Compte rendu

Commission d’enquête
relative à la politique française d’expérimentation nucléaire, à l’ensemble des conséquences de l’installation et des opérations du Centre d’expérimentation du Pacifique en Polynésie française, à la reconnaissance, à la prise en charge et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, ainsi qu’à la reconnaissance des dommages environnementaux et à leur réparation

         Audition, ouverte à la presse, de M. Sébastien LECORNU, ministre des Armées 2

         Audition, ouverte à la presse, de Mme Geneviève DARRIEUSSECQ, députée de la 1ère circonscription des Landes, ancienne ministre déléguée chargée de la Mémoire et des anciens combattants              20

 


Mardi
29 avril 2025

Séance de 16 h 30

Compte rendu n° 25

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
M. Didier Le Gac,
Président de la commission

 


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Mardi 29 avril 2025

 

La séance est ouverte à 16 heures 35.

(Présidence de M. Didier Le Gac, Président de la commission)

* * *

I. Audition, ouverte à la presse, de M. Sébastien LECORNU, ministre des Armées

M. le président Didier Le Gac. Je suis heureux de souhaiter la bienvenue à M. Sébastien Lecornu, qui est à la fois actuel ministre des armées et ancien ministre des outre-mer.

Après la quarantaine d’auditions que nous avons menées et un déplacement en Polynésie pour certains d’entre nous, plusieurs traits saillants se font jour. D’abord, la nécessité sans doute de revoir certains aspects de la loi Morin de janvier 2010 (loi relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français), en particulier s’agissant de la constitution des dossiers des victimes, qui reste complexe. Ensuite, la nécessité d’ouvrir davantage les archives de cette époque, après une première étape réalisée par votre prédécesseur Jean-Yves Le Drian en 2013. Certaines institutions devraient poursuivre leurs efforts en la matière (je pense moins au ministère des armées qu’au Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives - CEA). Enfin, la nécessité de renforcer les aspects mémoriels de cette page de notre histoire, encore trop méconnue ; on nous l’a souvent répété, en Polynésie, quand nous parlions de dissuasion nucléaire à l’aune des événements en Ukraine.

Avant de vous entendre, Monsieur le ministre, je souhaiterais vous poser deux questions préalables.

Lors de votre déplacement en Polynésie comme ministre des outre-mer, en mai 2021, vous aviez indiqué au sujet des essais nucléaires : « Nous n’avons pas peur de la vérité, au contraire, nous la voulons ». Que vouliez-vous dire exactement, et quelle est votre position aujourd’hui, comme ministre des armées ? Quelles initiatives avez-vous prises pour faire éclore cette vérité ?

Par ailleurs, quelles sont les raisons pour lesquelles les travailleurs algériens qui ont participé aux essais nucléaires en Algérie bénéficient du titre de reconnaissance de la nation (TNR), tandis que les travailleurs des sites nucléaires polynésiens en sont exclus ? Envisagez-vous de modifier la législation, ou aviez-vous envisagé de le faire quand vous étiez ministre des outre-mer ?

Mais, avant de vous écouter, je vais vous demander de prêter serment, comme doivent le faire toutes les personnes entendues dans le cadre d’une commission d’enquête parlementaire. Je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
 

(M. Sébastien Lecornu prête serment.)

 

M. Sébastien Lecornu, ministre des armées. Dans la vie politique ou dans le service de l’État, il y a parfois des dossiers ou des thématiques qui vous suivent. Vous avez rappelé mes anciennes fonctions de ministre des outre-mer mais, jeune secrétaire d’État à l’écologie, en 2017-2018, j’avais déjà eu à connaître de ce dossier lors d’un premier déplacement en marge du Forum des îles du Pacifique (en particulier de la question de la surveillance géomécanique des systèmes de faille, c’est-à-dire la vie du sous-sol entre Moruroa et Fangataufa). Ensuite, comme ministre en charge des collectivités locales, j’ai davantage eu à traiter du suivi territorial des choses, au travers du contrat de redynamisation des sites de défense (CRSD) et de la relation avec les tavana, en particulier les élus de Hao, de Pirae et de Papeete. Puis, comme ministre des outre-mer, c’est un autre exercice auquel je me suis prêté avec Geneviève Darrieussecq (alors secrétaire d’État auprès de ma prédécesseure Florence Parly) autour de deux grands axes : un volet archives, vérité, mémoriel, compréhension et objectivation ; et la question des indemnisations, c’est-à-dire la capacité à exécuter au mieux la loi Morin.

Depuis plusieurs années, j’ai ainsi été confronté à ce sujet dans mes différentes fonctions ministérielles. C’est une thématique fondamentalement humaine, puisqu’elle concerne des personnes qui ont été ou sont malades, ainsi que leurs proches. Ce sujet soulève des enjeux d’accès à la vérité et comporte également une part liée à la vie politique locale. Je me suis rendu sept ou huit fois en Polynésie française et je n’ai pas la prétention de bien la connaître, mais pour avoir été confronté à ce dossier, j’observe qu’il est éminemment sensible politiquement.

Au fond, je vis cette commission d’enquête comme une chance pour couper les problèmes en petits morceaux, les objectiver et les regarder à froid. Comme ministre des Armées, puisque vous m’auditionnez avant tout ès qualités, elle me fournit également l’opportunité de nous comparer avec les autres puissances nucléaires (ce que nous ne faisons pas suffisamment) quant à la manière dont les essais ont été menés et dont le sujet a été traité. Elle permet aussi de réfléchir, même si cela semble anachronique, au fait que certaines puissances semblent aujourd’hui tentées de reprendre leurs essais nucléaires. La France, si elle continue à faire des essais, les a désormais entièrement dématérialisés grâce à la simulation et à de fortes puissances de calcul. C’est une spécificité. En effet, beaucoup de pays nucléaires, y compris alliés, n’ont toujours pas démantelé leurs centres d’essais : ils ont opté pour une suspension. Vous savez, pour vous être rendus dans l’ancien centre d’expérimentation du Pacifique de Moruroa, que nous avons plutôt pris la décision du démantèlement et de la projection vers la simulation. Ce sujet est fondamental car la commission d’enquête permet non seulement regarder le passé, mais aussi de dresser des perspectives concernant les programmes de simulation liés à la dissuasion.

Pour entrer plus précisément dans le sujet en évitant d’être trop technique, d’autant que vous connaissez bien le sujet grâce à vos nombreuses auditions, je vous ferai part de mon ressenti et de la manière dont j’ai vécu ce dossier dans ses différentes étapes.

Je commencerai par le suivi dit géomécanique (la ministre Voynet ici présente a eu en connaître quand elle était ministre de l’environnement), c’est-à-dire la capacité à surveiller les failles. Le système Telsite tel qu’il existe, après d’importants investissements, est remarquable à bien des égards. Il l’est par sa pérennité et par sa qualité scientifique : dans le centre de télésuivi à distance, en banlieue parisienne, un opérateur du CEA, présent 365 jours par an, y compris le soir de Noël, est ainsi en mesure de donner l’alerte avec un délai de prévenance important. Les gouvernements successifs, de gauche comme de droite, ont eu à cœur de laisser les scientifiques, les « sachants », développer un tel dispositif. Nous sommes la seule démocratie nucléaire à nous être assurés, ce qui paraît bien naturel, que ce suivi soit effectué avec rigueur. Voici la première famille de sujets dont j’ai eu à connaître, comme secrétaire d’État à l’écologie.

Ensuite, comme ministre des outre-mer, j’ai été frappé par l’extraordinaire complexité des systèmes d’indemnisation. Quand je suis tombé dans ce dossier, j’ai passé beaucoup de temps avec les associations, avec les représentants du territoire, mais aussi avec les médecins et la communauté médicale, civile ou militaire, d’autant que j’avais alors à gérer le covid.

J’ai été frappé de voir la différence qui existait entre d’une part ce que dit la loi Morin, et d’autre part le fonctionnement réel du Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen). La question du millisievert fait office de paratonnerre, car c’est vers elle que les regards sont tournés, mais il faut bien reconnaître aussi l’échec, les premières années, de l’accessibilité du système d’indemnisation. Les chiffres sont invraisemblables : onze dossiers qui ont abouti sur des centaines déposées, et encore récemment seulement 186 dossiers finalisés en 2021 sur les 416 qui ont pu être déposés… On voit bien que le dispositif qui a été imaginé n’était pas accessible. Je me suis passionné pour ce sujet, et je dois dire que je n’ai pas été déçu ! Dominique Saurin, à qui je rends hommage et qui était le Haut-Commissaire de l’époque en Polynésie française, a visité des atolls où nos concitoyens n’avaient jamais reçu de visite d’un représentant de l’État, civil ou militaire ! Le dispositif qui avait été imaginé ne trouvait donc pas sa place dans la manière dont nos concitoyens vivaient dans certains villages. Même les tavana, les maires, n’étaient pas toujours informés de son fonctionnement.

En 2021, lorsqu’il s’est agi de préparer la visite du Président de la République, une chose m’a sauté aux yeux, comme ministre des Outre-mer : il y avait eu la loi Morin, qui constitue un socle intéressant, la loi sur l’égalité réelle outre-mer, l’inversion de la charge de la preuve, qui a tout changé dans la manière de bâtir un dossier d’indemnisation… mais tout cela ne suffisait pas. On en revenait toujours à des questions que connaissent tous les élus locaux : le dimensionnement du système, en l’occurrence du Civen, le nombre d’équivalents temps plein (ETP) compétents, et surtout la capacité à « aller vers », c’est-à-dire à assister chaque concitoyen dans la rédaction d’un dossier.

Les choses ont malgré tout évolué, puisqu’en 2024, sur les 2 846 dossiers présentés, 1 026 ont fait l’objet d’une décision d’indemnisation. Je ne me substitue pas au travail de la commission d’enquête, mais il s’agira d’évaluer si c’est suffisant ou s’il convient d’aller plus loin, ce à quoi je suis favorable, pour continuer à remédier à la non-adaptation du dispositif à la réalité territoriale.

Vous m’avez posé deux questions Monsieur le Président et je vais tout de suite vous répondre.

Sur l’accès à la vérité d’abord, les deux seules limites à la transparence totale qui existent sont assez consensuelles. La première, dont je suis garant comme ministre des Armées, concerne les informations pouvant donner lieu à de la prolifération nucléaire. Certaines informations concernant des essais ou la manière dont leurs résultats sont à interpréter pourraient avoir un impact important en la matière. La deuxième limite, qui en découle, est la compréhension de notre propre arsenal nucléaire. Les résultats des essais permettent de comprendre nos systèmes d’armes. Je pourrai y revenir, dans la limite du secret-défense. Ce sont les seules vraies limites, et personne ne souhaite les lever.

Pour le reste, lorsque j’ai été confronté à ce dossier, les essais étaient terminés, la dernière salve datant de 1996. Aussi ai-je essayé de l’aborder, comme jeune ministre, avec humanité pour les personnes confrontées aux conséquences des essais et en assumant – vous connaissez mes opinions sur l’apport de la dissuasion nucléaire pour notre système de défense. De nombreux termes sont employés, comme celui de dette. J’estime que celui de reconnaissance trouve aussi toute sa place. Or ouvrir les archives et faire acte de transparence est aussi un moyen d’exprimer la reconnaissance vis-à-vis du territoire et des populations.

Un bond en avant a été opéré en matière de déclassification et d’accessibilité des documents. J’y ai prêté attention, comme ministre des Outre-mer puis comme ministre des Armées. En trois ans, ce ne sont pas moins de 173 000 documents qui ont été traités, parmi lesquels seuls 194 ont été déclarés non communicables, sur les fondements des deux limites que je vous ai indiquées précédemment. Sur un volume de 900 cartons d’archives, il en reste 33 dont il faut finaliser l’analyse, soit moins de 4 %. Je parle ici des seules archives du ministère des Armées.

À cet égard, j’ai une proposition à formuler à la commission d’enquête. Il se trouve que la direction des applications militaires du CEA (CEA DAM) est liée aux Archives nationales par une convention de 1985 mais qui n’est plus adaptée à la nature des documents concernés, compte tenu de leur degré de classification. Cependant, tant dans sa partie civile que dans sa partie militaire, le CEA ne dispose pas des ressources humaines suffisantes pour traiter correctement son système d’archives. Comme principal ministre de tutelle du périmètre de la DAM, je formule donc la recommandation de changer l’actuelle convention pour permettre au CEA-DAM de contractualiser avec le service historique de la Défense, à Vincennes. Ce dernier non seulement dispose des moyens nécessaires pour traiter ces informations, mais peut traiter la matière classifiée. Ses archivistes seront ainsi capables de donner droit aux demandes des particuliers, journalistes, chercheurs, parlementaires et autres. Ce changement de convention pourrait intervenir rapidement, et nous aurions alors le dernier mètre permettant d’aller au bout des choses.

Depuis 2021, pour la partie déjà ouverte, c’est-à-dire 173 000 documents, vingt lecteurs ont consulté les fonds dont, il faut le préciser, seulement douze chercheurs, trois journalistes et cinq particuliers. Mais ce nombre importe peu, car derrière ces consultations se trouvent autant de thèses de doctorat et de travaux de recherche potentiels. Cette affaire doit s’inscrire dans le temps long.

J’en viens à votre deuxième question, relative au TNR. En l’occurrence, deux sujets se superposent. Les personnels civils ou militaires ayant servi au Sahara jusqu’en 1964, sur les sites d’In Ecker ou de Reggane, entrent dans le contingentement des récompenses et des reconnaissances du contingent qui a servi pour la guerre d’Algérie. Les essais ont perduré jusqu’en 1967, conformément aux accords d’Évian, mais les personnels civils ou militaires ayant servi à Reggane ou à In Ecker entre 1964 et 1967 n’ont pas bénéficié du TNR, lequel s’adosse à la réalité d’un combat. De fait, c’est la campagne d’Algérie qui a déclenché la reconnaissance de la Nation, pas les essais. Votre question écrite nous a permis de faire un travail de recherche en amont pour apporter cette réponse précise.

Pour autant, nous continuons d’avancer dans le dossier de la reconnaissance due aux vétérans, ce public particulier de civils et de militaires qui ont participé aux campagnes d’essais et dont certains ont d’ailleurs ensuite choisi de rester vivre en Polynésie française. Certes, il convient de distinguer les campagnes d’avant 1974 de celles d’après, puisque les essais souterrains ne donnent pas lieu à rejets de déchets ; c’est la raison pour laquelle ce sont avant tout les essais atmosphériques qui nous intéressent ici.

Florence Parly leur avait ouvert la médaille de la Défense nationale (la décoration du ministère, qui est essentiellement attribuée à des militaires mais peut aussi l’être à des civils) avec une agrafe dédiée, nommée « Essais nucléaires ». Plusieurs milliers de ces médailles ont été attribuées depuis quelques années. Je crois comprendre qu’un certain nombre de civils, que j’appellerai les « vétérans indirects », pas nécessairement salariés du centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) mais qui ont pu être en deuxième rideau et concourir, d’une manière ou d’une autre, à la réussite des campagnes d’essais, pourraient voir instruire leur dossier de demande de décoration. J’y suis favorable.

Je tiens à préciser ici que la médaille de la Défense nationale n’est pas une médaille de victime, mais la reconnaissance d’une action positive au service de la Défense nationale comme vétéran. Il nous est ainsi arrivé, dans des campagnes encore récentes, de décorer des interprètes, des traducteurs, des personnels civils de recrutement local en Afghanistan. Si des personnalités civiles ayant concouru plus indirectement aux campagnes d’essais méritent récompense, je suis prêt à l’étudier, puisque cette décoration est attribuée sous ma délégation de signature.

M. le président Didier Le Gac. Merci pour vos réponses précises. Vous évoquiez une comparaison avec d’autres pays : nous avons envoyé des questionnaires à plusieurs ambassades et avons déjà beaucoup de retours. Tout cela devrait fortement enrichir le rapport de notre commission.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Ces questionnaires ont effectivement été envoyés aux représentations françaises de différents pays. Nous sommes en train de traiter les nombreuses réponses que nous avons reçues ce week-end.

Après avoir été le siège de trois décennies d’expérimentations nucléaires, la Polynésie française est passée d’une société traditionnelle à une société de consommation. Depuis l’arrêt du CEP et son démantèlement à la fin des années 1990, c’est la toute première fois qu’une commission d’enquête de l’Assemblée nationale se penche sur l’ensemble des conséquences de la politique d’expérimentation nucléaire française dans le Pacifique. Vous l’avez dit, Monsieur le ministre, cette commission d’enquête est une chance : je vous remercie de la considérer comme telle. Le moment est important pour nous tous, celles et ceux qui ont œuvré au CEP, leurs familles, les populations, la Polynésie et la France.

Dans toute la Polynésie, plusieurs types de travailleurs ont cohabité pendant les opérations du CEP : des personnels militaires, des personnels civils de l’État, mais aussi une frange de travailleurs polynésiens ou étrangers (au cours d’une audition, la géographe Florence Mury nous a même informé que des travailleurs portugais avaient participé aux opérations) qui avaient un statut flou. Il y avait des bâtisseurs, des maçons, des ferrailleurs, des mécaniciens, des électriciens, des plombiers, des plongeurs, des marins, des hommes de ménage, des ouvriers qualifiés... Tous étaient employés par des entreprises de sous-traitance du CEA et du CEP. Ils ont tous, chacun et chacune (car il y avait également quelques femmes) participé à leur échelle à la construction des infrastructures et au déroulement des opérations. Quelle place donne-t-on, dans le dédale des reconnaissances, aux personnes qui ont fait cette histoire ? Vous avez commencé à répondre, mais pouvez-vous aller plus loin ?

S’agissant des employés d’entreprises de sous-traitance, j’ai deux histoires à vous raconter car nous n’avons pas rencontré que des scientifiques : les témoignages des personnes qui ont véritablement vécu les essais sont absolument essentiels. J’ai ainsi rencontré de façon fortuite deux travailleurs sur l’atoll d’Anaa, qui ont respectivement travaillé huit et douze ans sur les sites des essais. Or, ni l’un, ni l’autre ne perçoivent de pension de retraite pour cette période pour la « simple et bonne raison » que leur entreprise n’existe plus (en tout cas, c’est ce qu’on leur oppose). Ils ne peuvent donc pas fournir de relevé de carrière et ils ne touchent rien. Je précise qu’ils ne sont pas malades. Que pouvez-vous faire pour apporter un début de réponse à cette situation ?

Autre cas qui m’a choquée : j’ai rencontré la semaine dernière un ancien travailleur de Moruroa, embauché en 1970 après avoir été renvoyé de l’école. Son père travaillait alors pour une entreprise d’électricité sous-traitante du CEA et avait demandé au patron de prendre aussi son fils (il avait accepté sous réserve que le père prenne toute responsabilité et signe une décharge). Ce garçon n’avait que 14 ans ! Il a travaillé pendant cinq ans pour cette entreprise. Je lui ai demandé comment il était alors payé : il m’a dit que tout se faisait alors de la main à la main, en liquide, sans aucun document.

Cela implique la présence d’au moins un mineur sur les sites d’expérimentation à Moruroa. Quels étaient les outils du CEP pour contrôler les personnels acheminés vers les atolls de Moruroa et Fangataufa ? Comment réagissez-vous à ce récit ?

Voilà pour mes premières questions. Māuruuru.

M. Sébastien Lecornu, ministre. Māuruuru, merci.

Outre les réponses techniques, je peux me baser sur mon expérience personnelle, forgée au gré des nombreuses rencontres que j’ai pu faire en Polynésie. Je me suis rendu à Moruroa quand j’étais ministre des Outre-mer. Il n’est jamais inintéressant de discuter avec notre détachement militaire qui assure la sécurité du site, comme vous l’avez fait ; cela permet d’assez bien comprendre des choses.

La littérature, les témoignages et les archives ouvertes montrent qu’il y a eu plusieurs périodes. Il est difficile de comparer ce qui s’est passé entre 1964 et 1966 et dans les années 1980. Ce sont deux mondes différents.

L’année 1974 marque à l’évidence une césure. La vie du site n’était pas du tout la même au moment des essais atmosphériques ou à l’époque des essais souterrains. La manière dont les essais ont été effectués, la façon dont les équipes ont interagi, les degrés de procédure, de protection et de compréhension n’étaient pas les mêmes. Les premiers essais sur barge en Polynésie n’avaient déjà que peu en commun, dans la manière de procéder, avec nos premiers essais dans le Sahara, et ces premiers essais dans le Sahara n’avaient même rien à voir avec les premiers essais soviétiques et américains, entre 1945 et 1960. Il faut garder cette perspective : la dernière campagne d’essais, sous la présidence de Jacques Chirac en 1996, et la vie du CEP dans les années 1960 (quand il fallait que le programme nucléaire avance coûte que coûte) n’ont bien sûr rien à voir entre elles.

Je forme le vœu que le rapport de votre commission fasse ressortir les différentes périodes, et la manière dont la Polynésie a vécu chacune d’entre elles. Il fut un temps où une forme de routine s’était installée, voire une certaine invisibilité des essais. Vous connaissez cela mieux que quiconque, madame la rapporteure !

De surcroît, la Polynésie est immense, grande comme l’Europe. Aller de Papeete à l’atoll de Moruroa, aux îles Tuamotu ou aux îles Gambier, équivaut à aller de Paris à Budapest ou à Kiev. Il est important de le garder à l’esprit, pour avoir une bonne compréhension d’ensemble.

Je n’ai aucun doute quant au fait que nous ne sommes pas au bout du travail de reconnaissance pour les vétérans indirects. Les militaires et les civils qui travaillaient au CEP ou dans ses bases de soutien (je pense à Hao mais aussi, bien entendu, à Tahiti) étaient soit terriens, soit marins, soit aviateurs, soit civils de la défense dans ses différentes composantes (essentiellement le CEA DAM mais aussi la direction générale de l’armement, DGA). Il y avait aussi quelques salariés d’entreprises ciblées, et un nombre important de sous-traitants, notamment dans les phases de construction du site, d’où l’importance de bien distinguer les périodes, les installations des premiers essais sur barge n’ayant rien à voir avec les installations post-1974 pour les essais souterrains. Il existait une forte volonté politique locale de faire travailler le tissu économique, et de nombreuses entreprises ont été sollicitées par le ministère des Armées ou de la Défense.

Non, nous ne sommes pas au bout du travail concernant les vétérans et les anciens salariés d’entreprises de sous-traitance, de travaux publics, de maintenance, d’électricité ; toutes ces personnes qui faisaient vivre la communauté défense et qui, à leur manière, cela ne fait aucun doute, ont participé à la réussite des campagnes d’essais et doivent trouver leur place dans le système de reconnaissance. En l’occurrence, il n’est pas besoin de modification législative : c’est avant tout une manière de faire. Sur ce sujet, je serai heureux d’avoir les conclusions de la commission d’enquête. S’il faut demander au commandant supérieur des forces armées en Polynésie française (ComSup FAPF) ou à l’amiral commandant la zone Asie-Pacifique, à Papeete, d’engager une campagne d’aller vers ou de rouvrir des contingents de décorations pour des civils vétérans indirects, j’étudierai le sujet avec bienveillance.

J’en viens à votre question sur les sujets sociaux, comme les pensions de retraite. D’abord, je découvre qu’il y avait des mineurs employés sur le CEP ! Ensuite, le fonctionnement des régimes sociaux de la Polynésie présente des particularités. Par définition, le droit applicable n’est pas le même qu’en métropole puisqu’il s’agit d’une collectivité d’outre-mer sui generis et que son système social est à part ; il ne dépend pas de l’État. Là encore, il convient de distinguer les périodes.

Vous n’échapperez pas à ce travail de dates. Le statut de la Polynésie des années 1960 n’était pas le même que dans les années 1980 et encore moins que maintenant. Des sujets méritent à coup sûr d’être traités en lien avec le territoire, mais ils n’ont que très indirectement à voir avec les essais : une autre activité militaire, conventionnelle, aurait pu générer le même schéma de sous-traitance, avec les mêmes difficultés d’ouverture de droits. Si le ministère des armées peut y contribuer, nous le ferons volontiers.

M. le président Didier Le Gac. Nous en venons aux questions des députés.

Mme Dominique Voynet (EcoS). Nous nous sommes déjà rencontrés dans différents territoires d’outre-mer, Monsieur le ministre. Vous avez signalé tout à l’heure que j’aurais eu à connaître de certains éléments du dossier polynésien. J’aurais bien aimé, figurez-vous ! J’ai été ministre de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement entre 1997 et 2000, juste après l’arrêt des essais souterrains qui avaient repris en 1995. Je comprends, au fil de nos auditions, de nos rencontres et de nos déplacements, à quel point on était dans le déni à l’époque. Quand je dis « on », ce n’est pas moi : je posais des questions auxquelles je n’ai eu aucune réponse. Il y avait du déni ! Il y avait de l’obstruction ! Il y avait des mensonges ! On invoquait en permanence le secret-défense pour ne pas répondre. Pourtant, ces questions que je posais n’émanaient pas que de moi : je relayais largement les interrogations des élus polynésiens et de la société polynésienne. On ne peut donc que se réjouir du changement de focale et de la possibilité de discuter de ces sujets plus ouvertement.

Je suis frappée que certains de nos interlocuteurs accumulent les « à l’époque, on ne savait pas ». Mais, si, à l’époque, on savait ! L’ouverture des archives, la déclassification de nombreux documents, mais aussi le fait qu’avec le temps les langues se délient, nous ont permis de découvrir des réalités choquantes. Quand, à Tureia, les militaires recevaient du Lugol et qu’on décide de ne pas en donner à la population exposée à la radioactivité, pour ne pas affoler le monde ou générer des troubles sociaux, on sait. On se comporte mal, mais on sait.

Tout cela sent quand même les Pieds nickelés, la légèreté, le bricolage, l’improvisation ; je dois dire que notre visite à Moruroa a étayé ce sentiment. Vous avez visité le fameux « banc Colette » : il faut tout de même avoir un cerveau un peu fêlé pour tester sur un atoll ce qui se passe quand une bombe n’explose pas et se contente de tomber au sol ! Quoi qu’il en soit, cela s’est fait. Que se passe-t-il ensuite ? On bricole. On coule une bande de béton, puis on constate qu’il reste quand même de la radioactivité, donc on recouvre d’une bande de goudron. Et puis, un jour, un coup de vent emporte tout dans le lagon. Chaque étape donne une impression d’improvisation, d’irresponsabilité, de légèreté. Mais c’est vieux, et nous n’allons pas y revenir éternellement…

Vous avez évoqué un point important : nombre de personnes que nous avons rencontrées en Polynésie ne combattaient pas la dissuasion nucléaire et ne trouvaient pas scandaleux d’apporter leur pierre à l’édifice. Elles font au contraire part de leur fierté et de leur sentiment d’avoir rendu un service à la collectivité nationale. Aussi sont-elles d’autant plus choquées de se sentir ainsi « méprisées », « abandonnées », « non reconnues ». Nous avons rencontré une assemblée de lycéens et de professeurs d’histoire qui déplorent qu’on leur présente non pas l’histoire de la Polynésie mais l’histoire de la France ; ils trouvent scandaleux qu’il n’y ait rien sur les essais nucléaires en Polynésie et en Algérie dans les manuels d’histoire de tous les lycéens français.

Vous avez également souligné la complexité du système d’indemnisation. Nous y reviendrons, car c’est un des points importants de notre travail de commission d’enquête.

Il est difficile de fixer des dates. Il n’y a pas un moment où l’on a raconté des bêtises et fait n’importe quoi, un moment où l’on a essayé de limiter la casse, puis un moment où l’on a ouvert les archives. Ces périodes se chevauchent et toutes les institutions n’ont pas réagi de la même façon.

Lors de notre déplacement, nous avions fait savoir grâce à Mereana Reid Arbelot, notre rapporteure, que nous souhaitions rencontrer des Polynésiens qui n’avaient pas encore témoigné. Nous en avons rencontré qui listaient leurs morts, il n’y a pas d’autres termes ! On ne peut pas affirmer de façon certaine que ces décès sont imputables aux essais, mais c’est la série qui fait peur : quand quelqu’un de Tureia ou des Gambier vous dit que sa mère est morte à 42 ans d’un cancer du sein, que son fils aîné a eu une leucémie et que son voisin a été malade, vous vous rendez compte que ce n’est pas anecdotique. Il y a aussi ce militaire français qui raconte être venu la fleur au fusil, persuadé qu’il n’y avait pas de risques, et dont la femme, le frère et un camarade sont morts. Il en parle avec les larmes aux yeux, mais il n’est pas dans la revanche ou la colère. Il a besoin d’une reconnaissance qui ne passe pas que par l’argent.

La question consiste donc à savoir où sont les dossiers médicaux ? Nous les cherchons depuis quatre mois. Le ComSup FAPF nous dit que quelqu’un lui a dit qu’ils étaient à Limoges (ensuite, allez savoir où précisément… !) mais une parlementaire qui a travaillé sur la question lui répond que non, ils seraient à Saclay… Le CEA est plus encore une « grande muette » que le ministère des Armées ! Nous y allons la semaine prochaine, mais pouvez-vous nous aider à retrouver les dossiers médicaux de ceux qui en ont, étant entendu que ce n’est pas le cas de tout le monde ? Il faudrait au moins que ceux qui ont un dossier médical puissent y avoir accès, comme la loi le prévoit.

M. Sébastien Lecornu, ministre. Le système Telsite est une invention qui date des années 1990. Certes, tout ne va pas bien dans ce qui a trait aux essais, mais Telsite est une réussite, et une réussite des Français dans leur ensemble. Dans ce projet, les scientifiques ont pris le pas sur les politiques, qui ont accepté de leur faire confiance. Quelques générations de géologues ont bâti ce programme qui est, objectivement, un petit bijou technologique et qui, accessoirement, a coûté beaucoup d’argent au contribuable : comme nous sommes au Parlement, rendre compte du fait qu’il fonctionne bien est une bonne chose. Je ne connais pas d’autre pays qui ait développé un système de surveillance aussi fort. C’est en ce sens que je disais que vous aviez peut-être eu à en connaître, ou votre ministère.

Mme Dominique Voynet (EcoS). Non. Ce n’était quand même pas transparent.

M. Sébastien Lecornu, ministre. C’est possible.

Mme Dominique Voynet (EcoS). Le Telsite a été créé au ministère des Armées. Le CEA devait être au courant, mais le ministre de l’Environnement ne l’était pas du tout.

M. Sébastien Lecornu, ministre. La principale difficulté vient du fait que certaines compétences ne relèvent pas de l’État. Ce n’est en rien une critique mais seulement un constat. L’environnement n’est pas une compétence de l’État, mais du pays et dans les années 1990 et 2000, le calage avec le pays n’a pas toujours été simple. C’est vrai pour de nombreux sujets. Ainsi, la santé (pour vous qui avez dirigé l’Agence régionale de santé de Mayotte) n’est pas une compétence de l’État, mais du territoire. On a bien vu lors de la gestion du covid, et là encore ce n’est pas une critique, qu’il faut un calage en fonction des spécificités concernées.

Par ailleurs, je suis d’accord avec un point que vous avez soulevé : le secret-défense a bon dos ! Il répond à plusieurs enjeux. Le premier était lié aux opérations d’essais en tant que telles et à la matière nucléaire. N’oublions pas que nous étions en période de Guerre Froide, marquée par de nombreuses tentatives d’espionnage, désormais largement documentées. Ces tentatives ne venaient d’ailleurs pas seulement de nos compétiteurs, mais aussi, parfois, même de nos alliés qui voyaient d’un mauvais œil que la France puisse devenir une nation dotée de l’arme nucléaire. Je vous rappelle la proposition de McNamara à Messmer dans les années 1960 et les résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies : notre aventure nucléaire s’est faite contre l’avis de la communauté internationale. Cette première part de secret était donc inhérente aux activités militaires.

Il faut aussi noter des changements de culture. Le rapport au risque et à la transparence a beaucoup évolué. Voyez, dans les polygones de tirs conventionnels de la DGA, la manière dont on interagit en 2025 avec les collectivités locales, et allez voir le maire de Hyères, dans le Var, au sujet des opérations d’essais civils menées sur l’île du Levant dans les années 1980 : c’est le jour et la nuit ! La manière d’aller vers davantage de transparence et de dialoguer avec la préfecture et les collectivités territoriales n’a rien à voir. Le changement culturel est indéniable, et le rapport générationnel à cette affaire a également beaucoup évolué.

Un troisième élément, qui m’a beaucoup frappé, est la fierté. Vous l’avez évoquée ! Cela nous ramène à la relation entre les outre-mer et l’Hexagone. J’ai beaucoup souffert, comme ministre des Outre-mer, de constater qu’on ne parle des Outre-mer qu’en cas de catastrophe et jamais lorsqu’un événement formidable se produit. Le traitement des élites parisiennes vis-à-vis de l’outre-mer est objectivement détestable. Certes, tout le monde dit ce qu’il faut pour faire bien, mais allez au Sénat pendant les discussions (généralement la nuit ! ) sur le budget des Outre-mer : seuls les députés ultramarins sont présents dans l’hémicycle ! Pardon de jeter un pavé dans la mare, mais si le sujet était vraiment important pour tout le monde, nous devrions tous être présents. Le covid en Outre-mer était en décalage avec les courbes dans l’Hexagone : nous avons dû gérer cela dans une indifférence épouvantable. J’en ai souffert. Lorsque vous faites une émission de radio comme ministre des Outre-mer, vous répondez à une question sur les Outre-mer et les dix-neuf minutes restantes sont consacrées à la vie politique politicienne. Les Ultramarins (et pas seulement les Polynésiens) le ressentent puissamment.

Le sujet, c’est de « faire Nation ». De fait, la dissuasion nucléaire française protège les intérêts vitaux du pays dans son ensemble. Cette fierté est donc clé.

Sans me mêler de la vie politique polynésienne des années 1970, 1980 ou 1990, j’observe aussi que les questions de la « dette nucléaire » ou du « milliard Chirac » ont mis à distance les populations concernées. Tout cela apparaissait comme des sujets d’élus, de fonctionnaires, de représentants de l’État, de militaires, et a été traité en excluant la population. Ce n’est que depuis quelques années qu’un mouvement d’inclusion commence à s’opérer.

Où sont les dossiers médicaux ? Le problème est qu’ils sont partout. En fonction du statut du patient vétéran, le service ressortissant n’est pas le même. Le plus simple est quand les dossiers sont à Tahiti, notamment au centre médical de suivi, qui bénéficie du renfort d’ETP du service de santé des armées (SSA). Mais ceux-là, vous n’avez pas de mal à les trouver. En revanche, les dossiers médicaux des militaires de l’armée de terre sont dans certains centres de ressources, ceux des civils de la défense ou des marins sont à un autre endroit, sans parler de ceux du régiment du service militaire adapté ou du CEA, qui obéissent encore à d’autres règles de gestion. Et le dossier médical des légionnaires est à Aubagne, car la Légion est autonome dans ses services de gestion. À l’ère du numérique, ce n’est pas très explicable. Un important travail de rationalisation et de mise en ordre doit être engagé.

Peut-être faudrait-il prendre une décision de regroupement des archives. Aucun projet ne m’a été présenté sur ce sujet et j’ignore si ce serait facile à concrétiser. Ou peut-être faudrait-il donner la priorité à la numérisation des dossiers ? Mais il n’est pas aisé de les retrouver, puisqu’ils ne sont pas archivés comme étant des dossiers médicaux « ex-CEP », mais plutôt par ordre alphabétique ou par date de naissance. Ce n’est pas une question de mauvaise volonté ou d’opacité mais plutôt d’exécution.

Si vous avez des exemples précis, nous pourrions faire une saisine par le haut, pour voir où sont les dossiers et éprouver les difficultés potentielles ; je reconnais que c’est un sujet clé. Dans certains cas, il y a quelques semaines d’attente, dans d’autres il faut attendre quelques mois et certaines personnes se heurtent même à une forme de silence de l’administration, même si c’est plus rare. En tout état de cause, il n’existe aucune mauvaise volonté, ni bien entendu de volonté d’obstruction. Je rappelle qu’avoir accès à son dossier médical est un droit pour chaque personne. La seule limite, que vous connaissez comme ancienne patronne d’ARS, est que les associations ne peuvent pas demander des dossiers médicaux tiers, car le secret médical doit être respecté.

M. Jean-Paul Lecoq (GDR). Les ressources de l’Assemblée nationale font que tous les députés de la commission d’enquête ne sont pas allés en Polynésie... Je fais donc avec les éléments dont je dispose grâce à nos auditions…

Je reviens sur les notions de fierté et de mépris. Le sentiment d’être méprisé vient de la non-prise en compte d’interrogations simples. On nous a alertés au sujet d’une commission chargée de valider, ou non, les maladies radio-induites. Cette commission ne s’était pas réunie pendant quatre ans : elle a fini par le faire le 1er avril dernier mais ne nous leurrons pas ! Elle l’a fait tout simplement parce qu’il y a une commission d’enquête ! Quatre ans de demandes, monsieur le ministre, pour que cette commission puisse entendre la réalité de la situation des victimes en Polynésie ! C’est trop, c’est inadmissible, c’est indécent, compte tenu du sacrifice consenti par le peuple polynésien dans sa chair, dans son histoire et dans sa culture. En plus des conséquences des essais nucléaires, comment répare-t-on cette humiliation ?

Mon groupe est composé pour moitié d’Ultramarins. Ce n’est donc pas une fois de temps en temps que nous traitons des questions ultramarines, mais tout le temps et c’est évidemment une bonne chose. C’est la raison pour laquelle nous avons usé de notre droit de tirage pour traiter de cette question.

Je ne suis pas le plus grand fervent de la dissuasion nucléaire ; je crois même avoir beaucoup écrit contre. En revanche, je suis un grand fervent du travail sur le traité de non-prolifération. Quand on me parle de risques de prolifération, j’y suis donc sensible. Mais quels sont ces risques, quel est leur volume ? Comment traiter la question ? En faites-vous une priorité, comme ministre des Armées ?

Par ailleurs, comment corriger la situation que je viens d’évoquer, qui concerne aussi les Algériens ? J’ai une pensée pour ceux qui ont participé aux essais et qui n’ont même pas de dossier dans leur langue. Il est essentiel de s’intéresser au sujet pour ces deux zones : même si nous avons choisi la Polynésie, avec Mereana Reid Arbelot, nous gardons en tête les essais en Algérie et le travail à conduire pour ce qui les concerne également.

Quant à la loi Morin, elle a des défauts ; mais elle a tout de même le mérite d’exister et d’avoir fait avancer les choses. J’étais député avant qu’Hervé Morin ne la propose et j’avais rencontré des membres de l’Association des vétérans des essais nucléaires (Aven) qui en défendaient l’idée. J’attends désormais la deuxième phase, c’est-à-dire une loi Lecornu, C’est l’objectif de notre commission d’enquête. Comment pensez-vous pouvoir intégrer nos observations et nos recommandations, ne serait-ce que celle d’inscrire dans les manuels scolaire l’histoire des essais nucléaires français, en précisant où ils ont eu lieu ?

Il est des sujets dont on a l’impression que notre pays a honte. Pourtant, les Polynésiens sont fiers d’avoir participé au nucléaire, et vous-même affirmez que la dissuasion est ce qui permet à la France de compter dans le monde, même si je n’en suis pas pleinement convaincu : cela joue peut-être, mais je pense que notre siège au Conseil de sécurité des Nations Unies pèse plus que le fait de posséder la bombe atomique. Bref, on valorise la politique spatiale française, les essais nucléaires français, la dissuasion nucléaire, mais les programmes scolaires et universitaires ne disent rien de comment ils ont été faits et des conséquences qu’ils ont eues. Il y a des sujets à faire avancer, avec vos collègues d’autres ministères.

Sur les aspects indemnisation, il y a déjà eu une avancée, avec le seuil d’exposition de 1 millisievert qui a été introduit et l’inversion de la charge de la preuve. Mais nous devons aller plus loin en matière de simplification administrative : c’est très bien d’en faire à l’échelle de l’État, mais ce serait bien aussi à l’échelle des potentielles victimes. Faisons donc en sorte de faciliter encore davantage l’élaboration des dossiers. En justice, j’estime que le doute doit toujours profiter à la victime. Ici, il s’agit de personnes malades : compte tenu de leur nombre en Polynésie, on peut être bienveillant je pense ! Même si, dans 3 ou 4 % des cas, le lien avec les essais nucléaires du cancer ou de la maladie développée n’est pas avéré, ce n’est rien par rapport à ce qu’ont donné ce territoire et cette population à la France métropolitaine et à la politique française. Ce n’est pas cher payé. On gagnerait à remercier les Polynésiens pour ce qu’ils ont donné au pays et à valoriser leur engagement, parfois leur sacrifice vital.

Tel est mon état d’esprit. Comment allez-vous vous saisir du sujet ? Êtes-vous prêt à le faire ? Vous avez survécu à deux Gouvernements. Vous êtes là. Vous durez. Pouvez-vous prendre l’engagement de faire vôtre le résultat de cette commission d’enquête, pour compléter la loi Morin ou en modifier les contours, dans l’état d’esprit que j’ai décrit ?

Le peuple polynésien ne doit pas payer deux fois. Il a donné, et nous devons maintenant lui faire confiance a priori. J’apprécie la notion de faire confiance a priori à ceux qui ont servi notre État.

M. Sébastien Lecornu, ministre. Je rappelle que la commission sur les maladies radio-induites dépend en premier lieu du ministère de la Santé.

Pardon d’y revenir, mais le défaut de « réflexe outre-mer » dans une part de l’administration centrale, à Paris, est largement sous-estimé. Je ne suis pas ultramarin (on me l’a d’ailleurs suffisamment reproché, au début…) et, en devenant ministre des Outre-mer, j’ai brisé pratiquement une décennie de prédécesseurs eux-mêmes issus des Outre-mer. Mais je ne le suis pas devenu par hasard : mon amour et mon affection pour ces territoires et ces populations n’étaient pas à démontrer. J’ai donc été sidéré par ce réflexe. Avant chaque séance de questions au Gouvernement, un combat commence afin de refourguer toute question concernant l’Outre-mer au ministre des Outre-mer, partant du principe qu’il est ministre de tout en Outre-mer. C’est à la fois vrai et faux : lors d’une épidémie de covid, le ministre de la santé est aussi ministre de la santé Outre-mer ! Le ministre des Armées est aussi ministre des Armées outre-mer ! Cette déresponsabilisation interministérielle est fondamentalement préoccupante.

Le vrai risque de cette affaire est, sans être prétentieux, celui du jour où je ne serai plus là : vous voyez bien que je suis militant, que je ne lis pas mes notes, que je connais le sujet. Quels sont les membres du Gouvernement qui sont allés à Moruroa, qui ont passé des heures avec les associations à Papeete ? J’en suis. Comme je vous l’ai rappelé en introduction, j’ai eu à connaître du sujet dans mes quatre fonctions ministérielles : ce n’est pas banal ! Il faut institutionnaliser cette particularité et faire en sorte qu’elle dure.

Deuxième sujet : le risque de prolifération existe encore. Les essais sont une mécanique complexe. Le principe même d’une détonique nucléaire repose sur des éléments les plus miniaturisés possibles dégageant le plus d’énergie possible et pouvant être militarisés, donc vectorisés sur un missile. C’est la raison pour laquelle toute actualité iranienne doit nous intéresser, d’une part concernant les seuils d’enrichissement qui permettent de produire du plutonium et du tritium, d’autre part concernant la capacité à militariser, donc à vectoriser et à créer la détonique.

Les salves d’essais ont correspondu à des moments différents dans l’histoire de notre dissuasion. Faire du gravitaire nucléaire n’a rien à voir avec de la militarisation sur des vecteurs d’allonge comportant du thermonucléaire, ce qui explique pourquoi il y avait un terrain d’expérimentation à Fangataufa en plus de Moruroa. Les essais n’ont pas tous servi à la même chose. D’ailleurs, le président Jacques Chirac les a repris non pas pour découvrir de nouveaux éléments concernant la dissuasion de l’époque, mais plutôt pour nourrir la banque de données de la simulation, laquelle permet aujourd’hui de continuer les essais au format numérique. Je n’entre pas dans les détails, dont une grande partie est classifiée, mais ces données permettent aussi de comprendre de nombreux sujets, comme les défenses adverses ou le mirvage des têtes.

La manière dont on comprend la radioactivité toujours présente sur les sites dit aussi quelque chose des objets qui ont explosé, donc de la façon dont ils peuvent exploser. Ainsi, la capacité de compréhension présente deux risques.

Le premier est de permettre à un pays proliférant de compléter ses connaissances et son dispositif. De fait, il n’y a pas de pays nucléaire sans essais. Tous les pays ont fait des essais, même si ces derniers ont parfois été peu nombreux. C’est aussi le cas de l’Inde, du Pakistan ou de la Corée du Nord récemment. Le risque de prolifération est donc réel.

Le second risque est de permettre la compréhension de nos propres objets nucléaires. C’est ce qui explique que l’atoll de Moruroa sera toujours gardé militairement et restera un terrain militaire ! Il n’y aura jamais de rétrocession, parce que les puits souterrains dans lesquels les essais ont été effectués entre 1974 et 1996 permettraient à n’importe quelle puissance étrangère qui y accéderait de comprendre un certain nombre de choses et de favoriser ainsi la prolifération. Il n’est donc pas question de laisser une puissance étrangère ou quelque âme malintentionnée que ce soit d’approcher de ces puits. Il faut l’expliquer. Encore une fois, le secret-défense a bon dos mais tout n’est pas secret-défense et certaines informations doivent être assumées. Si vous avez d’autres questions techniques concernant la prolifération, je suis prêt à demander au CEA DAM d’y répondre, dans la limite du secret-défense, pour documenter ce sujet pour l’avenir. Nous ne voulons rien cacher, mais il faut démontrer ce qui relève du risque de prolifération.

J’en viens à la loi Morin, qui, vous avez raison, a déjà le mérite d’exister. Pour en avoir parlé avec lui, je sais que le débat n’a pas été facile à l’époque. Il fallait tenter quelque chose et voir si cela fonctionnait. La construction du Civen, le principe même de commencer à établir un lien entre les maladies radio-induites de la liste onusienne et la présence en Polynésie française, l’introduction de cette affaire de millisievert, qui était déjà un seuil bas, étaient objectivement une avancée. Mais c’est une chose que de créer une architecture juridique, c’en est une autre que de la faire vivre. Ce qui est vrai au Havre l’est aussi en Polynésie française. Il importe donc de ne pas sous-estimer l’avancée de l’inversion de la charge de la preuve. Une vanne s’est ouverte : avec la même loi, le dispositif n’est plus tout à fait le même.

Le millisievert est un sujet qui fait beaucoup parler. Le seuil est déjà très bas. Son existence soulève plusieurs questions, comme celle de l’exposition à la radioactivité naturelle, en Bretagne ou ailleurs, ou encore celle de la radioactivité d’un scanner. Mais, sans toucher au millisievert, nos prédécesseurs ont révolutionné le sujet de l’indemnisation. La question de l’inversion de la charge de la preuve était peu présente lors des débats sur la loi Morin, et n’est remontée des territoires que bien après.

Pour répondre à votre question, oui je suis sensible aux recommandations qui pourraient être formulées pour aller plus loin encore. Nous ne sommes pas arrivés au bout du vivier de dossiers à traiter. Quelle est la bonne mesure à prendre pour y arriver ? Il faut fouiller le sujet mais le débat est techniquement âpre. Il est facile de faire un tweet sur le sujet, mais plus difficile de comprendre toute l’affaire dans ses ressorts, qui comprend de nombreuses facettes autres que médicale. Le succès de cette commission d’enquête passera assurément par la finesse de ses recommandations.

Par ailleurs, faut-il indemniser tous les cancers ? Affirmer que les essais nucléaires n’ont généré aucune maladie ou aucun cancer en Polynésie serait absurde et mensonger. Ce serait de la folie. Cela a été dit dans le passé, mais c’est un mensonge.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. C’est encore dit aujourd’hui.

Mme Dominique Voynet (EcoS). En effet.

M. Sébastien Lecornu, ministre. Si j’en crois la loi de la République, on prend en compte ce que le Civen indemnise et on lui fait confiance.

Pour autant, affirmer que tous les cancers en Polynésie seraient liés aux essais nucléaires serait aussi un mensonge. Certaines associations de victimes observent d’ailleurs qu’une indemnisation de tous les cancers signifierait que les vraies victimes ne seraient plus reconnues comme telles, à la suite d’une sorte de banalisation. Comment donc aller plus loin sans franchir le cap de la reconnaissance de tous les cancers comme étant liés aux essais nucléaires ? Le débat est complexe, redoutable et délicat. Les personnes victimes des essais nucléaires veulent être reconnues comme étant de réelles victimes et non pas comme des victimes parmi d’autres.

Enfin, plusieurs éléments sont à notre main. Il y a deux ans, monsieur le député, lors de l’examen de la loi de programmation militaire, nous avons passé beaucoup de temps à parler de dissuasion. Nous n’avons pas les mêmes opinions, mais nous avons essayé de faire vivre un débat démocratique qui a été, je le crois, de bonne qualité. Cela étant, s’il n’y a pas de culture ultramarine à Paris, il n’y a plus beaucoup de culture stratégique non plus. Qui, dans la vie politique française, est aujourd’hui capable de parler à peu près correctement de la dissuasion nucléaire ? Il suffit de se remémorer les polémiques des derniers mois pour s’en faire une idée, sans parler des candidats à la présidentielle qui ne connaissent même pas le nombre de sous-marins nucléaires français. Nous avons véritablement un problème de culture stratégique.

Il me semble qu’il existe une voie pour y répondre. C’est une autre proposition que je formule pour la rapporteure et le président.

Je suis en train de réformer la journée défense citoyenneté (JDC), l’ancienne journée d’appel de préparation à la défense nationale (JAPD), survivance des obligations de service national, car elle ne correspond plus aux besoins. Je considère que cette journée n’est pas là pour faire le boulot de l’école ou des parents : si elle relève des crédits du ministère des Armées, c’est qu’elle doit répondre à un besoin de compréhension de la chose militaire. Je suis notamment favorable à ce qu’on y aborde les essais et la reconnaissance que l’on doit à la Polynésie. Sans la Polynésie française et sans les premiers essais en Algérie, nous n’aurions pas notre dissuasion nucléaire et les programmes de simulation qui vont avec. En instruire 800 000 jeunes par an est une proposition que je peux formaliser pour la commission d’enquête.

M. le président Didier Le Gac. Nous n’avons pas le temps d’évoquer le courrier poignant que nous avons reçu d’un membre de l’Aven que nous avons auditionné, nous vous le transmettrons…

Quant à ce qu’a évoqué notre collègue Jean-Paul Lecoq, à savoir qu’il serait bon que le ministre dépose un projet de loi, je pense qu’il serait encore mieux d’avoir une proposition de loi Mereana Reid Arbelot adoptée par l’Assemblée avec le soutien de M. Lecornu !

Par ailleurs, Monsieur le ministre, connaissez-vous la mission Turbo ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. C’est la cousine de Telsite.

M. le président Didier Le Gac. Dans le cadre des missions Turbo, votre ministère effectue un travail remarquable en mettant à disposition le bâtiment de soutien et d’assistance outre-mer Bougainville. Les militaires et les scientifiques à son bord font un travail exceptionnel de surveillance de la faune et de la flore. Mais personne ne le sait ! C’est regrettable. Combien cela coûte-t-il au budget de la Défense ? Il faudrait valoriser davantage toute cette action fondamentale de surveillance et d’analyse.

M. Sébastien Lecornu, ministre. Merci, monsieur le Président.

J’ai été frappé de constater, dans mes anciennes fonctions comme dans celles que j’occupe depuis trois ans, qu’on parle beaucoup de pollution nucléaire, et pour cause. Mais il ne faut pas sous-estimer la pollution dite conventionnelle : ces polychlorobiphényles (PCB), ces hydrocarbures, ces véhicules qui ont été jetés dans les failles. De jolis mots ont d’ailleurs été inventé pour ce faire : l’« océanisation » et la « lagonisation », qui consistent en gros à déverser tous les déchets dans l’océan.

Lors de mes visites de terrain, j’ai été frappé d’observer que les dépollutions classiques conventionnelles, à Hao ou à Tahiti, sont des sujets d’avenir car elles représentent autant de possibilités de reconversion de friches.

Les contrats de redynamisation des sites de la Défense sont tous morts sauf un, celui de la Polynésie française, le seul que je maintienne en vie budgétairement et administrativement parlant. Une trentaine de millions d’euros sont encore disponibles. Cela prend du temps, d’accord, mais si ce CRSD continue d’exister, c’est la contrepartie du volet de la dépollution conventionnelle, en face du volet surveillance de la radioactivité.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je souhaite revenir sur trois sujets : le volet environnemental, le seuil du millisievert et la dimension internationale.

Le 6 février 1964, la commission permanente de l’Assemblée territoriale de Polynésie avait adopté une délibération de cession à titre gratuit des atolls de Moruroa et Fangataufa à l’État pour les besoins du CEP, avec la clause suivante : « Au cas de cessation des activités du centre d’expérimentation du Pacifique, les atolls de Moruroa et Fangataufa feront d’office retour gratuit au domaine du Territoire dans l’état où ils se trouveront à cette époque, sans dédommagement ni réparation d’aucune sorte de la part de l’État. » À cette date, la France avait déjà effectué quatre essais aériens dans la région de Reggane et cinq essais souterrains, dont le fameux tir Béryl, qualifié d’accident nucléaire, à In Ecker dans le Sahara algérien. Le niveau de conscience de l’époque était donc sans équivoque. Pourtant, la délibération de cession gratuite et de rétrocession en l’état et sans dédommagement ou réparation des atolls est claire. Quelle est votre réaction, soixante ans plus tard ? Comment qualifieriez-vous ce texte ?

Concernant le seuil de protection, j’ai apprécié que vous parliez de l’humain dans votre propos liminaire. Certes, la science est importante, et nous avons d’ailleurs rencontré beaucoup de scientifiques. Mais leur présence, si elle est indispensable, s’est aussi avérée problématique puisqu’elle a pu créer une distance avec les personnes qui les entouraient durant les opérations qui se déroulaient dans le cadre du CEP. Cela nous a été souvent rapporté. Peut-être cette distance était-elle nécessaire, pour des questions de prolifération. Soit. Mais, parfois, la science ne sait pas répondre. En outre, on ne peut pas opposer la science à l’humain. Quand on le fait, on n’est pas sur la bonne voie.

Le seuil du millisievert est le seuil de radioprotection appliqué dans les politiques publiques. C’est une mesure a priori, mais la loi Morin l’applique a posteriori pour des personnes qui ont vécu dans certains lieux et qui n’avaient pas de dosimètre. Elle applique un seuil pour mesurer leur dose efficace, c’est-à-dire leur degré d’exposition à des rayonnements ionisants, mais à partir de données manquantes. C’est là toute la difficulté que nous rencontrons dans l’élaboration de notre rapport. La science elle-même évoque les incertitudes liées au manque de données. Vous avez souligné que le seuil du millisievert était très bas mais même à ces faibles doses, il existe d’importants écarts.

Dans certains dispositifs d’indemnisation, comme le fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante, les ayants droit peuvent déposer un dossier de demande d’indemnisation jusqu’à dix ans après le décès de leur parent malade. Pour les victimes des essais nucléaires, depuis 2018, il nous faut littéralement quémander, lors de la discussion du projet de loi de finances (PLF), un report de trois années supplémentaires du délai de dépôt de dossier par les ayants droit. J’en ai fait les frais récemment. Par ailleurs, je vous signale que j’ai relevé une erreur de rédaction dans le PLF pour 2025, qui fait que le délai arrive à échéance à la fin de cette année pour les personnes décédées en 2019, mais à la fin 2027 pour les personnes décédées en 2018. La Polynésie française, territoire immense, pourrait tout de même avoir droit à un délai de dix ans après le décès !

J’en viens, pour finir, au volet international. Durant les années de fonctionnement du CEP, la France a connu de profondes tensions avec ses voisins du Pacifique. En subsiste-t-il des traces dans les relations avec l’Australie, la Nouvelle-Zélande et les îles du Pacifique ? Je pense notamment aux partenariats qui impliquent nos forces armées.

Par ailleurs, le 22 décembre 2023, l’Assemblée générale des Nations Unies a adopté une résolution concernant l’assistance aux victimes et la remise en état de l’environnement dans les États membres touchés par l’emploi ou la mise à l’essai d’armes nucléaires. La France a voté contre. En 2024, elle a à nouveau voté contre une résolution similaire, et ce alors qu’en droit interne, la loi Morin (même imparfaite) reconnaît certaines conséquences des essais nucléaires. Ma question sur ce dernier point est donc simple : la France est-elle schizophrène ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. Je partage vos considérations concernant l’importance, à côté de la science, de l’humanité, de l’empathie et de la capacité de compréhension. Durant la pandémie de covid, certains ont voulu opposer la vaccination aux médecines traditionnelles et nous avons donc perdu beaucoup de temps. Il faut défendre la science. Nous sommes dans un moment d’obscurantisme, dans lequel tout est remis en question : il ne faut pas y céder, mais défendre âprement ce qu’apportent les « sachants », la recherche ou la médecine. Mais il ne faut pas non plus faire preuve de mépris ou d’arrogance. Évitons les « circulez, il n’y a rien à voir » et les « c’est comme ça » !

C’est le devoir des élites, quelles qu’elles soient, d’emmener la population vers cela, par la pédagogie, la disponibilité, la patience de la répétition. J’ai ainsi donné des instructions pour que le site de Moruroa puisse être visité autant que faire se peut, y compris par les élus. Le fait est que de nombreuses personnes du territoire n'y avaient jamais mis les pieds, ce qui est d’ailleurs un problème en soi. Il faut faire cela avec beaucoup d’empathie : qu’un cancer soit ou non reconnu comme étant lié aux essais nucléaires, cela reste un cancer et le minimum d’humanité et de fraternité s’impose dans ces circonstances. On ne peut pas en vouloir à quelqu’un de malade de se battre pour se survivre, et de parfois trouver dans la reconnaissance du lien avec un essai nucléaire l’une de ses raisons de survie. Il faut aborder tous ces aspects avec tact et humanité.

Je ne reviens pas sur la délibération de 1964 et la question de la rétrocession. J’ignore si c’était su ou non dans les années 1960, mais il n’existe pas de schéma dans lequel cette rétrocession serait possible ; ce serait même un scandale, il faut le dire. Qu’un ministre des Armées ou un ComSup commence à parler de rétrocession serait inconcevable : le principe de la reconnaissance de la dette, c’est aussi de porter le fardeau ! C’est au ministère des Armées de sécuriser ces sites, de prévenir toute forme de prolifération et d’effectuer des mesures ; à ce titre, je vous remercie, Monsieur le président, d’avoir rappelé que les équipes du ministère faisaient du bon boulot ! Ouvrir le site à ceux qui veulent comprendre comment il fonctionnait, oui (dans un cadre militaire, comme pour n’importe quelle visite d’un terrain militaire). Mais le rétrocéder, ce serait de la pure folie. Il y a quelques années encore, certains élus et acteurs estimaient qu’elle leur était due : il fallait vraiment avoir envie d’un cadeau empoisonné ! Il faut être clair sur le sujet.

Reste que nous n’avons pas suffisamment traité du rapport au risque. Ce n’est pas une excuse mais il n’y a pas de programme d’armement qui tienne, même conventionnel, sans risque. Les Ukrainiens nous l’ont rappelé ! Tout le monde s’extasie sur ce qu’ils ont fait en matière de dronisation et d’ubérisation de l’artillerie sur la ligne de front, mais c’est oublier les artilleurs qui ont explosé avec leur système d’armes parce qu’il fallait faire vite. Le rapport au risque a évolué, culturellement, mais c’est aussi lui qui nous entrave dans l’économie de guerre. Nous devons être honnêtes : les essais de drones prennent plus de temps en France que dans n’importe quel autre pays européen, précisément parce que notre rapport au risque n’est pas le même. Je mentionne ce sujet parce que c’est un beau débat politique, tourné vers l’avenir et non vers le passé.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je vais malgré tout vous parler de nouveau du passé : en l’occurrence, c’est à la Polynésie qu’on a fait porter le risque !

M. Sébastien Lecornu, ministre. Cela ne fait pas de doute. Vous avez mentionné l’essai Béryl : Pierre Messmer, ministre des Armées et compagnon de la Libération, a sans doute été exposé à une centaine de millisieverts lors de cet accident, et Gaston Palewski, grand ministre du général de Gaulle, est probablement mort d’un cancer développé après sa présence à Béryl. La notion de risque n’est pas bonne ou mauvaise, elle doit être remise dans son contexte et nous amène à la réparation, aux remerciements et à tous les sujets dont nous avons traité. C’est toute cette histoire qu’il faut épouser et regarder.

S’agissant du report du délai de dépôt des dossiers d’indemnisation, le sujet relève du ministère de la Santé. Je sais que vous verrez tout à l’heure Yannick Neuder, ministre chargé de la Santé et donc au fait de ce sujet ; cela dit, s’il est utile que nous fassions passer des messages, dites-le nous et nous le ferons.

Concernant le seuil du millisievert, les personnes du Civen chargées des instructions de dossiers sont remarquables, et elles s’investissent pleinement dans leurs fonctions. Je sens que vous en doutez quelque peu mais c’est le cas des personnes que j’ai rencontrées. Il est important de le mentionner, car vous pourrez toujours changer toutes les lois, c’est avant tout la manière dont elles sont appliquées qui compte.

M. le président Didier Le Gac. Ces personnes sont sans doute remarquables et dévouées à leur tâche : ce n’est pas elles que nous remettons en cause, mais la structure même et ses process, comme l’écrira sans doute Mme la rapporteure dans son rapport. Le Civen n’utilise pas le numérique, il recourt toujours au papier. Les Polynésiens doivent écrire à Paris ! Il y a encore beaucoup à faire.

M. Sébastien Lecornu, ministre. Grâce à votre serviteur, ses moyens ont été renforcés en ETP, dans divers métiers. Je suis le ministre qui a décidé de renforcer le Civen. Si vous estimez que la taille des tuyaux doit encore être augmentée, nous pourrons en discuter très vite. Je mets le dossier sur la table. Avant de modifier les critères et la loi, il faut optimiser le fonctionnement.

Il convient aussi d’écouter les membres du Civen quant aux raisons pour lesquelles des dossiers sont refusés. L’analyse documentée des raisons de refus permettra de dresser un bilan.

Nous pouvons fournir d’autres éléments à la commission d’enquête concernant les expositions. Seuls les essais atmosphériques sont en cause, en particulier six d’entre eux. Il faut étudier le sujet avec beaucoup de précision technique. Le dernier kilomètre de cette affaire sera même épouvantablement technique, si l’on veut être opérationnel. Je me suis toujours méfié du débat sur le millisievert, car abaisser encore le seuil poserait la question de la reconnaissance de tous les cancers, y compris ceux qui ne sont pas une conséquence des essais nucléaires. C’est ce point qu’il faut documenter. Je n’ai pas la solution, mais je suis ouvert.

Enfin, pour répondre à votre dernière question, j’ai passé beaucoup de temps dans l’Indo-Pacifique depuis huit ans. On ne m’y a jamais parlé des tensions du passé, y compris dans le Forum des îles du Pacifique. C’est une histoire très ancienne. Du reste, notre suivi des essais n’a rien de comparable avec celui de nos amis anglo-saxons. Cela s’est vu avec le temps.

Par ailleurs, si j’étais taquin avec le partenaire australien, je dirais qu’il a décidé d’abandonner des contrats de sous-marins à propulsion conventionnelle avec la France pour une alliance dite Aukus et des sous-marins à propulsion nucléaire. La propulsion nucléaire n’est pas la dissuasion nucléaire (il est important de le préciser, car il y a beaucoup de confusion) mais c’est quand même Canberra qui a décidé de se doter d’appreils à propulsion nucléaire. L’actualité nucléaire est donc plutôt du côté de l’Australie. Enfin, nous avons signé plusieurs traités, dont le traité d'interdiction complète des essais nucléaires et surtout un traité spécifique relatif au Pacifique Sud.

Objectivement, vous le savez Madame la rapporteure, l’essentiel du canal militaire avec les pays de la zone se porte sur les sujets climatiques, avec une grande intensité et, dans une moindre mesure depuis quelques années, sur la pêche illégale et le respect des zones économiques exclusives. Les catastrophes naturelles qui se produisent dans la région font appel à une sécurité civile durcie et très militarisée, notamment au travers de l’accord Franz (France, Australie, Nouvelle-Zélande). L’essentiel du travail des ComSup Polynésie et Nouvelle-Calédonie porte sur ces sujets, en plus des grands défis liés aux États-Unis et à la Chine qui peuvent s’inviter dans le Sud.

La question est plutôt, malheureusement, celle des puissances qui pourraient reprendre leurs essais nucléaires. Il faut donc élargir la focale par rapport à la seule France et ne jamais oublier le rebond atmosphérique des essais. Ainsi, l’exposition des Polynésiens aux essais effectués par la Chine et la Russie est aussi à documenter dans les travaux de la commission d’enquête ; ce n’est pas qu’une affaire de proximité, il existe aussi des expositions indirectes.

Enfin, vous m’apprenez l’existence de cette résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies. Il faudrait regarder ce qu’elle contient et interroger le Quai d’Orsay. Si vous voulez que nous fassions le lien, nous le ferons.

M. le président Didier Le Gac. Merci pour la précision de vos réponses et pour les développements que vous avez systématiquement apportés.

 

 

II. Audition, ouverte à la presse, de Mme Geneviève DARRIEUSSECQ, députée de la 1ère circonscription des Landes, ancienne ministre déléguée chargée de la Mémoire et des anciens combattants

 

M. le président Didier Le Gac. Nous accueillons maintenant notre collègue Geneviève Darrieussecq, députée de la 1ère circonscription des Landes mais surtout, et c’est en cette qualité que nous vous avons invitée, ancienne ministre déléguée chargée de la Mémoire et des anciens combattants.

Après avoir été secrétaire d’État auprès de la ministre des Armées dans le deuxième Gouvernement d’Édouard Philippe, vous avez exercé les fonctions de ministre déléguée auprès de la ministre des Armées, chargée de la Mémoire et des anciens combattants dans le Gouvernement de Jean Castex, de juin 2020 à mai 2022.

Vous avez donc notamment occupé ce dernier poste au moment où s’est tenue à Paris, les 1 et 2 juillet 2021, la table ronde Reko Tika (« la parole vraie »), au cours de laquelle a été longuement abordé le sujet des essais nucléaires. Et vous avez également accompagné le président Macron lorsqu’il a effectué son déplacement en Polynésie française à la fin de ce même mois de juillet. Votre opinion sur ce sujet, vos initiatives sur ce point sont donc importantes et nous sommes très heureux de vous recevoir aujourd’hui.

Avant que vous n’interveniez pour un éventuel propos liminaire et que vous puissiez ensuite échanger avec les députés ici présents, à commencer par notre rapporteure Mereana Reid Arbelot, je souhaiterais vous poser deux questions :

— au mois de juillet 2021, vous avez affirmé, à la suite de la publication du livre Toxique, qu’il n’y avait « pas eu de mensonge d’État » au sujet des conséquences des essais en Polynésie française. Pouvez-vous nous préciser sur quels éléments vos propos se fondaient à l’époque ? Avec les données découvertes depuis et certains témoignages qui ont éclos, maintenez-vous ce point de vue aujourd’hui ?

— vous avez fait en sorte que les archives concernant les essais nucléaires s’ouvrent davantage, le mouvement ayant été initié en 2013 par Jean-Yves Le Drian. Avez-vous rencontré des oppositions ou des freins de la part de certaines institutions sur ce point (je pense évidemment au Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives) et quelles mesures avez-vous prises pour favoriser cette plus grande ouverture ?

Il a évidemment bien d’autres sujets qui nous intéressent et nous allons sans doute avoir l’occasion de les aborder. Mais, avant cela, et avant donc de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous inviter à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Geneviève Darrieussecq prête serment.)

Mme Geneviève Darrieussecq, ancienne ministre déléguée chargée de la Mémoire et des anciens combattants. Je vous remercie d’avoir organisé cette audition, car le sujet de cette commission d’enquête est important.

Comme vous l’avez rappelé, j’ai eu à traiter cette question durant les années où j’ai eu l’honneur d’être ministre déléguée chargée de la Mémoire et des anciens combattants. J’ai pu constater la contribution significative de la Polynésie et des Polynésiens à notre Défense nationale. J’ai une pensée pour les combattants polynésiens du Pacifique, que nous avons honorés lors des commémorations des différents conflits, ainsi qu’à ceux qui servent ou intègrent actuellement nos armées.

La Polynésie demeure évidemment cette terre où, pendant vingt ans, se sont déroulés ces essais nucléaires. Ce sujet a été essentiellement traité, de manière particulièrement visible, forte et volontariste, entre 2021 et 2022, sachant que mon mandat de ministre a pris fin en avril 2022. La publication de l’ouvrage Toxique a effectivement soulevé, à juste titre, beaucoup d’émoi en Polynésie française.

J’ai effectivement eu l’occasion de dire qu’il n’y avait pas eu de « mensonge d’État » sur ce sujet et je maintiens ce point de vue. Je ne pense pas qu’il s’agissait d’un mensonge d’État, mais plutôt d’un silence d’État. Ce silence a engendré de nombreuses interprétations, où tout a été perçu comme des non-dits, des mensonges ou des volontés de dissimulation. C’est précisément dans ce contexte que le Président de la République est intervenu et a décidé, de façon très volontariste, d’aller dans le sens de la vérité, de l’ouverture et de la connaissance par tous concernant les données relatives aux essais nucléaires en Polynésie. Ce moment a marqué un tournant décisif.

Des moments clés ont jalonné cette période.

Le premier moment clé concerne les 1 et 2 juillet 2021, avec la mise en place d’une table ronde sur les conséquences des essais nucléaires en Polynésie, réunissant une importante délégation polynésienne, comprenant le président Fritch, quatre parlementaires polynésiens et plusieurs ministres. Cette table ronde s’est tenue autour des services du ministère des armées et du service historique de la défense (SHD), mais aussi du CEA, de la direction des applications militaires (DAM), du Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen) et du délégué à la sûreté nucléaire et à la radioprotection pour les activités et installations intéressant la défense (DSND). Cet événement a été placé sous le signe de la vérité et de la justice, afin de restaurer la confiance par la connaissance. Il s’agissait de passer d’une culture du secret à une culture de la connaissance, conformément à la volonté du Président de la République, qui est d’ailleurs venu clôturer la journée d’échanges du 1er juillet.

Lors de cette réunion du 1er juillet 2021, il a été décidé d’entreprendre un travail d’ouverture des archives et d’amélioration de leur accessibilité, répondant ainsi aux critiques concernant l’inaccessibilité de nombreux documents. Un changement de paradigme a été opéré : la communicabilité des archives est devenue le principe de base, sauf exception pour les documents présentant une sensibilité proliférante, c’est-à-dire susceptible d’aider à la fabrication d’une bombe nucléaire. Le sujet des essais nucléaires en Polynésie représentait 100 mètres linéaires de cartons d’archives. Lorsque, dans un carton, un document contenait des informations proliférantes ne pouvant être divulguées, le carton entier était soustrait à la connaissance du public. Les documents ont été minutieusement examinés et les éléments proliférants ont été retirés, permettant ainsi désormais la communication du maximum d’archives. Ce travail titanesque, réalisé par le SHD à effectif constant je tiens à la préciser, a permis de restaurer la confiance et de donner aux scientifiques et aux historiens un accès à ces documents importants.

Le deuxième moment clé fut l’installation de la commission d’ouverture des archives le 5 octobre 2021. Cette commission, composée de représentants polynésiens habilités « secret défense » et de services d’archives, a été mise en place dans le but d’assurer la transparence de la procédure de déclassification des archives. L’installation a donc eu lieu le 5 octobre 2021, suivie d’une deuxième réunion le 3 février 2022 en présence du président Édouard Fritch, au cours de laquelle nous avons fait un point sur les avancées depuis le mois d’octobre et les tâches restantes. Ce point a permis de constater les progrès significatifs dans la déclassification, avec 35 000 documents, 433 photos et des films traités. Une page dédiée aux essais nucléaires en Polynésie a également été créée sur le site Internet « Mémoire des hommes », alimentée au fur et à mesure de cette déclassification. La commission a également décidé du financement, par le ministère des Armées, d’un contrat doctoral, en donnant la priorité à un jeune chercheur polynésien pour qu’il puisse effectuer ses recherches ; vous l’avez d’ailleurs auditionné. D’autres initiatives ont été évoquées, notamment un projet d’exposition du SHD à Papeete visant à présenter les premières informations issues de la procédure d’ouverture des archives. De plus, l’appui méthodologique du ministère de la Culture a été décidé dans le cadre de la création d’un centre de mémoire sur les essais nucléaires en Polynésie française, situé à Papeete, en concertation avec la population polynésienne.

Avec les représentants de la Polynésie, nous avons visité l’établissement de communication et de production audiovisuelle de la défense (ECPAD), où les archives photographiques et filmiques relatives à ces essais nucléaires sont désormais déclassifiées et accessibles, ainsi que le CEA DAM d’Île-de-France.

Contrairement à ce que vous avez indiqué, je ne me suis pas rendue en Polynésie au mois de juillet 2021 avec le Président de la République, ce que je regrette. Toutefois, mon directeur de cabinet de l’époque, Patrice Latron, actuellement préfet de La Réunion, s’est rendu en Polynésie en décembre 2021, entre les deux réunions de la commission, pour avancer sur les actions mises en œuvre et communiquer sur le travail effectué auprès des populations.

Enfin, en 2021, nous avons instauré une reconnaissance avec l’attribution d’une médaille de la Défense nationale avec agrafe « essais nucléaires ». Cette distinction honore plus de 3 500 vétérans, militaires et civils, ayant participé aux activités liées aux essais nucléaires au centre d’expérimentation du Pacifique (CEP).

M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie pour ce propos introductif et je cède maintenant la parole à Mme la rapporteure.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Juste avant vous, nous avons auditionné le ministre des Armées Sébastien Lecornu, qui a également évoqué la médaille de la Défense nationale avec agrafe « essais nucléaires ». Force est de constater que peu de personnes semblent informées de cette possible reconnaissance. Le ministre Lecornu a évoqué l’extension de cette distinction à tous les travailleurs ayant œuvré sur les sites avant, pendant et après les opérations. Selon vous, quels moyens pourraient être mis en œuvre pour faire effectivement parvenir l’information concernant cette reconnaissance aux anciens travailleurs civils ?

Mme Geneviève Darrieussecq, ancienne ministre déléguée chargée de la Mémoire et des anciens combattants. Nous devons effectivement aller plus loin dans la communication mais, malgré nos efforts, les résultats restent souvent modestes.

Une piste envisageable serait de passer par le CEP, qui pourrait disposer des coordonnées des personnes ayant travaillé pour cette instance.

La difficulté réside néanmoins dans l’identification des civils ayant travaillé sur les sites concernés, notamment lorsqu’ils étaient employés par des sous-traitants ou lorsqu’ils ont réalisé des missions indirectes. Je suis incapable de vous dire comment les contacter, hormis s’ils disposent d’une attestation de travail d’entreprises ayant opéré sur ces sites. Ces travailleurs doivent être recherchés, car il est important de leur attribuer cette reconnaissance.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. J’ai récemment rencontré des personnes, âgées d’environ 85 à 90 ans, ayant travaillé pour des sous-traitants du CEA et du CEP. Ces personnes n’ont même pas de pension de retraite, car leur entreprise a fermé, et ils ne disposent pas de moyens de prouver le travail réalisé, hormis par des témoignages.

Le ministre Lecornu a évoqué l’extension de la reconnaissance à ces personnes, qui ont participé à la mise en place des infrastructures et au déroulement des opérations.

J’ai même rencontré un homme qui a travaillé sur l’un de ces sites pendant cinq ans à partir de l’âge de 14 ans, alors que la majorité était fixée à 21 ans à l’époque ! Cela soulève des questions sur les contrôles effectués par l’armée concernant les personnes accédant aux sites, pourtant acheminées en avion. Je m’étonne de la présence de mineurs sur des sites aussi sensibles que ceux des expérimentations nucléaires, même dans les années 1970. Quel est votre point de vue sur cette situation ?

Mme Geneviève Darrieussecq, ancienne ministre déléguée chargée de la Mémoire et des anciens combattants. Je ne peux pas vous répondre car je ne dispose pas d’informations concernant la présence de mineurs sur ces sites. Si cela devait s’avérer exact, c’est effectivement une curiosité ; peut-être s’agissait-il d’un apprenti ?

M. le président Didier Le Gac. Je cède la parole à Mme Dominique Voynet.

Mme Dominique Voynet (EcoS). Lors de vos propos liminaires, vous avez dit que nous ne sommes pas confrontés à un mensonge d’État, mais à un non-dit d’État. Je n’aurais sans doute pas contesté cette affirmation si Sébastien Lecornu ne m’avait pas interrogée, lors de son audition, sur les éléments dont j’avais connaissance au moment où j’étais moi-même au Gouvernement, il y a vingt-cinq ans. Nous pouvons utiliser le terme « mensonge d’État » dans la mesure où il s’agit d’un mensonge par omission. En effet, lorsque nous posions des questions précises et que l’on nous répondait « cela relève du secret défense », « on ne sait pas » ou « demandez ailleurs », il s’agissait d’une façon de mentir.

Je trouve assez choquant que nous ayons perdu tant de temps. Beaucoup de victimes sont déjà mortes ou ne tarderont pas à l’être. Nous avons mené des auditions de personnes très âgées qui parlaient avec encore beaucoup d’émotion et manifestaient un besoin de dire leur vérité, ce qui était assez émouvant.

Concernant la déclassification des documents, nous avons auditionné les responsables des Archives nationales et des archives de la Défense. Je reconnais bien volontiers qu’un travail considérable a été réalisé et que le site « Mémoire des hommes » est très bien fait, permettant un accès à beaucoup d’éléments. En revanche, l’accès aux archives du CEA et du DAM, où nous nous rendrons la semaine prochaine, est insuffisant. D’après ce qui nous a été dit par les chercheurs, les vétérans et leurs avocats, le CEA n’a pas les moyens de gérer ses archives et utilise ce fait comme prétexte pour ne pas ouvrir ces documents aux personnes qui en font la demande. Les archives ne sont pas référencées et traitées dans les règles de l’art. Sébastien Lecornu a ouvert l’hypothèse (bien qu’il n’ait pas utilisé ces termes) d’un transfert d’une partie de ces archives aux Archives nationales. Qu’en pensez-vous ? Avez-vous été amenée à traiter ce sujet ? Je n’évoque évidemment pas les archives relatives à la composition des matériaux nucléaires, mais des dossiers sur les conséquences sociales et environnementales ou sur l’exposition des personnes.

Mme Geneviève Darrieussecq, ancienne ministre déléguée chargée de la Mémoire et des anciens combattants. Je comprends que l’absence d’archiviste au CEA ne permet pas la consultation d’archives bien classées. Une convention de 1985, signée avec le ministère de la Culture, accorde au DAM son autonomie en matière de gestion des archives. Aucune action ne pouvait être diligentée auprès du CEA sur cette question. Toutefois, un travail d’ouverture a été effectué par la DAM depuis la mise en place en février 2020 d’une commission interne chargée d’analyser la communicabilité et la déclassification de documents demandés par des chercheurs. Je crois que nous devons nous demander s’il existe un intérêt à ce que ces archives rejoignent les archives du SHD, plutôt que de passer par le service du ministère de la culture. Les Archives nationales sont en principe également en mesure de répondre à toute demande d’historien ou de particulier qui souhaiterait avoir accès à des documents. Je note tout de même que le CEA et la DAM ont assez fortement contribué à la page « Mémoire des hommes » consacrée aux essais nucléaires en Polynésie en mettant en ligne certaines archives numérisées. Néanmoins, il est vrai que le CEA n’a pas d’archiviste, ce qui constitue un vrai sujet à traiter avec le ministère de la Culture, d’une part, et le ministère des Armées, d’autre part.

M. le président Didier Le Gac. En 2021, lors de cette table ronde ou lors de son voyage en Polynésie, le Président de la République a, pour la première fois, parlé de « dette ». Que vous inspire ce terme ? De nombreux Polynésiens que nous avons rencontrés auraient aimé entendre le mot « pardon ».

Mme Geneviève Darrieussecq, ancienne ministre déléguée chargée de la Mémoire et des anciens combattants. Je pense qu’il a raison de parler de dette. Les faits se sont déroulés de la fin des années 1960 jusqu’aux années 1995-1996. Un temps long s’est donc écoulé. On peut parler de dette, mais il est vrai que la Polynésie française a largement participé à la mise en œuvre de notre dissuasion nucléaire, qui est l’un des axes très forts de notre défense nationale et de la sécurité de la France et des Français. Nous avons donc effectivement contracté une dette environnementale, sanitaire et, certainement, sociale à leur égard.

Lorsque nous avons visité l’ECPAD, j’ai constaté, grâce aux photographies et aux films, la transformation totale et très rapide de la vie en Polynésie française à cette période-là, avec la création de très nombreuses infrastructures nécessaires à l’activité qui était déployée, qui sont encore utiles aujourd’hui à la Polynésie française. Ces infrastructures ont permis un changement très important dans la vie quotidienne des Polynésiens.

Nous avons donc effectivement une dette, ainsi qu’une responsabilité qui doit être complètement assumée et mise en œuvre auprès des Polynésiens, de la Polynésie et de la nature polynésienne.

M. le président Didier Le Gac. Je cède la parole à Mme la rapporteure.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Lorsque vous êtes arrivée au ministère de la Mémoire et des anciens combattants, existait-il des dispositifs pour préserver et transmettre la mémoire de cette époque du CEP, notamment des anciens travailleurs, auprès des jeunes générations ? Avez-vous travaillé sur de tels dispositifs ?

Par ailleurs, pourquoi la mémoire des essais nucléaires et leurs conséquences ne sont-ils pas intégrés dans les programmes scolaires sur tout le territoire français, par exemple pour le baccalauréat ou le diplôme national du brevet ? Quelles démarches pourraient être initiées par l’exécutif en ce sens ?

Enfin, il existe également des travaux sur le centre de mémoire en Polynésie. Avez-vous participé aux débats concernant la création de ce lieu ?

Mme Geneviève Darrieussecq, ancienne ministre déléguée chargée de la Mémoire et des anciens combattants. Le sujet du centre de mémoire a été évoqué lors de ces réunions. Je crois me souvenir que l’État a mis à disposition des locaux pour le déploiement de ce centre. Cependant, sa réalisation nécessite impérativement l’implication des Polynésiens. Je n’ai pas suivi l’évolution récente de ce projet et j’ignore s’il a été créé ; néanmoins, je souligne l’importance cruciale de sa création à Papeete, car il permettrait de préserver la mémoire vivante de cette période.

Par ailleurs, l’enseignement de cette période n’est pas, à ma connaissance, inclus dans les programmes actuels. Un travail devrait être effectué, avec le ministère de l’Éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, pour y intégrer cette période, qui relève presque de l’histoire contemporaine et n’est pas suffisamment enseignée dans les détails. Nous avons besoin d’acculturer notre jeunesse aux enjeux de Défense nationale. Dans le contexte géopolitique actuel, notre jeunesse doit savoir comment notre pays se défend et connaître les acteurs impliqués ainsi que les moyens déployés, dont la dissuasion nucléaire fait partie. Il est essentiel d’expliquer à notre jeunesse que la dissuasion nucléaire est le fruit d’un long processus, ayant nécessité de nombreux essais et mobilisé un grand nombre d’ingénieurs et de personnels sur une période de vingt ans. Cette force nous protège, mais a nécessité que la Polynésie française participe, impactant parfois durement ses habitants et son environnement.

L’enseignement de cette histoire aux jeunes Polynésiens revêt une importance particulière. Des associations véhiculent des messages parfois très négatifs et accusateurs. Je comprends le ressenti de nombreuses personnes. Cependant, il est crucial d’adopter une approche explicative pour la jeunesse, en présentant tous les aspects de cette période, y compris le développement de la Polynésie qui en a résulté. Cette compréhension globale leur permettra de mieux appréhender leur situation actuelle et les facteurs qui y ont contribué.

Sachant que la responsabilité des programmes éducatifs en Polynésie est partagée entre le ministère de l’Éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche et les autorités polynésiennes, une adaptation des programmes me semble judicieuse, ce qui nécessite par ailleurs une bonne formation des enseignants.

M. le président Didier Le Gac. Deux catégories de victimes sont à distinguer : la population civile polynésienne et les vétérans. Dans le cadre de vos fonctions ministérielles, vous avez été amenée à rencontrer diverses associations de vétérans et de retraités, notamment la Fédération nationale des officiers mariniers (FNOM) et l’Association des vétérans des essais nucléaires (Aven). Cette dernière compte encore aujourd’hui environ 6 000 adhérents. J’ai récemment assisté à l’assemblée générale de l’Aven dans mon département, qui a rassemblé une centaine de personnes. Avez-vous rencontré les représentants de cette association ? Trente ans après les faits, comment expliquez-vous que l’Aven demeure aussi active, que ses membres continuent de rechercher la vérité et que certains militaires peinent toujours à accéder à leur dossier militaire et à obtenir des certificats médicaux nécessaires pour étayer leurs demandes ?

Mme Geneviève Darrieussecq, ancienne ministre déléguée chargée de la Mémoire et des anciens combattants. J’ai effectivement eu l’occasion de rencontrer les représentants de cette association durant mon mandat ; je tiens à cette occasion à exprimer mon profond respect et ma gratitude envers ces anciens combattants. L’existence de telles associations est importante pour la défense de leurs intérêts et, potentiellement, de leurs droits. S’ils en font la demande, ils ne devraient pas rencontrer des difficultés pour obtenir les informations nécessaires sur leur carrière militaire. Les archives relatives aux carrières militaires sont généralement conservées au Centre des archives du personnel militaire de Pau.

M. le président Didier Le Gac. Il leur est difficile d’avoir accès à leur dossier médical, qui, parfois, n’existe pas.

Mme Geneviève Darrieussecq, ancienne ministre déléguée chargée de la Mémoire et des anciens combattants. Toute personne doit pouvoir accéder à son dossier médical s’il le demande. En raison du secret médical, une association ne peut toutefois pas effectuer la demande et seule la personne concernée peut solliciter la communication de ce dossier, ce qui constitue un droit.

M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie infiniment pour la précision de vos réponses.

 

La séance s’achève à 19 heures.

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Membres présents ou excusés

 

Présents. – M. Alexandre Dufosset, M. Emmanuel Fouquart, M. Yoann Gillet, M. Didier Le Gac, M. Jean-Paul Lecoq, Mme Mereana Reid Arbelot, Mme Dominique Voynet