Compte rendu
Commission d’enquête
relative à la politique française d’expérimentation nucléaire, à l’ensemble des conséquences de l’installation et des opérations du Centre d’expérimentation du Pacifique en Polynésie française, à la reconnaissance, à la prise en charge et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, ainsi qu’à la reconnaissance des dommages environnementaux et à leur réparation
– Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Marc Regnault, maître de conférences honoraire à l’Institut de recherche interdisciplinaire sur le développement insulaire et le Pacifique (Iridip), université de la Polynésie française. 2
Mardi
11 février 2025
Séance de 18 heures
Compte rendu n° 10
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
M. Didier Le Gac,
Président de la commission
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Mardi 11 février 2025
La séance est ouverte à 18 heures.
(Présidence de M. Didier Le Gac, Président de la commission)
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M. le président Didier Le Gac. Nous recevons aujourd’hui Monsieur Regnault pour parler d’Histoire.
Monsieur Regnault, vous êtes historien, agrégé et docteur en histoire, établi en Polynésie depuis 1984. Vous êtes maître de conférences émérite et chercheur associé au laboratoire Gouvernance et développement insulaire (GDI) de l’Université de la Polynésie française. Vous avez publié de nombreux ouvrages et articles sur l’histoire et la situation politique de la Polynésie, parmi lesquels je citerai notamment La bombe française dans le Pacifique, 1957-1964 et Le nucléaire en Océanie, tu connais ? Histoire des essais atmosphériques, 1946-1974. Ce dernier ouvrage, datant de 2021, a été récemment réédité pour inclure des éléments jusqu’ici classifiés.
Votre audition est cruciale car nous souhaitons comprendre comment la décision de procéder à des essais nucléaires en Polynésie française a été prise, comment l’installation du Centre d’expérimentation du Pacifique (Centre d’expérimentation du Pacifique) s’est effectuée et quels en ont été les impacts, notamment sur le ressenti de la population. Nous aimerions également que vous nous éclairiez sur les évolutions récentes de cette histoire du nucléaire en Polynésie, de la dette reconnue par le président Macron à l’égard de la Polynésie française à l’ouverture des archives sur cette période. Dans quelles mesures ces éléments marquent-ils ou non d'ailleurs une inflexion du regard que nous portons sur cette période de notre histoire ?
J’aimerais vous poser deux questions liminaires avant qu’un dialogue ne s’engage entre vous et les députés présents ici, à Paris.
Premièrement, pouvez-vous revenir sur la réunion du Comité de défense nationale du 12 novembre 1958, lors de laquelle la solution d’effectuer des tirs atomiques dans le Sahara est apparue sans avenir et où Francis Perrin, alors directeur du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), aurait évoqué la nécessité de choisir un autre polygone dans les îles du Pacifique ou aux Kerguelen ? Cette réunion semble fondamentale pour comprendre l’installation ultérieure du Centre d’expérimentation du Pacifique et de ses conséquences.
Deuxièmement, que savait-on à l’époque des effets néfastes des tirs nucléaires ? Comment les autorités françaises ont-elles agi pour mettre en avant l’aspect financier bénéfique des essais tout en minimisant les autres effets ?
Avant de vous donner la parole, vous devez prêter serment. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relatif au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose aux personnes auditionnées par une commission de prêter serment, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire « je le jure ».
(M. Jean-Marc Regnault prête serment.)
M. Jean-Marc Regnault, maître de conférences honoraire à l’Institut de recherche interdisciplinaire sur le développement insulaire et le Pacifique (Iridip). Je vais aborder quatre points importants de mes recherches. Premièrement, l’ancienneté de la décision d’implanter le centre d’essai nucléaire en Polynésie française. Deuxièmement, la manière dont la France a procédé pour faire accepter ce que j’appelle l’inacceptable. Troisièmement, le fait que lorsque les ingénieurs et les militaires sont arrivés en Polynésie française, ils n’avaient aucune connaissance de la façon d’effectuer des tirs en milieu tropical humide. Plusieurs documents montrent leur effarement face à cette situation imprévue. Il est crucial de souligner que lorsque le général de Gaulle a pris la décision en juillet 1962 de transférer le centre d’essai, aucune étude préalable n’avait été réalisée, comme si le désert du Sahara et un atoll de Tuamotu étaient équivalents. Quatrièmement, je souhaiterais aborder la question de la démocratie outre-mer à l’époque du général de Gaulle, que j’ai qualifiée, à partir de 1958, dans des travaux récents non encore publiés de « démocratie illibérale d’outre-mer ».
Concernant la réunion de Défense nationale du 12 novembre 1958 que vous avez mentionnée en introduction, Monsieur le président, il est important de préciser le contexte. Cette réunion ne s’est pas appelée « Comité de défense nationale » car René Coty, alors Président de la République et dont président d’office de ce comité, n’y avait pas été convié ! Durant la période de transition entre la IVe et la Ve République, le général de Gaulle prenait certaines libertés avec les institutions, organisant par exemple des conseils des ministres ou de défense sans le Président de la République.
Cette réunion fait partie des dossiers conservés au Secrétariat général de la défense nationale (SGDN), sans doute l’un des endroits les plus secrets de la République. À l’époque où j’y ai eu accès, j’étais pratiquement le premier chercheur autorisé à consulter ces archives. On m’avait même fait remarquer qu’un ancien Premier ministre, pourtant membre de ces réunions, n’avait pas été autorisé à les consulter…
J’ai obtenu cet accès en 2012-2013, dans le contexte de l’ouverture des archives concernant votre ancien collègue, le député Pouvanaa a Oopa, décidée par le président Sarkozy en fin de mandat. Je travaillais depuis une trentaine d’années sur sa possible réhabilitation, qui a finalement eu lieu en 2018. Selon la volonté du Président de la République de faire toute la vérité, je lui ai dit, puis à son successeur François Hollande, avoir besoin d’accéder à tel et tel document. Mon objectif était de trouver la trame permettant de lire les événements historiques de la Polynésie dans l’optique de l’installation du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP). J’avais établi des hypothèses, fortement étayées, selon lesquelles notamment, dès 1957, avec le rapport du général Charles Ailleret, seuls deux endroits au monde convenaient pour les essais nucléaires, le Sahara temporairement, et le Tuamotu, alors inaccessible faute d’aéroport.
Une série d’événements s’est ensuite mise en place : la construction de l’aéroport suite au rapport du général Ailleret, l’arrestation de Pouvanaa a Oopa, son procès, la suppression de la loi-cadre, la mise en place d’installations d’espionnage et de contrôle de la population. J’ai vu dans ces événements un cheminement qui permettait de comprendre comment la France a préparé l’histoire de la Polynésie entre 1957 et 1963, moment où les Polynésiens ont appris que les essais nucléaires auraient lieu chez eux.
Lors de mes recherches dans les archives du Secrétariat général de la Défense nationale, j’ai travaillé dans des conditions précaires, dans le bureau d’un cadre, avec seulement un crayon et des feuilles blanches. J’y ai découvert un document crucial daté du 12 novembre 1958, que vous avez cité Monsieur le Président. J’ai immédiatement partagé ma découverte avec le fonctionnaire présent qui était en face de moi, lui expliquant que je venais de trouver le papier que je cherchais depuis vingt ans ! Ce document, rédigé alors que les travaux à Reggane venaient à peine de commencer et donc deux ans avant le premier essai nucléaire, posait déjà la question de la crédibilité de la bombe. La réponse était négative, principalement en raison de l’impossibilité de réaliser des essais de grande puissance au Sahara. Les tirs aériens risquaient en effet de contaminer le continent africain, et les essais en galerie à In Eker étaient limités par la fragilité géologique du site. Cette situation a eu des conséquences tragiques pour certains scientifiques, comme Pierre Messmer et Gaston Palewski, qui ont été exposés aux radiations, Palewski ayant notamment été atteint d’une leucémie. Face à ces contraintes, Francis Perrin, alors haut-commissaire au Commissariat à l’énergie atomique (CEA), a suggéré au ministre des affaires étrangères, Joseph-Paul Boncour, que des essais de grande puissance nécessiteraient un site dans le Pacifique ou aux Kerguelen.
Le problème a été vite réglé. Les Kerguelen étaient trop compliqués. Quant à l'île du Pacifique, le général Ailleret, dans son rapport de janvier 1957, avait déjà annoncé que ce serait à Tuamotu. Chargé des essais nucléaires au Sahara, en avril 1958, avant le retour du général de Gaulle, le général Ailleret avait déjà prédit la perte de l’Algérie et l’impossibilité d’y réaliser des essais de grande puissance, recommandant le déplacement vers une île d’outre-mer, selon une étude déjà faite, la sienne évidemment.
Le site de Tuamotu a été présenté aux ministres sans autres choix possibles, en tant qu’île du Pacifique éloigné de tout et pour laquelle on était en droit d’espérer que les retombées se déclencheraient dans la nature. Peut-on imaginer le général de Gaulle restant impavide en entendant ces propos ? Il a insisté sur la nécessité absolue de faire les essais atomiques au nom de la grandeur de la France.
Au moment de cette réunion du 12 novembre 1958, Pouvanaa a Oopa a été arrêté dans des conditions absolument invraisemblables puis emprisonné. Six semaines plus tard était supprimée la loi-cadre empêchant toute opposition politique à la future installation du Centre d’expérimentation du Pacifique.
La réunion du 12 novembre 1958 a donc été capitale pour l’histoire de la Polynésie puisqu’il est devenu clair, à ce moment-là, qu’elle serait un jour la destination du futur centre d’essai nucléaire. Il faut donc relier l’histoire de la Polynésie, de 1957 à 1963, à la préparation et à l’installation du centre d’essai nucléaire, un processus que j’ai appelé « faire accepter l’inacceptable ».
En tant qu’historien, j’ai émis cette hypothèse dès la fin des années 1990, même sans disposer de toutes les archives nécessaires. J’ai reçu un soutien étonnant de la part des autorités militaires, notamment l’amiral Jean Moulin et le général Boileau, personnages alors importants au sein du CEP. Le professeur Maurice Vaïsse, spécialiste à la fois du gaullisme et du nucléaire, avait publié mes hypothèses dans une revue militaire et les a même transmises à l’école militaire de Lexington pour en faire une traduction en anglais. Cependant, récemment, certains collègues ont contesté ces conclusions, affirmant que la France ne s’intéressait pas à la Polynésie avant 1961 au plus tôt. Ils ont prétendu que les développements antérieurs, comme la construction d’un aéroport, étaient destinés au tourisme. Or, les archives montrent clairement qu’il n’en était rien puisqu’aucune infrastructure d’accueil n’avait été prévue pour les accueillir. L’arrestation de Pouvanaa a Oopa relevait selon eux du seul fait qu’il était « méchant ». Quant à la suppression de la loi-cadre, ils la justifiaient ainsi : si en Afrique, « on décolonise », en Polynésie française, « on recolonise ».
Ces événements soulèvent des interrogations importantes. Concernant la Polynésie, prévue de longue date pour accueillir les essais nucléaires, plusieurs questions se posent. Premièrement, était-il possible d’effectuer des tirs de grande puissance au Sahara ? La réponse est non. Le Gouvernement français pouvait-il attendre les bras croisés que l’Algérie n’accepte plus l’utilisation de son désert ? Là encore, la réponse est négative. Par conséquent, à moins de réduire les capacités du Gouvernement, du Commissariat à l’énergie atomique et des impétrants, il était nécessaire d’envisager un transfert vers le seul endroit parmi les possessions françaises où il poserait le moins de problèmes, apparemment. Si l’on tient un raisonnement différent, on frise le ridicule !
J’ai développé par la suite plusieurs autres arguments. Par exemple, après la réunion du 12 novembre, un ingénieur militaire a été chargé d’explorer notamment le Pacifique ; il a rendu un rapport fin 1959, expliquant que, du côté des Tuamotu, se trouvaient les meilleurs sites possibles. Ce point est crucial pour comprendre l’histoire de la Polynésie et surtout pour saisir à quel point la France a préparé le territoire à cette fin. Il faut partir de cette hypothèse : la Polynésie était véritablement destinée à accueillir ces essais.
Encore une fois, il est absurde à mon sens de penser que tous les événements auxquels nous avons assisté, tels que la construction de l’aéroport, l’arrestation de Pouvanaa a Oopa, son procès, ne soient pas liés. Le procès est une démonstration par l’absurde qu’il fallait éliminer cet homme qui aurait pu un jour représenter un danger pour l’installation du Centre d’expérimentation du Pacifique. Tout converge pour soutenir cette théorie, même si au sein de l’université française du Pacifique, la Maison des sciences de l’Homme, qui mène des recherches intéressantes par ailleurs, conteste fortement cette interprétation. Il est regrettable que même l’armée, qui avait admis cette hypothèse de la préparation de longue date de la Polynésie, soit maintenant contredite par des chercheurs qui estiment qu’on ne s’est intéressé à la Polynésie qu’à partir de 1961 !
Concernant la préparation de la Polynésie à l’accueil du CEP, on peut dire qu’un ensemble de mesures a été pris par le pouvoir central pour soumettre la population. Celles-ci incluent l’arrestation et l’exil du député Pouvanaa a Oopa vers l’Europe, la mise en place d’institutions non démocratiques ne reflétant pas la volonté du suffrage universel, la limitation de la liberté des partis politiques, notamment la dissolution de ceux hostiles à l’installation du CEP... La population était en outre étroitement contrôlée, en particulier les protestants. Le monde politique a été corrompu, les consciences ont été achetées, conformément à ce que le général de Gaulle appelait les « compensations ». Le Général avait eu une phrase terrible lorsque le Gouverneur lui avait suggéré d’informer les Polynésiens de l’installation d’un centre d’essai chez eux : « Les Polynésiens sont gentils, on ne va pas regarder à l’argent. » La corruption était donc bien présente.
Sans être totalement complices, les hommes politiques polynésiens se sont vite adaptés à ce cadre. Initialement, lorsqu’on a appris que les essais nucléaires allaient probablement être transférés en Polynésie, toute la classe politique polynésienne s’y est opposée, qu’il s’agisse des partisans de Pouvanaa ou de ceux favorables à la présence française. Cependant, fin 1962, lors des élections territoriales, du référendum sur la Constitution et de l’élection des députés, le sujet du CEP a totalement disparu des débats. Les hommes politiques ont évacué le problème par crainte des reproches de la population, mais aussi parce que le ministre de l’outre-mer de l’époque, Louis Jacquinot, avait déjà commencé à déverser de l’argent en Polynésie pour en quelque sorte « acheter le silence ». On a ainsi fait miroiter aux hommes politiques un développement extraordinaire du territoire (avec des perspectives de construction de routes, de ponts, de ports, une forte création d’emplois), qui a fait taire les éventuelles oppositions.
Après les élections, l’Assemblée territoriale a décidé d’envoyer une délégation à Paris pour demander des moyens supplémentaires, face à la croissance démographique et à l’épuisement des ressources locales (phosphate, copra ou perliculture). Le général de Gaulle les a reçus et leur a annoncé l’installation d’un centre d’essai nucléaire comme étant un « cadeau », promettant des bénéfices importants pour le territoire. En réalité, la délégation était déjà informée de ce projet, mais elle a feint la surprise ! À leur retour, les délégués ont présenté le projet à l’Assemblée territoriale comme étant une nécessité pour la France, insistant sur les compensations financières. Un conseiller a même déclaré à cette occasion : « C’est dégueulasse, mais le Centre d’expérimentation du Pacifique peut être une bonne vache à lait. »
Ensuite, des pressions ont été exercées sur les individus. Par exemple, au moment d’établir le bail pour Moruroa et Fangataufa, lors de la commission permanente, Jacques-Denis Drollet, chargé de présenter le rapport, annonce céder les atolls par un bail emphytéotique et gratuit. Ce dernier m’a raconté l’histoire suivante ; il a été convoqué par le général de Gaulle qui va lui demander de s’occuper habilement de donner à la France un bail pour Moruroa et Fangataufa. Il décrit sa rencontre avec lui, en présence de Jacques Foccart. De Gaulle, imposant, s’est adressé à Drollet, ancien combattant de la guerre de 1940, en l’appelant « Drollet, bon compagnon de la France libre ». Cela a suffi à le convaincre. Vingt ans plus tard, Drollet a exprimé des regrets, disant « si j’avais su ».
Mais cette situation s’est répétée avec d’autres personnes.
Une autre anecdote tirée des archives militaires montre l’inquiétude de l’armée face à certains débats à l’Assemblée nationale qui auraient pu lui causer des difficultés. La réponse était rassurante : « Ne vous inquiétez pas, Monsieur X va mener les débats de façon à éviter tout problème. »
M. le président Didier Le Gac. Dans mon propos liminaire, je vous posais notamment la question de savoir, selon vous, l’historique et la genèse. Est-ce que ceux qui ont pris ces décisions à l’époque savaient les effets néfastes des tirs nucléaires ? Est-ce qu’ils avaient mesuré les risques pour la population ?
M. Jean-Marc Regnault. Tout dépend de qui on parle. Les élus locaux, manifestement, n'étaient pas au courant des difficultés qui allaient venir avec la présence de nuages radioactifs, de retombées, de doses, etc., ils l’ignoraient. Ils ont été entretenus, d'ailleurs, dans cette ignorance. Amenés au Sahara, on leur a montré les installations en leur disant : « Vous voyez, c'est extraordinairement sécurisé, il n'y a pas de danger. » Bien évidemment, on ne leur a pas raconté l'accident du tir Béryl qui a causé l'explosion de la montagne. Ils sont revenus enthousiasmés en clamant que l’armée française, extraordinaire, prenait toutes les précautions voulues du monde.
Sauf une personne qui n'était pas à l’époque un homme politique, mais un expatrié métropolitain qui venait de l’école Boulle et qui s’était installé en Polynésie en 1932 : il s’agissait de Henri Bouvier, un peu un narco-syndicaliste, beau-frère du député John Teariki et profondément antinucléaire. Il a réuni à l’époque une documentation et a persuadé notamment son beau-frère d’essayer d'empêcher l'installation du CEP. Mais il était déjà trop tard : tout avait déjà été fait.
Quant à la population locale, une phrase absolument extraordinaire du Gouverneur Grimald, dépité par la population qui ne voit pas les bienfaits des essais, résume ainsi la situation : « De toute façon, la population est écrasée et a le sentiment d’une occupation militaire. » On est en plein dans le cadre de la servitude volontaire ; à un moment donné, il n’est plus possible de s’opposer, le mal est fait, donc il faut en profiter.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête sur la politique française d’expérimentation nucléaire. Je vais faire un petit saut dans le temps, puisque nous étions à l’installation du CEP. Quel impact a-t-elle eu sur la population polynésienne en termes politiques, sociologiques et économiques ? Et comment les clivages politiques locaux ont-ils été influencés par le CEP ?
M. Jean-Marc Regnault. Tout dépend de la chronologie dont on se sert. Lors de l’installation du CEP, les clivages politiques se sont atténués dans une certaine mesure. Par exemple, les anciens partisans de Pouvanaa a Oopa ont été, au départ, des opposants au CEP. Ils ont réclamé l'indépendance et ont préparé à cet effet un congrès pour la demander. À l’époque, le Gouvernement français a décidé de dissoudre le Rassemblement des populations tahitiennes (RDPT), l’ancien parti de Pouvanaa a Oopa, sur le fondement d’une ancienne loi de 1936 sur l’atteinte à l'intégrité du territoire français. Quelques semaines plus tard, au moment d’établir le bail pour Moruroa, il n'y avait pratiquement plus d’opposition possible.
John Teariki a tenté quand même de s’opposer, en fondant un nouveau parti, le fameux Here ai'a. Mais rapidement, en son sein, deux tendances sont apparues. L’une souhaitait profiter des bienfaits du CEP et l’autre, de Teariki, de systématiquement s’y opposer. Or, ce dernier s’est retrouvé tout seul, et en particulier en 1965, lors de l’élection présidentielle. Lors de cette élection, participaient deux candidats essentiels, le général de Gaulle et François Mitterrand. Ce-dernier était à l’époque un grand adversaire du nucléaire et il avait annoncé que, Président de la République, il arrêterait le programme en cours. Les Polynésiens ont pourtant voté à 60 % pour le général de Gaulle ! Ce résultat peut paraître aberrant, mais au sein du Here ai'a, le débat a été le suivant. John Teariki était contre le général de Gaulle, contre le programme nucléaire, donc a annoncé qu’il allait voter pour François Mitterrand. Les autres pensaient que le général de Gaulle serait élu et qu’il ne fallait surtout pas le contrarier. De plus, le Gouverneur avait dit aux partisans du général : « Vous savez, on va s'arranger pour libérer Pouvanaa a Oopa. » Bien que François Mitterrand l’ait également promis, on a rétorqué à John Teariki que, de toute façon, il ne serait pas élu et qu’il valait mieux s’en remettre au général de Gaulle. Comme vous le voyez, dans la vie politique locale, il en va souvent ainsi : l’idéologie passe après les avantages à tirer.
Et d’ailleurs, le général De Gaulle, lors de son arrivée en Polynésie quelques mois plus tard pour assister au tir d’un essai nucléaire, s’est adressé aux Polynésiens en ces mots : « La Polynésie a bien voulu être le siège de cette organisation destinée à la paix mondiale. » l’expression « a bien voulu » est extraordinaire ! Les Polynésiens avaient voté pour lui, ils soutenaient donc le Centre d’expérimentation du Pacifique : c’était clair !
Mme Sandrine Rousseau (EcoS). Vous parlez beaucoup d’argent qui venait corrompre des élus, voire la population. Existe-t-il une évaluation de l’argent qui a été investi en Polynésie à cette époque ? Des recherches ont-elles été menées à ce sujet ? Existe-t-il un recensement des installations mises en place ?
M. Jean-Marc Regnault. Dès le début de l’installation du CEP, des chercheurs, notamment au sein de l’ancienne Office de la recherche scientifique et technique outre-mer (Orstom), ont travaillé sur l’évaluation de son impact, sa transformation et les flux financiers afférents. Mais ces calculs sont extrêmement complexes à effectuer, car nous étions dans les années 1960, en pleine période des Trente Glorieuses, l’argent s’étant déversé aussi bien en France que dans les Antilles. Même sans le CEP disent certains, la Polynésie aurait donc bénéficié d’importants financements pour le paiement des fonctionnaires et diverses charges auparavant assumées par le territoire auraient été prises par l’État. Néanmoins, l’impact financier du CEP a été massif.
Je voudrais citer Louis Jacquinot, alors ministre de l’outre-mer, qui écrivait au général Thiry en juillet 1962, au moment de la décision officielle : « Il serait bon de prendre certains aménagements vis-à-vis des leaders politiques et de leur expliquer qu’il est de leur avantage d’accepter de bon cœur cette solution en leur montrant le profit que le pays peut en tirer au départ. Cela risque de coûter cher, mais si l’opération réussit, ce sera de l’argent bien placé. Je pense qu’il faudra offrir un ou deux milliards de francs pacifiques, et plutôt deux qu’un seul. »
Cette phrase fait écho à celle du général de Gaulle qui avait dit, je l’ai citée tout à l’heure : « Les Polynésiens sont gentils, il ne faudra pas regarder à l’argent. » Lors de sa visite à Papeete, le Général a en outre prononcé des mots que je trouve stupéfiants : « Le développement de la Polynésie est absolument extraordinaire. Ce qui va venir ne le sera pas moins car il y a, si j’ose dire, des compensations. » Le général de Gaulle a dû être pris d’un certain vertige en disant « si j’ose dire », laissant évidemment penser que les retombées seraient achetées.
Mme Dominique Voynet (EcoS). J’aimerais vous poser plusieurs questions, une polie et une un peu plus provocante. La première concerne votre jugement sur le travail réalisé pour le compte de l’Assemblée de la Polynésie française. En 2005, une commission d’enquête a produit un rapport intitulé « Les Polynésiens et les essais nucléaires », qui détaille ces aspects historiques. Trouvez-vous ce travail rigoureux ? Peut-on s’y fier ? Si oui, y avez-vous contribué ? Dans le cas contraire, quelles réserves formuleriez-vous à son sujet ?
Ma question plus provocante porte sur la corruption que vous avez évoquée, et qui a peut-être perduré. Pourriez-vous préciser comment s’est-elle organisée ? S’agissait-il uniquement d’espoirs de retombées pour le territoire ou y avait-il des avantages personnels comme des billets d’avion, des repas au restaurant, une reconnaissance politique ? Avez-vous des éléments concrets sur la manière dont certains élus polynésiens ont été achetés ? Qu’en était-il, par exemple, de Jacques-Denis Drollet ? La décision à l’assemblée territoriale de la Polynésie a été prise par trois voix contre deux, je crois. Était-il intègre et convaincu de son choix ou non ? Je suis très intéressé de comprendre comment et pourquoi ces décisions ont été prises.
M. Jean-Marc Regnault. Concernant tout d’abord l’enquête de 2005, j’y ai participé. Il s’agissait d’un travail tout à fait sérieux qui avait permis de mettre au jour un certain nombre d’archives que Bruno Barrillot avait réussi à se procurer. Nous avions déjà des éléments importants. Cette commission a été très fructueuse mais n’avait pas tous les éléments dont nous disposons aujourd’hui. À cette époque, nous avons recueilli de nombreux témoignages, mais Bruno Barrillot me disait qu’ils n’étaient pas toujours crédibles ou pertinents. Il était un peu déçu par cet aspect. En revanche, concernant la recherche sur les essais ratés et autres aspects techniques, le travail était déjà beaucoup plus avancé.
À cette époque, l’opposition autour de Gaston Flosse était farouchement opposée à cette commission. Il a fallu attendre encore quelques années, notamment la loi Morin, pour que certains hommes politiques reconnaissent la situation existante, à l’image du président Édouard Fritch qui a affirmé : « J’ai été stupéfait en entendant Monsieur Morin et j’ai découvert que, finalement, ce qu’avait dit Bruno Barrillot était vrai. »
Vous avez par ailleurs évoqué la figure de Jacques-Denis Drollet. J’ai le cœur serré chaque fois que je parle de lui, décédé il y a quelques années à l’âge de 92 ans. J’ai eu de nombreuses rencontres avec ce personnage qui m’ont permis de le sonder ; c’était quelqu’un de tourmenté, qui a eu une vie personnelle difficile, ayant notamment perdu sa fille dans un accident d’avion, un de ses fils ayant été assassiné par un des fils de Marlon Brando (dont il avait épousé une fille par ailleurs)... Les mauvaises langues disaient ici : « C’est bien fait pour lui, il n’avait pas qu’à donner Moruroa à la France. »
Jacques-Denis Drollet m’a expliqué que, à 18 ans, ne pouvant s’engager dans l’armée française, il a rejoint l’armée américaine pour participer aux opérations dans le Pacifique. C’était un gaulliste convaincu. Cependant, après la guerre, il a refusé d’adhérer au Rassemblement du peuple français (RPF), estimant que la Polynésie avait besoin d’un homme comme Pouvanaa a Oopa, dont il est devenu l’ami. Mais en 1958, lorsque Pouvanaa a appelé à voter « non » au référendum, Jacques-Denis Drollet s’est mis en retrait. Par la suite, il s’est un peu marginalisé. Mais c’était un homme intelligent qui travaillait beaucoup et qui essayait, par exemple, de développer l’enseignement en Polynésie. Sa fidélité envers lui l’a conduit à céder face au général de Gaulle lorsque ce-dernier lui a fait comprendre que l’installation du CEP obéissait à des raisons d’État, avec un prix à payer, mais dans de bonnes conditions. Avant de mourir, Jacques-Denis Drollet a envoyé une lettre à Oscar Temaru dans laquelle il disait : « Si c’était à refaire, je ne le referais pas. »
M. Jean-Paul Lecoq (GDR). Je souhaite réitérer une question posée par Dominique Voynet lors d’une précédente audition. Que savaient réellement les responsables politiques et militaires de l’époque ? À quel moment des voix ont-elles commencé à s’élever, après la période de « chasse aux sorcières », parmi ceux qui s’opposaient aux essais au sein des différentes associations ou organisations ? À quel moment une prise de conscience collective s’est-elle opérée, conduisant à admettre qu’on s’était peut-être trompé ? Vous avez évoqué des réactions assez récentes, presque au moment de la loi Morin, ce qui est assez surprenant. Y a‑t‑il eu un moment particulier entre les années 1960 et 2010 où des forces importantes se sont mobilisées pour dénoncer cette situation ? Comment ce mouvement a-t-il débuté et jusqu’où est-il allé ?
M. Jean-Marc Regnault. Je vais commencer par répondre à votre dernière question. Aujourd’hui, plus personne ne défend l’idée d’essais nucléaires « propres ». Tous les responsables politiques ont fini par admettre avoir été trompés ; même Gaston Flosse, par exemple, qui en attribue d’ailleurs la faute aux militaires et non à Jacques Chirac.
Pour comprendre l’évolution de la situation, il faut considérer la période de 1963 à 1996, qui a vu se succéder plusieurs présidences. Sous le général de Gaulle et Georges Pompidou, la question était rapidement écartée. Pompidou, lui, réglait le problème rapidement en disant : « Vous râlez ? Ce sont toujours les enfants gâtés qui en demandent le plus. » De toute façon, selon lui, « la majorité de l'Assemblée ne représentait pas la majorité des électeurs ».
Valéry Giscard d’Estaing a marqué le passage des essais aériens aux essais souterrains. Paradoxalement, il a réussi à rallier une partie des opposants aux essais nucléaires. En 1981, François Mitterrand a très peu de voix en Polynésie et Giscard y est largement majoritaire. En 1974, Mitterrand avait même promis un référendum en Polynésie sur leur poursuite. Élu président en 1981, le contexte international, notamment la crise des SS-20 en Europe, a renforcé l’attachement de la France à sa propre force de dissuasion, surtout dans un contexte international de Guerre froide aussi tendu. Pour autant, à la fin de son second mandat, Mitterrand a décidé d’arrêter les essais, estimant possible de passer à la simulation en miniaturisant.
Jusqu’en 1996, les politiques français ont soutenu le CEP et ont continué à accorder divers avantages. Ceux-ci pouvaient prendre différentes formes, pas nécessairement des achats directs. Par exemple, les archives militaires révèlent que certains opposants au CEP ont fini par en tirer profit indirectement, comme cette femme d’un promoteur qui investissait dans l’immobilier pour ensuite louer ces logements aux hauts gradés de l’armée française.
J’aimertais à ce titre citer une fois encore Jacques-Denis Drollet qui, dans son testament politique, disait : « Mais enfin, tous ces gens qui ont profité du Centre d’expérimentation du Pacifique, tous ces gens qui se sont couchés devant le Centre d’expérimentation du Pacifique, pourquoi ils viennent m'accuser moi qui ai simplement décidé de quelque chose qui me semblait bon pour la Polynésie et pas pour les individus ? »
Concernant les connaissances initiales lors de l’arrivée en Polynésie, la réponse est simple : on ne savait rien ! Lorsque de Gaulle a décidé de transférer le centre d’essais en juillet 1962, aucune étude préalable n’avait été réalisée. On pensait pouvoir simplement reproduire au Tuamotu ce qui avait été fait au Sahara. Sauf que certains, comme le général Thiry, ont rapidement soulevé des inquiétudes sur la méconnaissance du terrain : météorologie, vents, risques sismiques et de tsunamis, cyclones... Ces avertissements n’ont absolument pas été pris en compte.
Le général Thiry, commandant du CEP, tenait un double discours. Il rassurait publiquement le Gouverneur et les ministres sur les précautions prises, tout en exprimant dans le même temps ses inquiétudes à sa hiérarchie. On a même envisagé d’espionner les Américains qui avaient tiré dans le Pacifique ou de consulter les Japonais qui, lorsqu’ils pêchaient autour des Îles Marshall, recueillaient des informations sur la pollution marine qui pouvait y exister.
Un capitaine français a alors été envoyé sur place avec pour, ordre de mission, cette phrase absolument extraordinaire, à retenir : « Nous aimerions savoir comment se passent les essais en milieu marin tropical car, jusqu'à présent, la science française n’a fait qu’effleurer le sujet ». Vous voyez donc qu’un an après la décision officielle, on ignorait encore comment effectuer concrètement les tirs.
Grâce à mon amitié avec Bruno Barrillot, j’ai pris connaissance d’un très gros livre rédigé par des Américains sur les effets des armes nucléaires. Ce document explique comment se passent les tirs nucléaires selon qu’ils se déroulent sur barge, sous ballon, en aérien ou en souterrain. Il a finalement été traduit en français, par des militaires, en 1963 ou 1964, mais il semble qu’ils n’en aient pas tenu compte puisque les premiers essais ont très mal tourné.
Par la suite, les autorités françaises ont cherché à minimiser les problèmes, mentant aux Polynésiens, avec la complicité de la presse d’ailleurs, sur la propreté et la sécurité des essais. Une fois menées les premières expériences, les militaires ont pris conscience des dangers réels et ont adapté leurs méthodes.
M. Maxime Laisney (LFI-NFP). J’ai trois questions concernant les essais nucléaires. Premièrement, la décision de transférer les essais du Sahara algérien en Polynésie émane-t-elle principalement des militaires, des politiques, ou résulte-t-elle d’une combinaison de facteurs ? Deuxièmement, la hiérarchie militaire était-elle consciente des effets potentiels des essais ? Enfin, les opérateurs militaires sur le terrain, qui n’appartenaient pas nécessairement à la hiérarchie, étaient-ils informés des risques auxquels on les exposait ? Nous avons beaucoup évoqué la population polynésienne et ses élus locaux, mais qu’en était-il des soldats qui réalisaient concrètement ces essais ?
M. Jean-Marc Regnault. Le transfert du Sahara à la Polynésie était inéluctable après l’indépendance de l’Algérie en 1962. Les accords d’Évian ont permis de maintenir une présence française au Sahara jusqu’en 1967 environ, mais une nouvelle solution était évidemment inéluctable.
De plus, il y avait un impératif stratégique. Étant une arme de dissuasion, l’arme nucléaire devait être à la fois crédible et puissante. Le général Gallois avait expliqué clairement le rôle de la dissuasion nucléaire au général de Gaulle, qui lui avait répondu ainsi : « Si je comprends bien, il ne faut pas que j’aie une bombe puissante, mais il faut simplement que je sois capable d’arracher un bras à mon adversaire ». C’est ça la dissuasion.
Les bombes testées au Sahara étaient considérées comme des petites bombes, des armes finalement peu impressionnantes et donc peu crédibles. De Gaulle était pressé de réaliser des essais de grande puissance, notamment thermonucléaires, craignant que ses successeurs n’osent pas le faire. La décision de transfert a donc été prise par le général de Gaulle le 27 juillet 1962, dans un contexte politique complexe marqué à la fois par la fin de la guerre d’Algérie, l’afflux de rapatriés et l’attentat du Petit-Clamart. Le processus a été retardé par ces événements, puis par le référendum et les élections législatives qui ont suivi. Ce n’est qu’après le premier tour des législatives de novembre 1962, favorable aux gaullistes comme on le sait, que le général a confirmé sa décision lors d’un conseil de Défense nationale.
Sur la connaissance des risques par les militaires, je vais vous citer la déclaration d’Emmanuel Macron du 27 juillet 2021 à Papeete : « Je veux vous dire clairement que les scientifiques et nos militaires qui ont fait les essais ne vous ont pas menti. Nos militaires ont pris les mêmes risques, se sont baignés dans les mêmes eaux, avec la même conviction qu’il n’y avait pas de risques et pas de dangers. Il n’y a pas eu de mensonges. Il y a eu des risques qui ont été pris, pas parfaitement mesurés, parce qu’on ne les connaissait pas parfaitement, c’est vrai. Ils ont été pris par tous, y compris par les militaires qui étaient à ce moment-là aussi présents. »
Cette déclaration souligne la sincérité des militaires, qui étaient pour la plupart convaincus de la nécessité de la bombe et de leur capacité à prendre les précautions nécessaires. Le général Thiry avait même affirmé que l’armée française se comportait avec plus d’élégance que l’armée américaine à l’étranger.
Cependant, il existait une certaine méconnaissance des risques. On pensait initialement évacuer les populations lors des tirs, mais on aurait ainsi reconnu l’existence de dangers. Finalement, on a opté pour la construction d’abris, qui se sont avérés largement inefficaces contre les pluies radioactives en particulier, qui passaient entre les planches et les tuiles et contaminaient ainsi la population. On supposait que des doses non répétitives n’étaient pas très graves et que les vents disperseraient les retombées. Il existait des lacunes dans les connaissances météorologiques et environnementales.
Le général Thiry admettait d’ailleurs ne rien connaître de la météorologie des Gambier. Les Australiens avaient averti les ingénieurs français que la circulation des vents dans l’hémisphère sud pouvait différer de celle de l’hémisphère nord, à même d’entraîner des surprises. Deux chercheurs ont conclu que la mise en place du CEP témoignait d’une certaine légèreté liée à la méconnaissance des caractéristiques du territoire, mais qu’il s’agissait probablement plus d’impréparations ou d’excès de confiance que de cynisme.
Enfin, certains militaires, comme un commandant de marine récemment décédé, ont affirmé n’avoir pas été réellement informés des dangers. Des préoccupations sont apparues plus tard concernant la contamination potentielle des chaufferies des navires par l’eau de l’océan contenant des retombées nucléaires.
M. Xavier Albertini (HOR). Un membre de ma famille proche a servi à Mururoa, et j’ai effectivement entendu à plusieurs reprises ces réflexions sur la méconnaissance et la nécessité de servir que vous avez évoquées.
Ma question porte sur les informations que vous nous avez communiquées, en particulier concernant l’espionnage américain et le rapprochement effectué menant à connaître les opérations sur les îles Bikini. J’ai cru comprendre que les militaires et les politiques ont soit appris, soit dissimulé des informations au fur et à mesure, notamment à la population. J’aimerais vous interroger sur ce point dans une perspective historique, allant au-delà des années 1970 jusqu’aux années 2000.
Selon votre analyse d’historien, cette gestion de l’information promouvant ces essais comme propres était-elle :
1. Une autoprotection face à l’ampleur des conséquences potentielles ?
2. Le maintien d’une ignorance et d’un amateurisme, avec une segmentation des informations rendant difficile une vision d’ensemble ?
3. Une conséquence du contexte international, notamment la dissuasion nucléaire et la Guerre Froide, qui aurait contribué à maintenir une forme d’ignorance ou d’omission volontaire en Polynésie ?
Ou s’agit-il d’une combinaison de ces facteurs ?
M. Jean-Marc Regnault. Cette question nécessite une analyse sous plusieurs angles. La raison d’État n’est pas incompatible avec la transparence et la vérité. On peut la comprendre lorsque des hommes politiques prennent des décisions impopulaires mais essentielles pour l’avenir du pays. Ils assument alors le risque de l’impopularité ou cherchent à convaincre la population de les suivre. Cependant, elle peut basculer dans ce que j’appelle une « déraison d’État », moment où l’on en vient à affirmer des choses invraisemblables.
Par exemple, dans les archives militaires, au moment de l’installation des personnels militaires à Moruroa, une carte a été établie montrant les atolls environnants avec le nombre d’habitants pour chaque atoll. Cette carte soulève des questions sur l’intention derrière sa création : était-ce une façon de minimiser l’impact potentiel sur ces populations en cas de conflit nucléaire avec l’Union soviétique, ou y avait-il une réelle préoccupation pour la protection de ces habitants ?
Par exemple, un médecin et général, le docteur de Debenedetti, ayant connaissance de la façon dont les Japonais prenaient des précautions quant à la contamination du poisson qui pouvait, avait dit : « De toute façon, ça dépasserait les moyens de notre service sanitaire. »
Il faut noter que certaines précautions ont été prises, mais parfois de manière précipitée et peu sérieuse. Aux Gambier, par exemple, les habitants ont d’abord été placés dans des églises, mais celles-ci étaient en mauvais état, avec des vitraux ou des fenêtres cassés.
Il est complexe de porter un jugement négatif sur les décisions prises à l’époque. En 2025, il est facile de critiquer les actions de 1980, 1985 ou 1990, mais il faut se rappeler le contexte, notamment la menace des missiles SS-20. Bien que je sois favorable à la recherche de la vérité et à l’exposition des erreurs commises, j’estime qu’il serait injuste de systématiquement dénigrer la France, les militaires et les hommes politiques d’alors.
J’ai eu une expérience révélatrice avec le général Boileau, le dernier commandant du CEP. Lors d’un dîner après sa fermeture, un homme d’affaires local a admis que bien que les actions liées au Centre d’expérimentation du Pacifique n’aient pas été glorieuses, elles avaient néanmoins généré des profits importants. Les gens ont souvent trouvé des justifications à leurs propres actions !
Quand j’entends certains responsables politiques demander que l’État présente aujourd’hui des excuses, je me demande si les politiciens locaux complices, les journalistes qui ont minimisé les dangers des essais, les chefs d’entreprise qui ont profité financièrement de l’installation du CEP, ou même les électeurs qui ont soutenu le général de Gaulle, devraient également s’excuser. Il faut considérer tous ces aspects.
M. le président Didier Le Gac. J’ai une dernière question à vous poser, qui concerne votre travail au fond. En tant qu’historien, vous n’avez pas abordé la question de la déclassification des documents. Sur quels types de documents avez-vous travaillé ? Qu’attendez-vous de la déclassification ? Des documents ont été déclassifiés par Jean-Yves Le Drian à partir des années 2010, mais on nous dit que 95 % des documents restent classifiés. Qu’en pensez-vous ?
M. Jean-Marc Regnault. J’ai eu une chance extraordinaire. Lorsque Lionel Jospin était Premier ministre, son ministre de la Défense, Alain Richard, m’a permis de consulter une grande partie des archives du CEP, grâce à l’intervention d’un ami vice-président du Sénat. Cela m’a permis d’écrire mes premiers ouvrages et de conforter mes hypothèses. Bien sûr, de nombreux dossiers que j’ai demandés m’ont été refusés, malgré le soutien du général Bach, alors commandant des directeurs des archives et historien remarquable. Dans les documents fournis, certaines étaient des photocopies avec des parties occultées. Plus tard, l’affaire Pouvanaa m’a donné accès à de nombreuses autres archives que j’ai également pu exploiter avec profit.
Cependant, en 2012-2013, ma demande de consulter de nouveau des documents vus en 1998-1999 a été rejetée. La législation de l’époque permettait la consultation de documents si un nouvel article les concernant était publié. Pendant des années, cependant, des règlements administratifs ont contredit la loi sur les Archives, créant une situation que l’on pourrait qualifier d’« État profond », au mépris de la hiérarchie des nomes la plus élémentaire. Cette situation persiste ! Malgré les déclarations de François Hollande et d’Emmanuel Macron, le Commissariat à l’énergie atomique a publié il y a deux ans un ouvrage minimisant les impacts économiques, politiques et sanitaires. Les archives militaires du CEP sont restées quasiment inaccessibles jusqu’en 2020-2021.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête sur la politique française d’expérimentation nucléaire. Nous avons abordé de nombreux sujets, mais nous n’avons pas encore évoqué les travailleurs civils sur le site ni les ingénieurs du Commissariat à l’énergie atomique. Nous les inclurons dans les prochaines auditions. J’aimerais revenir sur votre recherche de documents. Vous avez mentionné ceux qu’on vous a fournis, mais pourriez-vous préciser quels documents vous ont été refusés ?
M. Jean-Marc Regnault. Je peux vous donner un exemple concret. En 1998-1999, j’avais demandé un dossier concernant le CEP de 1957 à 1968 ou 1969. Malgré son soutien en faveur de davantage de transparence, le ministre Alain Richard m’a refusé cette demande. Ce document, qui a été ouvert récemment et dont j’ai eu connaissance par l’intermédiaire d’un ami, est très intéressant car il confirme mes anciens propos sur cette époque : en 1962, lorsque la décision d’installer le CEP en Polynésie a été prise, ils ne savaient rien quant aux effets des essais une fois qu’ils seraient tirés depuis ces atolls. On y trouve le courrier du général Thiry qui s’inquiète du manque de connaissances sur les Gambier, la météorologie, les vents, les pluies radioactives et les modalités de tir sur les barges ou les ballons… Quand j’en ai pris connaissance, j’en ai presque ri, comprenant pourquoi on m’avait refusé ce document en 1998-1999. À l’époque, il était trop tôt pour révéler de telles informations. Maintenant, ça passe !
M. le président Didier Le Gac. Monsieur le professeur, je vous remercie pour tous ces éléments extrêmement riches. Si vous avez des documents que vous jugez utiles à la commission d’enquête ou d’autres compléments d’information, n’hésitez pas à nous les transmettre.
La séance s’achève à 18 heures quarante-quatre.
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Présents. - M. Xavier Albertini, M. Moerani Frébault, M. Maxime Laisney, M. Didier Le Gac, M. Jean-Paul Lecoq, Mme Mereana Reid Arbelot, Mme Dominique Voynet
Excusés. – M. Philippe Gosselin