Compte rendu

Commission d’enquête
relative à la politique française d’expérimentation nucléaire, à l’ensemble des conséquences de l’installation et des opérations du Centre d’expérimentation du Pacifique en Polynésie française, à la reconnaissance, à la prise en charge et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, ainsi qu’à la reconnaissance des dommages environnementaux et à leur réparation

         Audition, ouverte à la presse, de Mme Florence MURY, docteure en géographie et postdoctorante au CNRS/MSH-P, M. Benjamin FURST, historien, spécialiste de l’histoire du CEP et des essais nucléaires en Polynésie et M. Brice MARTIN, maître de conférences en géographie à l’UHA              3

 


Mardi
19 février 2025

Séance de 20 heures 30

Compte rendu n° 14

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
M. Didier Le Gac,
Président de la commission

 


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Mercredi 19 février 2025

 

La séance est ouverte à 20 heures 30.

(Présidence de M. Didier Le Gac, Président de la commission)

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M. le président Didier Le Gac. Mes chers collègues, je vous souhaite la bienvenue pour notre dernière audition de la journée. J’accueille en votre nom à tous Madame Florence Mury ainsi que Messieurs Benjamin Furst et Brice Martin pour nous entretenir ce soir de certains aspects historiques des essais nucléaires en Polynésie française (notamment en ce qui concerne le CEP, le Centre d’expérimentations du Pacifique) ainsi que des conséquences de ces mêmes essais sur l’environnement.

Je vous remercie tous les trois d’être là et notamment Madame Mury, en direct depuis la Polynésie où vous poursuivez vos recherches. Vous êtes agrégée de géographie et avez ensuite soutenu à l’Université de Limoges une thèse en géographie, au mois de décembre 2022, portant sur « Les échelles des renaissances culturelles en Polynésie française ». Vous êtes actuellement post-doctorante au CNRS et travaillez principalement sur le régionalisme polynésien.

Monsieur Furst, vous êtes docteur en histoire, chargé de cours à l’Université de Haute-Alsace et ingénieur de recherche au CRESAT (Centre de recherches sur les économies, les sociétés, les arts et les techniques). Vos sujets de prédilection ont trait à l’histoire environnementale (notamment l’histoire du nucléaire) et à l’histoire de la Polynésie française ; autant dire que vous allez sans doute pouvoir nous éclairer ce soir…

Enfin, Monsieur Martin, vous êtes également titulaire d’un doctorat (en géographie) et vous enseignez à l’Université de Haute-Alsace. Vous êtes par ailleurs membre du directoire du CRESAT et responsable de l’axe de recherche « Géohistoire des risques », vous intéressant notamment à la géographie des risques (qu’il s’agisse des risques naturels ou technologiques) et à ce que l’on appelle la géohistoire.

Je rappelle ici que c’est au mois de juillet 1962 qu’a été créé le CEP, pour remplacer les sites d’essais qui existaient jusqu’alors dans le Sahara algérien. Il s’est principalement établi à Tahiti où était alors situé le centre de commandement et où se sont installés de nombreux métropolitains, civils et militaires, avec leur famille. Il a permis l’ouverture de l’aéroport de Tahiti-Faaa, inauguré en 1961, dont la piste était nécessaire pour que les avions long-courriers à réaction puisse se poser à Tahiti. Sauf erreur, ce sont, en quelques années, plus de 10 000 métropolitains qui se sont ainsi installés à Tahiti. Par ailleurs, des milliers de Polynésiens ont quitté leur île pour vivre à Tahiti et être ainsi embauchés par le CEP. La population de Tahiti passe de 45 000 habitants en 1962 à 79 000 en 1971. Le CEP a donc véritablement porté à bout de bras ce qui est devenue une véritable « économie de garnison » pour reprendre l’expression du professeur Bernard Poirine.

Monsieur Furst, vous êtes notamment l’auteur d’un article avec Alexis Vrigon sur « Les conséquences du CEP à Tahiti : jalons d’une histoire environnementale de l’agglomération de Papeete (1960-1990) » et, avec Monsieur Martin, d’un article que nous avons distribué aux membres de la commission d’enquête intitulé « Au-delà des radiations : l’impact environnemental du CEP ». Je signale enfin que vous avez tous les trois participé à la rédaction d’un tout récent Dictionnaire historique du CEP, sous la direction de Renaud Meltz, que nous auditionnerons d’ailleurs au mois de mars…

Compte tenu de votre grande expertise, je vous remercie tous les trois d’être venus pour cette audition et, avant que vous n’interveniez et que Madame la rapporteure, ainsi que les autres députés présents, ne vous posent à leur tour quelques questions, je souhaiterais vous en poser deux à titre liminaire :

- tout d’abord, lorsqu’il a été question d’implanter le CEP en Polynésie, ce sont des milliers de personnes qui sont venues, civils et militaires. Les a-t-on informées au préalable des possibles effets des tirs nucléaires qui allaient être tirés à Moruroa ou Fangataufa ou est-ce que les autorités étaient persuadées de l’innocuité de ces tirs, à tout le moins vu la distance à laquelle ils étaient pratiqués ?

- ensuite, pouvez-vous nous dire ce qui est arrivé une fois les essais terminés ? De quelle manière le CEP a-t-il modifié la géographie des lieux sur lesquels il a été implanté ? Comment s’est déroulé ce démantèlement ? Avec le recul, a-t-on pu mesurer ses impacts environnementaux, humains, économiques et même sociologiques ?

Mais, avant de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer chacun à tour de rôle tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous inviter à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Florence Mury, M. Benjamin Furst et M. Brice Martin prêtent serment.)

Mme Florence Mury, agrégée et docteure en géographie et postdoctorante au CNRS/MSH-P. Je débuterai par la question du niveau d’information des travailleurs et travailleuses du CEP. Environ 100 000 personnes ont été concernées par le travail au CEP en Polynésie française et, parmi elles, environ 10 000 à 12 000 travailleurs et travailleuses polynésiens et polynésiennes, ainsi que de la main-d’œuvre en provenance du Portugal. À ce jour, cette histoire reste d’ailleurs à écrire. Concernant le niveau d'information, il était relativement inégal selon le service auquel le personnel était affecté. On peut supposer que les agents qui travaillaient au service mixte du contrôle biologique (SMCB) ou au service mixte de surveillance radiologique (SMSR) avaient notamment accès à davantage d'informations. Dans le cadre du copilotage de l’Observatoire des héritages du CEP, dont Renaud Meltz est le pilote, j’ai mené une campagne de 130 entretiens en Polynésie française auprès des anciens travailleurs et des anciennes travailleuses du CEP, dans différentes îles. Il en ressort le caractère hétérogène de l'accès à l'information, ainsi que des témoignages selon lesquels des alertes sur les risques encourus étaient parfois reçues par certains travailleurs de la part d’un agent du SMCB.

Des mesures ont été prises et des interdictions formulées, parmi lesquelles, au moment des tirs, des périodes de rassemblement que les travailleurs et travailleuses devaient respecter de manière très stricte sous peine d’être renvoyés s’ils manquaient à l’appel. Cette procédure pouvait constituer une source d'information. Des précautions ont également été prises concernant la consommation de poissons sur les atolls de Moruroa ou Fangataufa, avec des interdits qui ont fluctué au cours du temps et qui, en pratique, ont été largement contournés. Des témoignages d'anciens travailleurs polynésiens mais également européens et français du CEP attestent ainsi du fait que la consommation de poisson était parfois accompagnée d'avertissements ou de sanctions concernant les risques encourus.

Plusieurs exemples, documentés par Renaud Meltz, démontrent au contraire l’existence de dissimulations, particulièrement concernant les conséquences de certains tirs, comme celui de l'opération Aldébaran en 1966 et de ses retombées qui ont affecté l’archipel de Mangareva. Des archives révèlent explicitement qu'il était préférable de ne pas informer la population des risques encourus, sous peine de provoquer un rejet des essais nucléaires. Ces faits ont également été documentés dans l’ouvrage « Toxique : Enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie » et par Vincent Jauvert.

Le niveau d'information était donc inégal et parfois accompagné de formes de dissimulation. À partir de 2001, grâce au travail des associations d'anciens travailleurs et de vétérans, des révélations successives ont émergé concernant ces risques. Une mémoire du risque s'est construite a posteriori, avec un impact psychologique significatif sur les anciens travailleurs et les résidents de Polynésie française, qui ont alors pris conscience des risques auxquels ils avaient pu être exposés et qui ont ainsi nourri certaines inquiétudes, concernant par exemple les risques transgénérationnels. Bien que des inquiétudes concernant les risques soient présentes dans les archives dès le début des essais nucléaires, il n'existe pas, à ce jour, de consensus scientifique fermement établi sur ces questions ; une grande étude épidémiologique associant également les sciences humaines, fait encore défaut. Un tel travail permettrait à la fois un suivi à long terme des populations résidentes et des anciens travailleurs et d'aborder les problématiques du risque environnemental en Polynésie de manière plus sereine. L'étude Sepia a elle-même reconnu ses limites, notamment en raison de biais tels que celui du « travailleur sain ». Il est également important de noter que de nombreux travailleurs n'ont pas eu accès au suivi dosimétrique, contrairement à ce qui est affirmé dans cette étude qui affirme que la quasi-totalité des travailleurs en bénéficiaient.

M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie pour ces précisions et j’invite maintenant M. Furst ou M. Martin à poursuivre et à éclairer les membres de la commission sur le contexte de l’époque. Je rappelle notamment que la population de Tahiti est passée de 45 000 habitants en 1962 à près de 80 000 habitants en quelques années (en 1971) avec l’arrivée du CEP, soit une augmentation de presque 80 % ! Que pouvez-vous nous en dire ?

M. Benjamin Furst, historien, spécialiste de l’histoire du CEP et des essais nucléaires en Polynésie. Les sources telles que les entretiens confirment que le savoir sur les risques s'est constitué progressivement, au gré des influences et des expériences individuelles. Par exemple, lors d'un entretien récent que j’ai réalisé avec Renaud Meltz le mois dernier avec un ancien appelé du porte-avions Foch, celui-ci nous a indiqué qu'il était conscient de l'existence d'un risque, en partie grâce à sa position qui lui donnait accès à certaines bribes d’informations, de fait extrêmement parcellaires.

Concernant la modification de la géographie que vous avez évoquée Monsieur le Président, il est clair que le CEP a profondément transformé l'environnement de la Polynésie au sens large, tant lors de son installation que durant son fonctionnement et au moment de son démantèlement. Il est important de souligner la diversité des conséquences environnementales car, bien que les enjeux liés à la radioactivité occupent légitimement une place centrale, l'impact du CEP au-delà des essais eux-mêmes dépasse largement ce cadre. Depuis 2018, dans le cadre du programme « Histoire et mémoires du CEP » financé par la Polynésie française, nous avons exploré divers aspects de cet impact environnemental, au-delà des effets directs des détonations. L’arrivée du CEP a ainsi fortement transformé l’environnement polynésien, à la fois du fait des importants aménagements réalisés, des mobilités générées et des pollutions autres que radioactives. Nous travaillons aujourd’hui sur les conséquences indirectes de ces transformations, notamment l'impact de l’urbanisation accélérée de Tahiti et les transformations d’autres secteurs de l’économie à la suite de l’arrivée massive de travailleurs et de flux financiers liés au CEP. Nous nous intéressons également à la constitution des savoirs sanitaires et environnementaux au début des essais, ainsi qu'à l’observation de l'environnement mise en place pour étudier les effets des tirs.

Il est donc important de garder à l’esprit que les conséquences environnementales dépassent largement le cadre des essais eux-mêmes, tant sur le plan spatial et chronologique que dans la nature des effets de la création et du démantèlement du CEP.

M. Brice Martin, maître de conférences en géographie à l’UHA. Pour aller dans le sens de ce que vient d’évoquer Benjamin Furst, il est crucial de considérer les échelles temporelles et spatiales dans l’évaluation des conséquences des essais nucléaires. Plutôt que de se limiter aux deux atolls ou aux sites d’accueil du CEP, il convient d’envisager l’impact sur l’ensemble de la Polynésie. Concernant l’échelle de temps, les conséquences environnementales doivent être examinées avant et après les essais, au-delà de la seule période de la radioactivité immédiate. L'installation du CEP a par exemple aggravé le risque d’inondation dans certains secteurs de Tahiti.

Le secret entourant les retombées radioactives s’est en outre étendu à d’autres risques indirects liés à l’activité cyclonique et aux tsunamis dans la région. La mise en place du CEP s’est caractérisée par une double opacité, liée au secret défense des essais d’une part et à une méconnaissance de l’espace dans lequel s’installait le CEP d’autre part. Les problèmes ont ainsi été gérés au fur et à mesure de leur découverte, qu’il s'agisse des cyclones, des tsunamis, des inondations ou d’autres questions environnementales.

La culture du secret entourant la radioactivité a donc influencé la communication sur l’ensemble des données environnementales, créant un vaste domaine de méconnaissance. Cette méconnaissance est aggravée par le fait que l’on se focalise de manière quelque peu excessive sur la seule radioactivité, ce qui a conduit à négliger d’autres aspects environnementaux importants ; cette façon de procéder n’est évidemment pas souhaitable pour avoir une compréhension globale des conséquences environnementales dans la région.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure de la commission d'enquête relative à la politique française d'expérimentation nucléaire, a l'ensemble des conséquences de l'installation et des opérations du Centre d'expérimentation du Pacifique en Polynésie française, a la reconnaissance, a la prise en charge et a l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français, ainsi qu'à la reconnaissance des dommages environnementaux et à leur réparation. Pourriez-vous nous fournir des chiffres précis sur les populations entre 1960 et 2000 dans les zones affectées ou potentiellement affectées par les tirs nucléaires ? J’aimerais comprendre les mouvements de population entre les archipels vers Tahiti et vers les sites de tirs. Disposez-vous d’une estimation du nombre de personnels venus depuis l’installation du CEP jusqu’à son démantèlement ?

Que nous ont appris les recherches sur les circulations des populations avant, pendant et après le CEP ? D’éventuelles découvertes ont-elles remis en question des hypothèses scientifiques ou des discours politiques sur l’histoire de ces mobilités ?

Enfin, pouvez-vous nous parler de l’impact du CEP sur Papeete, la capitale de Tahiti ? La ville et ses environs ont-ils été façonnés par la présence du CEP ?

Mme Florence Mury. Concernant les mobilités liées au CEP, les estimations évoquent environ 100 000 travailleurs impliqués tout au long de la période, de 1963 aux années 1996 / 2000, dont les 10 000 à 12 000 travailleurs polynésiens que j’ai précédemment évoqués.

Plus largement, le constat est celui d’un véritable renouveau historiographique. Pendant longtemps, un consensus existait entre les acteurs politiques et les responsables du CEP autour de l'idée d’un exode rural en Polynésie française. Ce modèle, qui n’était qu’une transposition de la mobilité qui s’est déroulée en Europe au moment de son industrialisation, s’est révélé pernicieuse puisqu’inadapté à la réalité polynésienne. Contrairement à l’idée reçue d’un dépeuplement des archipels, les statistiques démontrent une augmentation des effectifs de population au cours de cette période. Cette situation s’explique par le contexte de transition démographique dans lequel se trouvait le territoire au moment de la mise en place du CEP, avec une baisse de la mortalité combinée à une natalité élevée, ce qui a mécaniquement entraîné un accroissement naturel conséquent. Bien que l’agglomération de Papeete ait connu une forte augmentation de sa population au cours de cette période, les archipels n’ont pas pour autant été dépeuplés. En proportion, la part de la population vivant dans les archipels hors Îles-du-Vent a diminué mais, en nombre absolu, elle a continué d’augmenter. Cette réalité s’accompagne d’importantes implications, notamment dans les zones les plus exposées aux essais, où les effectifs de population ont continué de croître. Pour autant, cette tendance générale n’exclut pas des baisses ponctuelles de population sur certaines îles, comme à Makatea, où la fermeture de l’entreprise des phosphates en 1966 a coïncidé avec l’ouverture du CEP, entraînant une diminution locale et circonstanciée de la population.

L’afflux de population à Papeete a entraîné une stigmatisation dans les discours politiques, particulièrement concernant l'arrivée des classes populaires dans l’espace urbain. Plusieurs documents évoquent la constitution d'un prolétariat urbain et la crainte d'une situation quasiment insurrectionnelle. La présence croissante de personnes originaires des îles a parfois généré des tensions, exacerbées par la forte présence des militaires et du personnel du CEP dans la base arrière de Papeete, plus importante que prévu initialement. Ces tensions se sont notamment manifestées dans le domaine du logement, puisque les travailleurs et militaires venant de France continentale bénéficiaient d’une prise en charge, contrairement aux travailleurs polynésiens arrivant en ville, qui devaient se débrouiller. L’Office public de l’habitat, créé tardivement au début des années 1980, a d’abord concentré ses efforts au bénéfice des cadres du CEP et de la classe moyenne supérieure, en construisant 900 logements dans des lotissements à Papeete, Tautira et Uturoa. Face à la demande croissante, cet effort s’est toutefois avéré insuffisant, entraînant des problèmes de mal-logement que les politiques publiques mises en place n’ont pas su régler. Influencées par l'idée d'un exode rural massif et d'un dépeuplement des archipels, elles se sont en effet concentrées sur les archipels et îles hors Tahiti afin de les dynamiser et de les rendre attractives, notamment par le développement d’aérodromes, de stations expérimentales, d’activités économiques diverses... John Connell, géographe australien, a souligné au début des années 1980 le caractère inédit de cette approche qui consistait à résoudre les problèmes urbains en investissant dans des espaces extra-urbains.

Les conséquences de cette crise urbaine sont encore visibles aujourd’hui dans l’agglomération de Papeete, avec un taux de vacance élevé dans les espaces centraux et les nombreux logements dégradés. La réponse politique a été axée sur l’idée de permettre aux Polynésiens de « revenir à la cocoteraie », reflétant une assignation territoriale des classes populaires aux îles périphériques et à un certain type d’activités économiques. Renaud Meltz a décrit ce phénomène comme une « nostalgie par anticipation », avec les responsables du CEP qui, conscients de transformer la Polynésie française, cherchaient à rendre ces transformations partiellement réversibles. La réversibilité consisterait à revenir à une économie coloniale d’exportation, notamment riche en production de coprah, et servait alors de référence dans le discours politique. Des efforts ont toutefois été fournis pour développer d’autres activités telles que l'élevage, la culture de pommes de terre, la perliculture et la pêche.

M. Benjamin Furst. Je souhaite compléter les propos de Florence Mury en évoquant le tourisme, qui devient un facteur important à partir des années 1960 et sur lequel les responsables comptent pour transformer l’économie après l’installation du CEP.

Concernant la démographie, Tahiti est passée de plus de 45 000 habitants en 1962 à 115 000 en 1980, puis à environ 180 000 dans les années 2000. Les Îles Tuamotu-Gambier que vous évoquiez tout à l’heure Madame la rapporteure comptaient un peu plus de 9 000 habitants en 1962, près de 12 000 en 1980 et quasiment 16 000 au début des années 2000.

Sinon, je confirme l’analyse de Florence Mury sur les mobilités et les transformations urbaines à Tahiti. Le CEP a effectivement contribué à modifier la morphologie urbaine, notamment en termes d’habitat. Il est cependant important de noter que l’urbanisation de Tahiti avait déjà commencé dès la fin des années 1950, avant même l’installation du CEP, qui a certes ensuite accéléré, amplifié et perturbé ce processus. Au tout début des années 1960, face à la croissance démographique de l’agglomération de Papeete ou dans d’autres communes comme celle de Faa’a, qui pose notamment des problèmes en termes d’habitat, des plans d’urbanisme ont été élaborés, notamment par la Société d’équipement de Tahiti et des îles (Setil), sans que personne ne puisse toutefois anticiper l’afflux massif de main-d’œuvre à venir. Le CEP a par ailleurs accéléré et amplifié plusieurs opérations de grands travaux telles que l’industrialisation et l’artificialisation du lagon de Papeete ou la création d’espaces pour les infrastructures militaires, sachant que certains chantiers les précédaient et en étaient décorrélés (l’aéroport, le renforcement des remblais…). Conformément aux objectifs affichés par les autorités, la main-d’œuvre sollicitée par le CEP a aidé au développement du territoire et permis ainsi de réaliser des travaux d’aménagement, de terrassement et d’ouverture de routes. Malheureusement, cette croissance urbaine mal maîtrisée a poussé Tahiti à s’étendre au-delà de la plaine côtière vers les pentes, les montagnes et les vallées, entraînant d’importantes conséquences sociales et environnementales.

Un autre facteur essentiel, sur lequel j’ai récemment travaillé avec Alexis Vrignon, est le manque de lisibilité des prérogatives en matière d’encadrement du développement urbain. L’héritage observé peut être qualifié de « colonial » à certains égards, avec une forte présence de l’État en 1962, qui conserve le pouvoir décisionnel, l’arrivée des militaires et des dirigeants du CEP ayant leurs propres intérêts et la transformation progressive des districts en communes (même si Papeete l’était déjà). Cette situation a donc créé de nouveaux niveaux de décision et de responsabilité. Les pratiques informelles ont également joué un rôle important, tant au niveau de l’habitat que dans la construction et le développement urbain. Le recours quasi systématique aux dérogations est par exemple devenu la norme, perturbant largement les plans de développement établis au début des années 1960.

M. Brice Martin. Il est important de comprendre que le CEP s’est implanté dans une zone qui, contrairement aux représentations courantes, n’était pas un véritable désert.

L'urbanisation d'une zone insulaire présente des défis particuliers, notamment en termes d'accès aux matériaux. L'impact environnemental a été significatif du fait de la nature insulaire du territoire qui, à Tahiti, a conduit à l'occupation de toutes les basses plaines, y compris des zones potentiellement à risque, ainsi qu'à l'exploitation des versants et des rivières. Cette situation, qui n'avait pas été pleinement anticipée, a dû être gérée au fur et à mesure de l’évolution des besoins.

M. Jean-Paul Lecoq (GDR). Vos propos me renvoient à l’histoire de ma ville, située près du Havre. Bien que l’on évoque souvent le débarquement de Normandie en 1944, il existe également un processus de « rembarquement » de Normandie, avec des camps de transit pour les soldats américains. Ma ville, qui comptait alors 5 000 habitants, a été complètement transformée par ces camps militaires qui occupaient la totalité des champs. Une économie et même une vie parallèle s’est développée, malheureusement accompagnée de violences. Des années plus tard, l’ouverture de documents a révélé des cas de viols, de naissances non désirées et de prostitution. Lorsque vous évoquez l’arrivée de centaines de milliers de travailleurs dans une zone telle que celle du CEP, je me demande si des situations similaires ont pu se produire. Au-delà des questions de logement ou d’activité économique, des événements traumatisants ont-ils pu affecter la population locale ? En tant qu’historiens et géographes, avez-vous trouvé dans vos recherches ou dans des témoignages des éléments qui montrent que cela fait également partie de l’héritage du CEP ?

Mme Florence Mury. Cette question est importante. On parle beaucoup de « nucléarisation » en parlant de cette époque ; elle a concerné non seulement la base arrière qui était à Tahiti, mais également la base avancée à Hao, également évidemment à Moruroa et Fangataufa. Mais Hao était un atoll habité, sur lequel s’est implanté le CEP et où, finalement, un rapport numérique a conduit à ce qu’il y ait plus de militaires que d’habitants sur place, la population étant donc en quelque sorte enserrée dans le village d’Otepa tandis que l'îlot principal de l’atoll était occupé par les installations militaires. Nous avons également documenté la situation sur l’atoll de Tureia, où une station météo et une station de suivi des conséquences radiologiques (des postes périphériques) ont été implantées. Au début des années 1960, cet atoll qui comptait 50 habitants a connu l’arrivée de plus de 250 militaires, illustrant le déséquilibre créé par l’implantation du CEP.

Cette arrivée massive de militaires a logiquement soulevé des questions au sujet de l’encadrement des mœurs. Un projet d’installation d’un bordel militaire de campagne à Tahiti a été rejeté en bloc notamment pour des raisons religieuses ; faute d’avoir été mené à bien, il a engendré des tensions sur le marché sexuel et matrimonial. Des rapports de renseignements consultés au service historique de la défense (SHD) à Vincennes font état de ces tensions. Il en ressort que l’on a accusé les jeunes hommes polynésiens d’empêcher l’accès des militaires aux femmes polynésiennes, ceux-ci devant alors se tourner vers des femmes transgenres (les RaeRae), ces phénomènes de prostitution pouvant ensuite entraîner des conséquences très fâcheuses. À Tureia ou à Hao, nous avons recueilli des témoignages faisant état de situations s’apparentant à des viols, impliquant l’alcoolisation forcée de femmes suivie de violences sexuelles. Des unions consenties entre des Polynésiennes et des militaires ont également pu exister, certains militaires s’installant sur place, d’autres repartant en revanche, laissant derrière eux des familles monoparentales. Si l’absence des pères a été vécue de différentes manières selon les cas, les schémas familiaux ont été profondément bousculés par ce brassage de populations. Des femmes polynésiennes ont également suivi des militaires en France pour s’y installer.

Nous observons donc un large éventail de situations, allant de la stigmatisation à diverses formes de violence. Le travail sur les violences sexuelles reste à approfondir, car ce sujet n’émerge souvent que de manière indirecte dans les entretiens, la parole n’étant pas encore totalement libérée sur ces questions.

M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Madame Mury, vous avez évoqué le biais du travailleur sain, un concept que j’ai découvert lors de l’audition des médecins du Service de santé des armées (SSA). J’aimerais que vous développiez votre point de vue, car j’ai cru percevoir un certain scepticisme de votre part. De plus, même s’il est admis que ce biais puisse exister pour les militaires, puisque les militaires étaient sélectionnés pour leurs qualités physiques et physiologiques, qu’en était-il des travailleurs civils qui collaboraient avec les militaires ?

Mme Florence Mury. Le biais du travailleur sain fait référence aux méthodologies utilisées en épidémiologie. Lors du suivi des affections de longue durée ou de la mortalité liée aux essais nucléaires et à la radioactivité, il est nécessaire de comparer le groupe étudié à un autre groupe. Dans le cas présent, la comparaison était effectuée avec la population générale alors que les militaires recrutés pour le CEP en Polynésie française étaient généralement en meilleure santé, ceux dont l’état était jugé critique ayant été écartés. L’échantillon étudié avait donc un meilleur état de santé général que la population de référence. Ce biais s’applique également aux travailleurs civils, y compris les Polynésiens, qui devaient passer une visite médicale pour travailler au CEP et pouvaient donc être écartés si leur état de santé était jugé trop critique. L’enquête Sepia porte sur un échantillon choisi parmi les 43 000 personnes ayant bénéficié d’un suivi anthropogammamétrique en travaillant pour l’armée. Cet échantillon inclut probablement des travailleurs civils polynésiens en plus des militaires.

Le biais du travailleur sain constitue ainsi une première limite de l’étude. Une autre concerne la constitution de l’échantillon, basée sur le fichier du suivi anthropogammamétrique, qui ne concerne qu’une partie des travailleurs du CEP. On peut donc s’interroger sur la représentativité de cet échantillon par rapport à l'ensemble de la population exposée parmi les travailleurs du CEP.

M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Monsieur Martin, vous avez évoqué une aggravation du risque d’inondation à Tahiti et mentionné le sujet des tsunamis. Pourriez-vous préciser si ces risques ont été amplifiés du fait des essais nucléaires ? Par ailleurs, existe-t-il des régions des atolls polynésiens qui sont devenues inhabitables à cause des activités du CEP, que ce soit de façon permanente ou temporaire après la fin de ces activités ?

M. Brice Martin. Lorsque vous évoquez d’éventuels territoires inhabitables, est-ce par rapport aux radiations ?

M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Pas nécessairement, ayant compris que vous vous intéressiez plus largement aux effets sur l’environnement. Ma question porte donc sur le potentiel caractère inhabitable au sens large du fait de divers facteurs, y compris les inondations et les tsunamis, mais également d’autres impacts environnementaux des activités du CEP, au-delà de la seule radioactivité.

M. Brice Martin. À ma connaissance, en dehors des deux atolls où ont eu lieu les essais, aucun endroit n’est interdit ou fermé à la vie humaine.

Concernant les inondations à Tahiti, il faut comprendre que le contexte climatique et topographique rend ces îles particulièrement vulnérables. Les cyclones et les précipitations intenses peuvent provoquer des crues torrentielles particulièrement destructrices. L’impact du CEP sur la dynamique des cours d’eau à Tahiti est à la fois direct et indirect et ce pour deux raisons. D’une part, l'extraction massive de matériaux pour la construction liée au CEP et à l'urbanisation de Tahiti a modifié la dynamique des cours d'eau, affectant ainsi l’aléa inondation. D’autre part, la nécessité de trouver de l’espace pour la construction a conduit à l'urbanisation de zones impropres à l'habitation du point de vue des aléas naturels. À titre d’exemple, dans le cas de la Punaruu, la forte urbanisation dans des zones inondables, par suite de la canalisation de la rivière qui a augmenté le débit et le volume d'eau, expose de vastes secteurs de l'île aux risques d’inondation.

En matière de gestion des inondations, la Polynésie française suit une procédure assez voisine à celle de la métropole, avec 47 plans de prévention des risques (PPR) qui ont été prescrits en 2006 pour l’ensemble des communes de Tahiti. À ce jour, seuls deux ont cependant été réalisés. La difficulté réside dans la conciliation entre la protection des biens et des personnes et la mise à disponibilité du foncier, pour éviter de paralyser les îles, tout particulièrement à Tahiti.

Quant aux tsunamis, l’exposition de la Polynésie est liée à sa situation géographique, au cœur de la ceinture de feu du Pacifique. Des tsunamis majeurs peuvent être générés du côté américain ou du côté opposé des Îles Aléoutiennes et traverser ainsi l’Océan Pacifique pour atteindre les îles polynésiennes. Cela s’est notamment produit lors de l’installation du CEP puisque des tsunamis ont impacté Tahiti et d’autres îles en 1957, 1960 et 1964. Comme en témoignent les archives qui montrent une méconnaissance totale de ce risque, celui-ci n’avait pas été pleinement pris en compte lors de l’installation du CEP. Aucune mesure de protection n’avait en effet été prise pour les personnels travaillant sur les atolls de Fangataufa et Moruroa, que ce soit contre les tsunamis ou les cyclones.

Il existe également un risque de tsunami potentiellement généré par les activités du CEP, notamment à travers la déstabilisation de la couronne récifale où ont eu lieu les essais, laquelle était relativement fragile. L’armée a utilisé l’expression de « conséquences hydrauliques » pour désigner ce qui était en réalité des tsunamis. Ce phénomène a gravement affecté Fangataufa dès 1973-1974, où les tirs sous-marins ont également déstabilisé la couronne récifale, entraînant même une suspension partielle des essais sur cet atoll. Moruroa a également été touchée à plusieurs reprises entre 1977 et 1979. En 1979, un essai dans la couronne a provoqué le déplacement d’environ 100 millions de mètres cubes sous-marins, générant un véritable tsunami local. Selon des témoignages non officiels qu’on a retrouvés, le lagon s’est intégralement vidé avant qu’une vague d’environ deux mètres de hauteur ne le submerge, causant trois blessés en raison d’une sous-estimation de la réalité de ce risque.

Actuellement, nous surveillons toujours la partie nord de l’atoll de Moruroa, craignant un potentiel glissement de terrain de grande ampleur. Les documents officiels, qui parlent de « loupes de glissement », sous-estiment toujours la réalité du phénomène alors que dans cette zone, il existe 600 à 700 millions de mètres cubes qui pourraient être instables, une déstabilisation de cette partie de la couronne récifale pouvant provoquer un tsunami atteignant l’atoll de Moruroa en seulement dix à quinze minutes. C'est pourquoi nous maintenons une surveillance permanente sur la partie nord de Moruroa en même temps que nous procédons à des inspections visuelles annuelles à Fangataufa. L’absence d’instrumentation à Fangataufa s’explique par une tendance à la stabilisation, malgré les fissures constatées sur l’atoll.

Mme Florence Mury. J’ajouterai que la question de l’habitabilité de l’atoll de Tureia est cruciale car la population locale vit dans une angoisse permanente face au risque d’effondrement d’une partie de la couronne récifale de Moruroa. Les habitants, qui craignent d’être submergés ou emportés, estiment que le dispositif en place est insuffisant. Certains réclament même un déplacement vers Tahiti, éventuellement sur d’anciens terrains militaires, considérant que vivre avec cette angoisse est insupportable. Paradoxalement, ces populations sont très attachées à la vie sur leur atoll. Cette ambivalence soulève donc des questions cruciales sur l’habitabilité à long terme de Tureia.

M. Brice Martin. Je complèterai ce qui vient d’être dit en précisant que sur Tureia, la population se concentre pour l’essentiel dans la partie nord de l’atoll et c’est la partie sud qui serait la première touchée par un tsunami. Les modélisations parlent d’une vague d’environ deux mètres, ce qui est effectivement très angoissant pour les habitants. Cette situation est largement due à un manque initial de communication et d’information sur les risques, tant radiologiques que naturels. Paradoxalement, malgré les moyens considérables mis en place lors de l’installation du CEP, incluant des systèmes de surveillance météorologique et géophysique de haute qualité, la population n’a pas été sensibilisée dès le départ en raison d’une mauvaise connaissance des risques. Bien que des efforts d’acculturation aux risques de tsunami et de cyclone soient désormais menés auprès des populations des Tuamotu, les fake news persistent et certains habitants restent persuadés qu’ils sont exposés à un risque de tsunami d’eau qui serait au surplus radioactive, ce qui témoigne d’une méconnaissance fondamentale du phénomène.

Mme Dominique Voynet (EcoS). M’intéressant depuis longtemps aux conséquences des essais nucléaires sur la Polynésie, il me semble que l’une des conséquences les plus graves, durables et insidieuses est le bouleversement total des repères de la société polynésienne elle-même. Ce phénomène a été largement amplifié par l’attrait financier du CEP, qui a perduré même après l’arrêt des essais. Je suis particulièrement intéressée par votre description de l’exode pernicieux vers Tahiti lors de la mise en place du CEP, phénomène à la fois compréhensible et déconcertant. Au moment de l’installation du CEP, de nombreux emplois moins pénibles et mieux rémunérés que la production de coprah ont été offerts à la population polynésienne, à l’aide de probables bureaux de recrutement sur les atolls. Même si les personnes sélectionnées étaient en bonne santé, la tentation était grande de faire venir de nombreux salariés à Tahiti pour les emplois d’entretien, de logistique, de services et de construction. Aux grands travaux réalisés à cette époque que vous avez mentionnés, j’ajouterai la construction de la prison de Nuutania, rapidement saturée. Ne sommes-nous pas face à une transformation profonde de l’organisation sociale et des rapports de force ? Madame Mury, en plus des violences sexuelles et de la décomposition des familles que vous avez évoquées, il me semble qu’il y a également eu une profonde transformation du régime alimentaire, avec une explosion de l’obésité, la perte de la langue et l’influence croissante des églises, qu’il s’agisse de l’Église des Saints des Derniers Jours ou des églises évangéliques.

Je m’interroge de fait sur l’augmentation de la natalité que vous avez décrite dans les archipels, notamment à Tahiti, et souhaiterais également connaître l’avis de Madame la rapporteure sur ce point. Ne s’agit-il pas d’un phénomène où l’abondance encourage la procréation, là où existait une autorégulation dans la sobriété, la frugalité ou même la privation ?

Vous avez également évoqué la question des risques. Lorsque j’ai été invitée par le maire de Papeete à inaugurer des logements sociaux, je me souviens avoir vite compris que ceux-ci étaient construits dans le lit d’un torrent, ce qui était évidemment problématique. J’ai donc refusé d’inaugurer quoi que ce soit à cet endroit, frappée de constater que des êtres humains avaient pu s’installer sur ce territoire très pentu ou au bout de routes difficilement praticables en saison des pluies, les logements que je devais inaugurer étant par ailleurs déjà occupés.

Concernant l’héritage colonial et la concentration du pouvoir entre les mains de l’État dont vous avez parlé, comment expliquez-vous la forte adhésion, pendant des décennies, des élus aux modèles importés proposés par la métropole ? Jusqu’au changement de Gouvernement en 2005, une grande docilité des élus locaux et des élites tahitiennes perdurait face à l’installation du CEP. Quel est votre regard sur ce point ?

Mme Florence Mury. La question de la natalité doit être étudiée à la lumière du contexte historique, l’ensemble du territoire polynésien ayant connu ce que Christophe Sand qualifie d’« hécatombe démographique » à la suite de la colonisation, qui n’a pas concerné que les Marquises comme on le croit parfois mais qui a concerné plus largement l’ensemble de la population en Polynésie française. La transition démographique est un phénomène de fond qui a débuté avant l’arrivée du CEP, avec une transformation du régime démographique sans changement immédiat des comportements de fécondité, entraînant logiquement une augmentation des naissances.

Quant aux bouleversements culturels et à la domination coloniale, il convient d’utiliser l’expression de « colonialisme nucléaire », expression qu’utilise l’historiographie actuelle lorsqu’elle étudie les rapports de force et de domination dus à la colonisation. Bien que l’affaire Pouvanaa Oopa ait certainement pu dissuader certains de se mobiliser, des résistances contre l’installation du CEP et son modèle économique ont émergé, notamment des pétitions de femmes et l’opposition du député John Teariki. Il est également important de prendre en considération l’« agentivité » des Polynésiens, expression qui désigne leur capacité d’action même dans une situation de domination de colonialisme ou d’impérialisme nucléaire comme on l’évoque parfois. Les entretiens que j’ai eus avec d’anciens travailleurs du CEP révèlent notamment que leur emploi n’impliquait pas nécessairement une adhésion aux méthodes ou aux référentiels culturels proposés. Beaucoup choisissaient de retourner ensuite dans leurs îles malgré des salaires moins élevés, ce qui interrogeait d’ailleurs les responsables du CEP. Le modèle de l’exode rural s’est avéré faux pour comprendre ces retours qui ont pourtant structuré la vie des îles, motivés par des objectifs déconnectés du CEP, tels que s’occuper d’un parent malade, fonder un foyer (chose impossible du fait de la distance), financer la construction d’une maison en dur...

À la fin des années 1970, le CEP a également coïncidé avec divers mouvements de renaissance culturelle en Polynésie française, comme la renaissance tahitienne, qui s’opposait directement aux essais nucléaires. Des figures telles que Henri Hiro ou Bobby Holcomb ont pris position contre ces essais, malgré les risques encourus (notamment pour Bobby Holcomb qui n’était pas français et qui pouvait être expulsé à tout moment en raison de ses prises de position). Plus récemment, la renaissance culturelle mangarévienne questionne largement les conséquences de l’implantation du CEP sur ce territoire, notamment sur la transmission de la langue. Ces mouvements de renaissance culturelle, y compris à travers les danses traditionnelles, témoignent d’une mobilisation continue de la population sur ces questions.

M. Benjamin Furst. Sur le sujet des logiques d’acceptation ou de résignation des élus polynésiens, je recommande la notice récemment écrite par Renaud Meltz pour le dictionnaire du CEP en ligne, qui explique très bien les dynamiques à l’œuvre dans les années 1960.

Un autre point important, observé notamment à Papeete, est le rôle d’intercession que jouent les élus politiques entre l’État et les populations locales afin de faire bénéficier leur population des ressources apportées par le CEP. Il existe donc une logique d’intérêts localisés car, même si le CEP est imposé, il offre la possibilité d’en faire profiter les administrés à l’échelle d’une commune. Ces deux facteurs méritent d’être mentionnés pour aider à la bonne compréhension de la situation.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je vous remercie tous de vos éclairages extrêmement enrichissants. J’ai tout d’abord une remarque concernant les propos de M. Martin sur l’idée, circulant notamment parmi la population de Tureia, d’une vague radioactive qui pourrait s’abattre sur l’atoll. Plutôt qu’une fake news, il me semble que, pour la population polynésienne en général, c’est davantage le manque d’information qui est véritablement problématique et qui, de fait, laisse libre cours à l’imagination.

Monsieur Furst, pouvez-vous tout d’abord nous rappeler les critères qui ont conduit au choix de la Polynésie pour les essais nucléaires, sachant que d’autres sites avaient également été envisagés ?

Ma deuxième question concerne la latitude de décision ou de participation des autorités locales sur le déroulement des opérations avant, pendant et après le CEP.

Enfin, Madame Mury, vous avez évoqué la volatilité des travailleurs. Pourriez-vous nous expliquer comment les jeunes hommes issus des atolls des Tuamotu, voire des Marquises et des Australes, ont été recrutés ? J’ai moi-même rencontré deux personnes âgées de plus de 90 ans qui, du fait de la complexité des démarches, ont dû renoncer à faire reconnaître leurs années de travail à Moruroa, si bien qu’elles ne touchent même pas de retraite pour leur participation à la construction du CEP. Cette résignation face aux difficultés administratives rappelle celle de nombreux Polynésiens qui renoncent à déposer des demandes d’indemnisation devant le Civen. En effet, bien que 13 000 maladies potentiellement radio-induites soient recensées, seules quelques milliers de demandes d’indemnisation ont été déposées. C’est, à mon sens, l’attitude générale des Polynésiens face à la complexité des dossiers administratifs qui les pousse à abandonner ainsi.

M. Benjamin Furst. Concernant le choix du site, je ne souhaite surtout pas me substituer à Renaud Meltz, qui est le plus érudit d’entre nous sur cette question et qui a effectué l’essentiel des recherches sur ce point. Les conditions et la chronologie qui ont conduit à la création du CEP étant largement documentées, je peux vous renvoyer au dictionnaire du CEP en attendant son audition et rappeler rapidement les principales étapes.

En 1956, une première recherche de site envisage de nombreuses possibilités, dont la Polynésie mais également La Réunion, les Kerguelen et la Nouvelle-Calédonie. Les sites du Pacifique sont rapidement écartés pour des raisons techniques et stratégiques et c’est finalement l’Algérie qui est choisie. En 1960, du fait de l’impossibilité de continuer les tirs aériens en Algérie, les territoires français du Pacifique et de l’Océan Indien sont à nouveaux considérés. Au sein même de la Polynésie, plusieurs sites sont envisagés dans les différents archipels. C’est finalement lors d’un conseil de défense en date du 27 juillet 1962 que le choix de la Polynésie est finalement arrêté, pour des raisons stratégiques, logistiques mais également liées à des questions de représentations, notamment sur le stigmate du Pacifique en termes de nucléarisation (puisque d’autres puissances occidentales ont également effectué des tirs nucléaires dans d’autres parties du Pacifique) et des stéréotypes portant sur l’attrait de la Polynésie pour les militaires. Une nouvelle phase de réflexion sur le choix de la Polynésie a lieu à la fin des années 1960 lors du passage aux essais souterrains ; mais, après avoir envisagé de nouveaux sites, c’est finalement Moruroa et Fangataufa qui sont à nouveau choisis pour ces essais.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Ma question portait également sur l’éventuelle latitude des autorités locales dans la prise de décision.

M. Benjamin Furst. Je ne souhaite pas répondre de façon trop vague à cette question, pour laquelle je dois avouer mon incompétence. Plusieurs travaux liés aux déclassifications, notamment ceux du programme Histoire et mémoires du CEP, ont montré que la marge de manœuvre des élus polynésiens au moment de l'installation du CEP et pendant son fonctionnement était très réduite.

M. Brice Martin. Je souhaite compléter ce qui vient d’être dit sur un aspect important des représentations, et vous encourage à questionner Renaud Meltz sur ce point, qui est la notion de « désert ». L’État et le Gouvernement ont également choisi la Polynésie avec le sentiment de s’installer dans un désert, avec la représentation d’ailleurs erronée d’un espace vide de population. Cette notion de désert, qui ne tenait compte ni des questions environnementales, ni d’aucun autre aspect, s’accompagnait en plus de l’idée selon laquelle les essais aériens n’impacteraient personne ainsi que d’une surestimation de la capacité scientifique à maîtriser les processus et la météorologie, ce qui a conduit à certains des accidents précédemment évoqués.

Mme Florence Mury. Concernant la question du choix du site, je souhaite apporter un éclairage supplémentaire. En évoquant les « stigmates du Pacifique », Renaud Meltz souligne l’influence de la nucléarisation de la région sur la décision, qui a conduit les autorités à estimer que la contestation internationale serait moindre dans une telle zone puisque des essais ont déjà eu lieu dans cette partie du monde. Il existe également une forme de fétichisation de la Polynésie française, liée à l’exotisme et aux représentations de la Vahiné polynésienne, qui a joué un rôle dans l’attractivité du site pour les Français, comparativement aux Kerguelen.

Quant à la « volatilité des travailleurs », il s’agit d’une expression des responsables du CEP qui l’ont forgée et qui s’en étonnaient. Initialement, ce sont eux qui avaient pourtant fixé une limite à l’embauche des travailleurs polynésiens, ne souhaitant les employer que pour trois à six mois afin d’éviter de perturber la vie insulaire. Cette approche reflète une forme de nostalgie anticipée et une volonté de ne pas bouleverser le fonctionnement local. Cependant, face aux besoins croissants de main-d'œuvre, ce principe a été rapidement contourné avec le souhait de la stabiliser.

Les conditions de recrutement variaient considérablement selon les contextes. Le rapport de 2006 mentionne une citation de Jean-Baptiste Céran-Jérusalémy indiquant : « En 1963, les premiers légionnaires arrivèrent à Tahiti et les premiers travailleurs originaires d'Anaa débarquent de l'Orohena sur l'atoll de Moruroa ». Ces travailleurs en provenance d'Anaa constituaient donc le premier contingent envoyé à Moruroa. Des tournées de recrutement ont ensuite été organisées, notamment aux Marquises et aux Australes, suscitant l’inquiétude de certains représentants de l’Assemblée territoriale qui craignaient que ces tournées ne « saignent » les archipels de leur population.

L’un des recruteurs que nous avons rencontrés, issu de Raiatea, a évoqué la pratique masquée de l’embauche d’enfants pour travailler au CEP. Des témoignages directs de ces enfants corroborent ces faits, mentionnant des enfants embauchés sous des contrats au nom de leurs parents pour effectuer des travaux dangereux tels que la manipulation de ballons à hydrogène pour les envoyer dans l’atmosphère.

Il est important de noter que la mobilité urbaine vers Tahiti existait déjà avant le CEP, notamment pour les jeunes hommes des archipels à la recherche d’un emploi. L’exemple célèbre de Pouvanaa Oopa illustre cette tendance, qui vient travailler à Papeete comme menuisier notamment, avant l’installation du CEP. Durant la période du CEP, de nombreux travailleurs n'ont pas été recrutés par les tournées officielles mais se sont fait embaucher à Tahiti à la suite d’un premier emploi dans l'agglomération de Papeete. Attirés par les salaires plus élevés, ils ont entendu parler des opportunités au CEP ou dans les entreprises associées. Les conditions variaient selon l’origine des travailleurs. Par exemple, seuls les habitants de Raiatea bénéficiaient d’une prise en charge pour les permissions et congés leur permettant de rejoindre leur île, tandis que ceux des Marquises devaient trouver un logement à Tahiti.

Concernant enfin les dossiers d’indemnisation des anciens travailleurs du CEP, de nombreuses difficultés persistent, liées notamment à l’éloignement et à l’accès aux droits dans les îles. La mission « Aller vers » du haut-commissariat en Polynésie française et les associations de défense des victimes jouent un rôle crucial dans l’accompagnement des démarches. Les procédures auprès du Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen) présentent des défis particuliers, comme des appels téléphoniques en pleine nuit ou des difficultés de compréhension, ce qui peut être problématique pour une population âgée, avec des enjeux importants autour du processus d’indemnisation. Ces difficultés, couplées au décalage horaire et à la complexité administrative, peuvent en effet décourager certains demandeurs.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Pourriez-vous nous donner plus de détails sur les travailleurs portugais que vous avez précédemment évoqués ?

Mme Florence Mury. La question de l’embauche de travailleurs étrangers s’est assez rapidement posée, à l’image de Makatea où étaient embauchés des travailleurs provenant des Îles Cook. Les archives nous apprennent que l’option de travailleurs en provenance de Wallis-et-Futuna a été abandonnée par suite d’une intervention de la Nouvelle-Calédonie, tandis que les travailleurs des Îles Cook ont été écartés en raison de leur proximité avec la Nouvelle‑Zélande, révélant des enjeux géopolitiques. Une main-d’œuvre asiatique a également été exclue dans le contexte de la Guerre Froide, bien qu’on ait eu auparavant recours à des travailleurs chinois pour la culture du coton à Tahiti. Finalement, un contingent de Portugais a participé à la construction des installations à Moruroa et Fangataufa. Les archives révèlent des commentaires sur leurs compétences, notamment sur leur supposée moindre habileté pour les travaux de mer. Paradoxalement, alors que les travailleurs polynésiens sont souvent dénigrés par ces archives, leur expertise particulière est reconnue dans ce domaine. Certains travaux, notamment ceux liés au franchissement des récifs, ont ainsi été presque exclusivement confiés aux travailleurs polynésiens.

Bien que nous sachions que ces travailleurs portugais ont contribué à la construction d'une partie des installations, l'histoire précise de leur implication reste à écrire. Il semble que leur nombre ait été limité, la priorité étant donnée à l’embauche de travailleurs venus de France métropolitaine et à l’utilisation de la main-d’œuvre locale.

M. le président Didier Le Gac. J’aurais pour ma part une question portant sur l’accès aux archives. En tant qu’universitaires et chercheurs, avez-vous déjà effectué des demandes de déclassification d'archives ? Le cas échéant, avez-vous essuyé des refus ? Quelles sont vos attentes concernant les futures déclassifications ?

Mme Florence Mury. Dans le cadre de la première commission d’enquête parlementaire créée en avril dernier, nous avions déjà signalé des difficultés dans l’accès à certaines archives du département de suivi des centres d’expérimentation nucléaire (DSCEN) au Fort de Montrouge. J’avais alors obtenu une dérogation pour consulter le fichier des 43 000 travailleurs ayant bénéficié d’un suivi anthropogammamétrique mais j’étais initialement autorisée à le recopier uniquement à la main. Par la suite, j’ai pu le recopier à l’ordinateur puis le dicter, ce qui représentait trente jours de travail sans interruption. La visite de Madame la rapporteure au Fort de Montrouge a permis d’exposer cette situation, qui s’est finalement débloquée en septembre 2024. J’ai ainsi pu télécharger les données en signant une convention qui restreint les conditions d’utilisation, ce qui pose également des questions. Les données que je collecte appartiennent au CNRS et je devrais pouvoir les communiquer, ce que la convention actuelle ne permet pas.

Un autre problème au DSCEN est l’absence d’inventaire, qui ne nous permet pas d’accéder directement aux fichiers et dossiers disponibles et qui nous oblige à solliciter un archiviste pour chaque thématique. L’établissement de cet inventaire est crucial pour faciliter notre travail.

Nous rencontrons des difficultés similaires avec le Commissariat à l'énergie atomique (CEA), où l’absence d’inventaire et l’accès limité aux archives entrave la visibilité des éléments potentiellement disponibles. Le site Mémoire des hommes, qui met en ligne une partie des archives du DSCEN et du CEA, représente néanmoins un réel progrès dans le cadre des déclassifications.

Concernant les archives de l’Armée, la situation est inégale. Si l’accès à un grand nombre d’archives est relativement aisé et satisfaisant au Service Historique de la Défense à Vincennes, il est plus complexe sur d’autres sites. À Pau, par exemple, ma demande de dérogation effectuée en septembre 2023 n’a toujours pas abouti, malgré des échanges que j’ai pu avoir avec l’administration compétente. Bien qu’il ne s’agisse pas d’un refus total, cette lenteur entrave nos capacités de travail dans la mesure où je suis recrutée pour un post-doctorat de deux ans. À Brest, des difficultés sont survenues à la suite d’un incendie ayant rendu les archives inaccessibles jusqu'en mars. À Châtellerault, des lenteurs similaires ont été constatées, bloquant notre progression sur ces questions.

M. le président Didier Le Gac. La situation à Brest est simplement due à un dégât des eaux et non à une volonté de refuser l'accès, les archives elles-mêmes n'ayant pas été endommagées. Monsieur Furst, Monsieur Martin, que pouvez-vous nous dire sur les archives ?

M. Benjamin Furst. Concernant le Service Historique de la Défense, le fait que certaines de mes demandes de dérogation datant de 2023 n’aient toujours pas été traitées tend à démontrer une certaine inégalité de traitement. J’admets néanmoins ne pas avoir relancé après ma demande initiale en l’absence d’urgence.

Un problème plus préoccupant à mes yeux concerne le Service du patrimoine archivistique et audiovisuel (SPAA) de Polynésie. Des archives de l’État étaient auparavant consultables à Papeete grâce à une convention signée entre l’État et la Polynésie. Or, cette convention a été dénoncée en 2020, nous privant totalement d’accès à ces archives qui contiennent pourtant des documents essentiels pour étudier l’histoire contemporaine de la Polynésie et éclairer les impacts directs et indirects du CEP. Le problème du SPAA va au-delà de la simple dénonciation de la convention avec l’État puisque les difficultés de conservation concernent également les archives du territoire, avec des conditions d’accès totalement inatteignables qui nous sont imposées sans justification. Selon moi, le cas du SPAA est l’un des plus problématiques, au même titre que ceux évoqués par Florence Mury.

Mme Florence Mury. J'ai omis de mentionner les Archives nationales, où nous rencontrons également des lenteurs et des demandes de dérogation qui n’aboutissent pas, bien que l’accès hors dérogation soit facilité.

M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie tous les trois pour nous avoir donné tous ces éléments.

Si vous souhaitez nous transmettre des compléments d’information, je vous invite à remplir le questionnaire et à nous faire parvenir par écrit tous les éléments que vous jugerez utiles.

 

 

La séance s’achève à 22 heures 20.

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Membres présents ou excusés

 

Présents. – M. Emmanuel Fouquart, M. Yoann Gillet, M. Maxime Laisney, M. Didier Le Gac, M. Jean-Paul Lecoq, Mme Mereana Reid Arbelot, Mme Dominique Voynet

Excusés. – M. Philippe Gosselin, M. Alexandre Dufosset