiels sur les décisions rendues : ils expliquent, ils contextualisent, ils contribuent à la compréhension des enjeux juridiques ; ils donnent à la justice une lisibilité qui lui fait trop souvent défaut et réduisent son opacité, source d’incompréhension et de défiance. Cette avancée est attendue bien au-delà du cercle juridique. Elle répond à une exigence croissante de transparence exprimée par les citoyens, les chercheurs, les médias et l’ensemble des acteurs engagés dans la diffusion du savoir juridique. Dans d’autres démocraties européennes, ces données sont déjà accessibles. La France ne peut se permettre de rester en retrait.

Le rapporteur a bien entendu les réserves exprimées par certaines juridictions et organisations de magistrats qui redoutent la charge de travail qu’induirait cette réforme et insistent sur la nécessité d’un cadre protecteur pour les données sensibles. Mon collègue a su apporter des réponses pragmatiques. Est ainsi prévue une entrée en vigueur progressive du dispositif qui laissera aux juridictions le temps de s’adapter et aux algorithmes d’anonymisation celui d’être pleinement opérationnels.

Cette proposition de loi ne sacrifie pas la protection des données personnelles sur l’autel de la transparence. Notre collègue a veillé à encadrer strictement la publication des informations par l’occultation des noms des parties, des magistrats et des tiers lorsque leur divulgation est susceptible de nuire à la sécurité ou à la vie privée des personnes concernées. De même, les règles de réutilisation des données garantissent qu’aucune dérive ne compromette l’intégrité du système judiciaire.

Nous vous proposons un texte reposant sur un équilibre entre l’impératif démocratique de transparence et la nécessité d’une mise en œuvre maîtrisée et sécurisée. Cette proposition de loi incarne une vision résolument moderne de la justice dans laquelle la technologie n’est pas une menace mais un levier au service de l’intérêt général. En soutenant le présent texte, nous affirmons notre volonté de rendre la justice plus accessible, plus intelligible et plus proche de celles et ceux qu’elle concerne avant tout, les justiciables. Parce qu’une justice transparente est une justice en laquelle on croit, parce qu’une démocratie forte est une démocratie qui donne à chacun les moyens de la comprendre, nous défendrons avec conviction cette avancée nécessaire.

M. Jean Moulliere (HOR). La publicité est un principe fondamental du fonctionnement de la justice en France. Il irrigue notre pratique judiciaire depuis la Révolution française : depuis 1789, la justice rend ses décisions « au nom du peuple français ». L’exigence essentielle de la publicité garantit la transparence de la justice, développe la confiance des citoyens en elle tout en assurant son bon fonctionnement dans un État de droit. Ce principe a une vocation universelle : il s’applique aux procédures internes civiles, pénales et administratives comme aux différents systèmes européens et internationaux. Le droit européen le protège en en faisant à l’article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH) une composante du droit à un procès équitable.

Ce principe implique la publicité des débats mais aussi des décisions de justice. Alors que se multiplient les demandes d’une plus grande transparence de la justice et d’une confiance retrouvée dans notre système judiciaire, le ministère de la justice avait inscrit dans le rapport annexé à la loi d’orientation et de programmation pour 2023-2027 sa volonté de permettre aux justiciables de mieux comprendre et de mieux s’approprier les décisions de justice.

Des solutions technologiques offrent des leviers pour agir en ce sens, grâce à la publication sous forme électronique de nouveaux jeux de données judiciaires, consultables par tous. Ces solutions doivent être mobilisées pour répondre à la demande croissante de transparence qui émane de nos concitoyens. C’est pourquoi le groupe Horizons & indépendants salue l’initiative du groupe Les Démocrates d’inscrire à l’ordre du jour de sa niche parlementaire la présente proposition de loi qui prévoit la mise à disposition du public, sous forme électronique et à titre gratuit, des conclusions des rapporteurs publics, des rapports publics des conseillers rapporteurs et des avis des avocats généraux près la Cour de cassation, ainsi que l’annexion aux arrêts, lors de leur mise à disposition, des moyens invoqués en soutien des pourvois. Nous voterons en faveur du texte.

M. Jean-Luc Warsmann (LIOT). Nous considérons avec beaucoup de sympathie cette proposition de loi qui renforce l’accès libre et gratuit aux décisions judiciaires. Les principales réserves qu’elle suscite portent sur sa mise en œuvre matérielle et je remercie donc le rapporteur d’avoir déposé un amendement pour fixer l’entrée en vigueur du texte au 1er janvier 2028. Des juges, notamment de l’ordre administratif, ont exprimé des inquiétudes. Sera-t-il possible, dans ce délai, d’améliorer la publicité des décisions sans alourdir le fonctionnement de la justice ? Qu’en sera-t-il des conclusions non écrites ?

Mme Elsa Faucillon (GDR). Le développement de l’open data pour les décisions de justice, s’il favorise une meilleure transparence de l’action publique, ne suffira pas à restaurer la confiance des citoyens dans l’institution judiciaire. Dans une tribune publiée récemment dans Le Monde, un collectif de magistrats alerte sur l’ampleur du « délabrement de la justice », comme d’autres l’avaient fait avant eux sans être entendus. La « justice va dans le mur », soulignent-ils, car « loin d’être réparée », elle « ne rend plus les services que sont en droit d’attendre les Français ». Ils appellent à une réforme profonde en insistant sur la nécessité d’allouer des « moyens humains, matériels et informatiques » « pour que puisse être rendue une justice indépendante, humaine, efficace et de qualité ».

On ne peut que soutenir la volonté de transparence qui sous-tend ce texte. Il importe de renforcer l’accès du public aux documents importants du système judiciaire, mais sans oublier de préserver les règles spécifiques qui encadrent la publicité des décisions.

Vous inscrivez votre démarche, monsieur le rapporteur, dans la continuité des états généraux de la justice et de la loi d’orientation qui ont mis en avant la nécessité de rapprocher les citoyens de leur justice en leur permettant de mieux comprendre et de mieux s’approprier ses décisions. Vous rappelez la position de la CEDH selon laquelle la publicité « protège les justiciables contre une justice secrète échappant au contrôle du public ». Le texte propose ainsi que certains documents judiciaires habituellement réservés aux seules parties prenantes soient rendus accessibles sous la forme d’open data. Cela permettrait à tous les justiciables, ainsi qu’à des chercheurs, des étudiants et des journalistes, de mieux comprendre les décisions rendues et d’analyser les raisons qui les sous-tendent.

Nous approuvons l’objectif de rendre plus transparentes et accessibles les décisions de justice tout en affirmant la nécessité d’assurer le respect de la vie privée dans la réutilisation des données publiées sur internet. L’ouverture des données présente en effet des risques pour les droits, libertés et intérêts des personnes concernées. La Commission nationale de l’informatique et des libertés, la Cnil, insiste sur les précautions particulières qui s’imposent pour éviter que la réutilisation massive d’informations ne porte atteinte aux droits des personnes. Il importe de bien encadrer les documents publiés pour que seules les informations non sensibles soient mises à la disposition du public. La régulation et le contrôle des algorithmes utilisés pour le traitement des décisions de justice apparaissent également indispensables.

La publication en données ouvertes des décisions de justice représente une avancée en matière de transparence judiciaire, mais elle appelle la mise en place de garde-fous pour protéger la vie privée des individus, préoccupation qui semble aussi vous animer, monsieur le rapporteur.

Mme Sophie Ricourt Vaginay (UDR). Notre justice est parfois perçue comme lointaine, incompréhensible voire opaque. Combien de citoyens se sentent perdus face à une décision de justice faute de pouvoir la comprendre pleinement ? Il est temps d’y remédier : l’ouverture des données judiciaires est avant tout un outil de confiance. Une justice qui se cache affaiblit la démocratie ; une justice qui s’ouvre, qui s’explique, qui éclaire, renforce l’État de droit.

Cette proposition de loi s’inscrit dans une dynamique plus large, celle des états généraux de la justice, qui ont souligné l’urgence d’une modernisation. Elle rejoint également la loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice pour 2023-2027 qui place la transformation numérique au cœur de la réforme judiciaire. Concrètement, ce texte facilitera l’accès aux décisions de justice pour que chacun puisse mieux comprendre et s’approprier la jurisprudence. Il favorisera une meilleure diffusion des décisions, très utile au monde judiciaire, notamment aux chercheurs, avocats et magistrats. Enfin, il accélérera la modernisation numérique en s’appuyant sur des outils innovants.

Certains redoutent que ces dispositions n’aboutissent à surcharger les tribunaux ; toutefois, l’intelligence artificielle et la numérisation offrent des solutions efficaces. L’open data, s’il est bien encadré, ne doit pas être un fardeau. Il est déjà largement utilisé dans les administrations et offrira la possibilité de rendre notre justice plus accessible. Bien sûr, cette ouverture doit être maîtrisée. Il nous faut veiller à protéger les magistrats contre toute pression extérieure et à encadrer strictement la diffusion des décisions pour éviter toute dérive, notamment en matière de respect de la vie privée – transparence ne signifie pas exposition sans limites.

Cette proposition de loi constituera une avancée démocratique : elle rapprochera la justice des citoyens et renforcera leur confiance dans nos institutions. C’est pourquoi le groupe UDR la soutiendra avec conviction.

M. Philippe Latombe, rapporteur. L’objectif de cette proposition de loi n’est pas de susciter un « grand soir » pour le ministère de la justice, pas plus que d’améliorer le fonctionnement de la justice. Nous ne saurions viser de telles ambitions dans le cadre d’une niche. Nous voulons simplement donner une traduction concrète aux pistes ouvertes lors des états généraux de la justice, en nous situant dans la continuité de la loi de programmation. La publication des conclusions, rapports et avis visés fera comprendre par quel raisonnement les magistrats sont parvenus à leur décision, ce qui sera d’autant plus utile dans le cas de revirements de jurisprudence.

Monsieur Coulomme, je reviens sur vos deux amendements déclarés irrecevables. Les décisions de justice, actuellement stockées sur un cloud fourni par l’hébergeur français Scaleway, basculeront en 2025 sur un cloud du ministère de la justice et du ministère de l’intérieur ayant reçu la qualification SecNumCloud. Les données ne seront donc pas exposées aux risques afférents à un hébergement sur des clouds appartenant à des sociétés extérieures, notamment celles des géants du numérique, les Gafam. La souveraineté me préoccupe tout comme vous et les vérifications auxquelles nous avons procédé peuvent nous rassurer.

La proposition de loi ne change rien en ce qui concerne la pseudonymisation et la protection des données personnelles : le texte renvoie à un dispositif validé par la Cnil. D’après ceux qui s’occupent de la diffusion des décisions de justice à la Cour de cassation et au Conseil d’État, il faudra que les algorithmes d’intelligence artificielle utilisés en la matière soient un peu retravaillés pour les adapter au traitement des documents visés dans la proposition de loi. Cela demandera un peu de temps, mais une entrée en vigueur en 2028, comme je le propose, paraît acceptable à ces interlocuteurs.

Par ailleurs, il n’est pas possible d’utiliser les données judiciaires en open data à des fins de profilage de magistrats ou de comparaison entre tribunaux. C’est interdit par la loi. Le ministère de la justice, que nous avons interrogé, a lancé un groupe de travail interne sur la protection de la vie privée dans le cadre de l’open data des décisions de justice. Celui-ci  fera des propositions pour optimiser le périmètre des informations protégées, afin de garantir le cas échéant l’anonymisation complète des magistrats. C’est effectivement une question qui se pose et dont nous aurons à débattre dans un deuxième temps. La proposition de loi, je l’ai dit, ne change rien à cet égard.

Vous objectez que les mesures proposées pourraient entraîner une surcharge de travail liée à la formalisation des documents concernés. C’est aussi pour prévenir ce risque que nous différons l’application du texte à 2028, étant entendu que la mise à disposition de l’ensemble des décisions de justice doit s’achever en 2027. En outre, de nouveaux outils permettront aux magistrats de diffuser plus facilement l’ensemble des conclusions à l’horizon 2028.

Par ailleurs, la plupart des conclusions, notamment devant le tribunal administratif, sont écrites ; les parties peuvent déjà demander qu’elles leur soient transmises sous cette forme à l’issue de l’audience. Il existe donc, d’ores et déjà, un travail de formalisation. La proposition de loi vise à ce que l’on dispose d’un support écrit qui sera diffusé dans les semaines suivant la décision. Cela modifiera peut-être un peu les habitudes de certains magistrats, mais le changement sera très marginal.

Comme on nous l’a dit lors des auditions, les conclusions du rapporteur public ont pour objet de susciter le débat au sein du tribunal. Il est donc nécessaire d’en avoir connaissance pour comprendre les échanges qui ont eu lieu. La communication des conclusions participe, à ce titre, à la publicité des débats, ainsi que l’a relevé la CEDH dans plusieurs arrêts, notamment au sujet de la France. On ne doit pas s’attendre avec ce texte, je l’ai dit, à un « grand soir » : l’objectif est simplement de rapprocher un peu plus les justiciables de la justice et, surtout, de donner une traduction aux propositions issues des états généraux de la justice et aux dispositions de la loi de programmation. La mise à disposition des documents visés par la proposition de loi se fera, je le répète aussi, dans des conditions identiques à celles applicables aux décisions de justice.

Article 1er (art. L. 7 du code de justice administrative) : Mise à la disposition du public à titre gratuit, sous forme électronique, des conclusions du rapporteur public

Amendement de suppression CL2 de M. Jean-François Coulomme

M. Jean-François Coulomme (LFI-NFP). Monsieur le rapporteur, vous avez indiqué tout ce que cette proposition de loi ne contient pas, mais nous aimerions savoir quels bénéfices elle apportera réellement aux justiciables. En quoi l’accès automatisé aux documents leur sera-t-il profitable ? En réalité, ce texte servira à alimenter un business, à fournir toujours plus de données à la LegalTech, ce qui risque de donner lieu à une sorte de benchmarking, de comparaison, entre juridictions et ressorts. En outre, cela pourrait conduire à l’élaboration de statistiques relatives aux données ethniques, aux opinions politiques, aux orientations philosophiques ou syndicales, aux informations liées à la santé, aux antécédents judiciaires, etc. Des algorithmes seraient en mesure de sérier les approches juridiques et d’établir un profilage. Nous y sommes évidemment opposés car la justice doit privilégier une approche individualisée de chaque cas, de chaque justiciable.

Le droit à l’oubli nous paraît également essentiel. Le MIT (Massachusetts Institute of Technology) a travaillé sur les récépissés de paiement par carte bancaire de plus de 1 million de personnes et a montré qu’un nombre réduit de données, telles que la date, l’heure et la géolocalisation, permettait d’identifier les clients dans 90 % des cas. On peut imaginer qu’un dispositif similaire soit appliqué aux justiciables.

En outre, l’Union syndicale des magistrats administratifs a appelé notre attention sur le risque de normalisation et de standardisation des conclusions des rapporteurs publics. Ce que vous proposez entraînerait non seulement une surcharge de travail, mais mettrait également fin à l’unicité de traitement de chacune des affaires.

La certification SecNumCloud peut, à terme, représenter une garantie – que nous proposons de renforcer par plusieurs amendements – en matière de souveraineté et de propriété intellectuelle, mais cet apport est loin d’être suffisant.

M. Vincent Ledoux (EPR). Un magistrat me disait que, dans son tribunal, on jugeait des dossiers, non des hommes. Tout ce qui va dans le sens des propositions du rapporteur, autrement dit tout ce qui rapproche la justice de l’humain et l’usager de la justice, est de nature à conforter le caractère de service public de la justice. Les professionnels du droit qui y travaillent se mettent au service des usagers et, plus généralement, de nos compatriotes. En dehors de la matière pénale, la justice traite des problèmes du quotidien, auxquels nous pouvons tous être confrontés, qu’il s’agisse de troubles de voisinage, de nuisances sonores, de conflits avec un locataire ou de questions liées à un divorce, à une pension alimentaire ou au travail.

Les actes qu’il est proposé de communiquer aux parties sont susceptibles d’éclairer la décision de justice, la position du juge, les choix du tribunal. C’est essentiel car la décision est l’aboutissement de tout qui s’est passé au cours du procès. Bien que cela dépende des cas et des juridictions, les tribunaux suivent souvent les conclusions du rapporteur public ; elles donnent souvent une direction et peuvent guider la décision finale. Elles peuvent d’ailleurs influencer la jurisprudence en éclairant les juges sur les questions juridiques soulevées.

Un meilleur accès à ces documents marquerait un progrès incontestable, qui pourrait être accompagné d’autres avancées, comme la communication des conclusions avant l’audience, ce qui permettrait aux parties de mieux préparer leurs arguments et favoriserait une plus grande transparence et un débat plus éclairé. De même, la rédaction d’un résumé serait utile pour comprendre les points clés de l’affaire et remédier au caractère parfois abscons de la parole juridique. Le groupe Ensemble pour la République soutient donc ce texte de bon sens.

M. Philippe Latombe, rapporteur. La diffusion des conclusions du rapporteur public présente un double intérêt. D’une part, le rapporteur joue un rôle essentiel dans la procédure administrative contentieuse : ses conclusions sont suivies dans l’immense majorité des cas, comme nous l’ont indiqué les magistrats que nous avons auditionnés. L’accès aux conclusions éclairerait donc la décision. D’autre part, le rapporteur public est souvent à l’initiative des grandes innovations jurisprudentielles, le droit administratif demeurant en grande partie prétorien. Comme l’a affirmé la CEDH, ces conclusions sont l’un des seuls moyens dont nous disposons pour comprendre le raisonnement qui a conduit à la décision du juge. Les diffuser sera donc précieux pour les justiciables.

Vos objections sont légitimes, mais il me semble que la proposition de loi y répond. Il est prévu que la mise à disposition des conclusions soit réalisée « dans les mêmes conditions que les jugements ». Autrement dit, la protection de la vie privée et la sécurité des magistrats seront garanties de la même façon. On pourrait inférer de votre raisonnement que vous êtes opposé à la diffusion en open data des décisions de justice. La protection repose sur deux piliers : d’une part, l’occultation obligatoire des noms et prénoms des parties ; d’autre part, l’occultation possible de tout autre élément permettant l’identification des parties, des magistrats et des greffiers s’il existe un risque pour la sécurité ou la vie privée de ces personnes.

Les représentants de la Cour de cassation m’ont indiqué qu’un groupe de travail avait été institué afin d’optimiser le régime de protection dans le cadre de la diffusion des décisions de justice. Les solutions techniques qui seront proposées s’appliqueront naturellement à la diffusion des conclusions des rapporteurs publics.

Quant à la réutilisation des données, le régime prévu pour les décisions de justice aura, là encore, vocation à s’appliquer aux conclusions des rapporteurs publics. Ce dispositif prévoit l’interdiction de tout profilage et de toute analyse comparative des tribunaux et des magistrats, sous peine de sanctions pénales, en application de l’article L. 10 du code de justice administrative. Je comprends vos inquiétudes, mais la proposition de loi y répond. Même si le régime applicable peut évoluer à la marge, il est protecteur et a été validé par la Cnil à l’occasion de la publication des décrets d’application.

M. Jean-François Coulomme (LFI-NFP). Je ne suis pas convaincu par vos arguments. Je ne vois pas en quoi le dispositif proposé sera utile au justiciable. Vous n’avez pas dit comment cet outil serait utilisé, ni à quelles fins. S’il s’agit d’en faire une sorte d’outil jurisprudentiel, nous y sommes évidemment opposés. En outre, des algorithmes très puissants peuvent croiser les données avec, par exemple, les informations relatées dans la presse quotidienne régionale, ce qui suffirait à identifier les affaires concernées.

La commission rejette l’amendement.

Amendement CL15 de Mme Colette Capdevielle

Mme Colette Capdevielle (SOC). Le contentieux devant les tribunaux administratifs s’est développé sans que des moyens humains suffisants n’aient été accordés pour faire face à cette évolution. Aussi proposons-nous que les conclusions ne soient mises à la disposition du public que lorsque le rapporteur public les a effectivement déposées par écrit. Il s’agit de rétrécir légèrement le champ de la communication pour tenir compte des préoccupations des magistrats administratifs, qui nous ont alertés sur les difficultés qui se présenteraient lorsque les conclusions du rapporteur public sont présentées oralement. L’oralité est fréquente dans le contentieux de masse, tant en droit des étrangers qu’en droit de l’urbanisme.

M. Philippe Latombe, rapporteur. La rédaction de votre amendement est trop large. Elle laisserait aux magistrats la possibilité de déposer ou non leurs conclusions, ce qui n’est pas l’objet du texte. Il faut distinguer en l’état deux hypothèses.

La première est celle où le rapporteur est dispensé par le président de la formation de jugement de prononcer des conclusions, en application de l’article L. 732-1 du code de justice administrative. Cela concerne notamment certaines affaires peu complexes, qui relèvent du traitement de masse que vous avez évoqué. Dans un tel cas de figure, il n’y a pas de conclusions et donc, par définition, pas de diffusion. Sur ce point, votre amendement est satisfait.

La seconde hypothèse est celle où le rapporteur doit exposer ses conclusions. Certes, les textes ne prévoient pas de formalisme particulier mais les rapporteurs ont quasiment tous un support écrit lorsqu’ils présentent leurs conclusions à l’audience. Comme nous l’ont confirmé les personnes auditionnées, il est très rare qu’un rapporteur public improvise ses conclusions à l’audience.

La plupart du temps, les conclusions sont intégralement rédigées : leur diffusion ne nécessitera donc pas véritablement un travail supplémentaire, d’autant que les parties peuvent demander la communication écrite des conclusions à l’issue de l’audience. Comme nous l’ont dit les magistrats, des avocats demandent les conclusions après la décision pour envisager, éventuellement, de former un appel. La plupart des conclusions sont donc déjà pré-écrites.

Toutefois, un travail de formalisation peut se révéler nécessaire. C’est pourquoi nous vous proposons de différer l’application du texte au 1er janvier 2028, le temps, pour le ministère de la justice, de finaliser la publication des décisions de justice et de développer ou d’améliorer les outils qui permettront aux magistrats de s’affranchir d’un travail supplémentaire – lequel serait assez marginal, d’après les magistrats et les professionnels du droit auditionnés.

Par conséquent, demande de retrait ou avis défavorable.

L’amendement est retiré.

Amendement CL16 de M. Jiovanny William

M. Jiovanny William (SOC). Cet amendement vise à ajouter à la liste des documents concernés les avis du Conseil d’État consécutifs à une requête soulevant une question de droit nouvelle. Il est en effet quasiment impossible – même aux professionnels du droit – d’avoir accès à ces avis alors qu’ils enrichissent le droit et sont de nature à prévenir le contentieux, ce qui rejoint l’objectif de la proposition de loi.

M. Philippe Latombe, rapporteur. Le champ d’application de la proposition de loi ne s’étend pas à l’activité consultative du Conseil d’État : le texte se limite à la diffusion des documents visés par le rapport annexé à la loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice, à savoir, pour l’ordre administratif, les conclusions des rapporteurs publics et, pour l’ordre judiciaire, les rapports des conseillers rapporteurs et les avis des avocats généraux. L’objectif est de se concentrer sur ces documents, afin de concrétiser les engagements du rapport annexé avant d’envisager une nouvelle étape de diffusion, qui inclurait notamment l’activité consultative du Conseil d’État. Si nous introduisions cette disposition dès à présent, cela demanderait un travail supplémentaire important au ministère de la justice : je ne doute pas que vous soyez sensible à cet argument que votre groupe m’a opposé lors de la discussion générale. Avis défavorable.

L’amendement est retiré.

Amendement CL17 de Mme Colette Capdevielle

Mme Colette Capdevielle (SOC). Cet amendement vise à préciser que les données sont publiées dans un format ouvert, aisément réutilisable et exploitable au moyen d’une machine, afin de faciliter leur utilisation au bénéfice du plus grand nombre.

M. Philippe Latombe, rapporteur. Votre amendement semble satisfait car les conclusions des rapporteurs seront diffusées dans les mêmes conditions que les décisions de justice administrative, autrement dit sur une plateforme dédiée gérée par le Conseil d’État, à l’issue d’un traitement par des outils d’intelligence artificielle, notamment pour assurer la protection de la vie privée tout en permettant la réutilisation des données. C’est pourquoi nous confions à un décret le soin de préciser les conditions d’application de ces dispositions. Demande de retrait ; à défaut, avis défavorable.

L’amendement est retiré.

Amendements CL22, CL21 et CL20 de M. Emmanuel Duplessy (discussion commune)

M. Emmanuel Duplessy (EcoS). L’amendement CL22 vise à ce qu’en cas d’absence de conclusions écrites du rapporteur public, une retranscription des propos tenus par ce dernier soit établie et mise à disposition dans les mêmes conditions que celles applicables à la diffusion des conclusions écrites. En outre, l’amendement vise à préciser que le quatrième alinéa de l’article L. 111-1 du code de la propriété intellectuelle n’est pas applicable à ces conclusions afin de mettre un terme au débat théorique sur ce sujet.

L’amendement CL21 ne reprend que le premier volet de l’amendement CL22, et l’amendement CL20 le second.

M. Philippe Latombe, rapporteur. Je ne suis pas certain qu’il soit pertinent de fixer dans la loi elle-même les modalités de formalisation des conclusions écrites. Il faut laisser de la latitude au rapporteur public. En effet, il souhaitera parfois formaliser ou, à tout le moins, développer ses conclusions à la lumière des propos qu’il a tenus à l’audience tandis que, dans d’autres cas, il préférera que le greffe retranscrive ses propos in extenso. Je ne crois pas qu’il appartienne au législateur de trancher ce point : il doit plutôt faire l’objet d’un texte réglementaire ou être réglé par les magistrats eux-mêmes.

L’application du quatrième alinéa de l’article L. 111-1 du code de la propriété intellectuelle aux conclusions des rapporteurs publics est en effet débattue. Je rappelle que ce code prévoit la cession de plein droit au profit de l’État du droit d’exploitation d’une œuvre créée par un agent public dans le cadre d’une mission de service public. Cependant, l’alinéa 4 de l’article L. 111-1 précise que cette cession ne s’applique pas aux « agents auteurs d’œuvres dont la divulgation n’est soumise [...] à aucun contrôle préalable de l’autorité hiérarchique ». Tel est le cas des rapporteurs publics. Pour autant, il ne ressort pas de mes travaux qu’une exclusion de cette disposition du code de la propriété intellectuelle soit nécessaire pour assurer la diffusion prévue par la proposition de loi. Avis défavorable aux amendements CL22 et CL21. Sagesse quant à l’amendement CL20.

M. Emmanuel Duplessy (EcoS). L’amendement CL21 vise seulement à ce que, dans le cas où il n’y a pas de conclusions écrites, celles-ci soient in fine publiées, sans prévoir spécifiquement qui sera chargé de leur retranscription. Compte tenu des interrogations que l’on peut avoir sur la volonté de rendre publiques les conclusions du rapporteur lorsqu’elles ne sont pas écrites, nous avons tout intérêt à voter cet amendement pour clarifier les choses.

M. Philippe Latombe, rapporteur. La disposition que vous proposez ne serait pas applicable dans les cas où le rapporteur est dispensé de prononcer des conclusions. Il me paraît préférable de conserver de la flexibilité en s’en tenant à la rédaction actuelle.

L’amendement CL22 est retiré.

La commission rejette l’amendement CL21.

Elle adopte l’amendement CL20.

Amendements CL3, CL6, CL7, CL4 et CL5 de M. Jean-François Coulomme

M. Jean-François Coulomme (LFI-NFP). L’amendement CL3 tend à ce que la publication des conclusions soit subordonnée à l’obtention expresse, en début d’audience, du consentement des parties et du rapporteur public. En effet, le stockage numérique concernera des données personnelles dont traiteront nécessairement les conclusions du rapporteur public. Il faut veiller à la protection de la vie privée des personnes en cause.

L’amendement CL6 prévoit que les conclusions mises à la disposition du public ne mentionnent pas l’identité des parties, leur lieu de résidence, leur activité professionnelle, leur origine ethnique, leurs convictions religieuses, philosophiques et politiques, non plus que le déroulement des faits ou tout autre élément qui pourrait permettre d’identifier les parties.

L’amendement CL7 demande que le budget de la justice soit porté à 0,31 % du PIB, soit le niveau qui, selon nous, permettrait de financer le dispositif proposé. Le budget de la justice a certes augmenté significativement en 2024, mais les crédits sont essentiellement destinés à la construction de places de prison.

L’amendement CL4 a pour objectif que le stockage soit centralisé et ne repose pas sur des bases de données faisant appel à des technologies telles que la blockchain, dans un objectif de préservation de notre souveraineté et de conservation de la propriété de données sensibles.

L’amendement CL5 vise à ce que la base de données ne puisse pas être aspirée par d’autres organisations que le ministère de la justice, lesquelles pourraient les répliquer et les faire échapper aux propriétaires des données.

M. Philippe Latombe, rapporteur. S’agissant de votre souhait de porter le budget à 0,31 % du PIB, j’ai déjà eu l’occasion de dire que la proposition de loi n’a pas pour objet de mener à un « grand soir » en ce qui concerne le ministère de la justice. En revanche, je suis attentif à la charge de travail que peut représenter le dispositif proposé. C’est la raison pour laquelle j’ai pris en compte la demande, formulée par les magistrats au cours des auditions, d’un report de l’application de la loi pour permettre au préalable la mise en œuvre du plan de diffusion des décisions de justice, qui doit s’achever en 2027.

En ce qui concerne l’amendement CL3, la proposition de loi a pour objet d’assurer la diffusion systématique des conclusions du rapporteur public, alors qu’en l’état du droit cette diffusion dépend du bon vouloir du rapporteur. Adopter votre amendement reviendrait à choisir le statu quo. Ces conclusions étant des actes non détachables de l’activité juridictionnelle, il me semble injustifié de faire dépendre leur diffusion du consentement du rapporteur public. Avis défavorable.

S’agissant de l’amendement CL6, j’entends vos craintes, mais je vous rappelle que le régime actuel prévoit, d’une part, l’occultation obligatoire des noms et prénoms des parties et, d’autre part, l’occultation possible de tout autre élément permettant l’identification non seulement des parties mais aussi des magistrats et des greffiers, en cas de risque pour la sécurité ou la vie privée de ces personnes. Je vous propose d’attendre les conclusions du groupe de travail que la Cour de cassation a instauré dans le but d’affiner les dispositifs de protection de la vie privée. Les mesures proposées, qui seront mises en œuvre le cas échéant par la voie réglementaire, s’appliqueront aux décisions de justice comme aux conclusions des rapporteurs publics. Avis défavorable.

Pour ce qui est de l’amendement CL4, la base de données du traitement interne est hébergée sur les serveurs de la Cour de cassation, qui sont intégrés à l’architecture informatique du ministère de la justice. Les données publiques sont hébergées par une société française, Scaleway, dans un centre de données situé en France. La Cour de cassation a pour objectif de faire migrer en 2025 les composants du portail Judilibre vers l’infrastructure Cloud PI sous la responsabilité du ministère de l’intérieur, par le biais d’une convention. Cette infrastructure répond aux exigences de souveraineté et de sécurité définies par le référentiel SecNumCloud, élaboré par l’Anssi (Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information). Demande de retrait ou avis défavorable.

Quant à l’amendement CL5, notre objectif est de moderniser la justice, d’offrir un accès aux conclusions des rapporteurs publics et de favoriser, ce faisant, la compréhension des décisions de justice. Cela permettra aux universitaires, aux professionnels du droit et aux journalistes de déterminer si, par exemple, les conclusions des rapporteurs publics sont inspirées par des logiques différentes selon les tribunaux administratifs, à propos d’affaires quasiment identiques. Les magistrats eux-mêmes reconnaissent l’intérêt d’avoir accès aux affaires traitées par les juridictions de première et de deuxième instance ,pour mieux appréhender les litiges existants dans les territoires et leur traitement judiciaire. . Ils nous demandent de pouvoir utiliser ces systèmes pour travailler sur les enjeux qui émergent. Avis défavorable.

M. Jean-François Coulomme (LFI-NFP). Monsieur le rapporteur, vous dites qu’un observateur extérieur aurait la possibilité de comparer les logiques ayant prévalu lors de l’examen de tel et tel cas. Votre outil pourrait donc bien être utilisé à des fins prédictives ! Malgré vos explications, je ne vois pas l’intérêt pour le justiciable de rendre les données accessibles. Nous tenons, par ailleurs, à ce que la rédaction retenue intègre des garanties afin d’éviter toute mention relative à l’activité professionnelle, au déroulement des faits, à l’origine ethnique ou aux éléments permettant une identification. Il serait aisé de faire des rapprochements avec des faits mentionnés par la presse quotidienne régionale.

La commission rejette successivement les amendements.

Amendement CL23 de M. Philippe Latombe

M. Philippe Latombe, rapporteur. Un décret précisera les conditions d’application de cet article, comme c’est le cas pour la mise à disposition des décisions de justice.

La commission adopte l’amendement.

Elle adopte l’article 1er modifié.

Article 2 (art. L.7 du code de justice administrative) : Mise à la disposition du public à titre gratuit, sous forme électronique, des rapports des conseillers rapporteurs et des avis des avocats des généraux près la Cour de cassation et enrichissement des modalités de diffusion des arrêts de rejet non spécialement motivés et de non-admission

Amendement de suppression CL8 de M. Jean-François Coulomme

M. Jean-François Coulomme (LFI-NFP). Nous cherchons à protéger le système judiciaire d’une diffusion non contrôlée des données. La proposition de loi poursuit un seul objectif : servir les intérêts de la LegalTech, au risque de fragiliser la sécurité et l’efficacité du système. Ces entreprises ont connu une croissance quasiment exponentielle au cours des dernières années – un essor principalement dû à la loi de 2016 pour une République numérique qui a imposé la mise à disposition du public des décisions de justice en open data, ensuite confortée par la loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice. Une technologisation dogmatique et sans contrôle imprègne l’ensemble de la proposition de loi et, de manière générale, la politique menée depuis quelques années.

M. Philippe Latombe, rapporteur. Je reprends les mêmes arguments que précédemment : l’ensemble des dispositifs de protection de la vie privée prévus dans le cadre de la mise à disposition des décisions de justice s’appliqueront à la diffusion des rapports des conseillers rapporteurs et des avis des avocats généraux ; de même, l’encadrement strict de la réutilisation des données vaudra pour ces rapports et avis ; des algorithmes qui auraient pour objet de comparer les pratiques des magistrats ou de faire du benchmarking de tribunaux tomberaient sous le coup de la loi pénale. Vos craintes me semblent donc infondées.

M. Jean-François Coulomme (LFI-NFP). Je m’étonne toujours que vous ne cherchiez jamais à mettre des garde-fous à des dispositifs qui n’ont pas de limites. Soit, le benchmarking est interdit mais encore faudra-t-il réussir à prouver que des gens y ont recours, ce qui sera impossible. Fixer des garde-fous est d’autant plus nécessaire en des temps sujets à des tentations répressives à l’égard des citoyens.

La commission rejette l’amendement.

Amendement CL18 de Mme Émeline K/Bidi

Mme Émeline K/Bidi (GDR). Nous proposons d’ajouter aux différents documents à publier les opinions dissidentes des juges de la Cour de cassation. Il existe une sorte de défiance du justiciable vis-à-vis de la justice : on reproche de plus en plus aux juges les décisions rendues, suspectant des accords qui ne seraient pas l’expression de la loi. Cet amendement permettrait d’enrichir le débat et de lever le doute.

M. Philippe Latombe, rapporteur. Cela ne fait pas partie de notre tradition juridique. Le Conseil constitutionnel ne publie pas les opinions divergentes de ses membres, contrairement à la Cour suprême des États-Unis, par exemple. L’institutionnalisation d’une telle pratique ne saurait se faire au détour de cette proposition de loi. Notre commission doit mener une réflexion plus poussée, et sans doute des consultations, dans la mesure où l’évolution que vous proposez toucherait au principe même de la collégialité.

Mme Colette Capdevielle (SOC). C’est en effet une tradition française de ne pas publier des opinions séparées. Un débat sur ce sujet anime, néanmoins, toute la communauté judiciaire et juridique. Diffuser des conclusions d’un rapporteur public qui n’auraient pas été suivies ne serait pas forcément une atteinte à la collégialité. Publier une opinion dissidente serait également intéressant si l’on veut qu’il y ait un débat et que la jurisprudence évolue. Nous voterons cet amendement afin que la question soit posée en séance.

M. Philippe Latombe, rapporteur. Je rappelle que nous appliquons la procédure de législation en commission. Pour le reste, nous devons en effet ouvrir le débat mais pas dans le cadre de cette proposition de loi. Je redis également que le rapporteur public ne participe pas à la formation de jugement. Vous demandez la publication d’éventuels avis divergents de magistrats qui, eux, y participent. Cela toucherait à la collégialité par la personnalisation d’une partie du jugement. Nous avons besoin à cet égard de l’avis du Conseil d’État et d’auditions spécifiques.

M. Philippe Gosselin, président. La volonté de réfléchir à cette question est actée.

La commission rejette l’amendement.

Amendements CL9, CL13, CL14, CL11 et CL12 de M. Jean-François Coulomme

M. Jean-François Coulomme (LFI-NFP). J’ai déposé la même série d’amendements qu’à l’article 1er, afin de prévoir des protections pour les parties et les magistrats, de limiter les risques de recours de justiciables ou de professionnels de la justice en raison de détournements des données et d’exiger le consentement préalable de tous les intéressés. Cette proposition de loi, dont l’objectif réel continue à m’échapper, risque sinon d’être mise en défaut.

M. Philippe Latombe, rapporteur. Pour les mêmes raisons que précédemment, je vous suggère de retirer l’amendement CL11. Avis défavorable aux autres.

M. Jean-François Coulomme (LFI-NFP). Si vous voulez que cette proposition de loi soit efficiente, il faut absolument l’assortir de garanties.

La commission rejette successivement les amendements.

Amendement CL25 de M. Philippe Latombe

M. Philippe Latombe, rapporteur. Cet amendement vise, d’abord, à supprimer une référence à un article du code de procédure civile, qui est de nature réglementaire. Il ne serait pas opportun d’avoir à changer la loi à chaque fois que le pouvoir réglementaire apporte une modification en la matière.

Je propose aussi de supprimer une référence au code de procédure pénale. L’objectif est de permettre de rendre plus intelligibles les arrêts de la Cour de cassation qui ne donnent pas lieu à une motivation approfondie. Nous prévoyons ainsi que les moyens invoqués par le demandeur soient annexés aux arrêts, comme c’était le cas de 1986 à 2023. Cependant, il ressort de mes travaux que, durant cette période, les moyens ne faisaient l’objet d’une reproduction que pour les arrêts rendus en matière civile. En matière pénale, la représentation n’est pas obligatoire, de sorte que les moyens du demandeur ne sont soumis à aucun formalisme précis – le recours à un support électronique n’est même pas exigé. Dans ces conditions, il est délicat de demander la reproduction des moyens, comme le fait la proposition de loi.

La commission adopte l’amendement.

Elle adopte l’article 2 modifié.

Après l’article 2

Amendement CL24 de M. Philippe Latombe

M. Philippe Latombe, rapporteur. Je propose que la loi entre en vigueur le 1er janvier 2028, afin de laisser au ministère le temps de finir le déploiement de la diffusion des décisions de justice et de disposer des outils qui permettront aux magistrats de travailler dans de bonnes conditions.

La commission adopte l’amendement.

Amendement CL19 de M. Emmanuel Duplessy

M. Emmanuel Duplessy (EcoS). Nous proposons que le gouvernement remette au Parlement un rapport sur l’opportunité de créer une autorité chargée de contrôler l’utilisation des données, afin de répondre aux alertes lancées par le Conseil d’État, le Conseil national des barreaux et l’ordre des avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation sur la nécessité de réguler l’exploitation algorithmique des données judiciaires.

M. Philippe Latombe, rapporteur. Le Parlement a les moyens d’enquêter sur ce sujet, par le biais d’une mission d’information, par exemple. Qui plus est, l’autorité de contrôle à laquelle vous faites référence existe déjà : il s’agit de la Cnil, qui a rendu un avis, le 7 décembre 2023, sur le dispositif de traitement automatisé institué pour la mise à disposition des décisions de justice. Toute modification fera l’objet d’une délibération de la Cnil, qui pourra mener les contrôles ad hoc et, le cas échéant, sanctionner un dispositif qui ne serait pas conforme en matière de protection des données personnelles. Par conséquent, demande de retrait.

M. Emmanuel Duplessy (EcoS). Il ne s’agit pas que de la protection des données personnelles. Je ne suis pas convaincu que la Cnil couvre l’ensemble des risques induits par ce texte. Si vous dites que c’est le cas et que la Cnil remplit parfaitement ses missions en la matière, très bien, mais pourquoi refuser un rapport du gouvernement ?

M. Jordan Guitton (RN). Nous nous opposerons à cet amendement. La Cnil existe déjà. Au lieu de multiplier les autorités indépendantes, nous devrions faire un peu de ménage parmi les 1 200 qui sont déjà en place et appliquer un moratoire. Tout cela nous coûte un pognon de dingue, pour reprendre une formule bien connue – mais c’est le propre de la gauche de dépenser.

M. Jean-François Coulomme (LFI-NFP). Encore une incohérence du Rassemblement national ! Il faudrait rejeter cet amendement parce que la Cnil permettra d’éclairer les effets de la proposition de loi ; dans le même temps, vous ne cessez de dire sur les plateaux de télé qu’il faut se débarrasser des autorités administratives indépendantes, comme la Cnil, la Défenseure des droits, la Contrôleure générale des lieux de privation de liberté et l’Office français de la biodiversité (OFB).

La commission rejette l’amendement.

Elle adopte l’ensemble de la proposition de loi modifiée.

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Puis, la Commission examine la proposition de loi visant à simplifier la sortie de l’indivision successorale (n° 823) (Mme Louise Morel et M. Nicolas Turquois, rapporteurs)

M. Philippe Gosselin, président. Cette proposition de loi sera inscrite en sixième position lors de la journée réservée au groupe Démocrates, le 6 mars.

Mme Louise Morel, rapporteure. Monsieur le président, chers collègues, je suis heureuse de vous présenter le fruit de deux ans de travail. Les sujets les plus techniques peuvent parfois revêtir des aspects très concrets pour nos concitoyens. C’est le cas de l’indivision, particulièrement de l’indivision successorale.

Mon collègue Nicolas Turquois a le premier identifié la problématique des indivisions persistantes. Il y a été sensibilisé par des élus locaux qui avaient des biens en état d’abandon ou de délabrement dans leur commune et ont découvert qu’ils étaient bloqués dans des indivisions durables à cause de la mésentente entre certains indivisaires ou de leur inertie, voire parce que leur identité ou leur adresse était inconnue. Ces indivisions font obstacle à l’entretien et à la valorisation des biens de façon normale. Elles sont contraires à la logique même de l’indivision qui doit être une situation transitoire débouchant sur un partage. Un bien laissé à l’abandon cause divers problèmes : entrave aux opérations d’aménagement, risques pour la salubrité publique, absence d’application des obligations de débroussaillage ou encore difficultés de perception de l’impôt foncier. Au-delà des problématiques locales, tout Français, qu’il le veuille ou non, peut se retrouver dans une situation d’indivision difficile à régler. C’est donc un sujet d’intérêt général qui justifie une action législative.

Le caractère complexe, lent, voire méconnu des procédures de sortie de l’indivision peut expliquer ces situations persistantes. D’abord, pour disposer d’un bien indivis, c’est-à-dire pour le partager ou le vendre, il faut en principe l’unanimité des indivisaires. Dans un rapport de 2021, l’Inspection générale de la justice avait identifié les partages judiciaires des indivisions parmi les « dossiers civils longs et complexes » qu’il conviendrait de réformer.

Durant ses travaux, Nicolas Turquois a été orienté vers le droit alsacien-mosellan. Il m’a alors sollicitée en tant que députée d’Alsace. La procédure de partage judiciaire applicable dans ces territoires depuis la fin du XIXe siècle, qui confie des pouvoirs renforcés aux notaires pour faire avancer les dossiers, a fait la preuve de son efficacité. D’autres régions sont également dotées de droits dérogatoires en matière de sortie de l’indivision. En Corse, la loi du 6 mars 2017, récemment prorogée, permet aux titulaires des deux tiers des droits de vendre un bien indivis. Dans certaines collectivités d’outre-mer, la loi du 27 décembre 2018, dite loi Letchimy, prévoit qu’un bien peut être aliéné à la majorité simple des droits. Nous avons décidé de déposer ce texte afin que la loi de la République s’inspire, pour une fois, de nos droits locaux qui parfois fonctionnent mieux que le droit commun.

La proposition de loi tente de répondre à l’ensemble des préoccupations actuelles. L’article 1er vise ainsi à créer une base de données recensant les biens abandonnés, afin de dégager une vision d’ensemble et de mieux informer les élus locaux. L’article 2 propose de donner des outils supplémentaires à la direction nationale d’interventions domaniales (DNID), qui peut être amenée à gérer des biens en succession vacante, pour débloquer certaines situations particulièrement complexes. L’article 3 facilite la sortie de l’indivision en supprimant le principe d’unanimité, grâce à une transposition de la loi Letchimy dans le droit commun. Enfin, l’article 4 prévoit une extension du droit alsacien-mosellan en matière de partage judiciaire à l’ensemble de ce qu’on peut appeler « la France de l’intérieur ».

Les auditions me conduisent cependant à proposer une réécriture de ces différents articles pour garantir la solidité juridique du dispositif et, partant, sa bonne application. L’indivision est un sujet technique, qui fait l’objet d’une loi tous les quinze ans en moyenne – les dernières réformes législatives remontent ainsi à 1976, 2006 et 2009 –, et nous devons être attentifs à tous les effets de bord. Ces amendements de réécriture, s’ils sont adoptés, feront tomber les autres amendements. Je n’en remercie pas moins tous les collègues qui se sont saisis de cette question et ont voulu nous aider à améliorer le droit.

Mes amendements répondent à l’essentiel des préoccupations exprimées. Je souhaite notamment recentrer et simplifier l’article 2 pour éviter des risques juridiques excessifs compte tenu de la protection constitutionnelle du droit de propriété. À l’article 3, je proposerai un dispositif plus sécurisé et plus simple que la généralisation de la loi Letchimy, qui a vocation à répondre à une situation particulière d’indivision généralisée, propre à l’outre-mer. À l’article 4, nous pourrions commencer par une expérimentation dans les départements volontaires. Je remercie l’ensemble des interlocuteurs – avocats, notaires, administrations de la Chancellerie et du domaine – qui ont contribué à notre travail dans des délais contraints, et je resterai disponible d’ici à la séance publique pour continuer d’ajuster la rédaction.

Je fais partie des parlementaires qui estiment qu’il est souhaitable de s’inspirer des constructions juridiques qui ont réussi dans certains de nos territoires et que la diversité du droit fait sa richesse. Notre action législative, qui apparaît parfois trop parisienne, devrait aussi trouver sa source dans une histoire locale riche et inspirante.

M. Philippe Gosselin, président. Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.

M. Michel Guiniot (RN). Cette proposition de loi vise à trouver des solutions à un problème que nous connaissons tous dans nos circonscriptions : la gestion des biens immobiliers en décrépitude touchés par des indivisions successorales. Pour ce faire, vous avez choisi d’étendre à l’ensemble de la France un système qui a fait ses preuves dans l’Est en facilitant la gestion des indivisions par les notaires et en misant sur l’implication des familles. Je tiens à vous remercier de m’avoir permis d’assister à vos auditions, très instructives, des représentants des différentes institutions directement concernées. Les mesures que vous proposez sont des réponses à des questions bien précises, mais elles sont peut-être encore perfectibles si nous voulons les rendre réalisables.

L’article 1er vise à demander au gouvernement un rapport sur l’opportunité de créer une base recensant les biens abandonnés. Si la notion de bien abandonné peut prêter à confusion, c’est surtout la mise en œuvre qui pose question : les représentants du domaine nous ont indiqué qu’elle ne pouvait passer que par ceux qui ont une connaissance du terrain, à savoir la DGFIP (direction générale des finances publiques) ou les mairies. Nous connaissons les difficultés auxquelles font face les personnels des mairies : il ne nous paraît pas concevable de leur imposer cette charge. Toutefois, il faut reconnaître qu’il serait intéressant d’avoir un tel rapport. Nous y sommes donc favorables.

L’article 2 est tout aussi intéressant, puisqu’il permet d’envisager des sorties d’indivision en passant par l’administration du domaine qui judiciarisera la procédure. La position d’un juge est plus neutre que celle des parties, étant entendu que les blocages relèvent parfois de causes plus humaines que juridiques. Cependant, la direction des affaires civiles et du sceau a estimé que l’une des dispositions proposées était inconstitutionnelle, dans la mesure où elle attenterait de façon trop importante au droit de propriété. Nous partageons cet avis et ne voterons pas l’article 2 dans sa rédaction actuelle.

L’article 3 tend à intégrer des dispositions propres à l’outre-mer, issues de la loi Letchimy de 2018, dans le droit national. Sans entrer dans le détail, nous ne pouvons qu’être opposés à cette proposition, puisque les particularités de l’outre-mer ne sont pas celles de l’Hexagone – un avis partagé par le sceau et le barreau. Si la loi se doit d’être la même pour tous, les territoires conservent leurs spécificités.

Enfin, l’article 4 propose d’intégrer dans le droit national une disposition qui semble efficace en Alsace-Moselle mais n’a pas d’équivalent ailleurs dans notre droit. Votre amendement de réécriture globale changerait radicalement le sens de cet article, puisque vous souhaitez commencer par une expérimentation dans les seuls départements volontaires. Nous sommes opposés à l’article 4 dans sa rédaction initiale.

En conclusion, le Rassemblement national trouve qu’il est louable de vouloir simplifier la sortie des indivisions successorales, afin de revitaliser nos campagnes et de répondre à une problématique du quotidien pour nos concitoyens. Néanmoins, en l’état actuel de la proposition de loi, nous nous abstiendrons.

M. Sébastien Huyghe (EPR). Selon l’Insee, 3,1 millions de logements étaient vacants en 2023 en France, hors Mayotte, soit 8,2 % du parc. De nombreuses raisons peuvent expliquer ce phénomène, parmi lesquelles les indivisions longues. Le diagnostic est aujourd’hui indiscutable : certaines indivisions successorales litigieuses peuvent durer jusqu’à dix, vingt, trente, voire quarante ans. Lorsqu’elles s’étendent sur plusieurs générations, la résolution des litiges est d’autant plus complexe. Il en résulte une multiplication du nombre de biens immobiliers à l’état d’abandon, qui peuvent être une source de nuisances préoccupantes : squats, occupations illégales, insalubrité, pollution visuelle. La procédure de partage est encadrée par les articles 816 à 842 du code civil, au sein du titre Ier, intitulé « Des successions », du livre III. Il est important de préciser, néanmoins, que les indivisions ne sont pas nécessairement successorales et peuvent être de tout autre nature, notamment post-communautaire.

Au-delà d’une nécessaire simplification, il est essentiel de réfléchir à ce que pourrait être une nouvelle procédure de partage. C’est l’objet de la proposition de loi de nos collègues, dont je salue le travail.

L’article 1er prévoit que soit remis au Parlement un rapport gouvernemental sur la création d’une base de données relative au recensement des biens abandonnés. L’article 2 vise à mettre fin aux indivisions constituées depuis au moins dix ans ou comprenant un indivisaire dont la succession est déclarée vacante. Cet article permettra à l’autorité administrative chargée du domaine, agissant comme curateur, de vendre un bien indivis sur autorisation du tribunal judiciaire. L’article 3 a pour objet d’étendre à l’ensemble du territoire la possibilité pour les indivisaires – applicable aujourd’hui dans certains territoires d’outre-mer – d’exécuter des travaux d’amélioration, de réhabilitation et de restauration de l’immeuble vacant ou non occupé depuis plus de deux ans. Cet article permettra aussi aux indivisaires, lors d’un partage amiable, d’imposer la décision prise à ceux qui essaieraient de se soustraire à la négociation de manière dilatoire, et il autorisera les indivisaires d’une succession ouverte depuis plus de dix ans, qui détiennent la majorité des droits indivis, à provoquer la vente ou le partage des biens immobiliers concernés. L’article 4 étend le principe de la voie de juridiction gracieuse inscrit dans le droit local alsacien-mosellan dans notre droit civil afin de ne pas réserver la possibilité d’un recours en justice aux situations où une procédure de partage amiable a été menée.

Cette proposition de loi comporte des outils visant à simplifier la sortie de l’indivision successorale : elle est donc un premier pas utile ; les travaux menés ont néanmoins démontré qu’une réforme complète de la procédure de partage était nécessaire. Notre groupe a déposé, pour sa part, plusieurs amendements visant à préciser le champ d’application de la proposition de loi. Nous soutiendrons les amendements de réécriture de la rapporteure et, évidemment, le texte dans son ensemble. En 2008, j’avais été à l’initiative, avec Jean‑Luc Warsmann, alors président de notre commission, d’une proposition de loi facilitant la sortie des indivisions. Elle avait été votée par notre assemblée, mais n’avait pas terminé son parcours législatif.

Mme Sandrine Nosbé (LFI-NFP). Votre proposition de loi, madame la rapporteure, vise à simplifier la sortie de l’indivision successorale. Vous avez souligné que des biens étaient laissés à l’abandon à cause d’indivisions conflictuelles ou de successions vacantes. Nous partageons cette analyse, qui concerne particulièrement les territoires ultramarins. Dès le premier paragraphe de l’exposé des motifs, vous évoquez la crise du logement, en mettant en avant que 91 300 logements vacants sont recensés en France hexagonale et dans l’outre-mer. Vous rappelez également le nombre de personnes mal logées en France, qui s’élève à 4,2 millions d’après le dernier rapport annuel de la Fondation pour le logement des défavorisés. Malgré les rappels des faits et des chiffres, rien dans votre proposition de loi ne permettra la réquisition des logements vacants, qui est pourtant un enjeu majeur. Alors que 2,7 millions de ménages sont en attente d’un logement social, le nombre des attributions évolue d’une façon inversement proportionnelle à la demande : 393 000 logements sociaux ont été attribués en 2023, c’est-à-dire 100 000 de moins qu’en 2016.

Il nous semble primordial d’aller plus loin en poussant à son terme la logique de la réquisition des logements vacants pour faire face à la crise et garantir le droit fondamental au logement. Nous voulons, à la France insoumise, que les biens en déshérence entrent dans le patrimoine public au bout de dix ans dans tous les cas, que le droit à la réquisition soit renforcé et étendu aux maires, que le parc hôtelier touristique soit également réquisitionnable, que les locaux appartenant à des personnes morales le deviennent après six mois de vacance au lieu de douze et qu’il ne soit plus possible d’échapper à une réquisition. C’est en ce sens que nous avons déposé, le 23 janvier 2024, une proposition de loi visant à moderniser la loi de réquisition des logements vacants.

Par ailleurs, il est impératif que les successions les plus importantes ne soient pas exclues de votre proposition de loi, comme le laisse entendre l’alinéa 3 de l’article 2. À défaut, il nous sera difficile d’envisager un vote favorable. Votre texte ne révolutionnera pas la réquisition des logements, mais il a au moins le mérite d’accélérer une procédure précise en ce qui concerne l’indivision successorale. Nous soutiendrons les amendements déposés par le groupe GDR à l’article 3 : il nous semble primordial de tenir compte du bilan de la loi Letchimy, mais aussi de conserver des dispositions spécifiques aux territoires d’outre-mer.

Mme Céline Thiébault-Martinez (SOC). Certaines situations d’indivision posent clairement de nombreux problèmes. Faute d’accord entre les héritiers, des successions restent bloquées pendant dix, vingt, trente, voire quarante ans. Dans les territoires d’outre-mer, où le foncier est par définition limité, l’indivision est particulièrement problématique. La loi Letchimy a permis de grandes avancées mais des difficultés persistent. Le texte que nous examinons étend certaines dispositions de cette loi en en faisant le droit commun et les élargit. Il prévoit notamment de passer de la règle de l’unanimité à celle de la majorité pour la vente ou le partage d’un bien en indivision, d’autoriser un indivisaire à réaliser des travaux d’amélioration, de réhabilitation et de restauration, mais aussi de recenser les biens abandonnés pour mieux cartographier la vacance foncière. Ce texte permettra ainsi de réduire le nombre de biens immobiliers en état d’abandon. Il contient des avancées utiles, nous en convenons. Mais parlons franchement : il ne résoudra en rien les inégalités de patrimoine en France. Surtout, 4,1 millions de personnes restent mal logées.

Contrairement à ce qui est avancé au début de l’exposé des motifs, cette proposition de loi est bien loin de répondre aux véritables enjeux du logement dans notre pays. En effet, 350 000 personnes sont sans domicile, vivant à la rue ou en hébergement d’urgence, parmi lesquelles 2 000 enfants. La production de logements s’effondre : seulement 259 000 ont été mis en chantier en 2024, dont à peine 82 000 logements sociaux, un record – négatif – depuis vingt ans. Le nombre de ménages demandeurs d’un HLM explose, et plus de 19 000 ont été expulsés de leur logement cette année.

Ces chiffres sont accablants. Ils témoignent d’une crise du logement d’une ampleur inédite et insuffisamment prise en compte par les pouvoirs publics. S’il peut être utile de faciliter la sortie de l’indivision, nous devrions aujourd’hui légiférer sur la mise en place d’une véritable politique du logement, passant nécessairement par la construction massive de logements sociaux, par l’encadrement de la spéculation foncière, par la protection des locataires et par la taxation des plus grandes successions.

Nous voterons ce texte pour ce qu’il est : une proposition de loi technique dont l’impact sera insignifiant face à la réalité des besoins. Nous continuerons donc à nous mobiliser pour ce qui devrait être une priorité absolue : garantir un logement digne à toutes et tous.

M. Philippe Gosselin, président. J’interviens à présent au nom de mon groupe. Cette proposition de loi nous paraît aller dans le bon sens, sachant que l’enjeu n’est évidemment pas de résoudre la crise du logement en France. Je fais partie de ceux qui déplorent cette crise, marquée depuis sept ans par un déficit d’au moins 100 000 nouveaux logements chaque année. Au-delà de ce constat, l’Inspection générale de la justice a établi que la situation était marquée par des contentieux longs et complexes autour de l’indivision. Certaines collectivités se trouvent démunies face à la présence sur leur territoire, parfois en plein centre-ville, d’immeubles dangereux menaçant ruine et dont la réhabilitation est soumise à de lourdes contraintes.

Ce texte n’est pas la révolution que l’on pourrait souhaiter mais, s’inspirant de la loi Letchimy pour l’outre-mer, il constitue une avancée qui permettra sans doute de résoudre des situations très injustes. Des familles se trouvent prises au piège de l’indivision. Ce terme ne me semble pas trop fort, sachant qu’elles sont dans l’impossibilité de vendre, de rénover ou d’habiter, parfois pendant des dizaines d’années. C’est le cas dans tout le territoire, mais peut-être davantage encore dans l’outre-mer.

Cette réforme permettra sans doute d’améliorer l’offre de logements vacants, même si ce n’est qu’à la marge, et de réduire le nombre de biens à l’abandon. Peut-être pourra-t-on aussi récupérer parfois un peu de foncier ; c’est en tout cas l’un des objectifs. Les démarches des familles resteront sans doute un peu compliquées, mais elles seront néanmoins simplifiées et des collègues se réjouiront de voir que le travail des notaires et des tribunaux sera facilité. S’agissant des biens dont les propriétaires resteraient introuvables, en revanche, il n’existe pas de solution miracle.

Le dispositif ayant fait ses preuves dans l’outre-mer, il n’y a aucune raison qu’il ne nous inspire pas pour l’Hexagone. Je vois là un joli clin d’œil : pour cette fois, c’est l’outre-mer qui nous inspire.

Quelques points de vigilance devront néanmoins être pris en compte. En dépit de ses avantages, cette réforme pourrait entraîner certaines contestations juridiques : en permettant à une majorité d’indivisaires d’imposer une vente ou un partage, on s’expose au risque que certains héritiers minoritaires se sentent lésés et engagent – ce serait légitime – des recours judiciaires qui pourraient ralentir la procédure. Par ailleurs, le recensement des biens vacants prévu à l’article 1er nécessitera la création d’une base de données, un travail administratif conséquent auquel des moyens humains et financiers devront être consacrés. Même si des exceptions sont prévues par le texte pour les mineurs, les majeurs protégés et les conjoints survivants, il conviendra aussi de s’assurer que les mesures de protection des héritiers vulnérables sont suffisantes en pratique. Enfin, les collectivités et la DNID vont avoir besoin d’un accompagnement. Les communes, en particulier, seront en première ligne pour la mise en œuvre des nouvelles procédures. Un suivi législatif, réglementaire et pratique serait souhaitable afin d’adapter ensuite les dispositions en tant que de besoin et d’éviter ainsi de nouveaux blocages.

Le groupe DR votera ce texte, considérant qu’il constitue une étape nécessaire qui en appellera peut-être d’autres.

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Puis, la Commission examine, en application de l’article 88 du Règlement, les amendements à la proposition de loi visant à faciliter l'accès des demandeurs d'asile au marché du travail (n° 935) (Mme Léa Balage El Mariky, rapporteure).

Les amendements qui n’ont pas été examinés lors de la réunion tenue en application de l’article 86 du Règlement ont été repoussés.

La séance est levée à 13 heures 15.

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Informations relatives à la Commission

 

La Commission a désigné M. Sébastien Peytavie, rapporteur sur la proposition de résolution tendant à modifier le Règlement de l’Assemblée nationale afin de supprimer le vote par assis et levé (n° 925).

 


Membres présents ou excusés

 

Présents. - Mme Nadège Abomangoli, M. Xavier Albertini, Mme Marie-José Allemand, Mme Léa Balage El Mariky, Mme Brigitte Barèges, M. Romain Baubry, M. Ugo Bernalicis, M. Bruno Bilde, Mme Sophie Blanc, M. Manuel Bompard, Mme Émilie Bonnivard, Mme Pascale Bordes, M. Ian Boucard, M. Florent Boudié, Mme Maud Bregeon, Mme Colette Capdevielle, Mme Gabrielle Cathala, M. Vincent Caure, M. Paul Christophle, M. Jean-François Coulomme, M. Arthur Delaporte, M. Fabien Di Filippo, M. Emmanuel Duplessy, M. Olivier Falorni, Mme Elsa Faucillon, Mme Agnès Firmin Le Bodo, M. Marc de Fleurian, Mme Martine Froger, M. Jonathan Gery, M. Yoann Gillet, M. Philippe Gosselin, M. Guillaume Gouffier Valente, M. Jordan Guitton, M. Harold Huwart, M. Sébastien Huyghe, M. Jérémie Iordanoff, Mme Marietta Karamanli, M. Guillaume Kasbarian, Mme Émeline K/Bidi, M. Philippe Latombe, M. Vincent Ledoux, M. Roland Lescure, Mme Pauline Levasseur, Mme Christine Loir, M. Aurélien Lopez-Liguori, Mme Marie‑France Lorho, M. Sylvain Maillard, M. Olivier Marleix, M. Éric Martineau, Mme Élisa Martin, M. Bryan Masson, M. Stéphane Mazars, M. Ludovic Mendes, Mme Louise Morel, M. Jean Moulliere, Mme Naïma Moutchou, Mme Sandrine Nosbé, Mme Danièle Obono, M. Éric Pauget, M. Sébastien Peytavie, Mme Sophie Ricourt Vaginay, Mme Béatrice Roullaud, Mme Sandrine Rousseau, M. Hervé Saulignac, M. Philippe Schreck, Mme Andrée Taurinya, M. Michaël Taverne, M. Jean Terlier, Mme Céline Thiébault-Martinez, M. Roger Vicot, M. Antoine Villedieu, M. Jean-Luc Warsmann, M. Jiovanny William

Assistaient également à la réunion. - M. Pierre Cazeneuve, Mme Justine Gruet, M. Michel Guiniot, M. Antoine Léaument, Mme Brigitte Liso, Mme Mathilde Panot, Mme Sandra Regol, Mme Sophie-Laurence Roy, Mme Mélanie Thomin