Compte rendu

Commission d’enquête
sur les dysfonctionnements
obstruant l’accès à une justice adaptée aux besoins
des justiciables ultramarins

– Audition commune, ouverte à la presse, de M. Thierry-Xavier Girardot, secrétaire général du Conseil d’État, de Mme Cécile Nissen, secrétaire générale adjointe, et de M. Serge Gouès, conseiller d’État              2

– Présences en réunion................................13

 


Lundi
29 septembre 2025

Séance de 15 heures

Compte rendu n° 31

session 2024-2025

Présidence de
M. Frantz Gumbs,
Président de la commission

 


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La séance est ouverte à quinze heures dix.

M. le président Frantz Gumbs. Puisque la justice administrative entre dans le champ de la commission d’enquête, il nous a paru indispensable d’entendre le Conseil d’État.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Thierry-Xavier Girardot, Mme Cécile Nissen et M. Serge Gouès prêtent successivement serment.)

M. Thierry-Xavier Girardot, secrétaire général du Conseil d’État. Depuis 1990, le Conseil d’État assure la gestion des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel.

Les collectivités d’outre-mer comptent onze tribunaux administratifs.

Dans les Antilles, trois sont permanents : en Guyane, en Martinique et en Guadeloupe. Les magistrats et les membres du personnel de Martinique composent le tribunal de Saint-Pierre-et-Miquelon ; ceux de la Guadeloupe composent le tribunal de Saint-Martin et celui de Saint-Barthélemy.

Dans le Pacifique se trouvent le tribunal de Nouvelle-Calédonie et celui de Polynésie française ; celui de Wallis-et-Futuna est composé des personnels – magistrats et agents de greffe – du tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie.

Enfin, les magistrats du tribunal administratif de La Réunion composent également le tribunal administratif de Mayotte, mais ce dernier dispose d’un greffe permanent, distinct de celui de La Réunion.

Lorsque le tribunal administratif n’est pas sur place, il s’y rend à échéance régulière, au moins une fois par an ; pour les affaires urgentes, il juge par visioconférence. Mayotte fait exception parce que le greffe est permanent et parce que le volume d’activité est nettement supérieur à celui des autres tribunaux non permanents : les magistrats y font des séjours réguliers et de nombreuses séances sont organisées en visioconférence, de manière régulière.

La plupart des tribunaux d’outre-mer ont une seule chambre, quatre ou cinq magistrats et autant d’agents de greffe. Celui de la Guadeloupe compte deux chambres, huit magistrats et une dizaine d’agents de greffe ; celui de La Réunion et de Mayotte a trois chambres et seize magistrats, lesquels peuvent se relayer dans les deux tribunaux.

En 2024, quelque 280 000 requêtes ont été introduites devant l’ensemble des tribunaux administratifs, dont un peu plus de 10 000 dans les collectivités d’outre-mer. Les situations sont très variables. Le tribunal de Mayotte en reçoit la majorité, essentiellement des recours formés par des étrangers contre des décisions d’obligation de quitter le territoire français (OQTF). Les activités des tribunaux de Guadeloupe, de Guyane et de La Réunion sont comparables, mais les contentieux peuvent varier – en Guyane, ils sont souvent relatifs aux demandes de titre de séjour. En Martinique, en Polynésie et en Nouvelle-Calédonie, l’activité est moindre.

M. Serge Gouès, conseiller d’État. Ayant eu l’honneur de présider les tribunaux administratifs de la Guadeloupe, de Saint-Barthélemy et de Saint-Martin, j’ai une pratique du terrain différente de celle du Conseil d’État, qui gère l’ensemble.

Je veux d’abord parler d’accès au droit. Nous avons mené en Guadeloupe une expérience qui a abouti à un dispositif désormais bien ancré : nous avons créé un point d’accès au droit, nommé point justice. Il nous a fallu beaucoup de détermination : nous avons dû convaincre les avocats et trouver une salle ; les agents de greffe devaient être prêts à accueillir des personnes qu’on ne voyait pas habituellement dans la juridiction. Pour faire court, le résultat, c’est une permanence gratuite de trois heures tous les quinze jours. Un avocat bénévole écoute les citoyens par tranche d’une demi-heure. En deux ans, le dispositif a permis de recevoir plus de 250 personnes, qui ne seraient pas venues autrement : c’est un vrai succès. Parfois, évidemment, cela débouche sur un recours, mais parfois, grâce aux bons conseils de l’avocat, l’affaire est résolue dès le départ. Un tel résultat ne s’obtient pas d’un coup : il faut une bonne entente entre le tribunal administratif, le barreau et le conseil départemental de l’accès au droit (CDAD).

Mon expérience de terrain m’amène aussi à évoquer les audiences à Saint-Martin et à Saint-Barthélemy. Ce n’est pas évident non plus parce qu’il n’y a pas de tribunal en dur. À Saint-Martin, nous avons passé des accords avec le tribunal judiciaire de Marigot, afin de disposer de la salle d’audience deux fois par an en moyenne. À Saint-Barthélemy, le problème est différent : il n’y a pas de tribunal sur place. Il a donc fallu faire preuve d’imagination. Nous avons signé un accord avec la capitainerie du port ; elle a mis à notre disposition une salle, que nous avons transformée en salle d’audience, en apportant tous les attributs nécessaires – une Marianne, un drapeau français –, des tables et des chaises.

Mme Cécile Nissen, secrétaire générale adjointe. Le secrétariat général du Conseil d’État s’occupe notamment de l’équipement, avec la direction éponyme, et du numérique, avec la direction des systèmes d’information. Nous avons des contacts réguliers avec nos collègues des tribunaux concernés. Nous veillons à la construction, à l’entretien et à la rénovation des bâtiments, dans lesquels nous avons fait beaucoup d’investissements ces dernières années. Dans quelques cas, des améliorations sont encore possibles, en particulier à Mayotte. Nous suivons ces questions avec attention.

S’agissant du numérique, la question des visio-audiences est prégnante dans les territoires d’outre-mer. Nous veillons à doter ces juridictions d’équipements satisfaisants et fonctionnels.

M. le président Frantz Gumbs. Pourquoi et depuis quand les tribunaux administratifs sont-ils gérés par le Conseil d’État, et non par le ministère de la justice comme les juridictions judiciaires ?

M. Thierry-Xavier Girardot. Les tribunaux administratifs émanent des conseils de préfecture, aussi ont-ils longtemps dépendu du ministère de l’intérieur. Dans les collectivités d’outre-mer, les territoires d’outre-mer avaient des conseils du contentieux administratif tandis que les départements avaient des conseils de préfecture ; créés au moment de la départementalisation, ces derniers étaient gérés par le service des tribunaux administratifs, qui relevait du ministère de l’intérieur où il avait une certaine autonomie.

En 1986, une loi visant à renforcer l’indépendance et l’impartialité des tribunaux administratifs a donné des prérogatives importantes au Conseil supérieur des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel (CSTACAA). Celui-ci est un peu à la justice administrative ce que le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) est à la justice judiciaire.

En 1987, la gestion des tribunaux administratifs a été transférée au Conseil d’État, en même temps que les crédits du Conseil d’État étaient rattachés au ministère de la justice – ils le furent jusqu’en 1990. Cela s’explique sans doute en partie par l’existence au Conseil d’État d’une mission d’inspection des juridictions administratives, créée en 1945 : dans les faits, le Conseil d’État s’occupait déjà des tribunaux administratifs, en évaluant leur fonctionnement et en proposant des améliorations. La loi du 31 décembre 1987, qui visait principalement à instituer les cours administratives d’appel, contient une disposition qui, en modifiant la composition du Conseil supérieur, marquait la volonté de transférer la gestion des tribunaux administratifs au Conseil d’État, ce qui fut fait au 1er janvier 1990. À cette occasion, les services administratifs du Conseil d’État ont été étoffés par transfert de ceux du ministère de l’intérieur auparavant chargés de cette tâche.

En 2006, avec l’entrée en vigueur de la loi organique relative aux lois de finances (Lolf), une mission Conseil et contrôle de l’État a été créée, qui contient un programme Conseil d’État et autres juridictions administratives. Elle est rattachée aux services du Premier ministre. Dans les faits, le Conseil d’État jouit d’une grande autonomie pour gérer ses crédits. Par ailleurs, nous continuons à entretenir des relations étroites avec le ministère de la justice : beaucoup de décisions de nomination dépendent d’arrêtés du garde des sceaux ou de décrets qu’il contresigne.

L’équipe qui gère les tribunaux administratifs s’occupe donc également du Conseil d’État et des cours administratives d’appel. Elle a depuis été aussi chargée de la Cour nationale du droit d’asile, puis du Tribunal du stationnement payant, juridiction spécialisée installée à Limoges.

M. Davy Rimane, rapporteur. Le fonctionnement que vous venez de décrire vous permet-il de répondre aux besoins des juridictions et de réagir rapidement à leurs demandes ? Nous nous sommes rendus dans plusieurs territoires : les délais entre la demande et la réponse ne sont pas négligeables.

M. Thierry-Xavier Girardot. Les crédits sont rattachés au Premier ministre, mais ils sont inscrits dans un programme placé sous la responsabilité du vice-président du Conseil d’État. Avec l’équipe qui agit par délégation, c’est-à-dire le secrétariat général, celui-ci jouit d’une grande autonomie d’exécution. Matignon n’intervient pas.

La Lolf impose que chaque programme soit rattaché à un ministère. Le Premier ministre ou, plus souvent, un ministre délégué auprès de lui défend nos crédits pendant la discussion budgétaire. En revanche, nous préparons nous-mêmes le budget, avec la direction du budget. Certes, les arbitrages sont rendus à Matignon, mais c’est vrai pour tout le monde.

En ce qui concerne les nominations, beaucoup de décisions sont signées par le vice-président du Conseil d’État. Certaines passent par des arrêtés ou des décrets du ministre de la justice ; elles ont le plus souvent été préparées par les services du Conseil d’État et soumises, selon les cas, à l’avis ou à l’accord du Conseil supérieur du tribunal administratif, qui gère les carrières dans les tribunaux administratifs.

Cette organisation est efficace, car la chaîne de commandement est très courte – je parle sous le contrôle de l’ancien président du tribunal administratif de Guadeloupe, qui a l’expérience de l’autre côté. Quand un président de tribunal administratif, que ce soit dans l’Hexagone ou en outre-mer, est confronté à une difficulté, il peut facilement nous appeler ; quant à nous, nous sommes en mesure de prendre des décisions rapidement, sans avoir besoin d’attendre l’arbitrage d’une instance supérieure.

L’épidémie de covid a prouvé l’efficacité de la chaîne de décision ; notre capacité de nous adapter rapidement aux circonstances s’est alors révélée précieuse. De même, lors du passage du cyclone Chido, nous étions quotidiennement en contact direct avec la greffière en chef du tribunal administratif de Mayotte et avec le président, installé à La Réunion.

M. Davy Rimane, rapporteur. Nous avons visité le tribunal administratif de Guadeloupe : c’est un beau tribunal. Vous l’avez expliqué, à Saint-Barthélemy, il n’y a pas de local permanent, c’est compliqué. À Mayotte, c’était déjà compliqué avant Chido ; depuis, n’en parlons même pas. En Guyane, le tribunal est installé dans une ancienne maison ; le résultat n’est pas trop mal, mais l’exiguïté est contraignante.

Les besoins des territoires sont connus. Le Conseil d’État envisage-t-il d’investir pour y remédier rapidement ?

Mme Cécile Nissen, secrétaire générale adjointe. Le Conseil d’État connaît la situation des bâtiments de tous les tribunaux administratifs. Dans les territoires ultramarins, où les situations sont variables, nous sommes attentifs aux opportunités qui se présentent. Les locaux du tribunal administratif de Guadeloupe ont été livrés il y a trois ans : ils font effectivement partie des plus beaux en outre-mer. En Martinique, un bâtiment neuf a été livré en 2016. Dans certaines juridictions, comme la Polynésie française, les tribunaux administratif et judiciaire sont installés ensemble. En Nouvelle-Calédonie, les locaux ne sont pas spécifiquement consacrés à la juridiction, mais ils sont confortables et fonctionnels.

Les deux principales difficultés concernent la Guyane et Mayotte. En Guyane, le problème sera bientôt résolu : nous participons à la construction d’une cité de justice à Cayenne, qui rassemblera tous les tribunaux. Elle devrait être livrée en 2027 – les travaux ne sont pas en retard.

À Mayotte, la juridiction est installée dans un local d’habitation, sur plusieurs niveaux, parce que le bâtiment ne pouvait l’accueillir d’un seul tenant. Chido a provoqué des dégâts majeurs. Heureusement, aucun membre du personnel n’a été blessé et les difficultés de chacun ont pu être résolues assez rapidement. Pour ce qui concerne la juridiction, nous n’avons pas pleinement la main car les locaux appartiennent à une SEM (société d’économie mixte) ; de plus, le bailleur est également mobilisé pour de nombreux locaux d’habitation et de bâtiments publics alentour. Nous sommes en contact étroit avec la SEM pour que soient entrepris les travaux nécessaires. Le principal problème vient du toit : en partie arraché et provisoirement bâché, il connaît des infiltrations en cas de fortes pluies. Certains travaux ont commencé ; nous attendons une planification plus précise pour connaître leur date d’achèvement.

Il existe par ailleurs une perspective de relogement : nous avons fait des efforts pour qu’un terrain nous soit affecté. C’est en cours. Il s’agit de l’ancien terrain de l’ARS (agence régionale de santé). Il faudra néanmoins résoudre une question de disponibilité budgétaire pour pouvoir y conduire des travaux. Dès que les crédits nous auront été attribués, nous pourrons envisager de reloger cette juridiction.

M. Davy Rimane, rapporteur. Qu’en est-il du financement de tels investissements ? Dépend-il de la disponibilité des crédits ou bien le Conseil d’État formule-t-il des demandes particulières à qui de droit ?

Par ailleurs, on nous a indiqué à de nombreuses reprises que les magistrats qui arrivaient en poste en Guyane et à Mayotte ne bénéficiaient pas forcément d’un accompagnement lors de leur installation. Beaucoup doivent se débrouiller, notamment pour trouver un logement. Comment appréhendez-vous ces réalités ?

M. Thierry-Xavier Girardot. S’agissant des travaux que nous pilotons, il faut distinguer selon l’ampleur des projets. Les plus importants d’entre eux font l’objet, lors de la préparation du projet de loi de finances, d’une discussion avec la direction du budget, discussion qui aboutit à un arbitrage politique et, le cas échéant, à l’inscription des crédits nécessaires dans le projet de loi de finances. Ainsi avons-nous obtenu l’accord de l’autorité budgétaire pour que la juridiction administrative contribue à hauteur de 5 millions d’euros à la construction de la cité judiciaire de Guyane. Quant aux travaux de moindre ampleur, ils sont financés, en fonction d’un ordre de priorité que nous fixons, grâce à un volume de crédits réservés à cet effet et ajustés au fil de l’eau.

Il est vrai que la question de l’accès au logement des personnels affectés dans les juridictions d’outre-mer, voire celle de l’accès à l’emploi des membres de leur famille, n’est pas simple. Pour faciliter leur installation, le Conseil d’État s’appuie essentiellement sur les contacts que les présidents de tribunal administratif peuvent nouer localement, notamment avec les services de l’État. Par ailleurs, nous permettons aux magistrats affectés dans une collectivité d’outre-mer d’effectuer, en amont de leur affectation, un séjour sur place d’au moins une semaine pour se renseigner et prendre des contacts. L’entraide est importante. Il arrive, par exemple, que le magistrat qui arrive dans une juridiction pour remplacer un collègue reprenne son logement.

Ces difficultés, variables selon les collectivités, existent, mais elles sont surmontées : tous les magistrats trouvent un logement, même si cela se fait dans des conditions qui peuvent correspondre plus ou moins à leurs souhaits. Quant à l’accès du conjoint à l’emploi, la situation peut être plus difficile : cela dépend du secteur d’activité et des possibilités de la collectivité.

M. Davy Rimane, rapporteur. Un magistrat nous a indiqué qu’il avait dû, pendant un mois, se loger à l’hôtel et louer des Airbnb, si bien qu’il a été contraint de retarder l’arrivée de sa famille. Certains sont obligés de recourir au système D pendant un certain temps. Ce n’est pas optimal. Ils ne sont pas mis dans les meilleures conditions pour faire leur travail alors qu’ils doivent parfois faire face à de nombreux dossiers en souffrance.

M. Thierry-Xavier Girardot. Il est vrai, je l’ai dit, que la situation peut être difficile. De fait, nous ne disposons pas d’un parc de logements de fonction que nous pourrions attribuer à nos personnels. C’est pourquoi nous avons développé récemment la pratique consistant à permettre aux magistrats affectés outre-mer de se rendre sur place avant leur prise de fonctions. En outre, il est convenu avec les présidents de juridiction que la charge de travail du magistrat nouvellement affecté est aménagée afin qu’il dispose du temps nécessaire à son installation.

M. le président Frantz Gumbs. Qu’en est-il de l’adaptation de ces personnels aux réalités culturelles, économiques et sociales des territoires où ils sont affectés ? Une formation spécifique est-elle prévue pour la faciliter, à l’instar de ce qui se pratique dans les juridictions judiciaires ? Je pense aux difficultés que peuvent rencontrer les personnels affectés dans des territoires tels que la Guyane, Mayotte ou la Polynésie française, dont l’identité culturelle est forte et très différente de celle de l’Hexagone.

M. Thierry-Xavier Girardot. Nous organisons des séances de visioconférence auxquelles participent les présidents des tribunaux d’outre-mer afin qu’ils expliquent les particularités de ces territoires. Le nombre des affectations qui interviennent chaque année dans les juridictions d’outre-mer est relativement limité, car ces juridictions sont, pour la plupart, de petite taille et ne comptent parfois que quatre ou cinq magistrats. Pour plusieurs d’entre elles, le renouvellement est néanmoins régulier ; souvent, un nouveau magistrat arrive chaque année. Sa formation est, pour l’essentiel, prise en charge par le président du tribunal administratif local.

M. Serge Gouès. Je peux vous dire, pour avoir accueilli plusieurs magistrats, que des contacts réguliers sont pris dès que la décision de leur affectation est connue. Je leur ai toujours tenu un langage de vérité en les prévenant qu’il ne serait pas facile de trouver un logement, par exemple. Mais j’ai fait des recherches pour eux, je leur ai soumis des listes et j’ai même réalisé des vidéos de visite. Plus que de débrouille, je parlerais d’anticipation et de solidarité. Quant aux aménagements évoqués par M. le secrétaire général, ils sont bien réels. Nous sommes particulièrement attentifs à ne pas confier de gros dossiers aux magistrats qui viennent de prendre leurs fonctions. La solidarité entre les agents, personnels de greffe ou magistrats, fonctionne. Personne ne se retrouve à la rue. Certes, il arrive que le magistrat doive, à son arrivée, louer un gîte ou un logement par Airbnb, mais le problème est très vite résolu.

M. le président Frantz Gumbs. Combien de temps, en moyenne, un magistrat reste-t-il en poste dans les outre-mer ? Parvenez-vous toujours à remplacer facilement ceux qui changent d’affectation ? On me dit que certains territoires sont plus attractifs que d’autres.

M. Thierry-Xavier Girardot. Je vous le confirme : la situation varie fortement d’une collectivité à l’autre et peut varier dans le temps pour un même territoire. Il faut dire que le nombre des magistrats concernés est très faible. Néanmoins, à ce jour, nous n’avons jamais rencontré de difficultés pour pourvoir les postes en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française : il s’est toujours trouvé des magistrats expérimentés pour y demander leur mutation. La situation en Nouvelle-Calédonie pourrait cependant susciter l’inquiétude et le nombre des demandes pourrait se réduire. À La Réunion également, où les effectifs sont un peu plus nombreux, les demandes de mutation suffisent généralement à pourvoir les postes. La situation est plus variable pour les Antilles et la Guyane, où il arrive que, faute de demandes de mutation, les postes ne puissent être pourvus que grâce à des magistrats nouvellement recrutés – c’est un cas de figure que nous souhaitons limiter autant que possible.

Nous avons aménagé certaines règles de gestion afin de rendre le passage dans une juridiction d’outre-mer plus attractif. Il a ainsi été prévu, lorsque les obligations de mobilité qui s’imposent aux magistrats ont été renforcées à la demande du gouvernement, que l’affectation pendant une durée de deux ans dans une juridiction d’outre-mer vaudrait mobilité. Nous avons également édicté des règles internes qui permettent aux magistrats affectés outre-mer et qui y restent au moins trois ans d’obtenir plus facilement un poste correspondant à leurs souhaits dans le cadre de leur affectation suivante.

Nous continuons à réfléchir aux moyens de développer l’attractivité de ces postes. On peut ainsi, tout simplement, améliorer la connaissance de la réalité des juridictions d’outre-mer : elles sont de taille réduite, mais leur place dans la vie sociale locale est importante et les magistrats qui y sont affectés traitent des dossiers d’une grande diversité. Nous organisons également des webinaires qui permettent aux magistrats affectés outre-mer de témoigner de leur expérience. Ces échanges suscitent de l’intérêt pour ces postes. Par ailleurs, les magistrats délégués auxquels nous avons recours pour faire face à un besoin ponctuel d’effectifs supplémentaires ou remplacer un départ en cours d’année dans une juridiction d’outre-mer peuvent, à l’occasion de ces brefs séjours, découvrir ces territoires. Ce type de mission peut susciter des vocations ou des souhaits de mutation.

Voilà les mesures que nous avons prises pour remédier aux problèmes d’attractivité. L’an dernier, par exemple, à la sortie du centre de formation des nouveaux magistrats, quelques-uns d’entre eux ont choisi l’outre-mer : aucun n’y a été contraint par la logique du classement.

M. le président Frantz Gumbs. On nous a parlé à plusieurs reprises de l’image que les justiciables ont de la justice. Quelle est la représentation des personnels issus de l’outre-mer au sein de la juridiction administrative ?

M. Thierry-Xavier Girardot. Sans doute faut-il distinguer entre les magistrats et les agents de greffe, dont une proportion importante est recrutée localement, parmi les habitants des collectivités d’outre-mer. Quant aux magistrats, quelques-uns d’entre eux sont issus des collectivités d’outre-mer, mais nous aimerions qu’ils soient plus nombreux – c’est une question importante et structurelle. C’est pourquoi nous nous efforçons de développer des partenariats avec les universités et d’offrir aux étudiants en droit public l’opportunité de faire des stages dans les juridictions. Nous souhaitons développer ces filières pour permettre à un plus grand nombre de candidats issus des collectivités d’outre-mer de réussir nos concours.

Nous n’avons pas de statistiques sur l’origine des magistrats, mais le tribunal administratif de Guadeloupe, par exemple, compte deux magistrats originaires de ce territoire et son président, originaire de Guyane, a des aïeux guadeloupéens. Toutefois, nous privilégions la mobilité. Nous ne souhaitons donc pas forcément que le tribunal de Guadeloupe compte de nombreux magistrats originaires de ce territoire. Il est important que certains le soient, mais aussi que les magistrats issus des collectivités d’outre-mer soient plus nombreux et présents dans l’ensemble de nos tribunaux. C’est une politique de long terme, que nous devons conduire notamment avec les universités.

M. Joseph Rivière (RN). Un des moyens de réaliser des économies consisterait à porter le temps de présence des magistrats dans les outre-mer de trois à six ans de manière à le faire coïncider avec la durée d’un mandat présidentiel, législatif ou local. Cette mesure pourrait d’ailleurs s’appliquer à d’autres corps de la fonction publique – je pense, par exemple, à la gendarmerie. Qu’en pensez-vous ?

M. Thierry-Xavier Girardot. Dans les juridictions d’outre-mer – c’est également vrai dans quelques juridictions de l’Hexagone –, certains magistrats, notamment les débutants, restent peu de temps – nos règles de gestion leur imposent de rester au moins deux ans, sauf circonstances personnelles particulières. Mais d’autres sont en poste depuis longtemps et se plaisent beaucoup dans la collectivité où ils sont installés.

Il est difficile de prévoir un dispositif autre qu’incitatif. Si l’on imposait aux magistrats affectés outre-mer d’y rester plus longtemps qu’à un poste dans l’Hexagone, ce serait peut-être désincitatif. J’ajoute que nous n’avons pas vraiment la main sur les dispositifs indemnitaires, qui relèvent d’actes réglementaires validés par les ministères. Peut-être les incitations que nous avons imaginées devraient-elles être ciblées sur les juridictions dont les besoins sont les plus grands. C’est une question à laquelle nous continuons de réfléchir.

M. Davy Rimane, rapporteur. Ne pourrait-on pas envisager l’implantation d’un tribunal administratif de plein exercice à Mayotte, compte tenu du nombre des contentieux traités par cette juridiction ?

Par ailleurs, ne serait-il pas pertinent de créer une cour administrative d’appel pour les Antilles et la Guyane, dont les tribunaux sont actuellement rattachés à celle de Bordeaux ?

M. Thierry-Xavier Girardot. À Mayotte, le contentieux a ceci de particulier qu’il est composé en très grande majorité de référés, jugés par un juge unique. Cette situation est liée au fait que les recours contre les décisions portant obligation de quitter le territoire français n’étant pas suspensifs en Guyane, à Mayotte, en Guadeloupe et en Martinique, les requérants déposent des référés-liberté ou des référés-suspension. Notre organisation actuelle nous permet de les traiter d’une manière qui nous semble relativement satisfaisante. Des magistrats – en l’espèce, ceux de La Réunion – se rendent très fréquemment à Mayotte. Pour des raisons d’attractivité, il serait difficile d’avoir des magistrats en résidence sur place. Ce ne serait possible qu’en imaginant des aménagements particuliers, analogues à ceux de nos collègues de l’ordre judiciaire, comme des séjours de six mois, par exemple.

M. Davy Rimane, rapporteur. Vous considérez donc que l’organisation actuelle est satisfaisante. Une fois un référé-liberté déposé, combien de temps faut-il au juge pour rendre sa décision ?

M. Thierry-Xavier Girardot. S’agissant des référés-liberté, soit le juge est présent à Mayotte, soit il procède par visioconférence depuis La Réunion. Lorsqu’il est sur place, il statue souvent sous vingt-quatre heures ; les étrangers placés en centre de rétention sont généralement mis dans un bateau dès le lendemain – pour la grande masse des requérants, venus des Comores. Pour que la décision de justice soit effective et utile, le tribunal s’efforce de juger dans des délais très brefs.

Pour répondre à votre précédente question, le volume des appels formés sur les jugements rendus par les tribunaux administratifs des Antilles et de la Guyane, relativement limité, ne justifie pas la création d’une cour administrative d’appel dédiée. Compte tenu des moyens actuels, la création d’une telle cour me semble difficilement envisageable.

Concernant de manière plus générale le problème de l’éloignement entre le juge de première instance et le juge d’appel, une solution partielle a été apportée par l’introduction récente dans le code de justice administrative d’une disposition permettant au président de la formation de jugement d’autoriser une partie à intervenir en visioconférence. Cette disposition s’applique à l’ensemble des tribunaux et cours d’appel administratifs. Ainsi, les requérants vivant outre-mer peuvent intervenir devant le juge d’appel et, inversement, des cabinets d’avocats basés en métropole peuvent défendre leurs clients devant des juridictions ultramarines. Cela arrive assez rarement, mais c’est une possibilité nouvelle.

M. Davy Rimane, rapporteur. Les appels formés depuis les Antilles ou la Guyane auprès de la cour d’appel de Bordeaux ne sont certes pas pléthoriques, mais les cas de justiciables ultramarins ayant dû financer leur déplacement à Bordeaux sont suffisamment nombreux pour que nous vous posions la question.

Considérez-vous que l’organisation de la justice administrative dans les territoires d’outre-mer permet aux justiciables d’accéder à une justice d’une qualité équivalente à celle appliquée dans l’Hexagone, tenant compte des réalités de chaque territoire ?

M. Thierry-Xavier Girardot. Oui, nous y sommes très attachés.

Nos exigences vis-à-vis des juridictions d’outre-mer sont les mêmes que vis-à-vis des juridictions de l’Hexagone. Nos missions d’inspection portent sur l’ensemble des juridictions et se prononcent sur la qualité de leur fonctionnement dans les mêmes conditions, quel que soit leur lieu d’implantation. La justice administrative est rendue selon les mêmes critères et la même exigence de qualité.

Il est vrai que, dans plusieurs collectivités, certaines parties de la population ont moins facilement accès au juge, pour des raisons soit géographiques, comme en Guyane ou en Polynésie, soit linguistiques et culturelles. Pour y remédier, nous devons mener des actions avec l’ensemble des acteurs de la justice. C’était le sens de la création des points justice ou de la conduite d’opérations plus ponctuelles comme la pirogue du droit en Guyane – des professionnels du droit remontent les fleuves pour expliquer aux populations locales le fonctionnement de la justice. Il nous faut sans doute poursuivre ces efforts pour que l’ensemble de la population soit aussi bien informé que possible de ses droits.

Il est relativement facile de saisir le tribunal administratif grâce au télérecours citoyen, mais encore faut-il en connaître les voies d’accès. La situation est différente concernant la procédure d’appel, puisqu’elle est essentiellement écrite et que le recours à un avocat est presque toujours obligatoire ; le fait que le nombre d’avocats spécialisés en droit public est limité dans certaines collectivités peut ainsi constituer un frein. En tout état de cause, cependant, la capacité de faire appel est la même outre-mer et dans l’Hexagone.

M. Davy Rimane, rapporteur. De manière générale, le droit administratif est éloigné de nos concitoyens, qui n’ont pas le réflexe de s’en saisir. C’est pourquoi, bien souvent, un justiciable qui veut saisir la juridiction administrative fait appel à un avocat. Or, dans mon territoire, et sans doute aussi à Mayotte, très peu de nos concitoyens ont les moyens de payer un avocat pour ester ; en d’autres termes, des justiciables ne saisissent pas la justice par manque de moyens.

Dans les territoires les moins enclavés, il leur est possible d’être accompagné par des associations, en particulier pour les procédures de référé-liberté portant sur des OQTF. Mais pour d’autres contentieux administratifs, un avocat est nécessaire.

Prenons l’exemple des arrêtés pris par le préfet de Guyane dans le cadre du dispositif « 100 % contrôle »: sans un avocat, il est très difficile pour nos concitoyens de déposer un référé-liberté pour faire valoir leurs droits et contester l’arrêté qui les bloque sur le territoire sans fondement. En d’autres termes, dans certaines parties du territoire de la République, des citoyens n’ont pas accès aux moyens leur permettant de défendre leurs droits fondamentaux.

M. Thierry-Xavier Girardot. Je ne peux évidemment pas me prononcer sur la légalité des procédures appliquées en Guyane, qui font l’objet de contentieux.

Les personnes qui n’ont pas les moyens de prendre un avocat peuvent bénéficier de l’aide juridictionnelle – encore faut-il qu’elles en aient connaissance. C’est pourquoi nous saisissons toutes les occasions pour informer aussi largement que possible nos concitoyens du rôle de la justice administrative et de la manière de la saisir.

La justice administrative est très attachée aux aspects concrets. Habituée à traiter des requêtes formulées par des non-professionnels du droit, elle n’exige pas un formalisme poussé et les magistrats s’attachent à donner un plein effet à l’argumentation de ces requérants en l’absence de ministère d’avocat.

Il est vrai que tout le monde ne connaît pas la procédure de référé-liberté, par exemple, et que, dans l’urgence, cela peut poser problème. Informer le public aussi largement que possible des différentes procédures fait partie de nos missions. À cet effet, nous avons récemment rénové les sites internet de tous les tribunaux administratifs.

M. le président Frantz Gumbs. Le télérecours est certainement une avancée significative pour faciliter l’accès à la justice administrative, à condition toutefois de disposer d’une connexion et de savoir se servir d’internet. Dans certaines localités, de nombreux citoyens souffrent d’illectronisme, voire d’illettrisme.

M. Gouès a évoqué tout à l’heure les points d’accès au droit de Guadeloupe. Si nous nous réjouissons de leur existence, nous nous interrogeons : ont-ils reçu des justiciables de Saint-Barthélemy ou de Saint-Martin, compte tenu de leur localisation ?

Avez-vous identifié des axes d’amélioration en matière d’accès au droit des citoyens, notamment par l’intermédiaire des CDA ? Il me semble que les chefs de juridiction font preuve de beaucoup d’inventivité pour rapprocher la justice des citoyens dans les endroits qui en sont éloignés, mais le Conseil d’État soutient-il une politique générale visant à encourager ces démarches ?

M. Thierry-Xavier Girardot. Je le disais, diffuser l’information relative à la justice administrative et à la manière de la saisir fait partie de notre mission.

La politique générale d’accès au droit relève davantage du ministère de la justice que du Conseil d’État, bien que celui-ci y prenne sa part : nous diffusons des informations et nouons des partenariats, notamment avec le milieu scolaire et les universités, pour que le plus grand nombre de nos concitoyens, en particulier ceux qui en sont les plus éloignés, aient connaissance du fonctionnement de la justice.

M. le président Frantz Gumbs. Avez-vous des relations particulières avec les localités où prédominent encore les pratiques coutumières ? Celles-ci jouissent d’une véritable légitimité auprès de certains de nos concitoyens, qui ont tendance à s’adresser plus facilement aux chefs de coutume qu’aux juges.

Mme Cécile Nissen. La prise en considération de ces réalités culturelles transparaît dans la manière dont les juridictions communiquent avec la population dans les territoires concernés, en s’appuyant sur les langues locales. Certaines juridictions, comme la Guyane, procèdent à des affichages en plusieurs langues ; d’autres ont imprimé des plaquettes d’information en reo tahiti en Polynésie, ou en créole à La Réunion. La direction de la communication du Conseil d’État a le projet d’en publier une en shimaoré pour Mayotte.

Dans ces territoires, les juridictions se saisissent de toutes les occasions pour aller à la rencontre des populations. En Guyane, le tribunal administratif a participé aux pirogues du droit. D’autres événements sont organisés, comme la Nuit du droit cette année en Guadeloupe, pour aller à la rencontre des professionnels du droit, des étudiants et des citoyens de manière générale et faire la transparence sur la vie de la juridiction.

M. Thierry-Xavier Girardot. Le vice-président du Conseil d’État, dans le cadre de sa mission de gestion des juridictions administratives, rend régulièrement visite aux quarante-deux tribunaux administratifs et aux neuf cours d’appel, incluant ceux des territoires ultramarins. À cette occasion, il prend contact avec les autorités coutumières, contact que les chefs des juridictions concernées ont aussi avec elles, naturellement, dans le cadre de leurs fonctions.

Mme Cécile Nissen. Permettez-moi de revenir sur le télérecours citoyen : nous avons lancé un vaste sondage national auprès des requérants qui nous sollicitent par ce biais afin d’identifier les difficultés rencontrées et les solutions qui permettraient d’en faciliter l’utilisation.

Nous souhaitons que le télérecours soit aussi accessible que possible et nous en promouvons l’utilisation. Toutefois, compte tenu de la fracture numérique qui perdure dans certains territoires, il n’est évidemment pas question d’empêcher les requérants de nous saisir par d’autres voies.

M. Serge Gouès. En Guadeloupe, les agents d’accueil ont été formés pour expliquer aux justiciables comment saisir le tribunal administratif, notamment par le biais du télérecours citoyen. Une plaquette d’information très simple a été éditée à cet effet. Nous avions mis à profit des modèles de requête élaborés par le Conseil d’État. Il ne s’agit pas de susciter le dépôt de requêtes, mais de fournir des modèles au public qui vient au tribunal.

M. Davy Rimane, rapporteur. Nous vous remercions pour vos réponses précises. Nous avons compris qu’il nous incombe, en tant que parlementaires, de dégager des moyens supplémentaires pour que les acteurs de la justice administrative puissent œuvrer dans de bonnes conditions dans les territoires ultramarins.

M. le président Frantz Gumbs. N’hésitez pas à nous transmettre tout élément complémentaire que vous jugeriez utile à nos travaux.

La séance s’achève à seize heures trente.

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Membres présents ou excusés

Présents. – M. Frantz Gumbs, M. Davy Rimane, M. Joseph Rivière

Excusé. – M. Yoann Gillet