Compte rendu
Commission d’enquête
sur les dysfonctionnements
obstruant l’accès à une justice adaptée aux besoins
des justiciables ultramarins
– Audition commune, ouverte à la presse, de M. Michel Peslier, président de la Conférence générale des juges consulaires de France, et de M. Victor Geneste, président du Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce 2
– Présences en réunion................................12
Lundi
29 septembre 2025
Séance de 14 heures
Compte rendu n° 30
session 2024-2025
Présidence de
M. Frantz Gumbs,
Président de la commission
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La séance est ouverte à quatorze heures.
M. le président Frantz Gumbs. Nous avons jugé pertinent de nous intéresser particulièrement, dans le cadre de nos travaux, à la justice commerciale. Il existe en effet une différence essentielle entre l’Hexagone et les territoires ultramarins dans ce domaine : les tribunaux de commerce ultramarins sont présidés par un magistrat professionnel, alors que ceux qui résolvent les conflits commerciaux hexagonaux sont exclusivement composés de juges élus non professionnels.
Avant de laisser la parole à MM. Peslier et Geneste, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Michel Peslier et M. Victor Geneste prêtent successivement serment.)
M. Michel Peslier, président de la Conférence générale des juges consulaires de France. Après avoir été convié, ce matin, à animer une conférence consacrée à l’intelligence artificielle, je suis heureux de m’exprimer devant vous avec une intelligence humaine – en tout cas, je l’espère – pour tenter de répondre aussi précisément que possible à vos questions.
La Conférence générale des juges consulaires de France regroupe 3 400 juges consulaires français répartis dans 134 tribunaux. Élus par leurs pairs, ils exercent un premier mandat de deux ans et peuvent être renouvelés pour des mandats de quatre ans, pour une durée maximale de dix-huit ans au total. Les juges consulaires, qui sont issus du monde de l’économie, tirent leur légitimité de leur élection, mais aussi de la formation obligatoire qui leur est dispensée de concert par la Conférence générale et l’École nationale de la magistrature (ENM), conformément aux exigences tirées du code de commerce.
Dans les tribunaux mixtes de commerce (TMC), que ce soit à Basse-Terre, Pointe-à-Pitre, Cayenne, Fort-de-France, Saint-Denis, Saint-Pierre, Nouméa ou Papeete, siègent effectivement un magistrat professionnel, qui préside la juridiction, et deux juges élus, qui sont ses assesseurs. La présence du magistrat professionnel garantit le respect des règles de la magistrature et de procédure. La présence, à ses côtés, de juges élus – des commerçants ou des artisans choisis par leurs pairs – en nombre supérieur dans la formation de jugement, assure une représentation forte des acteurs possédant la compréhension du monde de l’économie. Les conditions d’éligibilité et les modalités d’élection de ces juges sont calquées sur celles des juges consulaires élus en métropole, avec quelques adaptations.
Les juges consulaires ne rédigent pas les jugements : cette tâche revient au magistrat de carrière. En revanche, ils disposent d’une délégation du président pour les ordonnances relatives à la procédure de recouvrement d’une créance – plus communément appelée procédure d’injonction de payer – et rédigent des décisions dans le domaine de la prévention des difficultés des entreprises. Enfin, les tribunaux de première instance de Saint-Pierre-et-Miquelon et à Wallis-et-Futuna, qui possèdent cette compétence, sont composés uniquement de magistrats professionnels.
M. Victor Geneste, président du Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce (CNGTC). Je suis moi aussi ravi de pouvoir apporter mon témoignage.
Le greffier de tribunal de commerce est un professionnel libéral, un officier public ou ministériel qui agit sous le contrôle de l’État et est soumis à des règles déontologiques très fortes ainsi qu’à des inspections régulières, mais dispose de capacités d’embauche, d’investissement et d’organisation propres. Le postulat de départ est donc celui d’une délégation de service public, mais exercée sous le contrôle très strict de l’État, tant dans les tarifs pratiqués que sur le plan déontologique.
Actuellement, 227 professionnels exercent en métropole et en outre-mer, dans 142 greffes des tribunaux de commerce ou des tribunaux mixtes de commerce. Nous assurons ainsi un maillage territorial presque parfait. Dernièrement, le 1er janvier 2025, le président polynésien, en accord avec le Président de la République française, a d’ailleurs souhaité confier la gestion des registres – notamment du registre du commerce et des sociétés (RCS) – ainsi que l’assistance du tribunal mixte de commerce de Papeete à un professionnel libéral. Sept greffiers des tribunaux de commerce exercent ainsi en outre-mer, respectivement en Martinique, en Guadeloupe, à La Réunion, en Guyane, à Mayotte et en Polynésie française.
Avant 2019, c’est-à-dire à l’époque où les TMC étaient assistés d’un greffier fonctionnaire, la justice commerciale en outre-mer était en proie à de grandes difficultés en matière d’accueil des justiciables, de délivrance de l’extrait Kbis ou de tenue du registre du commerce et des sociétés. Les délais étaient très longs, l’accueil était difficile, les justiciables étaient souvent contraints de se déplacer et la voie papier était généralement privilégiée. On pouvait véritablement dire que la justice ultramarine était un peu le parent pauvre de la justice commerciale et se caractérisait par un manque d’outils, d’assistance et de suivi des justiciables.
Depuis 2019, ma profession s’est engagée à mettre la justice commerciale ultramarine au même niveau que celle de la métropole. Nous avons tenu nos engagements, puisqu’en l’espace de quelques mois – deux ans au maximum –, nous avons rétabli des délais de jugement et de notification des décisions très courts et permis la délivrance des extraits Kbis en vingt-quatre à quarante-huit heures, répondant ainsi à une demande très forte des fédérations de chefs des entreprises locales. Surtout, nous avons mis nos outils numériques à disposition des juges, des justiciables et des chefs d’entreprise. Je pense notamment au portail des juges, au site Infogreffe et à son service de diffusion des données, aux tablettes distribuées aux juges, ou encore à la signature électronique. La capacité d’investissement et d’adaptation dont nous bénéficions en tant que professionnels libéraux nous a aussi permis d’apporter des effectifs formés et de fournir à ces juges, dont la plupart sont bénévoles, l’assistance et le service qu’ils méritent pour soutenir leur engagement.
Pour entrer davantage dans le détail, les délais de délivrance de l’extrait Kbis, qui étaient compris entre six et neuf mois à La Réunion, par exemple, ont été ramenés à vingt-quatre ou quarante-huit heures.
S’agissant de l’accès aux services du RCS, les formalités étaient auparavant traitées uniquement sur papier et imposaient aux personnes de se déplacer, alors qu’on sait combien cela peut être difficile dans les territoires ultramarins, du fait de l’insularité ou du manque d’axes routiers. Grâce à nos outils dématérialisés, les données et la justice commerciale sont accessibles en permanence.
Un autre savoir-faire de la profession réside dans la numérisation complète des documents, qui permet de construire un parcours numérique pour les justiciables, avec notamment le tribunal digital, pendant du tribunal physique qui regroupe l’ensemble des services en version numérique.
Alors que la gestion des archives était désorganisée – absence d’inventaire et de tri, dossiers stockés pêle-mêle, retards ou absence de versement aux archives départementales –, nous avons rétabli et rationalisé la situation. Les archives sont désormais triées et classées et un important travail de numérisation a été conduit au profit des archives départementales.
La période antérieure à 2019 se caractérisait malheureusement par une absence de fiabilité des données, avec des informations parfois obsolètes ou erronées, et ce alors même que le registre du commerce et des sociétés est la carte d’identité de l’entreprise. On n’imagine pas un état civil qui ne serait pas juste. Il en va de même pour les entreprises : si l’on n’est pas en mesure d’identifier le dirigeant et le lieu du siège social, on ne peut pas identifier la juridiction compétente ni la personne responsable. Il était donc très important, pour les territoires ultramarins, de sécuriser ces données. C’est ce que nous avons fait avec Infogreffe. L’information commerciale est désormais à jour.
Pour ce qui est du personnel et du savoir-faire, il apparaît que les greffiers fonctionnaires qui officiaient antérieurement n’avaient pas bénéficié d’une formation approfondie au registre du commerce et des sociétés ni à celui des sûretés mobilières, tout simplement parce que ces modules n’existent ni à l’École nationale de la magistrature ni à l’École nationale des greffes. Nous avons été capables de former du personnel, le plus souvent local, ce qui était essentiel au vu de l’importance de la fracture numérique et de la langue dans ces territoires où, pour s’adresser aux gens et les orienter, il faut des agents locaux, formés, compétents et qui parlent le créole.
Le domaine de la prévention des difficultés des entreprises, que je sais très cher au président Peslier, est lui aussi capital. Faute de prévention, les territoires ultramarins étaient souvent le théâtre de procédures d’insolvabilité se soldant par des liquidations judiciaires. Notre objectif est d’anticiper les difficultés et d’accompagner les chefs d’entreprise pour leur permettre de restructurer leur activité, de sauver des emplois et d’aider les territoires ultramarins, qui sont déjà en difficulté, à vivre et à perdurer.
Enfin, nous mettons à disposition un autre dispositif auquel je tiens beaucoup, à savoir l’Apesa (aide psychologique aux entrepreneurs en souffrance aiguë), qui propose aux dirigeants, dont certains sont en proie au risque suicidaire, une aide gratuite, notamment sous la forme de cinq séances chez un psychologue, pour relativiser leurs difficultés et éviter le pire, afin qu’ils puissent rebondir et tourner la page après une période difficile.
M. le président Frantz Gumbs. Pourquoi cette différence d’organisation entre l’Hexagone et l’outre-mer ? Entraîne-t-elle une différence dans la qualité ou les délais de traitement des dossiers ?
M. Michel Peslier. Il existe des particularités dans l’application du droit outre-mer, dans certains domaines comme le droit de la concurrence, les baux commerciaux, le crédit-bail et les procédures collectives, mais elles sont dues à des spécificités locales et à l’influence du droit coutumier.
L’organisation des tribunaux mixtes de commerce n’a, à mon sens, pas d’influence sur l’application du droit. Les délais sont plus longs en raison des particularités géographiques de ces territoires. La plupart des auxiliaires de justice, tout comme de nombreux avocats, ont un cabinet en outre-mer et un autre en métropole, ce qui ne rend pas forcément la procédure aussi fluide que dans le reste du pays.
Enfin, si chacun est attaché à la prévention des difficultés des entreprises, donc à l’anticipation et à la détection des signes avant-coureurs, je note que le bilan de l’entreprise fait précisément partie des signaux faibles – ou non, d’ailleurs – susceptibles de renseigner sur la situation de l’entreprise. Or, dans ces territoires, de manière générale, beaucoup d’entreprises ne déposent pas leurs comptes, ce qui rend la mission du juge censé identifier les entreprises en difficulté infiniment plus difficile.
Les délais de procédure sont très comparables à ceux de l’Hexagone. Les audiences dans ces territoires sont très fréquentes et les juges consulaires demeurent très attachés à ce service de la justice.
Peut-être pourrai-je revenir ultérieurement sur la formation des juges. C’est un point important, car, à l’heure où les sujets deviennent de plus en plus complexes, la formation contribue à garantir la qualité de la justice rendue. Les juges y sont d’ailleurs très attachés. Vous n’êtes pas sans savoir que les tribunaux de commerce rendent deux types de décision : le contentieux général représente un peu plus de 55 % de l’activité dans l’Hexagone – je ne connais pas le chiffre exact pour les départements d’outre-mer –, contre 45 % pour les procédures collectives. Alors que l’arsenal législatif, les textes et les moyens évoluent en permanence, il faut que le juge soit au plus près de la réalité afin de répondre au mieux aux questions des justiciables.
M. Davy Rimane, rapporteur. Je comprends de vos propos, monsieur Geneste, que les greffiers des tribunaux de commerce sont des professionnels libéraux exerçant en vertu d’une délégation de service public. Est-ce bien cela ?
M. Victor Geneste. Exactement : le greffier est un professionnel libéral nommé par le garde des sceaux. Il prête serment, est soumis à un système d’inspection quadriennal et mène son activité sous l’autorité du président du tribunal et sous la surveillance du procureur de la République, tout en étant soumis à des règles déontologiques très strictes.
Nous sommes une des seules professions du droit à ne pas avoir de clients, mais des justiciables, en l’occurrence des chefs d’entreprise qui dépendent de notre ressort territorial. En tant que greffier du tribunal des activités économiques du Mans, mon ressort s’étend à l’ensemble de la Sarthe : toute personne ayant son siège social ou exerçant une activité en Sarthe doit s’adresser à moi. Cela me donne une grande responsabilité, mais aussi une grande liberté dans le traitement des dossiers, puisque je n’ai pas de clients à perdre, mais uniquement une mission de service public à remplir. Cela vaut également dans le domaine de la fraude, où je suis le véritable tiers de confiance.
L’État me délègue cette compétence et c’est par mes propres moyens, en tant que professionnel libéral, que j’investis dans la formation du personnel, les outils numériques, ou encore l’intelligence artificielle. Cela me confère une capacité d’adaptation et d’évolution qui me permet de rendre le meilleur service possible. Mes confrères qui se sont rendus dans les Drom (départements et régions d’outre-mer) ont fait face à des difficultés réelles, car les retards étaient importants et que les territoires concernés peuvent être complexes. Il a fallu s’adapter et trouver des solutions techniques pour résoudre divers problèmes comme l’absence de connexion internet ou encore la difficulté à faire venir des serveurs ou à trouver des personnes désireuses de rester dans des territoires comme Mamoudzou ou Cayenne, mais nous avons souhaité relever ces défis. Notre statut, à la fois souple et exigeant, nous a permis d’y répondre.
On peut dresser un parallèle entre la situation des territoires ultramarins avant 2019 et celle de l’Alsace-Moselle, qui est régie par un statut spécifique, avec un échevinage entre juges professionnels et juges consulaires, assistés par des greffiers fonctionnaires qui, à leur décharge, ne disposent pas forcément des moyens, de la formation et du suivi dont ils auraient besoin. Je suis allé leur rendre visite à la demande du ministère de la justice pour essayer de trouver des solutions en matière de formation et d’outils techniques. Malheureusement, les délais sont beaucoup plus longs en Alsace-Moselle qu’ailleurs, que ce soit dans la tenue des registres ou dans les contrôles opérés en matière de fraude – quand on manque de temps, on pare au plus pressé. Aux yeux des juges consulaires que j’ai pu rencontrer sur place, le fonctionnement de la juridiction pâtit d’un manque d’outils numériques, de suivi et d’assistance.
Je crois beaucoup, pour des secteurs comme le nôtre, qui ne sont pas totalement régaliens comme le seraient l’armée, la police ou la justice pénale, à ce modèle. L’État ne prend d’ailleurs aucun risque : nous supportons le risque financier, la puissance publique fixe notre tarif – ce qui écarte tout danger d’inflation – et nous sommes soumis à des exigences déontologiques très fortes, en vertu desquelles l’État peut nous écarter au moindre faux pas, ce qu’il fait régulièrement quand c’est nécessaire.
La souplesse de ce modèle nous a permis, y compris à Papeete – territoire lointain, insulaire et complexe, bien que magnifique –, de prendre en compte toutes les spécificités locales en l’espace de quelques mois. J’ai ainsi bon espoir que, d’ici la fin de l’année, nous ayons réglé l’ensemble des difficultés et soyons en mesure d’offrir aux habitants de la Polynésie française quasiment la même qualité de service que celle qui existe en métropole. Car là est toujours notre objectif : faire en sorte que le service public soit égal partout sur le territoire.
M. Davy Rimane, rapporteur. Comment les greffiers sont-ils sélectionnés ? L’État procède-t-il par appel d’offres, par exemple tous les deux, trois, quatre ou cinq ans ? Ces appels d’offres sont-ils lancés à l’échelle nationale, ou dans chaque territoire ?
M. Victor Geneste. Un arrêté ouvrant la possibilité d’acheter un office est publié – car les greffiers achètent leur charge, à l’instar des notaires ou des commissaires de justice. Le candidat doit avoir réussi le concours de greffier de tribunal de commerce. Ce fut le cas de la personne nommée à Papeete, même s’il s’agissait d’un cas un peu particulier en raison de l’existence de textes croisés entre le pays polynésien et la France – nous y avons travaillé avec les services de la DACS (direction des affaires civiles et du sceau) et de la DSJ (direction des services judiciaires). Selon les critères définis sous l’autorité de la Polynésie et de la France, un confrère a été choisi et a prêté serment devant la juridiction de Papeete. Il a désormais la possibilité de s’associer et pourra éventuellement revendre son office ou en céder des parts dans quelques années, comme pour tout office de profession libérale.
C’est d’ailleurs pour cette raison que notre responsabilité est très forte. À titre d’exemple, pendant le covid, nos juridictions se sont trouvées dans une situation très difficile, puisqu’il n’y avait plus ni procédures collectives – l’économie étant sous perfusion de l’État –, ni créations d’entreprises. En tant qu’officier public ou ministériel, je ne percevais aucune aide spécifique – si ce n’est au titre de l’activité partielle, mais pas dans des proportions suffisantes pour garder les équipes. La situation était donc difficile, mais, parce que j’étais un professionnel libéral, j’ai assumé, j’ai tenu bon et je me suis maintenu pour pouvoir désormais opérer dans les meilleures conditions. Notre statut implique une grande responsabilité.
M. Davy Rimane, rapporteur. Quand un greffier arrive sur un territoire où il constate un écart important avec les attentes des justiciables, il doit, si je comprends bien, investir de sa poche pour mettre à niveau les services. Votre activité tient-elle la route économiquement malgré cela ?
M. Vincent Geneste. En tant que profession libérale, nous pouvons lever de la dette en recourant aux banques pour financer des outils et investir sur plusieurs années, là où l’État, compte tenu de sa situation budgétaire, n’est malheureusement plus en capacité de le faire. Nous parions sur l’avenir car nous croyons dans notre profession et dans les juridictions consulaires. Une fois les retards rattrapés, nous commençons à percevoir des revenus et notre activité devient économiquement viable. Cela suppose toutefois de veiller, dans les discussions, à ce que le niveau de nos tarifs soit maintenu, car toute baisse viendrait remettre en cause le maillage territorial : les plus petites juridictions doivent pouvoir continuer à fonctionner.
M. le président Frantz Gumbs. En matière de maillage territorial, y a-t-il des marges d’amélioration ? Je pense à certains territoires dont la géographie complique l’accès à la justice consulaire. Citons la Guyane – pour se déplacer à Cayenne, une entreprise située à Maripasoula n’a pas les mêmes facilités qu’une entreprise de Saint-Laurent-du-Maroni –, les îles éloignées de la Polynésie ou encore, pour prendre un cas que je connais bien, Saint-Barthélemy et Saint-Martin, qui dépendent de la juridiction consulaire de Basse-Terre, ville située à une heure de vol, et dont les habitants doivent, entre le billet d’avion et la nuit d’hôtel, engager des frais avoisinant 400 euros. On ne peut pas dire que tous ces citoyens bénéficient d’un égal accès à la justice.
M. Michel Peslier. Vous avez raison, monsieur le président, mais je reviens à la question de la formation, qui se situe à la périphérie de votre question principale. Les juges élus peuvent se rendre en métropole pour suivre des formations spécifiques une fois par an, rythme insuffisant qui s’explique par le coût élevé du déplacement. Il existe quelques formations à distance, mais elles sont peu pratiques, en raison notamment du décalage horaire. Le plus efficace reste bien sûr que les formateurs se rendent dans chaque territoire concerné.
La formation initiale se déroule sur place ou en métropole. Pour cette année par exemple, en complément d’une formation qui s’est tenue à Paris entre le 19 mai et le 28 mai, des sessions ont été organisées dans les territoires ultramarins, au plus près des lieux d’exercice, avec des formateurs et des intervenants implantés localement au fait des spécificités des procédures : citons une session de cinq jours, organisée conjointement par l’ENM et par la Conférence générale des juges consulaires de France à Fort-de-France pour dix juges, dont trois Cayennais, trois Guadeloupéens et un Réunionnais, et une autre session, en juin 2025, à Saint-Denis, à La Réunion, qui a réuni seize juges.
J’ajoute que certaines formations relatives aux procédures collectives sont dispensées par des administrateurs et des mandataires : elles sont, à mon sens, valables mais insuffisantes.
M. Vincent Geneste. Je m’associe au président Peslier s’agissant des besoins de formation. Le Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce, en tant qu’organisme de formation, certifié Qualiopi, a la chance de pouvoir former utilement les collaborateurs et les greffiers des départements et régions d’outre-mer en organisant des sessions qui tiennent compte, bien sûr, du décalage horaire.
Vous évoquiez, monsieur le président, l’accessibilité de la justice. Je rappellerai que des déplacements sont effectués vers les justiciables : je pense au dispositif de la pirogue du droit, en Guyane, qui permet à des équipes de professionnels de la justice de se rendre auprès des justiciables dans des territoires parfois reculés. Par ailleurs, nous pouvons compter sur le numérique. Dès lors qu’il existe un ordinateur relié à internet dans une antenne des services de l’État ou dans une école, par exemple, organiser des services à distance, notamment des audiences, devient possible. Pendant le covid, nous avons ainsi mis en place des visioconférences sécurisées par l’intermédiaire de la solution certifiée Tixeo, outil souverain contrôlé par notre conseil national, grâce auxquelles se tenaient de véritables audiences. À cela s’ajoutent le tribunal digital, déjà évoqué, qui offre les mêmes services ou presque que ceux d’un guichet de greffe, et le site Infogreffe. Il faut se figurer les centaines de personnes qui se présentaient tous les matins aux tribunaux de commerce à La Réunion, en Guyane, à la Martinique et ailleurs pour obtenir un extrait Kbis. Certaines devaient effectuer de longs trajets, y compris en avion, pour venir chercher un simple bout de papier. Aujourd’hui, il leur suffit de télécharger, d’imprimer sur place ou de se faire livrer un extrait du registre du commerce grâce au site Infogreffe, qui a des déclinaisons propres à la Polynésie française – infogreffe.pf – et à la Nouvelle-Calédonie – infogreffe.nc. Dès lors qu’elles ont un ordinateur à disposition, les personnes habitant des territoires reculés sont en mesure d’effectuer les mêmes démarches qu’auprès d’un tribunal physique, y compris accéder à la prévention, à un juge ou au dispositif Apesa. Avec nos outils numériques, nous avons réussi à combler un énorme vide et à réduire les inégalités qui touchaient nos concitoyens ultramarins.
M. le président Frantz Gumbs. Je comprends bien votre démarche, qui vise à faciliter l’accès à la justice grâce au numérique. Toutefois, de manière générale, nous estimons que si les justiciables ne parviennent pas à aller vers la justice, c’est à la justice de se rapprocher d’eux, ne serait-ce que pour leur donner des informations sur leurs droits. C’est seulement à cette condition qu’ils seront à même d’utiliser des dispositifs tels qu’Infogreffe.
Des territoires comme la Polynésie, Mayotte ou certaines parties de la Guyane, le long du fleuve, ont une identité culturelle très forte, qui ne correspond pas à la norme généralement admise dans l’Hexagone. Ils sont marqués par une prédominance de la coutume, que les habitants respectent et considèrent comme une réalité incontournable. Quels liens entretient la justice que vous représentez avec ces pratiques coutumières, notamment dans la résolution des conflits ?
M. Michel Peslier. J’identifie entre les lignes le sens de votre question. Pour le règlement des litiges, il existe des obstacles difficiles à surmonter, mais la langue n’en fait pas partie. La présence de grosses entreprises internationales face aux acteurs économiques locaux forme en revanche une réalité qu’on ne peut ignorer.
M. Davy Rimane, rapporteur. L’organisation des tribunaux de commerce en outre-mer, différente de ceux de l’Hexagone, fonctionne-t-elle bien ? Le fait que le président soit un magistrat professionnel, et non un juge consulaire, constitue-t-il une plus-value ?
M. Michel Peslier. On ne peut pas répondre à cette question si on ne prend pas en compte les spécificités locales nées de la coutume. Dans l’Hexagone, les fonctions de président et d’assesseurs sont assurées par des juges consulaires, modèle unique en Europe dont chacun reconnaît l’efficacité. Le juge consulaire, grâce à sa formation et à son expérience, a, bien ancrée dans son cerveau, la vie des affaires, ce qui favorise une atmosphère de compréhension mutuelle entre juge et justiciable, source de confiance et gain de temps considérable. Le magistrat consulaire est à même d’identifier rapidement les causes des difficultés que traverse une entreprise. Les décisions rendues par les juridictions consulaires font d’ailleurs l’objet d’un faible nombre de recours et, lorsqu’elles sont portées devant une juridiction d’appel, elles sont confirmées dans 80 % des cas. Ce modèle fonctionne bien ; or ce qui fonctionne, il faut s’empresser de ne pas le casser.
En outre-mer, l’expérience nous montre que ces juridictions fonctionnent plutôt bien, mais le mental du juge assesseur n’est pas de même nature. Sa motivation, dans l’exercice de son pouvoir, est différente, car la rédaction du jugement est assurée par le magistrat professionnel. Toutefois, ce bon fonctionnement ne doit pas nous conduire à penser que l’organisation ultramarine pourrait être exportée dans l’Hexagone et vice-versa. Il faut garder à l’esprit la coutume. Reste que les magistrats de carrière qui pilotent ces juridictions sont, à mon sens, très intéressés par l’économie et par les contentieux qu’ils ont à trancher.
M. Davy Rimane, rapporteur. Dans certains territoires ultramarins – pour ne pas dire la plupart –, le nombre d’entreprises en redressement ou en liquidation augmente fortement. Beaucoup de chefs d’entreprise se retrouvent dans des situations très précaires. Comment appréhendez-vous cette situation ? Quelle place faites-vous à la prévention ?
M. Michel Peslier. Je ne sais pas si c’est à moi seul que s’adresse cette question, mais si vous la posez aussi à M. Geneste, j’aimerais que chacun d’entre nous reste dans son couloir de nage.
Les présidents de juridiction et les greffiers travaillent à l’unisson : les tribunaux de commerce ne peuvent identifier les entreprises en situation de souffrance qu’à partir de signaux faibles issus des greffes. Dans les territoires ultramarins, la politique de prévention et de détection est peut-être faite mais le capital humain est insuffisamment mobilisé. Il ne suffit pas de pointer les difficultés, encore faut-il traiter le mal. Dans l’Hexagone, des cellules spécifiques sont mises en place avec en leur sein des juges consulaires qui disposent de temps, ce qui leur permet de se mettre en contact avec les entreprises qui vont mal et d’anticiper. Ce n’est pas le cas dans les territoires ultramarins car le magistrat de carrière, occupé par bon nombre d’activités, n’a pas le temps nécessaire pour se consacrer à ces tâches. L’évocation de cet aspect me permet de répondre à votre question, monsieur le rapporteur, car on en revient aux conséquences que vous venez d’exposer. Suis-je clair ?
M. Davy Rimane, rapporteur. Très clair.
M. le président Frantz Gumbs. Contribuez-vous aux actions du conseil départemental de l’accès au droit (CDAD) qui a pour mission de diffuser la connaissance du droit parmi nos concitoyens ?
M. Michel Peslier. Je n’ai pas d’éléments pour faire une réponse qui aurait du sens.
M. Vincent Geneste. Nous nous sommes emparés de cet enjeu à l’occasion de la signature d’une convention d’objectifs avec l’État et cinq ministères – le ministère de la justice, celui de l’économie et des finances, celui de l’intérieur et des outre-mer, celui de l’Europe et des affaires étrangères et le secrétariat d’État aux petites et moyennes entreprises, au commerce, à l’artisanat et au tourisme. Elle comprend une partie consacrée à l’accès au droit, notamment dans les territoires reculés, qu’ils soient situés en outre-mer ou en France métropolitaine – pensons à la Corse. Il s’agit de réfléchir aux manières d’aller à la rencontre du justiciable et de lui fournir des explications. Au sein du comité de pilotage de la convention, où le ministère de la justice est en première ligne, nous avons commencé à travailler autour de visioconférences : elles se tiendraient dans les agences France Services, qui sont, me semble-t-il, en cours de déploiement en outre-mer, et dans les centres d’accès au droit qui disposent en général de matériel informatique. Un greffier ou l’un de ses collaborateurs apporterait, au nom des juridictions, des réponses aux questions des justiciables et les orienterait. Cette solution semble assez facile à déployer et ma profession est prête à s’engager.
M. Joseph Rivière (RN). Avez-vous identifié les causes des difficultés des entreprises en outre-mer ?
M. Vincent Geneste. Les chiffres en outre-mer reflètent des mouvements plus accentués qu’en métropole, comme le montre le bilan trimestriel de l’activité des entreprises que l’observatoire statistique du CNGTC établit en partenariat avec la Conférence générale des juges consulaires de France, la Caisse des dépôts et Infogreffe. L’instabilité générée par la crise économique, les guerres – songeons à l’Ukraine ou à la Palestine –, les problèmes d’approvisionnement, la déstabilisation du monde, l’absence de gouvernement en France semblent avoir un impact plus fort dans les territoires ultramarins, où la vie est plus chère, où l’approvisionnement est plus difficile, où les déplacements sont plus longs, où les connexions internet sont exposées aux coupures d’électricité, où les événements climatiques pèsent. Les entreprises en difficulté sont omniprésentes ; nous avons enregistré un fort mouvement de radiations à la fin de l’année 2024. La France métropolitaine n’est pas épargnée par ces phénomènes : les défaillances d’entreprises ont atteint un pic historique.
De manière générale, comment expliquer cette situation à l’échelon national ? Pendant la crise du covid, l’économie française était placée sous perfusion et les dettes se sont étalées. Maintenant qu’on revient à un cycle économique normal, les taux sont élevés, la conjoncture est difficile et le nombre des défaillances d’entreprises est élevé. Je pense toutefois que le plus dur est passé : j’ai bon espoir que, dans les deux à trois prochaines années, il y ait un retour à un cycle bas, avec plus de créations et moins de défaillances. Pour cela, il faut que le tissu économique se renouvelle, ce qui nécessite des mesures incitatives, notamment sur plan fiscal, en particulier dans le secteur de la construction après l’extinction du dispositif Pinel et d’autres dispositifs fiscaux spécifiques à l’outre-mer. Les Français sont dans une situation d’attentisme, ils ont peur, ce dont témoigne l’immobilisation de leur épargne, et cela a des conséquences pour les commerces de proximité et les services. Nous avons besoin de stabilité politique et d’encouragements à consommer. Tant que nous ne sortirons pas de cette période un peu trouble, les difficultés pour les entreprises demeureront.
M. Joseph Rivière (RN). D’après vous, la fiscalité constitue donc un levier primordial pour relancer l’activité économique et retrouver une stabilité d’ici à deux ou trois ans.
M. Vincent Geneste. En effet. Nous le voyons en particulier dans la construction, d’après les retours des acteurs que nous côtoyons, qu’il s’agisse de juges consulaires ou de chefs d’entreprise. Dès qu’un dispositif s’appliquant au neuf disparaît sans être remplacé, les entreprises du secteur sont confrontées à des difficultés. Compte tenu du prix des matériaux et d’autres facteurs, elles peinent à être compétitives face à l’ancien rénové ou à l’ancien récent. Tant que l’État ne facilitera pas l’investissement dans le neuf, la construction souffrira. Tant que les Français seront inquiets, ils ne consommeront pas et continueront d’épargner, ce qui pèsera sur les commerces et les services.
M. Joseph Rivière (RN). Dans le secteur du bâtiment, qui est le plus affecté par les difficultés économiques, il faut donc une fiscalité adaptée. Il importe aussi que les Français retrouvent du pouvoir d’achat pour consommer local, ce qui redonnera de l’oxygène aux commerces de proximité.
M. Vincent Geneste. C’est exactement ça.
M. Michel Peslier. Le maître-mot qui unit nos préoccupations est la confiance. Hermès alias Mercure est le dieu du commerce mais aussi, rappelons-le, le dieu des voleurs.
M. le président Frantz Gumbs. Je vous remercie infiniment pour vos contributions, messieurs. N’hésitez pas à nous communiquer tout élément qui pourrait contribuer à notre réflexion.
M. Michel Peslier. Je ne sais s’il est correct de prendre la parole après vous, monsieur le président, mais je tiens à soumettre à votre commission d’enquête un élément supplémentaire. Le monde ultramarin est très particulier, pour employer une litote. Il y a, semble-t-il, de fortes connexions dans les milieux d’affaires entre les Antilles et La Réunion et une attention spéciale me paraît devoir être portée au rôle des mandataires judiciaires – qui, à la différence des magistrats, restent en place –, rôle renforcé par les particularités locales. Je vous laisse lire entre les lignes.
M. le président Frantz Gumbs. Nous méditerons peut-être sur votre dernière intervention. Nous sommes preneurs de toute autre information sur ce sujet que vous venez d’effleurer.
La séance s’achève à quinze heures.
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Présents. – M. Frantz Gumbs, M. Davy Rimane, M. Joseph Rivière
Excusé. – M. Yoann Gillet