Compte rendu

Commission d’enquête
relative à la politique française d’expérimentation nucléaire, à l’ensemble des conséquences de l’installation et des opérations du Centre d’expérimentation du Pacifique en Polynésie française, à la reconnaissance, à la prise en charge et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, ainsi qu’à la reconnaissance des dommages environnementaux et à leur réparation

Table-ronde n° 1 Association et victimes essais nucléaires : FNOM (Fédération nationale des officiers mariniers) ; AVEN (Association des vétérans des essais nucléaires) ; Particuliers : M. Michel CARIOU, M. Roland DELACOUR, M. Tanemaruatoa ARAKINO, Me Vanessa ZENCKER              25

 


Mercredi
22 janvier 2025

Séance de 16 heures 30

Compte rendu n° 4

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
M. Didier Le Gac,
Président de la commission

 


  1 

Mercredi 22 janvier 2025

La séance est ouverte à 16 heures 40.

(Présidence de M. Didier Le Gac, Président de la commission)

* * *

 

M. le président Didier Le Gac. Je vous souhaite la bienvenue à cette table-ronde importante, au cours de laquelle nous allons entendre des victimes des essais nucléaires effectués en Polynésie.

Nous organiserons au moins une seconde table ronde puisque certains vétérans se sont manifestés trop tardivement pour être présents aujourd’hui ; il nous semble évidemment très important, à Mme la rapporteure et à moi-même, de vous entendre. Rien ne remplace les témoignages de première main : comment ces personnels ont-ils participé et vécu les essais nucléaires qui, pour beaucoup d’entre eux, leur ont causé des dommages corporels malheureusement irréversibles ? Les écouter est bien la moindre des choses que nous puissions faire dans le cadre de cette commission d’enquête.

Si vous le voulez bien, je vais rapidement vous présenter en respectant un ordre strictement alphabétique.

Monsieur Arakino, vous êtes vice-président du syndicat de défense des intérêts des retraités actuels et futurs (Sdiraf), ancien plongeur-scaphandrier de la Direction des centres d’expérimentations nucléaires (Dircen) et également natif des îles Tuamotu Gambier. Vous aviez déjà évoqué ce dernier aspect lors de votre précédente audition, le 4 juin dernier, mais nous aimerions vous entendre de nouveau, au titre de vos diverses qualités, à plusieurs sujets : pouvez-vous nous présenter le Sdiraf, ainsi que son action et ses réussites ? Que pensez-vous de l’action du Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen) et des critères d’indemnisation actuellement en vigueur ? Comment percevez-vous les initiatives récemment prises pour reconnaître la « dette » de la nation à l’égard de la Polynésie, pour reprendre les termes du président de la République prononcés en juillet 2021 ?

Monsieur Cariou, aujourd’hui à la retraite, vous avez été officier mécanicien de la marine, atomicien et spécialiste de radioprotection. C’est au titre de ces diverses qualifications que vous avez été affecté au SMSR (service mixte de sécurité radiologique), à Moruroa, de janvier 1966 à février 1973. Durant ces sept années, vous avez participé à trente et un tirs nucléaires, tous atmosphériques. Vous êtes donc un témoin de toute première importance, que nous entendrons à distance pour des raisons de santé. Nous souhaitons vous entendre à propos de votre expérience : quels postes avez-vous successivement occupés ? En quoi consistaient vos fonctions ? Quelle réglementation en matière de protection des personnels civils et militaires d’une part, de la population civile d’autre part, était alors appliquée ? Avez-vous constaté des évolutions au fil du temps, allant peut-être dans le sens d’une sécurité grandissante apportée aux personnes susceptibles d’être affectées par les radiations des tirs effectués ?

Monsieur Delacour, vous êtes également un témoin direct de ces événements puisque vous avez été affecté sur plusieurs bâtiments de la marine nationale en 1968, puis de 1971 à 1973 et, enfin, de 1980 à 1982. Pour ce qui est de vos deux premières campagnes, vous nous avez précisé avoir été présent sur des navires qui ont traversé des nuages radioactifs après certains tirs. Nous souhaiterions vous entendre à propos de votre expérience ; pouvez-vous par ailleurs nous dire quelles étaient les protections dont vous disposiez alors et dont bénéficiaient les bâtiments sur lesquels vous vous trouviez ? Quelles connaissances aviez-vous à cette époque au sujet de la nocivité des tirs effectués ? Quelle appréciation portez-vous par ailleurs sur les règles relatives à l’indemnisation des dommages subis à la suite de ces tirs ?

Dans le cadre de cette table-ronde, nous accueillons également une association et une fédération que je vais vous présenter rapidement.

L’association des vétérans des essais nucléaires (Aven), créée le 9 juin 2001, soutient la cause des vétérans, particulièrement ceux porteurs de maladies radio-induites, mais des vétérans au sens large, puisque vous accueillez également les vétérans civils et militaires ayant participé aux programmes d’essais nucléaires français dans le Sahara. L’Aven accueille non seulement les vétérans, mais également leurs conjoints et même leurs familles – descendants, sœurs, frères –, y compris lorsque les vétérans sont décédés. Pour représenter l’association, que nous avions déjà auditionnée le 16 mai dernier, nous recevons de nouveau Mme Françoise Grellier, sa présidente, M. Jean-Luc Sans, son représentant auprès du Civen, et maître Cécile Labrunie, son avocate, spécialisée dans les maladies professionnelles.

De par votre expérience, monsieur Sans, vous nous éclairerez sur les informations relatives à la nocivité des tirs dont les personnels sur place avaient alors connaissance et sur la réglementation qui était applicable ; vous nous direz également ce que vous pensez des conditions d’indemnisation telles qu’elles résultent à la fois de la loi du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français (dite « loi Morin ») et de l’action du Civen.

Enfin, la Fédération nationale des officiers mariniers (Fnom) est représentée aujourd’hui par M. Christian Lombardo, son président, et par M. Jean-Luc Moreau, conseiller spécial, que nous entendrons à distance. La Fnom, presque centenaire puisqu’elle a été créée le 27 novembre 1927, est composée de vingt et une associations rassemblant 16 000 personnes ; elle concerne non seulement les anciens officiers mariniers, mais aussi les quartiers-maîtres de première classe et leurs veuves. Je souhaiterais que vous présentiez votre Fédération, que vous détailliez vos revendications s’agissant de la prise en charge des conséquences des essais nucléaires en Polynésie, et que vous exposiez votre position quant aux actuelles conditions d’indemnisation des victimes des essais nucléaires.

Avant de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer chacun tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. Par ailleurs, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Michel Arakino, M. Michel Cariou, M. Roland Delacour, Mme Françoise Grellier, M. Jean-Luc Sans, Mme Cécile Labrunie, M. Christian Lombardo et M. Jean-Luc Moreau prêtent successivement serment.)

Je vous remercie et je laisse la parole à chacun pour un propos liminaire global d’une dizaine de minutes avant qu’un dialogue ne s’engage entre vous et les membres de la commission d’enquête ici présents.

M. Michel Cariou, ancien officier de marine atomicien. Je suis officier mécanicien diplômé technique de la marine. Après l’obtention de mon diplôme, on m’a proposé d’intégrer le circuit du nucléaire militaire ; c’est dans ce cadre que j’ai suivi le cursus d’atomicien à l’École des applications militaires de l’énergie atomique (Eamea) de Cherbourg. J’ai ensuite été sélectionné pour passer le brevet de technicien supérieur de radioprotection à l’Institut national des sciences et techniques nucléaires (INSTN) de Saclay.

J’ai alors été affecté au SMSR, organisme chargé de s’assurer de l’application des normes et du respect de la législation en matière de protection des personnels en Polynésie, essentiellement à Moruroa et à Fangataufa.

De 1966 à janvier 1970, j’ai été affecté à l’état-major du SMSR en tant que conseiller de son directeur, le général André. Mon travail s’est réparti entre les campagnes et les périodes d’intercampagnes. En 1966, il nous a fallu inventer, en quelque sorte, les normes et vérifier leur application, puis rédiger les protocoles applicables lors des essais suivants. Le groupement opérationnel des essais nucléaires (Goen) et le SMSR étaient stationnés sur le bâtiment de commandement De Grasse.

Durant les périodes de campagne, j’étais le chef du poste de commandement du SMSR à bord du De Grasse. Toutes les informations y étaient centralisées, notamment les données des ingénieurs météorologiques afin de tracer la « plume », c'est-à-dire la prévision des retombées de chaque tir. Lorsqu’un tir était effectué, cette plume était corrigée en temps réel pour déterminer où seraient localisées les retombées.

Il faut savoir qu’un tir nucléaire compte deux principales phases : l’explosion, qui dure une nanoseconde ; puis la constitution d’une boule de feu et du fameux champignon. Lorsque la fission nucléaire survient, cette boule de feu, d’un diamètre de 400 mètres environ, est portée à un million de degrés.

Permettez-moi d’ouvrir une parenthèse à ce sujet. L’État a toujours dit qu’il avait procédé à des « essais nucléaires propres », mais cette formule me fait tomber de ma chaise : quelle est la signification à donner à la notion d’« essais propres » ? C’est impossible ! La boule de feu, qui se déplace vers le haut à un peu plus de 300 mètres par seconde, agit comme une sorte d’aspirateur. Si elle touche le sol, elle attire en son sein les particules touchées, qui se mélangent aux produits radioactifs, ce qui produit une bombe inévitablement sale.

À Hiroshima et Nagasaki, les bombes ont explosé respectivement à 580 mètres et 600 mètres d’altitude ; aussi surprenant que cela puisse paraître, il s’agissait de bombes « propres ». En effet, la boule de feu n’a pas touché le sol et les retombées radioactives ont été très peu nombreuses. Les Japonais ont avant tout souffert des brûlures, du blast et de l’irradiation provoqués par l’explosion initiale, mais ont subi finalement assez peu de contaminations a posteriori.

À l’inverse, les premières bombes que nous avons fait exploser à Moruroa étaient très sales, en particulier la première d’entre elle, Aldébaran, qui avait été placée sur une barge, dans le lagon, le 2 juillet 1966. Des produits radioactifs se sont déposés sur l’ensemble du site de Moruroa, avant d’être déplacés par le vent sur l’océan Pacifique.

Pour les tirs suivants, afin que les bombes ne touchent plus le sol, nous avons décidé de les placer dans des nacelles de ballons. Ne sachant pas fabriquer ces derniers, nous avons dû faire appel à des techniciens de la Seconde Guerre mondiale, qui avaient, à l’époque, déployé des ballons autour de sites stratégiques pour entraver les bombardements. Après de premiers ballons à l’hydrogène, trop dangereux, nous avons trouvé une solution relativement satisfaisante en utilisant des ballons gonflés à l’hélium. Nous avons essayé de placer les nacelles à 600 mètres d’altitude mais, en raison de fuites de gaz dans les ballons et des vents de surface, il était difficile d’aller plus haut que 300 ou 400 mètres. Même ainsi, il arrivait fréquemment que la boule de feu touche quand même le sol ; de fait, on pourrait dire que ces tirs étaient « à moitié propres ».

Ce qui est certain, c’est que les tirs effectués ont contaminé Moruroa et les personnes qui y vivaient, puisqu’elles ont respiré des particules radioactives, quand elles n’en buvaient pas également en se baignant dans le lagon ou en consommant de l’eau de pluie contaminée. En effet, comme il était compliqué d’empêcher les personnels de se baigner dans le lagon (l’un de leurs rares plaisirs), le SMSR et les autorités en autorisaient rapidement l’accès après les tirs. Ils estimaient alors que le bénéfice du point de vue psychologique était bien plus important que le risque de contamination, qui semblait faible.

Le SMSR procédait à des contrôles visant à préserver la santé des personnels, tant civils que militaires, qui travaillaient à Moruroa. Le SMSR-PEP – pour « effets proches » – était plus particulièrement chargé de la protection du personnel de la direction des applications militaires (DAM) du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), alors que le SMSR-PEL (pour « effets lointains ») s’occupait plutôt de la protection des populations des atolls et des îles. Le personnel de ces deux équipes était constitué de militaires, notamment de marins techniciens de radioprotection 1er degré, responsables des postes de contrôle radiologique (PCR) situés sur les îles les plus peuplées et les plus exposées aux retombées.

Un tir n’était autorisé que si les ingénieurs météorologues à bord du bâtiment De Grasse produisaient une « plume » évitant les atolls et les îles habitées. Toutefois, s’ils savaient très bien déterminer la direction et la puissance des vents d’altitude – les jets, c’est-à-dire les vents au-dessus de 4 000 mètres d’altitude –, ce n’était pas le cas des vents de surface. Ainsi, des atolls et des bateaux militaires ont été contaminés parce que les vents de surface anticipés se sont modifiés entre les mesures et le tir.

M. le président Didier Le Gac. Je crois pouvoir dire qu’après ce témoignage très précis, le décor est bien planté.

Je vous propose d’entendre un autre témoignage avec Michel Arakino.

M. Michel Arakino, vice-président du Sdiraf et ancien plongeur de la Dircen (direction des centres d’expérimentations nucléaires). Je suis né sur l’atoll de Reao, à l’est de Papeete, le 9 décembre 1960 ; j’ai grandi entre celui-ci et l’atoll de Hao. J’avais 5 ans et 7 mois lorsque la première bombe nucléaire, Aldébaran, a éclaté en Polynésie, le 2 juillet 1966 ; le nuage est alors passé sur l’atoll de Reao où je vivais alors qu’à cette époque, il n’existait pas encore d’abri antiatomique.

En raison du travail de mon père, nous sommes allés vivre sur l’atoll de Hao. C’est là que nous avons véritablement découvert le monde du nucléaire, puisque les bombes y étaient préparées avant d’être transférées vers Moruroa pour des raisons d’espace. Je suis ensuite devenu militaire, puis plongeur au service mixte de contrôle biologique (SMCB) ; je voudrais témoigner de cette partie-là de mon expérience. Mon travail consistait à prélever des échantillons sur tous les sites où les tirs avaient été effectués, ainsi que dans la zone de sécurité des retombées de la radioactivité ; cela correspond à tout le secteur de Moruroa dans un rayon d’un peu plus de 600 kilomètres.

Nous étions répartis en deux équipes : une à terre et une en mer, sur le bateau scientifique Marara – qui avait succédé à La Coquille. Nous récoltions divers échantillons – des matières volcaniques et des poissons – en pleine mer et dans les îles, qui étaient à l’époque difficile d’accès. Pendant dix-neuf ans, j’ai mené des missions auprès des scientifiques les plus reconnus, qui m’ont expliqué à quoi servaient ces prélèvements. Mais il faut savoir qu’à cette époque, la science était véritablement aux mains des militaires.

En 2000, j’ai rencontré des scientifiques venant d’autres pays – néo-zélandais, australiens, britanniques –, qui ont éveillé ma conscience : ils m’ont expliqué que les bombes dites propres ne l’étaient pas vraiment, et qu’avoir subi les conséquences et les retombées des essais nucléaires pouvait avoir des conséquences, notamment pour ma santé. Je me suis alors engagé dans la recherche de la vérité ; j’avais été contrôlé positif et surveillé quelque temps, avant que l’on m’assure que tout allait bien.

C’est après ma rencontre avec le docteur Sourov, qui m’a pratiquement diagnostiqué, que je suis devenu un activiste – mais pas un antinucléaire.

Alors qu’une belle carrière s’ouvrait devant moi, étant le seul scaphandrier d’un tel niveau, j’ai fait le choix de témoigner en métropole, le 15 janvier 2002, devant le Sénat, devant mes patrons. Ils m’ont dit qu’avant d’entrer dans l’armée, j’avais deux cocotiers dans les mains et que, grâce à eux, j’étais devenu un super technicien. Dans un autre contexte, je leur aurais volé dans les plumes. Mais là, je ne leur ai posé qu’une seule question : pouvaient-ils me garantir qu’après avoir été contrôlé positif à la radioactivité, je ne déclarerais pas d’autres maladies et que mes enfants ou mes petits-enfants ne seraient pas atteints par l’une des pathologies démontrées par le docteur Sourov ? La réponse a été simple ! Ils ne m’ont pas franchement mis à la porte, mais ils se sont arrangés pour me sortir des SMCB et des SMSR et me mettre sous la coupe de l’ancien président, M. Gaston Flosse, pour me serrer la vis… J’ai tenu le coup et me voilà devant vous. Devais-je me taire face à l’héritage que j’allais laisser à mes enfants ? Mon épouse m’avait demandé ce que j’allais faire si l’on me mettait dehors. Je lui avais répondu que j’avais deux mains, deux jambes et encore ma tête. Aujourd’hui, je suis très heureux de faire partie de cette audition et de témoigner de mon vécu.

M. Roland Delacour, membre de la Fnom et de l’Aven, ancien marin à Moruroa. Pour ma part, j’ai rejoint la marine nationale en 1959. En 1967, j’ai été affecté sur le Jauréguiberry, un escorteur du Clemenceau, dans la Force Alfa, mobilisée à partir de 1964 pour al construction des installations du CEP. C’était alors la deuxième campagne de tirs en Polynésie. J’étais un jeune second maître ; comme mécanicien, mon rôle à bord était de faire le chef de quart à la machine arrière et d’assurer, en dehors des périodes de tir, l’entretien des matériels. Nous sommes restés six mois sur le site.

Ce bateau était un vieux bâtiment qui avait été aménagé pour participer aux campagnes de tir. On y avait installé la climatisation dans les locaux d’habitation et de vie, une cellule de décontamination (qui n’était pas prévue à l’origine) ainsi qu’un système d’arrosage en pluie d’eau de mer, qui était déclenché lorsque le bateau devait passer dans le nuage, après un tir. C’étaient des systèmes mis en place à la va-vite. Comme il faisait très chaud et que nous étions censés respirer de l’air contaminé, nous avions sur le dos une combinaison dotée d’un gros caisson à l’arrière duquel sortait un tuyau flexible avec, à son extrémité, un raccord enclenchable. Dans toute la machine arrière, ils avaient installé des circuits d’air respirable, si bien que lorsque nous devions nous déplacer d’un point à un autre, pendant le quart, il fallait prendre notre tuyau, le débrancher, courir jusqu’à une autre prise d’air respirable, et poursuivre alors notre travail. Ce n’était pas un système très orthodoxe mais c’est ainsi que nous avons fonctionné pendant six mois, lorsque le bateau traversait des retombées !

Sur ce bateau, comme sur tous les bateaux de la marine, l’eau de mer était absolument partout, même contaminée, et si l’air était filtré, rien ne garantissait qu’on ne pouvait pas être un jour ou l’autre victime d’un air qu’on n’aurait pas pu contrôler. J’ai une multitude de témoignages qui corroborent ce que je vais vous dire, à savoir que, notamment en 1968, nous n’avons pas du tout été informés des risques encourus ! J’ai avec moi une vidéo prise à l’extérieur du Jauréguiberry, au cours de deux tirs, sachant que sur ce navire, j’ai assisté à cinq tirs aériens. La deuxième partie de la vidéo montre le tir de Canopus, la bombe H, qui a eu lieu le 24 août 1968. On voit nettement le champignon, qui n’a d’ailleurs pas trop la forme d’un champignon mais qui n’est pas un nuage lambda qui se baladait par hasard dans le ciel de Polynésie. On voit aussi les gens de l’équipage à l’extérieur du bâtiment en tenue SMSR, des combinaisons grises barrées de rouge, avec un dosiphot, un appareil pour mesurer la dose de rayonnement.

En 1971, j’ai été affecté sur l’aviso-escorteur Amiral Charner, un bâtiment qui faisait partie de la division des avisos-escorteurs du Pacifique, stationné en Polynésie. J’y suis resté deux ans. J’ai été responsable de ce que l’on appelle le compartiment des auxiliaires. Le groupe électrogène qui s’y trouvait y était réfrigéré à l’eau de mer. La tuyauterie des bouilleurs électriques ACB était pleine de sel ; il fallait donc les démonter et les nettoyer. Or les incrustations de sel pouvaient être chargées en éléments radioactifs ; j’ai d’ailleurs lu que les mécaniciens figuraient parmi les personnes les plus exposées aux irradiations. Dans ce compartiment, il y avait également une pompe à incendie, chargée de distribuer de l’eau sous pression dans le bâtiment, eau qui était pompée dans le lagon et dont on se servait pour nettoyer, arroser ou refroidir une cloison du bateau par exemple. On stationnait dans le lagon de Moruroa avant les tirs, on s’en éloignait plus ou moins selon la mission, mais on revenait régulièrement dans ses eaux par la suite. Je ne me souviens pas que l’on nous ait donné des consignes de précautions à prendre pour se prémunir des risques éventuels de radioactivité.

Ma troisième affectation était sur un bâtiment de débarquement de chars, le Trieux affecté au Centre d’expérimentations du Pacifique (CEP) et chargé de ravitailler le triangle Moruroa-Hao-Tahiti. J’étais officier mécanicien et responsable de toute l’énergie, de la propulsion, de la sécurité et de l’électricité. À la différence de ce qui s’était passé au moment de mes précédentes affectations, les essais étaient désormais souterrains. On venait régulièrement dans le lagon, avant, pendant et après les tirs. J’ai aussi une multitude de témoignages corroborant tout ce que je viens de vous dire et que j’ai relus pour m’assurer que mes propos étaient bien corrects. Pendant deux ans, nous avons fait les trajets dans ce triangle, avec quelques incursions de détente aux Îles Marquises et aux Tuamotu. Une anecdote à ce sujet : lors d’une escale à Moruroa, nous avons eu la visite de M. Charles Hernu, alors ministre des armées. Mon commandant, qui était très fier de le voir, lui a serré la main et m’a dit qu’il n’allait pas se la laver pendant dix jours !

Je suis rentré en métropole en 1982.

Il y a trois ans, j’ai été conduit à m’occuper du dossier de l’un de mes excellents camarades, qui était avec moi sur l’Amiral Charner, dans le compartiment des auxiliaires. Il a malheureusement développé une tumeur au cerveau, attribuée, après de nombreux examens, à son exposition aux rayons ionisants (je crois que sa famille a reçu une petite compensation). J’avais envoyé son dossier à son épouse, qui me l’a renvoyé en vue de cette audition, et que je tiens à votre disposition. C’est d’ailleurs dans le cadre de mes recherches pour ce dossier que j’ai passé une annonce avec mes coordonnées dans le journal de la Fnom, qui m’a conduit jusqu’ici.

J’ai aussi un extrait du dossier d’un camarade du Médoc, atteint d’un mélanome, qui est passé par toutes les affres de la course judiciaire pour faire valoir ses droits. Un article d’un journal de Gironde mentionne son combat « contre des moulins à vent », parce que, est-il écrit, l’État et le ministère de la Défense, dans la plupart des cas, reculent ou font la sourde oreille et ont toutes les peines du monde à reconnaître leurs torts, ce avec quoi je suis bien d’accord.

M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie tous les trois pour ces témoignages directs, émouvants et particulièrement éclairants. Nous en venons aux représentants de la Fnom. Où en êtes-vous dans votre combat pour l’indemnisation et la reconnaissance des maladies ?

M. Christian Lombardo, président de la Fnom. Comparé au travail de l’Aven ou du Civen, celui de notre fédération, qui est composée de vingt-huit associations dont une située en Polynésie, ne se concentre pas sur le seul aspect nucléaire. Nous menons d’autres batailles. Si vous le permettez, je vais tout d’abord vous présenter la fédération avant de laisser la parole à Jean-Luc Moreau, notre spécialiste des maladies professionnelles, qui a vécu en Polynésie.

Comme vous l’avez dit en introduction M. le président, la Fnom a été créée en 1927, par différentes associations situées à Brest, Toulon, Cherbourg, Paris et Lorient. Il s’agissait de parler d’une seule voix auprès des autorités. Au fil du temps, d’autres associations se sont jointes à nous, si bien que nous couvrons désormais tout le territoire métropolitain et ultramarin. À l’origine pouvaient y adhérer les officiers mariniers, les quartiers maîtres de première classe et marins retraités et leurs veuves ; avec le temps, les marins d’active ont également été autorisés à y adhérer.

Notre devise est : « La solidarité et le travail de chacun au profit de tous. » Nous défendons les intérêts sociaux et moraux de nos membres et visons à resserrer les liens de camaraderie unissant les marins – le fameux esprit d’équipage. Cependant, avec l’adhésion des marins d’active, les actions ont évolué. En 2024, la convention fixant les relations entre la marine nationale et la fédération a été renouvelée. Les deux parties signataires s’accordent à maintenir et à développer le lien intergénérationnel qui existe au sein de la marine nationale et s’engagent à instaurer une relation forte, dynamique et pérenne entre ses membres. Nous avons la possibilité d’accéder librement aux bateaux et aux bases. Cette convention participe à la mise en œuvre du Plan « Famille 2 » mis en place en février 2023, et qui vise à limiter l’impact de la mutation géographique et des engagements opérationnels des militaires sur leur vie familiale, personnelle et professionnelle.

Notre priorité en ce moment, c’est la reconnaissance du préjudice d’anxiété, en cas d’exposition à l’amiante, un combat qui dure depuis de nombreuses années. Je ne vous cache que notre but est de travailler sur l’anxiété nucléaire. Mais je crains que ce ne soit pas encore pour demain…

Nous menons d’autres actions ponctuelles. Nous accompagnons les veuves de nos adhérents, notamment sur l’aspect administratif. Pour rester au plus proche de nos adhérents, nous éditons un journal bimestriel, L’Officier marinier, le nombre d’adhérents de notre fédération lui assurant une représentativité importante. Nous avons ainsi un représentant au Conseil supérieur de la fonction militaire, au Conseil permanent des retraités militaires, dont fait partie M. Moreau, au Comité d’action des anciens militaires et marins de carrière et aux Comités sociaux des bases de défense.

M. le président Didier Le Gac. Et s’agissant plus précisément des essais nucléaires ?

M. Christian Lombardo. Nous ne sommes pas directement impliqués, parce que nous sommes des collecteurs d’informations, de témoignages et de demandes, qui orientons nos adhérents vers les organismes à même de les accompagner. Un grand nombre de nos adhérents ont participé aux essais nucléaires. Ce qui leur manque surtout, c’est une reconnaissance. Il y a quelques années, on leur a offert la médaille de la Défense nationale avec l’agrafe de spécialité « essais nucléaires » ; ce n’est pas ça qu’ils réclament ! Ils veulent quelque chose de plus fort. On a pensé au titre de « reconnaissance de la Nation » (TRN) mais ses conditions ne s’appliquent pas à eux. En revanche, parce que le contexte était différent, ceux qui ont participé aux essais nucléaires effectués dans le Sahara en ont bénéficié. Nos anciens réclament donc juste un peu de reconnaissance parce qu’ils ont fait quelque chose d’important et qu’ils sont allés au bout de leur engagement, et ce au péril de leur vie.

M. Jean-Luc Moreau, conseiller spécial de la Fnom. S’agissant de l’expérimentation souterraine, beaucoup de marins ont travaillé sur les post-forages, ce qui a été mon cas en juillet 1983, à la décontamination du site, ainsi que dans des laboratoires. Concrètement, le post-forage consistait à faire un trou dans la terre pour récupérer des laves de l’explosion du tir. Ce post-forage de juillet 1983 a été identifié comme ayant fait remonter alors de la radioactivité à la surface, après que le tube fût tombé dans une poche radioactive ; l’eau était contaminée. Nous avons appuyé sur le bouton d’arrêt d’urgence et nous sommes partis à toute vitesse. J’étais alors responsable de l’équipe de radioprotection. Pour vous donner une idée des consignes que nous avions, il fallait changer nos chaussures à partir de 2 000 chocs par seconde, les vêtements à partir de 1 000 chocs par seconde et on allait prendre une douche quand on avait 100 chocs par seconde sur la peau.

La contamination était donc assez importante. Qui plus est, l’eau contaminée est restée à la surface du sol. J’avais envoyé des prélèvements au laboratoire qui m’a répondu que ce n’était pas grave, que c’était seulement la présence de gaz rare qui expliquait la radioactivité alors que nos appareils de détection avaient constaté une importante contamination.

On a également dû faire face au problème de la manipulation des carottes de prélèvement. J’ai envoyé au ministère des armées une demande de relevé de dosimétrie. Alors que ces carottes diffusaient entre 10 et 15 rads [Radiation Absorbed Dose] par heure, soit des niveaux d’irradiation assez importants, les relevés sont revenus à 0.

Concernant mes camarades des équipes de décontamination, lorsque les bombes étaient placées sur des barges, le métal est entré en fusion, ce qui a créé des billes pleines et creuses contaminées en plutonium. Ensuite, à chaque tempête ou dès que le sol était remué, ces billes remontaient à la surface pour s’échouer sur l’atoll de Moruroa. C’était la même chose à Fangataufa où les expositions étaient tout aussi fortes, même si le personnel y était moins nombreux. Quand les tirs étaient effectués sous ballon, ce que l’on appelle des « peaux de ballon » (de petits morceaux de caoutchouc) se sont retrouvées un peu partout dans le lagon.

En 1979, l’explosion d’une cuve à Moruroa au cours d’une opération de décontamination à l’acétone a provoqué deux morts. Ayant enfin pris conscience de la contamination du site, les autorités d’alors ont demandé que des équipes de marins procèdent à des campagnes de décontamination mais les conséquences ont été inévitables : il y a quelques années, un maître principal de la marine ayant été contaminé au plutonium au cours de ces campagnes est ainsi décédé sans avoir jamais été indemnisé. L’Aven avait suivi le dossier à l’époque.

Concernant les conditions de travail sur lesquelles vous nous avez interrogés, les seuls moyens de protection dont nous disposions à l’époque étaient des combinaisons de type SMSR en coton. Des anthropogammamétries ont été réalisées sur le personnel qui était exposé mais les résultats n’ont jamais été communiqués ! Les résultats des dosimètres ou des contrôles biologiques n’ont jamais figuré dans les dossiers médicaux du personnel militaire. De fait, les médecins militaires dans les unités n’avaient absolument aucune connaissance du niveau d’exposition et de contamination du personnel ; aucune orientation médicale n’a donc pu être donnée, ni aucune surveillance mise en place.

Quelles que soient ces conditions, vous le voyez, la contamination a été importante. J’ai défendu dernièrement auprès du Civen la famille d’un maître principal qui a procédé à des immersions (ce que l’on appelle des « lagunages ») d’avions Vautour, que l’on ne pouvait plus décontaminer ; il est décédé deux ou trois ans plus tard. J’ai recueilli un témoignage faisant état d’avions de liaison entre Moruroa et Faaa contaminés par les dépôts de radioactivité sur la piste, avions dont les caissons de roues étaient également contaminés par les projections d’eau et de poussières. Ces avions voyageant entre les différents sites, ils ont immanquablement transporté la contamination avec eux. Je dispose de témoignages de personnes qui ont dit avoir assisté à des tirs sans qu’aucun film dosimètre n’ait été distribué.

Par ailleurs, il est difficile de démontrer le lien de causalité entre l’irradiation et les maladies radio-induites car il faut prouver que la personne était bien présente sur site. Or nous n’avons aucune trace des missions que certaines personnes ont accomplies sur place parce que les archives n’ont pas été déclassifiées en totalité. La Fnom demande à ce titre que les bordereaux de vol, les rapports de fin de commandement, les journaux de bord des bâtiments qui étaient présents sur site, ainsi que les comptes rendus faisant suite aux post-forages et aux actions du SMSR soient accessibles.

De plus, même si cela peut paraître négligeable, il faut savoir qu’une dose de 1 millisievert (mSv) demeure relativement importante. Après Hiroshima et Nagasaki, nous savions très bien que les radiations avaient des effets immédiats mais également différés, que l’on appelle les effets stochastiques (dus au hasard). Or il est très difficile de prouver qu’une dose enregistrée a atteint à un moment 1 mSv. Nous avons par exemple défendu une personne qui a été déboutée par le Civen, puis par le tribunal administratif de Toulon et enfin par la cour administrative d’appel de Marseille, précisément parce que nous n’avions pas pu apporter cette preuve. Nombre de nos adhérents, même parmi les anciens officiers mariniers, sont tombés malades, voire sont morts prématurément sans que leur préjudice ait jamais pu être reconnu.

Je vous ai fait parvenir un mémoire avec mes réflexions et je me tiens prêt à répondre à vos questions concernant mon expérience de 1982 à 1983 au SMSR à Moruroa et à Montlhéry, et de 1991 à 1993 au SMSR à Papeete.

Mme Françoise Grellier, présidente de l’Association des vétérans des essais nucléaires (Aven). Je rappellerai tout d’abord que l’Aven est une association qui a pour but de défendre les vétérans des essais, notamment ceux qui sont tombés malades après leur passage au Sahara et en Polynésie. Certains sont décédés très peu de temps après, sans que l’on en entende parler – l’association n’existe que depuis 2001. D’autres ont développé des maladies dix, vingt ou trente ans plus tard. Nous travaillons avec un cabinet d’avocats, notre rôle étant surtout d’accompagner les familles tout au long de la procédure. Lors de leur adhésion, nous leur donnons un dossier à compléter ; celui-ci est ensuite envoyé à l’un de nos dix référents juridiques, puis transmis au cabinet d’avocats. Ce-dernier travaille en relation constante avec nous et nous informe quand le dossier doit être présenté au Civen. M. Jean-Luc Sans, qui est ici présent, est par ailleurs notre délégué au Civen pour défendre nos adhérents.

L’association est présente sur tout le territoire. Chaque membre de son conseil d’administration a la charge d’une ou deux régions, et cinquante-cinq représentants dans les départements tiennent régulièrement des réunions d’information auprès de la population car il est très difficile de contacter toutes les victimes. Nous comptons actuellement près de 3 800 adhérents, dont 2 800 sont actifs ; 500 de nos adhérents sont des veuves et 150 sont des enfants de vétérans. Depuis 2001, nous avons enregistré plus de 7 000 adhésions. Si nombre de ces personnes se disent victimes, leurs dossiers ne donnent pas tous lieu à indemnisation.

Notre objectif principal est de faire évoluer la loi Morin de 2010. En premier lieu, nous aimerions que la commission consultative de suivi se réunisse enfin, ce qu’elle n’a pas fait depuis le mois de février 2021. Alors qu’on nous avait promis il y a un an qu’elle se réunirait dans les trois mois, nous attendons toujours. Or c’est très urgent car nos adhérents souffrent de nombreuses maladies – cancers du pancréas, de la langue, du larynx et de la thyroïde, leucémie lymphoïde chronique, maladies cardiovasculaires.

Notre combat porte également sur l’indemnisation des victimes par ricochet, c’est-à-dire des familles, des enfants, des épouses. En effet, en général, on indemnise le vétéran mais on ne tient guère compte des effets collatéraux, à savoir tous les problèmes que peuvent rencontrer les veuves et leurs enfants après le décès de la victime.

M. Jean-Luc Sans, représentant de l’Aven auprès du Civen. Pour compléter ce qui vient d’être dit, je précise que je fête cette année le dixième anniversaire de ma présence au Civen. J’ai travaillé avec ses quatre présidents et je sais comment fonctionne ce comité ; j’en connais également les carences. Je suis prêt à répondre à vos questions sur ces divers points mais je vais tout d’abord laisser Maître Labrunie, notre avocate, détailler nos revendications.

Maître Cécile Labrunie, avocate (cabinet TTLA Associés). Notre cabinet est spécialisé dans la défense des victimes de maladies professionnelles et de scandales sanitaires, industriels et environnementaux, et dans la réparation du dommage corporel au sens large. Depuis vingt-deux ans, le cabinet œuvre aux côtés de l’Association des vétérans des essais nucléaires ainsi que de l’association polynésienne Moruroa e tatou.

Nous avons connu tous les obstacles opposés aux vétérans au cours des vingt dernières années notamment, avant la création du système d’indemnisation, un lourd contentieux concernant les pensions militaires, qui aura eu pour mérite d’appeler l’attention des assemblées. Celles-ci ont ainsi vu déposées plusieurs propositions de loi ainsi qu’une proposition de résolution défendue en 2006 par Mme Voynet, travail qui a abouti à l’adoption de la loi Morin.

Depuis, nous accompagnons les victimes remplissant les conditions prévues dans la saisine du Civen et, pour les 30 % de cas ne donnant pas lieu à une décision favorable, devant les juridictions administratives. Nos préoccupations portent principalement sur la façon dont le Civen aborde la question du lien de causalité et comment il entend apporter la preuve permettant de renverser la présomption de causalité dont bénéficient les victimes remplissant les conditions de maladie, de temps et de lieu. Cette question n’est pas encore réglée.

D’autres problèmes existent. Parmi les plus urgents figure la question de la prescription des demandes. La loi prévoyant un délai de six ans pour que les ayant-droits des personnes décédées puissent former une action en indemnité, les familles des personnes décédées avant le 31 décembre 2018 ne peuvent plus aujourd’hui déposer de demandes d’indemnisation auprès du Civen ; elles sont considérées comme prescrites, donc irrecevables. Or, au regard de l’ancienneté des faits, les familles des appelés, des militaires et même des personnes vivant en Polynésie, qui ont vécu beaucoup plus longuement l’histoire des essais, n’ont pas forcément partagé cette expérience. Dans ces conditions, le système d’indemnisation est-il suffisamment connu par les proches pour estimer que le délai de prescription doit courir ? Je pense que non. Il conviendrait de reporter le point de départ de ce délai. En outre, il serait nécessaire d’envisager un délai plus long, à l’instar de ce qui est prévu pour les victimes d’accidents médicaux ou les victimes de l’amiante, soit dix ans.

Enfin, il convient d’améliorer l’indemnisation des victimes par ricochet, autrement dit des proches – épouses, époux, enfants, petits-enfants et même parents. Le législateur, qui a admis avec difficulté le droit à réparation des victimes dites directes, ne reconnaît pas que la maladie et le décès peuvent causer aux proches non seulement un préjudice d’affection mais aussi des difficultés matérielles – je peux vous citer quelques exemples terribles.

Je suis ravie de constater que sont présentes aujourd’hui de nombreuses personnes ayant mené ce combat ces vingt dernières années. Ainsi, M. Cariou, qui a réussi à obtenir l’imputabilité au service dans le cadre de l’application du code des pensions militaires – c’est suffisamment rare pour être mentionné – tandis que son épouse, également malade, a non seulement obtenu réparation auprès du Civen mais également obtenu la reconnaissance de sa maladie professionnelle et la condamnation pour faute inexcusable de son employeur.

M. le président Didier Le Gac. Nous avons en effet beaucoup de chance cet après-midi de recevoir à peu près tous les acteurs défendant les vétérans victimes des essais nucléaires. N’hésitez pas à nous faire parvenir dans les jours à venir tous les documents dont vous avez fait état et à faire des propositions concrètes d’amélioration des différents dispositifs !

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Monsieur Cariou, vous avez dit que vous aviez dû « inventer les normes » en 1966 en intercampagne, avant de les rendre applicables en période de tirs. L’année 1966 correspondant au premier tir, celui d’Aldébaran, peut-on dire que la réglementation applicable était quelque peu bâclée ? On peut en effet s’étonner que, pour une expérimentation de cette envergure, les normes soient inventées si peu de temps avant les tirs…

M. Michel Cariou. J’ai été affecté au bureau synthèse du SMSR à Montlhéry de 1966 à 1970. Puis, de 1970 à 1973, j’ai travaillé en tant que technicien supérieur et adjoint au chef du SMSR dans le Pacifique, à Mahina. J’étais responsable de la surveillance des bateaux qui venaient se faire réparer au port militaire de Papeete ; je peux vous assurer que tous les bateaux qui venaient de Moruroa étaient contaminés, sans exception !

En 1966, dans les six mois précédant la première campagne, c’est moi qui ai défini et rédigé les normes qui devaient être appliquées à Moruroa. Cela peut sembler étrange parce que je n’étais alors que sous-officier mais j’avais toutes les qualifications pour le faire en tant que titulaire du diplôme d’État de technicien supérieur en radioprotection. J’ai d’ailleurs reçu un témoignage officiel de satisfaction faisant état de mon rôle de « spécialiste de la radioprotection, de responsable de la définition des normes de sécurité radiologique » pendant les campagnes d’expérimentation de 1966, 1967 et 1968 dans le Pacifique.

Les normes ont été établies dans le respect des règles définies par la CIPR (Commission internationale de protection radiologique), véritable bible dont toutes les normes françaises sont issues, notamment le décret n° 66-450 du 20 juin 1966 relatif aux principes généraux de protection contre les rayonnements ionisants et le décret n° 67-228 du 15 mars 1967 portant règlement d’administration publique relatif à la protection des travailleurs contre les dangers des rayonnements ionisants. J’ai tiré de cet ensemble de règles les normes qui ont ensuite été appliquées à Moruroa.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Avez-vous disposé de suffisamment de temps pour définir les normes avant de passer à la phase opérationnelle et de procéder à l’expérimentation ?

M. Michel Cariou. Oui, tout à fait. J’ai même pu rédiger un vade-mecum SMSR qui contient toutes les informations nécessaires aux techniciens de radioprotection travaillant à Moruroa et dans les postes de contrôle radiologique (PCR) des atolls et de Tahiti. Ce document de 300 pages détaille les normes, les rendements attendus pour chaque appareil, les prévisions de retombées en fonction de la force des vents. Tout était calculé. Lorsque je travaillais au bureau de synthèse, j’ai participé à des réunions avec les médecins de l’hôpital Percy qui vérifiaient les valeurs des normes appliquées aux individus. Toutes les normes étaient définies de cette façon.

Le principal problème tenait à l’application des normes : entre la théorie et la pratique, il y avait un monde ! Il était en effet impossible de les appliquer. Comment voulez-vous imposer aux mécaniciens sur les bateaux de travailler avec des combinaisons et des masques étanches, avec des filtres et des gants, sans boire, ni manger, ni fumer ? Nous étions obligés d’imposer ces règles mais comment vouliez-vous, en pratique, que les gens les respectent ? Ayant été mécanicien dans la marine, je sais comment travaille un mécanicien à bord d’un bateau et je sais que les normes que j’avais rédigées étaient en fait inapplicables.

Mme Caroline Colombier (RN). Je vous remercie pour vos témoignages poignants. Toutes les personnes qui ont participé à ces opérations ont-elles été touchées ? Quelle proportion de demandeurs obtiennent une reconnaissance ?

M. Jean-Luc Moreau. Concernant l’irradiation et la contamination, je peux affirmer que toutes les personnes qui ont vécu à Moruroa et Fangataufa ont été contaminées. Le problème est que la contamination qui subsiste provient du strontium 90, du césium 137 et du plutonium 239. Or le strontium 90 est très difficile à détecter in vivo. Quant au plutonium, c’est pratiquement impossible. On estime pourtant que le niveau de contamination sur ces sites correspond à 10 à 15 kilos de plutonium, ce qui est énorme, sachant qu’une arme nucléaire représente seulement environ 3 kilos de plutonium. De plus, celui-ci a été tellement dilué qu’il est présent quasiment partout.

Dans le lagon, où j’ai vécu, la consigne était la suivante : « Vous pouvez vous baigner, mais vous n’avez pas le droit de pêcher parce que le taux de ciguatera est trop important. » La probabilité d’avaler une bille contaminée au plutonium était tellement faible que les autorités la considéraient comme négligeable. Il serait souhaitable d’installer des systèmes de détection du plutonium plus poussés. Sa demi-vie est de 200 000 ans et sa demi-vie biologique, dans l’organisme, est estimée à 200 ans. Cela signifie qu’une personne contaminée au plutonium ne sait pas qu’elle l’est, mais elle l’est pourtant à vie.

Par ailleurs, il est presque impossible de mesurer les contaminations au tritium car il a une durée de vie courte, de douze ans environ. Lorsque j’ai travaillé sur un post-forage et que des remontées d’eau et de gaz radioactifs se sont produites, les personnes qui étaient en zone vie n’ont jamais été prévenues. Seuls le SMSR et les autorités en ont été informés.

Le problème de la contamination reste donc prégnant, mais n’est toujours pas traité.

M. Jean-Luc Sans. Je souscris aux propos de M. Moreau. Nous pouvons estimer que tous ceux qui étaient présents sur les sites ont été contaminés, soit quand même 90 000 à 110 000 personnes pour le Sahara et la Polynésie – et encore, sans tenir compte des populations avoisinantes.

L’Aven a défendu environ 500 dossiers sur 7 000 personnes qui se sont présentées. On peut estimer que 3 % ou 4 % des vétérans ou de leurs familles seulement connaissent notre existence ; les autres sont dans les oubliettes. Cela témoigne d’un immense problème de communication : peu de gens sont informés. C’est pourquoi nous demandons que le délai de prescription des demandes d’indemnisation des ayants droit – actuellement fixé à six ans après le décès de la victime, s’il est intervenu avant le 31 décembre 2018 – passe au moins à dix ans.

Par ailleurs, à en croire les études scientifiques, la loi ne devrait pas lister vingt-trois maladies radio-induites, mais plutôt trente-cinq ou trente-six. Je me réfère au rapport du comité scientifique des Nations Unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants, l’Unscear, qui a été régulièrement mis à jour depuis 1986. Il est également établi depuis 2023 que les contaminations peuvent occasionner des affections cardiocérébrales et, par conséquent, des accidents vasculaires cérébraux. Je ne dirai pas quels gaz sont incriminés, ce n’est pas mon problème, mais je constate qu’il y a des contaminations.

M. Frédéric Boccaletti (RN). Je tiens à mon tour à vous remercier pour vos témoignages. L’État a octroyé le titre de reconnaissance de la nation (TRN) aux vétérans des essais nucléaires au Sahara, mais pas en Polynésie. Y voyez-vous un manquement ? Comment envisagez-vous cette reconnaissance amplement méritée ?

Par ailleurs, le suivi médical des vétérans est manifestement insuffisant. Les médecins sont-ils suffisamment sensibilisés aux maladies radio-induites, qui peuvent se manifester sous des formes multiples ? Recherchent-ils systématiquement un lien de causalité avec les radiations lorsqu’ils examinent des vétérans ? Une campagne de sensibilisation nationale est-elle nécessaire à ce sujet ?

M. Jean-Luc Sans. Nous avons obtenu de Marisol Touraine que les vétérans des essais nucléaires bénéficient du même suivi médical que les civils exposés aux produits cancérigènes et autres ; un décret du 15 septembre 2014 le confirme. Nous avons fait campagne auprès des médecins pour les informer de cette disposition, et auprès des caisses primaires d’assurance maladie (CPAM) pour qu’elle soit réellement appliquée. Or les situations sont disparates : à titre d’exemple, la CPAM du Finistère accorde ce suivi, tandis que celle du Morbihan le refuse. L’on nous renvoie régulièrement vers le ministère des armées.

J’ajoute qu’un récent décret reconnaît au titre des maladies professionnelles du personnel militaire les affections causées par l’exposition aux solvants, aux graisses ou encore aux goudrons, mais ne mentionne pas l’exposition aux radiations nucléaires. C’est incompréhensible !

M. Christian Lombardo. Nos vétérans ont besoin qu’on les reconnaisse. Sur le plan médical, ils peinent à faire reconnaître comme maladies professionnelles les affections liées à leur exposition. C’est à eux qu’il revient de prouver le lien de causalité, ce qui n’est pas normal.

Ils ont aussi besoin qu’on reconnaisse qu’ils ont fait leur métier – métier qu’ils ont choisi, aimé et accompli, souvent, avec abnégation. Beaucoup refusent d’attaquer la marine nationale, car c’est elle qui les a nourris. Nous leur expliquons que ce n’est pas la marine qu’ils attaqueraient, mais un employeur qui n’a pas pris les précautions et les mesures adaptées à leur égard. Il est pourtant difficile de les convaincre, et certains ne souhaitent finalement pas déposer de dossier.

Il serait effectivement important de leur attribuer un titre de reconnaissance de la nation, avec tout ce que cela implique. Nombre d’entre eux n’ont pas sollicité de médaille de la défense nationale, ni d’agrafe, estimant que ce ne serait pas correct – vous savez d’ailleurs comment on surnommait cette décoration à l’époque dans la marine ! Désormais tout le monde l’obtient, jusqu’au marin ayant seulement effectué quelques mois de garde. Ce n’est pas ce que veulent les vétérans. Ils demandent avant tout une reconnaissance de l’État : pas nécessairement quelque chose de financier, mais une reconnaissance attestant qu’ils ont fait quelque chose de bien.

Leur prise en charge médicale souffre d’un manque d’information et de communication. Un médecin ordinaire ne saura pas appréhender leur maladie ; il la traitera comme une pathologie habituelle alors qu’elle a une origine bien précise. Bien entendu, les vétérans ne lui diront pas qu’ils ont effectué des essais nucléaires dans le Pacifique.

M. Jean-Luc Moreau. Pour obtenir ses relevés dosimétriques et ses analyses biologiques, il faut nécessairement en faire la demande. J’y ai procédé en juin dernier, ce qui m’a permis de découvrir que j’avais eu des dosimétries positives ; j’ai donc été exposé à des radiations de 1 millisievert (mSv), voire supérieures, dans le Pacifique. Il faudrait que le ministère des armées adresse aux vétérans leurs dossiers médicaux sans qu’ils le demandent, car ils ont le droit d’être informés. Même si leur dosimétrie est nulle, ils sauront qu’ils ont été surveillés au titre de la radioactivité.

Le décret de 2013 auquel M. Sans a fait référence prévoit que les anciens militaires ayant été exposés à des substances cancérogènes, mutagènes et toxiques pour la reproduction (CMR) bénéficient d’une surveillance médicale post-professionnelle. Nous rencontrerons prochainement le bureau maritime des matricules pour en discuter.

Les militaires ayant été exposés aux radiations nucléaires peuvent aussi accéder à une surveillance post-professionnelle. Sont concernés non seulement les marins présents à Moruroa, mais aussi ceux qui ont exercé à bord de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) et de sous-marins nucléaires d’attaque (SNA). Le sujet dépasse donc les seules expérimentations en Polynésie.

J’ajoute enfin que le TRN (titre de reconnaissance de la Nation) a été décerné aux personnes qui ont pris part aux expérimentations dans le Sahara jusqu’en 1962, mais qu’il ne l’a plus été de la fin de la guerre d’Algérie à 1966.

M. le président Didier Le Gac. Nous auditionnerons le ministre des armées et l’interrogerons sur ces sujets.

M. Yoann Gillet (RN). Je crois savoir que la Commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires (CCSCEN), qui est censée se réunir deux fois par an, n’a pas été convoquée depuis 2021.

Par ailleurs, de nombreux dossiers de demande d’indemnisation finissent devant les tribunaux administratifs, lesquels tranchent régulièrement en faveur des vétérans. Considérez-vous que le Civen agit parfois avec mauvaise foi et conteste des dossiers qui ne devraient pas l’être ?

Mme Françoise Grellier. Effectivement, la commission consultative ne s’est pas réunie depuis février 2021 malgré nos demandes récurrentes, nos efforts et nos multiples courriers. Cela devient pourtant urgent car de nombreux dossiers sont prêts à être examinés. Certains demandeurs âgés craignent de ne jamais voir le bout de leur démarche. Non seulement il est difficile de mobiliser toutes les victimes mais même les adhérents qui ont déposé un dossier sont aujourd’hui désemparés et tentés d’abandonner. Ce sont autant de cas que nous ne pourrons plus suivre.

M. le président Didier Le Gac. Qui convoque cette commission ?

M. Jean-Luc Sans. Ce sont les associations qui sollicitent une réunion auprès du ministère de la santé. Nous avons fait des demandes en ce sens avec l’Afnom depuis 2021, mais sans succès. En janvier 2024, la ministre de la santé, Catherine Vautrin, nous a promis une convocation avant le 1er avril mais on n’a rien vu venir : c’était malheureusement un poisson d’avril ! Autre sujet d’inquiétude, le Gouvernement d’Édouard Philippe a tenté de dissoudre la commission en 2017 ou 2018 ; il y a renoncé car nous sommes intervenus auprès de sénateurs, après avoir été alertés par un journaliste du Canard enchaîné.

M. le président Didier Le Gac. Nous auditionnerons aussi la ministre de la santé ; ce sera l’occasion de lui poser la question.

M. Jean-Luc Sans. S’agissant du Civen, je ne peux parler que des dossiers que je représente. Mon rôle est simplement de lui démontrer que le demandeur a pu être contaminé. M. Delacour a cité le cas d’un mécanicien possiblement contaminé par de l’eau de mer alors qu’il démontait des collecteurs. Ayant moi-même travaillé sur les machines arrière des bâtiments, je peux témoigner qu’à l’époque, en cas de fuite, les mécaniciens démontaient à la main la partie défectueuse chauffée à 40 degrés, extrayaient le joint en amiante, en fabriquaient un nouveau et le remettaient en place en serrant bien. Voilà quelles étaient les conditions de travail !

Le Civen est-il de mauvaise foi ? Ma réponse est non : il ne fait qu’appliquer la loi. Si nous ne lui fournissons pas d’éléments prouvant que la personne a pu être contaminée, il repousse le dossier, conformément aux textes. Les dossiers qui nous posent le plus de difficultés sont ceux qui ont trait aux tirs souterrains. Or nous savons pertinemment que les tirs aériens ont produit un effet de souffle et que les déchets lourds se sont concentrés au fond du lagon. Les essais souterrains ont pour leur part provoqué des tremblements de terre qui ont soulevé ces déchets et les ont répandus dans le lagon. La légion étrangère le sait bien, puisqu’elle ramassait la laisse de mer contaminée tous les matins sur les plages.

Le Civen peine aussi à reconnaître la contamination liée aux retombées directes sur Tahiti et d’autres îles polynésiennes. En revanche, les dossiers qui ont trait aux essais atmosphériques effectués à Moruroa, Hao, Fangataufa et au Sahara n’essuient que 30 % d’échec.

Mme Cécile Labrunie. Je défends précisément les 30 % de dossiers repoussés par le Civen, taux de rejet qui reste important, même si nous partons de très loin. Nous n’avons pas lieu de mettre en cause le travail des membres du Civen, mais l’approche devant les juridictions n’est pas la même. Pour rappel, les demandeurs doivent seulement apporter la preuve qu’ils sont atteints d’un cancer primitif connu et qu’ils ont été présents dans une zone donnée à une période donnée. Ils n’ont pas à prouver qu’ils ont été contaminés : c’est au Civen qu’il revient d’établir s’ils ont été exposés à une dose inférieure ou supérieure à 1 mSv.

Nous pouvons nous interroger sur les éléments probatoires qui fondent les refus du Civen (éléments probatoires que reprennent en grande majorité les juridictions administratives). Celles-ci appliquent le canevas établi par le Conseil d’État : il convient d’examiner les conditions concrètes d’exposition et de déterminer si les mesures de surveillance nécessaires ont été prises. Dans la plupart des cas, il n’y a pas eu de surveillance de contamination. La dosimétrie était davantage pratiquée, mais elle est l’élément le moins probant en matière d’exposition. Comme l’a rappelé M. Cariou, la question principale est moins l’irradiation (même si elle existe) que la contamination par inhalation ou ingestion de gaz ou de poussières radioactifs. Les examens probants individuels sont peu nombreux : anthropogammamétries, analyse d’urine des 24 heures et analyse des selles. Lorsqu’ils sont réalisés assez rapidement après l’exposition, ils permettent d’établir ou d’exclure une contamination. Le problème est que le plus souvent, cette surveillance individuelle n’a pas été réalisée. Le Civen doit donc trancher avec les seuls éléments dont il dispose. Quand l’affaire est portée devant les juridictions administratives, il s’appuie sur un rapport du CEA supposément validé par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) ; Tomas Statius et Sébastien Philippe affirment toutefois dans leur ouvrage Toxique que cette validation n’a pas eu lieu.

Dans ces conditions, le doute doit bénéficier aux demandeurs car, je le répète, ils n’ont pas à prouver qu’ils ont été exposés. Il existe suffisamment d’éléments pour reconnaître que des contaminations pérennes ont eu lieu sur les sites pendant les tirs atmosphériques et souterrains.

Les dossiers qui rencontrent les plus grandes difficultés concernent les vétérans exposés pendant les tirs souterrains et, plus encore, les civils et la population polynésienne, que ce soit à Tahiti (bien que les retombées soient connues) et dans les îles voisines. On peut faire dire ce qu’on veut aux statistiques. Le dernier rapport du Civen est extrêmement bien fait et éloquent ; il fait état de 48 % de décisions favorables. Les dossiers représentés par l’Aven affichent pour leur part un taux d’acceptation de 70 %, mais ils concernent essentiellement des militaires et des appelés qui étaient présents sur les sites. Par ailleurs, les juridictions administratives de première instance font droit à plus de 60 % des demandes ; cela dit, ces décisions ne sont pas définitives et sont renvoyées en appel, ce qui prolonge encore des situations déjà très pénibles pour les requérants.

M. Michel Arakino. Du fin fond de nos atolls polynésiens, comment voulez-vous que nous prouvions que nous avons été exposés à tel tir et à ses retombées ? Imaginez-vous un petit requérant ne parlant que pa’umotu aller plaider sa cause ? Plus de 200 dossiers ont été déboutés. Pour moi, le Civen est opaque ; il ne joue pas en notre faveur.

M. Yoann Gillet (RN). Le Civen fait-il systématiquement appel quand il perd devant les juridictions administratives ?

Mme Cécile Labrunie. Ce n’est pas systématique mais ça reste très fréquent. Il faut savoir que quand une juridiction administrative annule une décision par laquelle le Civen a rejeté une demande d’indemnisation, elle peut, avant dire droit, ordonner une expertise pour évaluer les préjudices subis. Le Civen ne fait pas appel de la décision portant annulation, qui revêt une valeur symbolique très forte pour les demandeurs. Il laisse l’expertise se dérouler, au cours de laquelle les demandeurs rencontrent les experts et leur décrivent leur souffrance. Puis le tribunal réexamine l’affaire, rédige un jugement et fixe un montant d’indemnisation. Le Civen forme alors un appel sur le seul jugement ayant fixé une indemnisation ; c’est son droit. Pour des raisons de facilité, il préfère faire appel une fois plutôt que deux. C’est terrible pour les demandeurs car ils doivent attendre un, deux ou trois ans avant d’obtenir une audience devant la cour administrative d’appel, et encore s’ils sont toujours en vie. Je ne dénie évidemment pas à mes contradicteurs le droit de faire appel après d’une juridiction de second degré, mais la procédure administrative est extrêmement dure pour les requérants : sur la vingtaine de jugements en première instance rendus ces deux dernières années, les trois quarts font l’objet d’un appel.

M. Jean-Luc Sans. Je ne suis pas en contradiction avec M. Arakino, car je ne sais pas ce qu’il en est pour le reste de la Polynésie. Je ne peux parler que des dossiers que je représente.

M. Jean-Paul Lecoq (GDR). J’étais déjà député entre 2007 et 2012 et j’avais estimé à l’époque que la loi Morin représentait un progrès : avec mon camarade Maxime Gremetz, nous avions considéré que ce texte constituait une étape, laquelle consacrait le combat que vous aviez mené, les uns et les autres. Il convient désormais d’enclencher la seconde étape. La rapporteure et plusieurs d’entre nous allons demander l’élaboration d’une loi complémentaire, nourrie des enseignements de l’application de la loi Morin. Le rapport de la commission d’enquête devra pour ce faire dégager des pistes d’amélioration de la loi actuelle, sur le fondement de vos témoignages. Parmi les faiblesses du cadre législatif actuel, il me semble qu’il vaut mieux être métropolitain que polynésien pour faire valoir ses droits ! Ce constat exige le déploiement de moyens à même de donner aux Polynésiens accès aux mêmes droits que leurs compatriotes de l’Hexagone.

Monsieur Moreau, vous avez évoqué les prélèvements effectués dans le lagon et affirmé que les relevés étaient « revenus à zéro ». Je n’ai pas bien compris si les relevés étaient manipulés ou si les éléments examinés revenaient décontaminés. Pourriez-vous nous expliquer ce que vous vouliez dire ? J’ai assisté à l’ensemble des auditions de la commission d’enquête avant la dissolution de l’Assemblée nationale en juin dernier et il me semble que la justesse des relevés pourrait être contestée. On attend d’avoir accès à un maximum de documents d’archive, mais les éléments qui sortiront seront-ils exacts ou ne seront-ils que le résultat de manipulations effectuées avant l’archivage ?

M. Jean-Luc Moreau. Deux méthodes de mesure sont possibles. Pour notre part, nous utilisions les appareils portatifs à notre disposition pour effectuer des mesures directes : après le forage de juillet 1983, nous avons constaté des remontées radioactives. Nous avons mesuré l’eau radioactive restée sur le sol ; lorsqu’un échantillon créait un doute, nous faisions des prélèvements que nous envoyions au laboratoire. Les résultats m’ont été communiqués verbalement : du gaz rare, du krypton 85, avait été trouvé, mais il ne présentait pas de danger. Je n’ai jamais consulté les résultats des analyses, d’où la nécessité de disposer, parmi les documents déclassifiés, des comptes rendus des analyses du CEA effectuées après les forages. Il est très important d’avoir accès à ces documents que nous ne possédons actuellement pas.

M. Michel Cariou. Un cas, très proche de moi puisqu’il s’agit de mon épouse, montre à mon sens l’inefficacité du Civen. Ma femme a été contaminée lorsqu’elle travaillait auprès du laboratoire à Mahina et elle a déclenché une leucémie myéloïde chronique. Lorsque cette maladie a été diagnostiquée, l’hématologue lui a tout de suite demandé si elle avait travaillé sous rayonnement ionisant. La réponse étant positive, il lui a dit d’adresser une demande de reconnaissance de maladie professionnelle.

Mon épouse a alors été orientée vers l’antenne du centre régional de pathologies professionnelles et environnementales (CRPPE) de Brest où le professeur Lodde a accepté le dossier, mais le dépôt de celui-ci avait dépassé le délai de trente ans. Nous avons dû transmettre le dossier au CRPPE à Rennes, qui a reconnu le caractère professionnel de sa maladie. Avec l’aide de Maître Labrunie, nous avons déposé plainte pour faute inexcusable, laquelle a été acceptée. Parallèlement, nous avons transmis le dossier au Civen, mais celui-ci a rejeté la demande. Une maladie contractée au CEP par irradiation est reconnue comme le résultat de l’activité professionnelle et d’une faute inexcusable mais le Civen rejette pourtant le dossier sans, d’après ce que j’ai entendu dire, l’avoir étudié. En effet, avant que le dossier ne soit transmis au Civen, il est passé par l’Aven. Je souhaiterais obtenir des explications de celle-ci à ce sujet. En outre, je serais curieux de savoir comment le Civen travaille pour refuser un dossier d’une maladie pourtant reconnue comme étant une maladie professionnelle ?

Comme je l’ai déjà dit, les bateaux en provenance de Moruroa qui se rendaient au port militaire de Fare Ute pour leur entretien étaient tous contaminés, au niveau de leur carène notamment. À Mahina, mon équipe était responsable des prélèvements sur les bateaux qui arrivaient. Pour chaque bateau, je disposais d’un synoptique qui m’indiquait la date d’arrivée, le De Grasse, un aviso ou un escorteur pour son entretien au port de Fare Ute. Deux techniciens de radioprotection, placés sous mes ordres, se rendaient sur place avec quatre décontamineurs pour effectuer des prélèvements sur les circuits d’eau de mer, lesquels étaient ensuite transmis au laboratoire à Mahina. En fonction des résultats, je définissais les conditions de travail dans lesquelles allaient opérer les mécaniciens, entre autres le port de tenues étanches et de masques de la catégorie des appareils normaux de protection (ANP) 51. Je suis donc bien placé pour savoir que tous les bateaux étaient contaminés et que tous les mécaniciens travaillant sur ces navires étaient inévitablement exposés. Or il faut savoir qu’il était bien difficile pour les mécaniciens de porter tous les équipements de protection qu’on leur donnait car la température avoisinait les 35 degrés dans les bateaux : dans ces conditions, tous les mécaniciens ont été, plus ou moins, contaminés.

De manière générale, c’est l’ensemble de l’atoll de Moruroa qui a été contaminé, avec une intensité variable selon les endroits ; l’eau de mer du lagon a également subi des contaminations. L’agent d’infection était essentiellement du strontium 90, lequel se fixe dans les os pendant cinquante ans : j’ai subi cette contamination, que l’on ne peut détecter que par prélèvements d’urine pendant vingt-quatre heures. Le laboratoire m’a appris que j’avais reçu cinq fois la dose maximale admise pour les travailleurs du nucléaire, et ce trente et un ans après l’exposition. Je souffre aujourd’hui de maladies des os, notamment d’ostéonécrose et de géodes osseuses, c’est-à-dire de trous dans les os. Le rhumatologue m’a également diagnostiqué de l’ostéoporose. Eh bien, malgré cela, on a refusé de reconnaître que ces pathologies étaient des maladies professionnelles. Cinq médecins spécialistes me suivent actuellement pour différentes maladies. On m’a enlevé la thyroïde, car elle était atteinte d’un cancer. Je suis suivi en médecine interne à l’hôpital des armées, mais également en dermatologie, ophtalmologie et rhumatologie.

Tous les médecins, y compris militaires, admettent ne rien connaître au nucléaire ; le problème est que ce sont pourtant leurs comptes-rendus qui sont ensuite utilisés pour juger du caractère professionnel des maladies. Il était inscrit dans mon dossier médical « maladie idiopathique » car le praticien en ignorait l’origine. Dans ce contexte, la pathologie n’est pas reconnue comme maladie professionnelle malgré les preuves de contamination, ce qui nécessiterait à mon sens d’instaurer un organisme indépendant. Je suis d’accord avec M. Moreau, les médecins militaires sont davantage militaires que médecins et ils refusent systématiquement de reconnaître les maladies professionnelles.

M. Michel Arakino. Dans les carottages, les calculs pouvaient être transformés : nous réduisions parfois les résultats de la pulsion des contacts. Nous placions les échantillons, dont l’un d’entre eux était vide, sur trois monticules témoins : lorsque le seuil de 36 % était dépassé, on nous disait que cela ne ressortait pas de notre domaine car les tirs ne devaient pas être espacés de plus de six mois. Tous les résultats partaient à la maison mère à Mahina puis à Montlhéry. Mais les chiffrages n’étaient pas tout à fait clairs, il faut le dire !

M. Jean-Luc Sans. Il est en effet regrettable que le Civen ne prenne pas en compte tout ce qui s’est passé à Tahiti et dans les îles alentour. Nous avons procédé à deux examens du dossier de Mme Cariou : la première fois, nous avons constaté qu’il manquait des pièces ; la seconde, nous avons étudié le cas. Premier écueil : Mme Cariou occupait un poste particulier, situé à Tahiti. Je me suis fondé sur des dispositions légales de sécurité civile, notamment celle affirmant que toute personne travaillant dans un site présentant des risques de contamination est considérée comme contaminée. Le Civen ne m’a pas suivi mais la justice m’a donné raison et Mme Cariou a été indemnisée. J’ai dit à cette occasion au président du Civen que le Comité ne prenait pas suffisamment en considération l’ensemble des retombées de l’activité nucléaire à Tahiti, pas plus que les problèmes survenus dans les laboratoires ou les tirs souterrains.

Mme Dominique Voynet (EcoS). Je tiens à saluer le courage et la ténacité des associations et des églises qui se sont mobilisées pendant tant d’années pour obtenir la reconnaissance de la gravité du préjudice causé aux habitants de Polynésie et aux agents ayant travaillé sur les sites concernés. Tant d’espoirs déçus et de victoires à la Pyrrhus ! Je ne peux m’empêcher de penser, avec la rapporteure j’en suis certaine, aux pionniers qui nous ont quittés : John Doom, Roland Oldham, Bengt et Marie-Thérèse Danielsson et tant d’autres. Toutes les années perdues ne l’ont pas été pour tout le monde : je n’accuse personne en particulier, mais la lourdeur et la lenteur des procédures ont conduit à ce que les gens vieillissent, renoncent et meurent. Nous avons constaté le même processus avec l’amiante : Jean-Paul Lecoq évoquait les dockers et j’ai connu le cabinet Teissonniere à Aulnay-sous-Bois, qui avait fait travailler dans des conditions ignobles des ouvriers, lesquels étaient tous rentrés en Afrique du Nord à l’issue de leur contrat pour y vieillir, y mourir et y être oubliés. La commission d’enquête doit pointer les aspects qui doivent faire l’objet d’améliorations législatives rapides.

L’objet de l’audition d’aujourd’hui n’est pas d’étudier la contamination sur place (nous devrons nous atteler plus tard à cette tâche). Même si la demi-vie du plutonium 239 n’est pas de 240 000 mais de 24 000 ans, le problème subsiste et il ne doit pas être sous-estimé.

Chaque essai a-t-il été suivi d’un retour d’expérience (Retex) ayant conduit à l’amélioration des procédures et des équipements des personnels exposés ? Quand on écoute Michel Arakino, on a l’impression que le bricolage prévalait, situation peu digne d’une grande puissance nucléaire civile et militaire comme la France. Les comptes rendus des Retex sont-ils disponibles et ont-ils été demandés ?

La situation s’est améliorée pour celles et ceux qui peuvent prouver qu’ils étaient sur place, à savoir les agents disposant d’un contrat de travail et examinés par des médecins du travail. Cette évolution favorable n’a pas touché les populations qui se sont déplacées entre les îles au fil des années. Sommes-nous satisfaits des conditions actuelles de prise en charge ? Avez-vous travaillé à la question des préjudices collectifs ? L’impact des essais sur la société polynésienne, les divisions au sein des familles, des communautés et entre les îles, ainsi que la façon dont le CEP a acheté la conscience des gens montrent la nécessité de continuer à évoquer le sujet.

Comment la reprise des essais en 1995 et 1996 a-t-elle été conduite ? Les conditions entourant ces essais étaient-elles bonnes ? Les associations les ont-elles étudiées ?

Je vous remercie à nouveau pour la patience, le courage et la bienveillance avec lesquelles vous vous prêtez sans cesse à ces exercices alors qu’au fil des ans, les commissions, les commissions d’enquête et les colloques ont été nombreux sur ce sujet...

M. Michel Arakino. Je vous transmets, madame la députée, les salutations de Patrice Bouveret et de Jacky Briand. Je vous remercie pour vos questions car il importe que ces choses-là soient dites. J’ai évoqué, lors de ma première intervention, l’opacité qui règne en métropole sur le sort des Polynésiens. Nous vivons là-bas, donc il ne nous est pas nécessaire de déclarer que nous étions présents à tel endroit et à telle période. On a reconnu que la Polynésie avait été polluée par les retombées de la radioactivité. Il convient sans nul doute d’améliorer la loi Morin.

Il n’y a eu aucun Retex après les tirs, comme le montre d’ailleurs la lecture des comptes rendus, qui ne sont que de simples copier-coller. Leurs auteurs se gargarisent du changement de certains termes mais rien de plus ! Plus de vingt-cinq ans après le dernier tir, les Polynésiens commencent à se lasser et à devenir aigris, ce qui ne peut que compliquer la situation.

Nous demandons surtout à être entendus. Le Sdiraf défend les intérêts des retraités actuels et futurs de Polynésie mais l’État refuse d’indemniser les conséquences de la maladie qu’il a reconnue et demande encore des textes. Le Haut-Commissaire de la République en Polynésie française peut se targuer de s’opposer à la volonté politique d’un peuple. Que demande ce dernier ? À être invité à discuter et écouté.

Il faut que vous sachiez que la situation sanitaire de notre pays est grave ; nous manquons de médecins et de volontaires. Le Sdiraf se bat pour la reconnaissance par l’État des préjudices subis : c’est avec l’État qu’il faut discuter. Notre président se démène et reste droit dans son lavalava alors qu’il est traité, entre autres, de « collabo ». Le problème est qu’à Paris, les gens sont sourds, aveugles et muets !

M. Jean-Luc Moreau. Madame la députée, les comptes rendus peuvent exister (nous remplissions des cahiers et des cahiers de quart dans les postes de forage) mais ils sont un faux problème. J’ai participé à la commission de déclassification des archives avec la présidente de l’Aven, Mme Grellier ici présente : on nous a noyés sous une montagne de documents montrant, entre autres, que des essais avaient été envisagés en Corse il y a cinquante ans.

L’important est de prêter foi aux témoignages des personnes qui ont fréquenté les sites : tout a, en effet, été contaminé. Pourquoi chercher des documents retraçant telle ou telle contamination ou telle ou telle mesure ? Les éléments déjà publiés montrent bien que le niveau de contamination était très élevé.

Mme Dominique Voynet (EcoS). Je n’ai demandé ni documents ni comptes rendus ; je voulais seulement savoir si des Retex avaient été effectués dans le but d’améliorer les procédures.

M. Jean-Luc Moreau. Les Retex n’étaient d’aucune utilité car l’objectif était de développer l’arme nucléaire. Lors du premier tir dans le Sahara, Pierre Messmer a été tondu car il avait été contaminé, mais son compte rendu au général de Gaulle fut laconique : « La bombe a marché. »

Le CEA a décidé de faire des tirs de sécurité, consistant à laisser tomber une arme et à étudier la situation : il a constaté que du plutonium était répandu partout. Les Retex ne servaient à rien. Nous avons conduit des essais dans le Pacifique car la réglementation applicable en France, notamment dans les centrales nucléaires, était trop stricte. Les niveaux d’irradiation et de contamination atteints dans le Pacifique auraient été inacceptables en France alors qu’ils l’étaient là-bas.

M. Roland Delacour. Comme Mme la rapporteure le sait, l’Association 193 se bat pied à pied contre l’État à Tahiti pour faire reconnaître les droits des victimes des essais nucléaires en Polynésie. Je suis en symbiose avec le territoire et ses habitants et j’ai récemment assisté à des manifestations au cours desquelles ils ont une nouvelle fois démontré tout leur courage.

M. le président Didier Le Gac. Nous avons auditionné pas plus tard qu’hier soir les représentants de cette association, que nous avions déjà reçus lors des travaux de la première commission d’enquête avant la dissolution. Leur témoignage a été très intéressant.

Mme Cécile Labrunie. Depuis vingt-deux ans, nous n’avons pas lésiné en matière de contentieux. Mais cette catastrophe sanitaire est avant tout une catastrophe pour les individus. Si nous n’avons pas réfléchi à la question du préjudice collectif (à regret), c’est parce que nous nous sommes avant tout concentré sur la reconnaissance du statut de victime des personnes directement concernées ; nous ne nous sommes d’ailleurs préoccupés que très tardivement des effets sur les proches.

Jusqu’en 2010, il n’existait aucune procédure. Les militaires pouvaient obtenir une pension, à condition d’apporter la preuve d’un lien direct certifié entre les essais et la maladie. Les salariés du CEP restaient les mieux lotis, puisqu’ils pouvaient bénéficier d’un régime de preuves simplifié, si tant est qu’ils aient répondu aux conditions prévues par les tableaux des maladies professionnelles.

Nous avons donc accueilli la loi de 2010 avec soulagement, mais aussi, dans la communauté des juristes, une certaine réserve devant les manques évidents du texte et les probables difficultés d’application. La suite nous a donné raison, puisqu’il n’y a pour ainsi dire pas eu d’indemnisation jusqu’en 2017 – 2 %, pour être précise. Les premières indemnisations ont été le fruit de décisions de tribunaux administratifs, avant que le législateur supprime la disposition législative qui empêchait une juste indemnisation des victimes.

J’ai l’impression que c’était hier, et pourtant, cela fait vingt-deux ans maintenant que le cabinet TTLA Associés est aux côtés de l’association et des victimes. Et aujourd’hui, on se rend compte qu’on a oublié les proches des victimes : nous devons réparer cet oubli avant qu’eux-mêmes ne soient plus là.

Au regard de la situation, le préjudice collectif, dont il ne faut pas oublier les difficultés d’ordre procédural, est finalement passé au second plan. Peut-être d’autres conseils se sont-ils plongés dans la dimension environnementale et sanitaire de cette catastrophe ; pour notre part, nous cherchons à obtenir la reconnaissance et l’indemnisation des personnes.

M. Michel Arakino. Comme l’a dit Mme Voynet, aujourd’hui, pour pouvoir enfin avancer, les Polynésiens ont besoin d’un retour d’expérience. Dès 2005, la Criirad (la commission de recherche et d’information indépendante sur la radioactivité) a mené des études sur le terrain en vue de documenter cette reconnaissance ; aujourd’hui, avec le Sdiraf, ils ambitionnent de mener de nouvelles mesures dans les atolls sur les points clés identifiés par la Criidad en 2005, et de les comparer aux résultats des études menées en 1966. Nous avons interrogé le CEA en 2016, mais à ce jour, nous n’avons toujours pas de réponse. Il est pourtant essentiel de bien comprendre ce que signifie avoir été irradié, et d’établir le rôle de chacun.

M. Michel Cariou. Madame Voynet, dès le départ, le service mixte de sécurité radiologique (SMSR) a défini tous les équipements de protection que les intervenants devaient porter en fonction du niveau de risque – tenues antipoussière en coton, tenues étanches comprenant bottes, gants et lunettes, masques ANP 51 équipés de filtres à charbons actifs et de filtres papier. Tout avait été prévu, sauf que ces équipements seraient insupportables au regard des températures qui régnaient à l’intérieur des machines. Et moi, qui en avais défini les normes en fonction des préconisations de la Commission internationale de protection radiologique (CIPR), j’en ai été le premier frustré.

Le SMSR était chargé de mener les études en vue de définir les protections à prendre pour éviter la contamination des individus par les produits radioactifs : il a fait son travail. Mais ce n’était pas un gendarme. Il n’y avait pas de médecin dans le service.

C’était au service de santé de suivre ensuite les individus. Or, il n’y avait absolument aucun contact entre le SMSR et le service de santé, ou les médecins à bord des bateaux : le service de santé porte une très forte responsabilité dans cette histoire.

M. le président Didier Le Gac. Sachez que nous auditionnerons la Criirad début mars. Un mot de conclusion, madame la rapporteure ?

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Merci à tous d’avoir participé à cette table ronde. Aujourd’hui, nous n’avons abordé que la période opérationnelle du CEP – de l’essai Aldébaran jusqu’à la fin des essais souterrains, en 1996 –, mais par la suite, les travaux de la commission s’intéresseront également à la période pré-CEP. En effet, lorsque les militaires sont arrivés, en 1966, Moruroa était déjà équipée de bâtiments, baraquements, un port et un aéroport. Mais ils n’y sont pas arrivés comme par magie : quand la France a décidé de poursuivre les essais engagés en Algérie, le Francis Garnier, un aviso-escorteur de l’armée, a fait le tour des îles pour réquisitionner des Polynésiens chargés de bâtir Moruroa-Hao.

Par ailleurs, M. Gillet a évoqué le cas d’un travailleur civil qui vient de gagner au tribunal administratif son recours contre le Civen, qui lui avait refusé au motif qu’il n’était pas possible d’évaluer le rayonnement reçu car il ne portait pas de dosimètre, tout en admettant que cela était normal puisqu’il travaillait dans les bureaux. Il est donc important que nous sachions quel était le niveau d’information de chacun – civil sur site, appelé, engagé, population locale. Ce sont des questions sur lesquelles nous allons travailler.

M. Arakino a également souligné l’engagement de la Polynésie dans la prise en charge des soins des personnes irradiées. Il faut savoir que depuis que la compétence santé a été transférée à la Polynésie française, en 1977, les soins de tout Polynésien malade sont pris en charge par une caisse de sécurité sociale spécifique, financée par les Polynésiens eux-mêmes.

M. le président Didier Le Gac. Merci à tous pour votre diligence et votre patience car, comme on l’a dit, vous témoignez depuis un bon moment dans différentes commissions... Comptez sur nous pour aller au bout de cette commission d’enquête : dans le rapport, qui sera publié en juin, nous formulerons des propositions qui pourraient ensuite déboucher sur des modifications législatives. Je souhaite de tout cœur que votre témoignage ne soit pas vain.

 

 

La séance s’achève à 19 heures 25.

———

 


Membres présents ou excusés

 

Présents. - M. Xavier Albertini, M. Frédéric Boccaletti, Mme Caroline Colombier, M. Yoann Gillet, M. Maxime Laisney, M. Didier Le Gac, M. Jean-Paul Lecoq, Mme Mereana Reid Arbelot, Mme Dominique Voynet