Compte rendu
Commission d’enquête
visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France
– Audition conjointe, ouverte à la presse, réunissant :
• M. Christophe Couesnon, président de Syensqo France et M. Geoffroy Sigrist, directeur des affaires gouvernementales et publiques ;
• M. Christian Auboyneau, directeur général de DZA Entreprises étrangères en France et M. Gabriel Collardey, chef de cabinet du directeur général et responsable des affaires publiques 2
– Présences en réunion................................16
Jeudi
27 mars 2025
Séance de 14 heures
Compte rendu n° 12
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
M. Charles Rodwell,
Président de la commission
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La séance est ouverte à quatorze heures.
M. le président Charles Rodwell. Mes chers collègues, nous reprenons les auditions de la commission d’enquête visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France. Dans un premier temps, nous allons entendre des représentants des entreprises étrangères installées en France. Je souhaite donc la bienvenue à M. Christian Auboyneau, directeur général de DZA Entreprises étrangères en France, accompagné de M. Gabriel Collardey, chef de cabinet du directeur général et responsable des affaires publiques ; ainsi qu’à M. Christophe Couesnon, président de Syensqo France, société belge née en 2023 de la scission du groupe Solvay, dont elle a récupéré les activités de chimie à haut potentiel, accompagné de M. Geoffroy Sigrist, directeur des affaires gouvernementales et publiques. Messieurs, je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation.
Avant de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(MM. Auboyneau, Couesnon, Collardey et Sigrist prêtent serment.)
M. Christian Auboyneau, directeur général de DZA Entreprises étrangères en France. Je vous remercie de nous inviter à témoigner devant votre commission d’enquête, qui tombe à point nommé, notamment dans le contexte des annonces de Donald Trump sur les droits de douane dans l’automobile, une industrie vitale en Asie, en Europe et aux États-Unis. Face à ces annonces, il existe néanmoins une mobilisation mondiale, afin de défendre un libre-échange raisonnable.
Mon intervention portera sur notre communauté des entreprises étrangères, qui existe maintenant depuis trente ans et qui est née au moment de l’entrée de la Chine et de l’ex-bloc soviétique dans le libre-échange. Le fondateur de cette communauté, Denis Zervudacki, à l’époque secrétaire général du Medef, souhaitait ainsi que les pouvoirs publics comprennent que les entreprises étrangères constituent des acteurs centraux du développement d’un pays et d’un continent, car ils sont créateurs de richesses et d’emplois.
Ainsi, 200 groupes ont adhéré à cette idée et représentent à peu près 80 % des groupes mondiaux installés en France. Selon les chiffres de l’Insee de 2022, il existe 18 800 entreprises étrangères en France, soit 0,8 % du total des entreprises présentes sur notre sol. En revanche, elles réalisent quasiment 18 % du PIB et représentent 25 % des emplois industriels et 30 % des exportations. En 2023, 35 % des emplois qui ont été créés l’ont été par des entreprises à capitaux étrangers.
Je souhaite ensuite revenir sur quelques éléments historiques. Le premier concerne le choc pétrolier des années 1970, qui a provoqué un chômage massif et a créé une défiance à l’égard de l’industrie. Ensuite, la libre circulation financière établie par les Américains a permis de créer du crédit et de relancer le monde occidental. Cette vague a conduit certains à envisager des entreprises qui seraient devenues sans usines (fabless), et uniquement concentrées sur les services. Cette libéralisation a finalement abouti à la crise des subprimes.
Le début de la prise de conscience date du rapport Pacte pour la compétitivité de l'industrie française de Louis Gallois en 2012. Depuis dix ans, l’arrêt de désindustrialisation a débuté. Les mesures d’incitation et de soutien à l’industrie prises depuis le rapport Gallois sont très importantes. Nous vivons désormais une phase charnière, les dix prochaines années seront à ce titre cruciales.
Dans ce cadre, nous allons être confrontés à trois défis majeurs posés par les États-Unis, la Chine et l’énergie. L’enjeu énergétique est essentiel pour l’industrie et les droits de douane américains sont extrêmement handicapants sur deux aspects. D’une part, les Européens éprouveront de grandes difficultés à vendre des voitures aux Américains. D’autre part, les autres, comme les Chinois, qui ne pourront plus vendre non plus aux Américains reporteront leurs efforts en direction de l’Europe. Il sera donc nécessaire de réagir face à cette déferlante. Simultanément, nous ne pouvons pas réindustrialiser en faisant fi de la prise de conscience récente d’une nécessaire transition écologique, ce qui ne sera pas simple.
Les actions que nous devons mener s’articulent autour de quatre points : la fiscalité, la souplesse du marché du travail, la simplification administrative et la visibilité énergétique. Le projet de loi de simplification est à ce titre parfait. Par ailleurs, il faut souligner que les patrons étrangers sont moins inquiets de l’instabilité politique française que nous ne le sommes nous-mêmes. La stabilité préalable nous offrait un grand avantage concurrentiel, que nous avons perdu, mais nous ne pouvons pas non plus estimer que nous sommes désormais handicapés.
Un deuxième enjeu concernera le prix de l’électricité à la fin de l’année, lorsque le dispositif de l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh) s’achèvera. Il faudra également intégrer le financement de la décarbonation et des transitions, à travers les dispositifs de France 2030, du crédit d’impôt au titre des investissements dans l’industrie verte (C3IV) et la révision des aides d’État. Les entreprises américaines qui ont enclenché une action pour la décarbonation ne l’interrompront pas, notamment parce que les consommateurs souhaitent des produits décarbonés. Il est donc nécessaire de disposer de financements pour poursuivre cette décarbonation. La méthode nous est fournie par le rapport Draghi de septembre 2024.
Je souhaite ensuite formuler trois propositions. D’abord, la politique proactive d’attractivité doit être maintenue car elle est bien perçue à l’étranger. Ensuite, il s’agit d’établir des assises du dialogue social, afin de traiter des points bloquants. Enfin, il importe de maintenir cette politique industrielle comme une priorité nationale. Le sondage mené par le Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof) et Ipsos révèle que 80 % sont favorables à une plus grande sécurité et une plus grande protection. Pourquoi n’établirions-nous pas l’industrialisation de la France comme une priorité nationale, au même titre que la défense, avec pour objectif de protéger et de mettre en sécurité les citoyens ?
Au sein des pays occidentaux, la France se singularise : quand une alternance politique, inhérente au bon fonctionnement de la démocratie, intervient, les politiques à destination des entreprises sont immédiatement remises en cause. Cela n’est pas le cas en Italie, ni en Espagne, en Grande-Bretagne ou en Allemagne. En plaçant l’industrie et la réindustrialisation comme un projet national, il serait peut-être possible d’assurer une nécessaire stabilité, quelle que soit la coloration politique du gouvernement.
Au-delà de ces grandes lignes, des mesures plus précises peuvent être évoquées. Le dispositif du guichet unique pour déposer des demandes de subvention, gage de simplicité, doit être privilégié. Le crédit impôt recherche (CIR) fait l’objet d’un plébiscite de la part des entreprises et il serait pertinent de l’élargir aux industries vertes. En effet, le CIR constitue un formidable outil qui permet d’attirer des investissements étrangers en France et donc de renforcer la réindustrialisation.
L’enjeu de l’accompagnement des démarches administratives (ou permitting) doit être relevé. Aujourd’hui, il faut environ dix-huit mois à deux ans pour pouvoir implanter une industrie en France. Idéalement, il conviendrait de diminuer ce délai de moitié pour s’inscrire dans la moyenne européenne. En effet, il faut distinguer le permis de construire du permis d’exploiter, ce dernier arrivant parfois trop tardivement.
Le « made in Europe » et le « made in France » constituent autant de sujets importants pour créer des chaînes de valeur. À ce titre, le modèle allemand fonctionne particulièrement bien. Dans ce pays, la grande entreprise protège la moyenne entreprise, la moyenne entreprise en fait de même avec la petite entreprise, laquelle protège à son tour l’artisan. Cette solidarité le long de la chaîne de valeur doit être une source d’inspiration pour nous.
Par ailleurs, la baisse des impôts de production nous permettrait d’être réellement concurrentiels et performants au niveau européen. De même, les aides d’État sont limitées à 50 % en Europe, quand nos concurrents internationaux ne s’embarrassent pas des mêmes précautions et vendent à des prix artificiellement bas en faisant du dumping dans ce domaine. Face aux manœuvres en cours aux États-Unis et en Chine, nous devons être plus agressifs, afin de soutenir nos industries en France et en Europe, sans aucune hésitation.
La transformation du tissu industriel passe également par le pacte européen pour une industrie propre ou Clean Industrial Deal et France 2030, un outil très important qu’il faut poursuivre et peut-être simplifier. La stratégie nationale en matière d’hydrogène doit continuer, pour œuvrer en faveur de la souveraineté énergétique.
Parallèlement, il importe d’éviter quelques « irritants », qui doivent faire l’objet d’un dialogue. Je pense ici notamment à la contribution sur les boissons contenant des sucres ajoutés ou « taxe soda », à « l’impôt ascenseur » ou encore aux prises de position de Bruno Lemaire quand il s’est mêlé de la discussion entre les distributeurs et les producteurs agro-alimentaires, aux engrais russes qui concurrencent les fabricants d’engrais européens.
M. le président Charles Rodwell. Avant de vous céder la parole, monsieur Couesnon, je souhaite vous poser une question. Pendant des années, certains ont considéré que le mythe de l’entreprise sans usine pouvait être une réalité, mais nous nous sommes rapidement rendu compte qu’il s’agissait là d’une hérésie. Ceux qui expliquent aujourd’hui qu’il est possible d’avoir une industrie sans chimie ne commettent-ils pas une erreur du même acabit ?
M. Christophe Couesnon, président de Syensqo France. Je ne peux que souscrire à ce propos ; la chimie est la mère de toutes les industries, mais elle est malheureusement soumise à de nombreuses contraintes. La chimie dépend énormément de la disponibilité de ses chaînes de valeur, à un bon coût et une bonne proximité. S’il s’agit d’un marché mondial, la chimie est fortement servie par une robustesse locale et régionale, à l’échelle d’un continent ou d’un pays.
Syensqo est une jeune entreprise, mais qui est implantée de longue date sur certains sites. Nous sommes issus de la scission de certains portefeuilles de Solvay, un groupe de chimie belge, lesquels portent sur des produits dits de spécialité. Il peut s’agir de macromolécules ou de composants très particuliers utilisés dans des produits du quotidien.
La haute technicité de nos produits les rend souvent incontournables dans un certain nombre de domaines. Par exemple, un véhicule électrique sur deux et huit avions sur dix qui circulent aujourd’hui dans le monde contiennent des composites fabriqués par Syensqo. De même, un shampooing sur trois contient des matériaux, notamment biosourcés, provenant de notre société.
En tant que groupe de chimie industrielle, le thème de la réindustrialisation est pour nous absolument essentiel. Syensqo emploie 13 000 collaborateurs à travers le monde, dont 2 000 en France, dans les régions. Nous sommes historiquement implantés dans la région Auvergne-Rhône-Alpes et en Bourgogne-Franche-Comté et enfin en Nouvelle-Aquitaine et Île-de-France.
Le secteur de la chimie connaît actuellement de grandes difficultés, qui sont d’ordre multifactoriel. À cet égard, je souscris à l’image de la déferlante développée par M. Auboyneau. Face à ces phénomènes, la réponse doit également être multidimensionnelle.
La chimie industrielle souffre ainsi de l’inflation réglementaire. Je ne nie pas le besoin d’une réglementation. La chimie est un secteur particulier, qui a effectivement besoin de communiquer et d’apporter des réponses aux questions qui peuvent lui être posées. Mais au niveau européen, nous avons malgré tout été confrontés à 14 000 textes supplémentaires, parfois contradictoires, en l’espace de cinq ans. La valeur ajoutée que nous devons consacrer à répondre à ces exigences réglementaires est passée de 4 % à 10 %, soit plus que les efforts de R&D du secteur de la chimie. De ce fait, le temps de développement et de réactivité, est aussi très fortement affecté.
En conséquence, la recherche d’une simplification est essentielle, sans pour autant sombrer dans un schéma caricatural. Nous privilégions des travaux fondés sur des analyses scientifiques. Nous sommes d’ailleurs en liaison permanente avec l’ensemble des autorités et notamment des directions régionales de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal) sur le territoire français.
Le deuxième sujet concerne l’accès à l’énergie, autour de deux schémas. Le premier est celui de la négociation actuelle sur le dispositif succédant à celui de l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh), qui génère un degré d’incertitude extrêmement fort pour des sites électrosensibles et électro-intensifs, comme ceux de la chimie. Ensuite, des efforts très importants ont été menés pour réduire le coût de l’énergie dans un certain nombre de pays, dont les États-Unis, qui ont développé une politique de déploiement de l’énergie spécifique. Aujourd’hui, en Europe, l’énergie coûte 1,5 fois plus chère qu’aux États-Unis.
Troisièmement, il importe de prendre en compte la perspective d’un « made in Europe » que nous accueillons de manière favorable, en tant qu’industriels. Les politiques européennes en matière de décarbonation et d’électrification des transports ont conduit à pouvoir importer également des produits en provenance de l’étranger, alors même que les technologies sont disponibles en Europe. Les aides, par exemple à l’achat d’un véhicule électrique, doivent être assorties de contreparties de production « made in Europe », afin de contribuer à la montée en puissance de la chaîne de valeur et de l’industrie.
Par ailleurs, l’inflation réglementaire précédemment évoquée mène à une inflation de coûts, mais ne permet pas une différenciation de compétition, ni un avantage, quand il faudrait faire de ces contraintes une opportunité. En effet, les produits importés du reste du monde ne sont pas nécessairement contraints à ces réglementations, notamment en ce qui concerne le mode de fabrication. De plus, il est extrêmement compliqué de le déterminer. Aujourd’hui, au sein de l’Europe, la charge de la preuve doit être apportée par l’agressé, mais celui-ci saigne de plus en plus et par conséquent, est de moins en moins en mesure de se défendre. Il faudrait donc inverser la charge de la preuve, en la faisant porter sur l’agresseur. Les États-Unis ne se privent pas d’adopter de telles approches. En résumé, il faut agir à la fois sur les mécanismes de défense commerciale, pour rétablir une concurrence équitable, mais aussi sur la vitesse de leur mise en œuvre.
Enfin, le dernier point concerne le soutien à l’éducation. La France bénéficie aujourd’hui d’une forte tradition scientifique et produit des ingénieurs de très grande qualité. Néanmoins, nous constatons que l’ensemble de la promotion des filières, notamment d’industrialisation, de génie des procédés, de connaissance de la production, est aujourd’hui atténué au profit des services. Il faudrait donc y consacrer un, effort particulier, afin de rendre l’industrialisation attractive et permettre une élévation des procédés.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je vous remercie pour vos propos éclairants et d’avoir souligné la pertinence non seulement du sujet de cette commission d’enquête, mais également du moment où celle-ci a été lancée. Le contexte compliqué que nous vivons peut constituer, malgré les difficultés, une chance pour l’industrie française de se relever, notamment à travers son industrie de défense, qui pourra irriguer tous les autres secteurs.
Monsieur Auboyneau, vous représentez les entreprises étrangères en France. D’après vous, quels sont les freins, mais également les atouts dont dispose la France pour l’implantation d’une entreprise étrangère dans notre pays, par comparaison avec nos voisins européens ?
Monsieur Couesnon, votre groupe Syensqo est évidemment implanté dans de nombreux sites sur notre territoire. Vous avez souligné l’importance des chaînes de valeur, notamment en lien avec les coûts et la proximité géographique. Comment procédez-vous pour entretenir ce réseau de PME industrielles ? Pouvez-vous nous expliquer les politiques menées en ce sens par votre entreprise ?
M. Christian Auboyneau. La France dispose en effet d’un certain nombre d’atouts, et en premier lieu la force de son marché intérieur, qui est extrêmement puissant. La géographie de la France est de ce point de vue-là extrêmement intéressante pour un investisseur. Nous disposons également d’un véritable réservoir de talents et d’expertises. Nos ingénieurs figurent ainsi parmi les meilleurs du monde et savent construire des usines durables.
Il convient également de citer la qualité de vie et des infrastructures. Il est extrêmement facile de se déplacer en France, notamment grâce à un réseau routier et autoroutier de très grande qualité. La France se distingue par ailleurs par sa créativité, sa capacité d’innovation, la faculté d’établir des partenariats public-privé (PPP).
La formation professionnelle, notamment l’apprentissage, fonctionne bien, même si des améliorations doivent certainement être apportées. Notre pays bénéficie également d’une production verte et écologique, qui lui permet d’enregistrer une baisse de sa production de CO2. Certains investisseurs choisissent des pays pour cette raison précise.
En dépit d’une baisse de la productivité ces dernières années, la France demeure un pays extrêmement efficace. Le fait que la France travaille moins n’est pas tant lié au temps de travail proprement dit qu’au fait que les Français arrivent plus tardivement sur le marché du travail et le quittent plus tôt. Il s’agit là d’un des enjeux bien connus de la réforme des retraites. Mais lorsque les Français sont au travail, ils sont excellents, très productifs et très attentionnés. On nous envie par exemple nos capacités à créer des productions de très bonne qualité. Enfin, le dernier atout concerne l’agenda d’attractivité mis en place depuis un peu plus de dix ans, après la parution du rapport Gallois.
S’agissant des freins, il faut d’abord relever que paradoxalement, la situation économique n’est pas si mauvaise, même si des secteurs souffrent, notamment ceux qui sont électro-intensifs, comme ceux de la chimie, de l’automobile ou du bâtiment. En conséquence, le principal manque concerne le retour de la confiance. En effet, les chefs d’entreprise sont très sensibles à la stabilité et à la visibilité. Le succès des événements de type Choose France ou des rencontres autour de la French Tech atteste de l’intérêt pour développer l’économie. L’écoute et le dialogue ne coûtent pas très cher, mais ils peuvent renforcer cette confiance et attirer des investissements. Des sujets de fond comme la fiscalité ou le coût du travail sont certes essentiels, mais la confiance est première.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous évoquez effectivement des freins structurels, qui sont assez unanimement identifiés. Dans ce cas, comment expliquez-vous que l’année dernière, notre pays ait connu plus de fermetures ou d’ouvertures d’usines, selon l’indicateur Trendeo ? Quelles sont les raisons du léger ralentissement des investissements directs étrangers (IDE) dans notre pays ? Le facteur de la confiance est-il si primordial ?
M. Christian Auboyneau. La dissolution a constitué un réel coup d’arrêt pour les investisseurs, car ils ne s’attendaient pas à la survenue de cette surprise. L’impact a d’ailleurs été mesuré et s’est établi à 0,4 % en termes de PIB, si mes chiffres sont exacts. Un sondage effectué par EY a ainsi montré que la moitié des investissements avaient été gelés au mois de novembre. Mais la situation est rattrapable ; il ne s’agit pas d’annulations.
Ensuite, on a peut-être voulu aller trop vite. Il a fallu dix ans pour interrompre la désindustrialisation de la France. Une usine peut quitter le territoire en un an, suscitant des traumatismes profonds, mais il faut dix ou vingt ans pour la faire revenir. Il faut donc veiller aux entreprises présentes dans notre pays et discuter avec elles des améliorations éventuelles à apporter, en prenant le temps, compte tenu des enjeux. Si nous gardons le cap, je suis certain que nous y parviendrons.
M. Christophe Couesnon. Parmi les atouts, il faut également mentionner le respect du droit, en particulier la défense de la propriété intellectuelle dans les produits à très haute valeur ajoutée.
Monsieur le rapporteur, vous avez mentionné le réseau des PME. Syensqo est très présent sur le territoire français, à Tavaux près de Dole dans le Jura, à Clamecy en Bourgogne, à Melle dans les Deux-Sèvres. Notre réseau de PME locales est extrêmement important et s’est construit avec le temps et la confiance. À cet égard, dans notre relation avec nos sous-traitants, notre priorité porte sur la sécurité, sur laquelle nous sommes très exigeants. Les directeurs de sites assurent une très grande visibilité et une très bonne gestion. Ils reçoivent l’ensemble de leurs partenaires, qu’ils soient publics, privés ou contractuels.
Ensuite, nous dépendons également de la chaîne de valeur ajoutée sur l’ensemble des produits : la chimie est une chaîne de valorisation de sous-produits issus du pétrole ou des huiles naturelles. À ce titre, quand un site critique disparaît, l’ensemble de la chaîne en pâtit. Le dépôt de bilan de Vencorex a ainsi induit des effets en cascade chez un certain nombre de mes confrères. Nous subissons ces fermetures indirectement, à travers le coût des matières premières, qui tend alors à augmenter. De même, notre site de Tavaux, qui fabrique un certain nombre de molécules, est adossé à un confrère, qui travaille sur des dérivés de PVC. Si ce confrère, très exposé au prix de l’énergie, ne pouvait plus assurer une continuité, l’ensemble de notre site en serait très fortement impacté.
Ainsi, l’enjeu ne porte pas seulement sur le réseau des PME. Nous devons nous assurer que l’ensemble de la chaîne de fourniture de nos produits soit effectivement positionnée au bon coût et à proximité. C’est la raison pour laquelle nous diversifions nos achats, pour l’ensemble des matières considérées comme critiques.
Ensuite, la réindustrialisation concerne également la dynamique entretenue, c’est-à-dire les nouvelles unités que nous créons. Dans ce domaine, notre approche porte sur trois axes. Le premier concerne le développement avec des PME et des « jeunes pousses » ou start-ups, avec lesquelles nous travaillons dans un schéma de type contractuel.
Les deux autres schémas propres à Syensqo sont plus originaux. Le premier concerne le développement de recherches communes et implique Axelera, le pôle de référence des filières chimie-environnement situé à Pierre-Bénite dans Lyon. Nous menons des développements communs et des partages de coûts, qui permettent de créer une très grande synergie avec l’ensemble des acteurs. L’autre schéma a trait au capital-risque (venture capital) au sein de la société : après analyse de nos besoins et moyens, nous sommes capables de soutenir une entreprise qui débute sa phase d’industrialisation. Pour elle, il est bénéfique travailler avec un industriel qui fait partie de son domaine d’activité, à travers un partenariat, une aide ou un mentorat. À titre d’exemple, Syensqo a été le parrain de Hello Tomorrow, une initiative qui met en relation des entrepreneurs du secteur des techniques de pointe avec des entreprises et des investisseurs, qui s’est tenue à Aubervilliers il y a quelques semaines. Ont ainsi été a présentés une série de jeunes pousses intéressées par la biotech, les biomatériaux et la décarbonation.
M. le président Charles Rodwell. Je souhaite vous poser une question spécifique sur le secteur de la chimie. Les sujets de notre dépendance en matière de défense, de production de batteries et de semi-conducteurs ont suscité un débat public relativement passionné ces derniers temps. Tel n’a pas été le cas concernant nos dépendances en matière de chimie, alors même que celle-ci est la « mère » de toutes les industries, comme vous l’avez rappelé.
Les grands chimistes allemands ont annoncé des plans d’investissement record notamment à la suite de l’Inflation Reduction Act (IRA) américain. Je pense par exemple aux investissements annoncés par Bayer aux États-Unis et en Chine. Quelle est votre appréciation de l’urgence du redressement de l’industrie chimique sur le sol européen ? Est-il temps désormais d’étendre à l’échelle nationale ou européenne nos mécanismes de protection – je pense par exemple à la taxe carbone aux frontières – à l’ensemble des produits (matières premières et produits finis) qui dépendent des intrants chimiques d’entreprises comme les vôtres, pour pouvoir protéger nos actifs dans votre secteur sur le continent européen ?
M. Christophe Couesnon. L’urgence est là et nous constatons que l’Europe en a pris conscience malgré tout. Trois domaines ont ainsi été intégrés dans le Clean Industrial Deal : l’automobile, l’acier et la chimie. Aujourd’hui, un certain nombre de dialogues interviennent pour caractériser la façon dont le secteur de la chimie pourra être soutenu.
Les mesures de protection peuvent être diverses. À ce titre, nous estimons que le crédit carbone est un schéma imparfait car il peut créer des distorsions extrêmement complexes. Les travaux de France Chimie à ce sujet sont d’ailleurs éloquents. La démarche doit être conduite au niveau européen.
S’agissant de la fragilité de la chaîne de valeur européenne, nous constatons aujourd’hui que les taux d’occupation des sites sont de l’ordre de 72 %, selon les travaux de France Chimie, soit en-dessous du taux moyen de rentabilité. Dès lors, les fragilités sont assez généralisées. La plupart d’entre elles proviennent de deux sujets : les coûts induits, mais aussi la demande. Malheureusement, je ne sais pas comment opérer la traduction de ces enjeux auprès des consommateurs.
Nous considérons que l’ensemble des processus de production doit pouvoir suivre son cours. De notre côté, nous connaissons un cas de dumping des Chinois sur la vanilline. Nous avons commencé à parler de nos difficultés en septembre 2023. Deux visites des équipes de la Commission européenne sont intervenues sur notre site, mais nous attendons toujours une mesure de protection, alors même qu’il est avéré que le seul site qui fabrique de manière artificielle en Europe est aujourd’hui mis sous cocon. En effet, nous ne sommes plus en mesure de répondre à l’agressivité des exportateurs chinois. Or ce délai induit également l’importation de produits et de stocks de sécurité. En conséquence, il nous paraît essentiel que les mécanismes de protection existant se mettent en œuvre et surtout s’accélèrent.
M. Geoffroy Sigrist, directeur des affaires gouvernementales et publiques de Syensqo France. Je tiens à compléter ces propos en vous fournissant quelques chiffres spécifiques au secteur de la chimie, qui démontrent l’urgence à agir au niveau européen. La chimie emploie en France un peu plus de 200 000 personnes. Or une étude montre que dans les trois à cinq ans, entre 15 000 et 20 000 emplois sont menacés et que quarante-sept sites sont directement à risque. Au niveau européen, vingt-et-un sites majeurs ont fermé entre 2023 et 2024, entraînant la réduction des capacités de production européenne de onze millions de tonnes.
Dans une déclaration commune à Anvers l’année dernière, les industriels européens ont appelé l’Union européenne à établir la politique industrielle comme l’une de ses priorités. Les défis auxquels l’industrie de la chimie est confrontée sont connus et les réponses doivent être mises en œuvre au plus vite. La Commission européenne s’est engagée en faveur d’un certain nombre de mesures, mais nous ne pouvons plus attendre. Ces mesures doivent être traduites immédiatement en actes concrets par les autorités françaises et européennes.
M. le président Charles Rodwell. Vous avez parlé de sur-importations de produits chinois. Sont-elles la conséquence de l’anticipation de la fermeture à venir du marché français ou européen, dont les mesures concrètes se font attendre ? Sont-elles plutôt la conséquence de la fermeture du marché américain, le marché européen devenant alors le réceptacle de la surproduction chinoise qui, en d’autres temps, aurait été vendue sur le marché américain ?
M. Christophe Couesnon. Il n’existe pas de mesures d’ordre tarifaire en Europe, alors que les États-Unis ont pris des mesures conservatoires, en deux salves, qui aboutissent à une hausse de 213 % des droits de douane sur le sol américain. En conséquence, il existe une surproduction chinoise, qui se déversera en Europe, en l’absence pour le moment de mesures conservatoires sur notre continent. Le cas de la vanilline constitue un exemple parmi d’autres et les répercussions sur la chaîne de valeur, notamment chez nos fournisseurs, sont dramatiques.
M. Geoffroy Sigrist. Selon les chiffres d’une étude d’Advancy, entre 2018 et 2023, la Chine a augmenté ses capacités de production de 300 millions de tonnes, contre 40 millions de tonnes aux États-Unis et seulement 5 millions en Europe. Les projections pour la période 2023-2028 font état de 100 millions de tonnes supplémentaires pour la Chine, 30 millions pour les États-Unis et une baisse de 5 millions de tonnes pour l’Europe.
Ces chiffres attestent ainsi de la situation surcapacitaire de la Chine, soulignant encore une fois la nécessité absolue de mesures de protection en Europe, mais également d’autres mesures pour rétablir la compétitivité de l’activité industrielle sur notre continent.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vos propos témoignent des limites des politiques européennes qui se sont concentrées exclusivement sur le consommateur et l’accès à des produits au prix le plus faible possible, même si leur production n’est pas réalisée sur le sol européen.
Je souhaite également vous interroger sur le mécanisme européen d’ajustement carbone aux frontières (MACF) qui taxe les intrants et les matières premières nécessaires à la production sur le sol national. Nous avons évoqué les conséquences désastreuses engendrées pour le secteur de la chimie. Monsieur Auboyneau, ce mécanisme consistant à taxer les intrants et non les produits qui nous concurrencent directement n’incite-t-il pas des groupes étrangers à s’installer aux portes de l’Europe pour produire et déverser leurs produits au sein de l’UE, laquelle ne se protège pas pour le moment par des droits de douane ?
M. Christian Auboyneau. La Commission a rendez-vous avec l’histoire. Des décisions doivent être prises, certaines sont déjà intervenues dans les domaines de l’acier et des métaux. Il est urgent d’agir, comme a pu en témoigner Florent Menegaux, président de Michelin, auditionné par la commission des Affaires économiques du Sénat le 22 janvier 2025. Si nous ne le faisons pas maintenant et si nous n’établissons pas une véritable souveraineté européenne, nous ne pourrons pas nous en sortir face aux déferlantes que j’évoquais dans mes propos liminaires. Il est absolument nécessaire d’être solidaires et actifs à tous les niveaux, y compris industriel.
M. Gabriel Collardey, chef de cabinet du directeur général et responsable des affaires publiques de DZA Entreprises étrangères en France. Les entreprises étrangères qui appartiennent à notre communauté redoutent les conséquences du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) ou Carbon Border Adjustment Mechanism (CBAM) de l’UE, puisqu’elles sont productrices majoritairement en Europe. Elles craignent que certains pays échappent à l’étanchéité du MACF, à l’instar de la Turquie, de l’Algérie ou de la Chine. En conséquence, le MACF doit être étanche et une protection doit être apportée spécifiquement à des secteurs stratégiques, qui doivent être définis.
M. Frédéric Weber (RN). J’ai siégé pendant de nombreuses années au comité de dialogue social de l’Union européenne en tant que représentant des salariés de l’acier. Le Pacte vert pour l’Europe ou Green Deal était un rêve, mais j’ai l’impression qu’il vire désormais au cauchemar pour les entreprises.
Le dumping existe déjà au sein de l’Europe. Par exemple, lorsqu’ArcelorMittal décide d’ouvrir un nouvel outil de production, il met en concurrence les sites de Brême en Allemagne, de Gand en Belgique et de Dunkerque en France et demande à chaque pays d’être le plus offrant en termes de subventions ou de prix de l’électricité. Il l’a également fait en Espagne, à une époque.
Ensuite, vous avez parlé de l’importation de produits étrangers. ArcelorMittal n’est pas très préoccupée par les taxes américaines car il établit des joint-ventures aux États-Unis, comme il peut le faire en Inde, au Japon ou aux États-Unis. À l’heure actuelle, le groupe réalise de confortables bénéfices en Europe, et notamment en France.
Nous verrons quel sera le contenu du MACF en termes de taxes et il est exact que la question des produits semi-finis se pose. Considérez-vous que les investissements dans la décarbonation soient aujourd’hui maîtrisés ? Je rappelle qu’à l’heure actuelle, ArcelorMittal a retardé son projet d’acier décarboné à Dunkerque. Le temps de la réflexion européenne est-il celui de la réalité économique ?
M. Christian Auboyneau. Dans ce domaine, un certain nombre de mesures ont été prises pour adapter les dispositifs prévus dans le Green Deal. Il n’en demeure pas moins que des aménagements demeurent à réaliser à ce sujet, mais aussi concernant l’accès au foncier.
Ces questions sont difficiles à traiter. La nécessaire réglementation peut conduire à la décroissance. À titre personnel, j’estime que cette décroissance est pire : si tout le monde se retrouve sans emploi, aucun problème ne pourra être réglé. Quand les industriels rencontrent des difficultés, leurs salariés souffrent. Dans ces circonstances, il s’avère nécessaire de procéder à des pauses. À ce titre, il me semble qu’une prise de conscience est intervenue, afin de modifier l’agenda en matière de décarbonation. Il convient de faire preuve de plus de souplesse et de discuter avec les industriels, avec pragmatisme et bon sens.
M. Christophe Couesnon. Syensqo est aujourd’hui très engagé dans la décarbonation et nous avons établi des objectifs mondiaux en termes de réduction de carbone par rapport à l’objectif 2021. Sans rentrer dans les détails, nous considérons la décarbonation des produits que nous consommons et les émissions carbone de nos différents sites. Nous visons ainsi une neutralité carbone en 2040, en France.
Dans le domaine de la décarbonation, nous investissons sur des temps très longs, ce qui nécessite que les politiques demeurent stables. À ce titre, nous avons considéré positivement la volonté de la Commission de poursuivre son œuvre. Il ne faut pas revenir en arrière. Nous bénéficions en Europe et particulièrement en France d’une énergie décarbonée, qui peut constituer un élément de différenciation important.
Mme Florence Goulet (RN). Les patrons de PME et ETI avec lesquels j’ai échangés déplorent l’inflation normative. Depuis 2002, le code l’environnement a crû de 653 %, le code du commerce de 364 %, le code de la consommation de 311 % et le code de la santé s’enrichit de 400 articles chaque année. Le coût de la production réglementaire pour les entreprises est estimé a minima à 3 % du PIB, soit soixante milliards d’euros par an.
Les opérateurs économiques témoignent ainsi d’un certain pessimisme, d’autant plus que les TPE et PME ont subi en 2022-2023 une augmentation des prix de l’énergie de 73 %. Comment avez-vous pu les accompagner dans ce cadre ? La métallurgie et la chimie sont effectivement abandonnées dans notre pays. Enfin, puisqu’il a été question de nos dépendances, je rappelle que 900 produits sont sous contrôle stratégique chinois. Comment pouvons-nous agir pour desserrer cette contrainte ? Quels secteurs pourraient être identifiés ?
M. Christophe Couesnon. En tant qu’entreprise industrielle, lorsque nos coûts augmentent, nous sommes obligés de les répercuter sur nos clients. Si notre activité diminue, nos PME sous-traitantes le subissent malheureusement. Un grand groupe ne peut apporter un soutien particulier sur sa chaîne de valeur, quand l’ensemble des coûts de l’énergie augmentent en Europe.
Il a été démontré que depuis très longtemps, la Chine investit massivement dans la chimie, et particulièrement dans la chaîne amont de la chimie. Le tissu industriel européen n’est pas nul, nous disposons d’un ensemble de chaînes de valeur. La France a émis une proposition concernant un Critical Chemicals Act, afin que la chimie soit considérée comme un secteur « critique », en identifiant dix-huit molécules pour lesquelles nous cherchons à développer la pérennité de l’ensemble de cette chaîne de valeur. Ces travaux sont en cours.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Ma question concernera la guerre économique qui nous est menée de manière de plus en plus agressive par la Chine et les États-Unis. Dans quelle mesure l’instauration de critères de priorités locales, nationales et européennes vous semblerait-elle pertinente ? Finalement, cela ne reviendrait-il pas à inciter les entreprises étrangères à venir au sein du marché européen, et plus particulièrement en France ? En effet, en France, la somme des commandes publiques (État, collectivités et hôpitaux) s’établit à 90 milliards d’euros.
Monsieur Auboyneau, vous avez plaidé en faveur d’un assouplissement des règles de concurrence européennes, notamment en termes de subventions aux entreprises dans des secteurs stratégiques. Cette position me semble évidemment plus que pertinente. Défendez-vous cette position à l’échelle européenne ? Je déplore pour ma part que la France ne cherche pas à prendre cette direction.
M. Christian Auboyneau. Notre communauté ne regroupe que des filiales de groupes étrangers en France. Cependant, compte tenu de la situation, la dimension européenne voit son importance s’accroître encore plus. Votre question porte-t-elle particulièrement sur des quotas ?
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je pense notamment aux actions menées en Allemagne en intégrant des critères de localisation et des critères qualitatifs, afin que les acheteurs publics ne se focalisent plus exclusivement sur le prix lors de la passation de marchés publics.
Je pense d’ailleurs qu’il est encore plus pertinent d’appliquer une priorité locale, nationale ou européenne, non pas sur la nationalité de l’entreprise, mais davantage encore sur les moyens d’exécution d’un service public. Une entreprise étrangère peut ainsi avoir recours à des prestataires locaux, nationaux voire européens.
M. Christian Auboyneau. Cette préférence européenne a tout son sens à partir du moment où l’ensemble de l’écosystème profite soit au pays, soit au continent. En revanche, nous ne menons pas d’actions spécifiques au niveau européen pour aboutir à un tel résultat. Quoi qu’il en soit, la prise de conscience d’une préférence nationale ou européenne en matière de commande publique me semble tout à fait raisonnable et cohérente.
M. Laurent Croizier (Dem). Ma question complète celle posée par M. le rapporteur. Nous nous plaignons des décisions prises par les États-Unis en matière de droits de douane, mais en tant qu’Européens, ne pourrions-nous pas profiter de ce protectionnisme en mettant en avant notre capacité à être libéraux, plus flexibles, moins protecteurs et plus ouverts, pour attirer davantage d’entreprises internationales, à la fois en France, mais aussi en Europe ?
M. Christian Auboyneau. Certaines projections considèrent effectivement que la politique américaine entraînera in fine une hausse du PIB européen. Nous pourrions ainsi bénéficier de la fermeture des États-Unis. Par ailleurs, nous pouvons nous saisir de ce moment pour mettre en place un certain nombre de mesures au niveau européen pour renforcer à la fois notre attractivité et notre souveraineté. Simultanément, j’attire votre attention sur le fait que les décisions de Donald Trump pourraient également provoquer une récession aux États-Unis, dont les effets se feraient forcément ressentir négativement en Europe.
M. Christophe Couesnon. L’incertitude est aujourd’hui considérable et nous nous interrogeons tous sur la pérennité et la mise en œuvre de l’ensemble des annonces de l’administration Trump. Nous pouvons certainement faire de cette contrainte une opportunité. Mais ne devons néanmoins demeurer lucides, au-delà du volontarisme affiché.
Je pense notamment à l’électrification des transports, si chère à l’Europe. À l’usage, nous nous apercevons que la chaîne de valeur allant des véhicules électriques aux usines de très grande taille ou gigafactories est bien plus complexe à établir que ce qui avait pu être imaginé initialement. La qualification « made in Europe » sur une chaîne de valeur que l’on cherche à établir constitue une formidable opportunité pour créer des nouvelles compétences, des nouvelles usines, de nouveaux emplois, à condition que l’on prenne conscience du temps nécessaire pour y parvenir.
Il ne me semble pas possible de prendre des mesures généralisées, mais il est en revanche pertinent de prendre des mesures ciblées sur les chaînes de valeur auxquelles l’Europe et la France tiennent.
M. Christian Auboyneau. Si je peux me permettre, je souhaite vous faire part d’une anecdote historique. Lorsque Mussolini est arrivé au pouvoir en Italie en 1923, le plus grand festival de cinéma au monde était la Mostra de Venise. Puis il a mis en place des quotas, a contrôlé les films. Les réalisateurs ont alors progressivement décidé qu’il n’était plus possible d’aller à Venise. Un nouveau lieu a été recherché et ils ont jeté leur dévolu sur Cannes, qui n’était alors qu’un petit festival qui débutait. Désormais, il s’agit du festival le plus prestigieux au monde. Transposé à la situation actuelle, nous pouvons souhaiter que l’Europe devienne « le festival de Cannes » de la planète en matière économique.
M. le président Charles Rodwell. Quelle est votre position sur l’Allemagne, à la suite des réformes menées notamment pour soutenir l’industrie et réinvestir massivement dans la production, notamment dans le domaine chimique ?
À l’occasion de rapports précédents, les industriels allemands nous ont nous-mêmes démarchés pour nous faire part de leur inquiétude extrême. Les piliers de la politique économique allemande se sont effondrés, qu’il s’agisse de la fermeture des marchés chinois, de l’absence de la garantie de la protection américaine ou du gaz peu cher en provenance de Russie.
Vos partenaires allemands sont-ils en train de réorienter une partie de leur production ou de refonder leur modèle économique sur le sol allemand ? Quelles conséquences en tirez-vous pour le marché français et pour votre propre activité, compte tenu de l’imbrication de nos deux économies ?
M. Christophe Couesnon. L’Allemagne fait aujourd’hui face à un véritable trouble, puisqu’elle doit revoir son modèle économique. De fait, l’industrialisation de l’Allemagne est beaucoup plus importante que celle que nous connaissons en France. À cet égard, les lignes bougent, notamment à la faveur de la nomination du nouveau chancelier. Pour autant, il existe divers courants de pensée en Allemagne ; les grands groupes et les groupes intermédiaires, dont le réseau est extrêmement dense, ne sont pas forcément alignés. En résumé, les Allemands n’ont pas encore décidé du chemin qu’ils allaient emprunter.
Comme je l’ai indiqué précédemment, dans le cadre du Critical Chemicals Act, la France porte une réflexion sur l’ensemble d’une filière concernant quelques molécules et les arbres technologiques issus de ces molécules. À ce stade, l’Allemagne ne s’est pas encore complètement prononcée sur ces sujets.
M. Christian Auboyneau. Si l’on veut adopter une lecture constructive, il est possible de relever un alignement entre l’Allemagne de Friedrich Merz, la Grande-Bretagne et la France. À ce titre, l’Allemagne a fait appel aujourd’hui à la France afin que des mesures extrêmement fermes soient prises concernant la hausse de 25 % des droits de douane américains pour l’importation d’automobiles.
En revanche, un tel alignement sera peu probable en matière énergétique. Si un cessez-le-feu intervient entre l’Ukraine et la Russie, l’approvisionnement en gaz russe de l’Allemagne pourrait reprendre. À tout le moins, des distorsions pourront réapparaître sur l’origine de l’énergie consommée en Europe.
Mme Florence Goulet (RN). En tant que députée de la Meuse, je tiens à évoquer les investissements allemands dans le Grand-Est. Dans ma circonscription, un fonds a été racheté par un autre fonds d’investissement, d’origine allemande. Or les investissements qui avaient été promis ne sont finalement jamais arrivés et un site a dû être fermé. Une telle mésaventure ne constitue pas un cas isolé dans notre région. En conséquence, je me demande s’il ne faut pas faire preuve de prudence concernant des investissements émanant d’un autre pays européen. Quel est votre avis à ce sujet ? Ne faut-il pas mettre en place des dispositifs de vigilance pilotés par les services de l’État afin d’éviter ce type de situation ?
M. Christophe Couesnon. Syensqo, groupe belge, a décidé d’investir sur des capacités pour un composant de batteries électriques et le choix s’est finalement porté sur le site de Tavaux en Franche-Comté. Mais ces décisions sont prises en tenant compte d’une demande prévisionnelle, qui doit ensuite évoluer dans le bon sens.
L’Europe a envoyé un certain nombre de messages positifs sur l’électrification, le maintien du déploiement des véhicules électriques et des gigafactories. Mais parfois, des vents contraires peuvent apparaître. Par exemple, l’Allemagne a pendant un temps interrompu sa politique de subvention des véhicules. Nous sommes donc tributaires de la demande effective. J’ignore si un pareil cas s’est posé pour le cas que vous évoquez dans votre circonscription. Mais il ne me semblerait pas judicieux d’imposer des mesures de coercition qui pourraient réduire l’attractivité de la France.
Mme Florence Goulet (RN). En l’espèce, un fonds d’investissement en a racheté un autre, en promettant des investissements pour relancer une entreprise et la moderniser, mais au bout du compte, rien ne s’est passé. Je ne tiens pas à empêcher des entreprises étrangères de s’implanter en France. Mais quels garde-fous pourrions-nous éventuellement mettre en place afin que ce genre de situation ne se produise pas ?
M. Christian Auboyneau. L’ouverture d’un marché n’est pas synonyme d’absence de contrôle. Il ne me semble pas pertinent de légiférer de manière restrictive sur les conditions de rachat des entreprises. Les rachats dont l’objectif unique porte sur un démantèlement sont rares. De plus, le tribunal de commerce est généralement actif dans ce type de procédures, pour vérifier l’identité et l’historique de l’acquéreur.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Monsieur Couesnon, Syensqo dispose à Bordeaux d’un centre de recherche associant recherche privée, financée par votre groupe, et recherche publique relevant de l’université de Bordeaux et du Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Quelle plus-value retirez-vous de cette collaboration entre recherche publique et recherche privée, qui me semble constituer un excellent dispositif ? Utilisez-vous des dispositifs similaires à l’étranger ?
M. Christophe Couesnon. Cet établissement établi à Pessac a été a pompeusement appelé « Laboratoire du Futur ». Il s’agit effectivement d’une unité mixte associant un site de Syensqo et l’université de Bordeaux. Des chercheurs de l’université viennent dans nos laboratoires, au contact de l’ensemble de notre équipe de recherche. Ce faisant, nous confrontons une recherche très académique avec un besoin d’industriel et de marché.
Cette coopération originale, unique pour nous en France, fonctionne très bien. En règle générale, ce mode de fonctionnement n’est pas employé à l’étranger de manière évidente ; il demeure très spécifique à la France.
Il me semble possible d’améliorer encore plus cette porosité entre la recherche publique et la recherche privée. En effet, il serait erroné de les mettre en opposition. Chaque partie tire profit de cette collaboration, que les chercheurs du CNRS apprécient car elle leur permet de confronter assez facilement les contenus de leurs travaux, afin de pouvoir leur donner plus d’épaisseur.
M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie pour vos interventions extrêmement complètes. Vous pouvez le cas échéant compléter nos échanges si vous le souhaitez, en répondant par écrit au questionnaire qui vous a été envoyé il y a quelques jours et en adressant les documents que vous jugerez utiles au secrétariat de la commission d’enquête.
La séance s’achève à quinze heures quarante.
Présents. - M. Laurent Croizier, Mme Florence Goulet, M. Sébastien Huyghe, M. Robert Le Bourgeois, M. Alexandre Loubet, M. Charles Rodwell, M. Jean-Philippe Tanguy, M. Thierry Tesson, M. Lionel Vuibert, M. Frédéric Weber