Compte rendu
Commission d’enquête
sur les dysfonctionnements
obstruant l’accès à une justice adaptée aux besoins
des justiciables ultramarins
– Audition, ouverte à la presse, de Mme Yvane Goua, Mme Patricia Govindin, M. Mario Govindin et M. Olivier Goudet, représentants de l’association Trop'Violans 973 2
– Présences en réunion................................12
Lundi
29 septembre 2025
Séance de 17 heures
Compte rendu n° 32
session 2024-2025
Présidence de
M. Frantz Gumbs,
Président de la commission
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La séance est ouverte à dix-sept heures.
M. le président Frantz Gumbs. Pour évoquer aujourd’hui plus particulièrement la situation de la Guyane, territoire auquel nous avons consacré un déplacement début septembre, nous accueillons des représentants de l’association Trop’Violans 973.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Yvane Goua, M. Olivier Goudet, Mme Patricia Govindin et M. Mario Govindin prêtent successivement serment.)
M. Mario Govindin, membre de l’association Trop’Violans 973. Je suis membre du conseil d’administration de l’association.
Mme Patricia Govindin, membre de l’association Trop’Violans 973. Je suis également membre du conseil d’administration, et chargée de la communication de l’association.
M. Olivier Goudet, président de l’association Trop’Violans 973. Je suis président de l’association. C’est Mme Yvane Goua qui prendra la parole au nom de celle-ci.
Mme Yvane Goua, membre de l’association Trop’Violans 973. Je suis porte-parole et responsable de cette association qui met en œuvre de la médiation sociale et de la prévention de la délinquance, tant aux abords des établissements scolaires que dans les quartiers, qu’ils soient dits prioritaires ou non, car le besoin s’en fait parfois sentir aussi dans les quartiers non prioritaires. Depuis fin 2020, l’association Trop’Violans emploie des salariés, essentiellement des jeunes, car nous faisons également de l’insertion sociale et professionnelle. Dans la prévention de la délinquance, nous misons sur le fait que ce soient des jeunes qui parlent à des jeunes. Nos salariés ont de 18 à 26 ans avec, en moyenne, des contrats d’une année en alternance, qui sont des contrats de professionnalisation ou d’apprentissage, ou encore des contrats aidés, comme les contrats PEC – parcours emploi compétences.
L’association Trop’Violans a été créée en octobre 2015. Voilà donc dix ans que nous faisons de la prévention, de la médiation sociale et du militantisme, et luttons, conformément à nos statuts, contre toutes les formes d’injustice, dont l’injustice administrative. De fait, en Guyane, de nombreuses procédures sont difficiles. La notion de justice administrative recouvre l’accès à un titre pour une personne immigrée, l’accès à la propriété, le droit au logement, le droit à la santé et l’accès aux soins. Nous aidons à débloquer des situations dans le cadre d’une médiation sociale pour pouvoir faire avancer les choses.
Nous sommes très imprégnés par tous les types de violences subies en Guyane – administrative, physique et morale. La collectivité est très touchée par les homicides et par le trafic de drogues. Face à cette délinquance, nous aimons apporter des solutions.
L’association Trop’Violans a également été, avec d’autres entités – comme la délégation aux outre-mer présidée, au sein de votre assemblée, par M. Rimane –, signataire des accords de Guyane, où nous représentions le pôle sécurité-justice.
Nous vous remercions de nous recevoir et de nous permettre d’échanger et d’exprimer notre vision. Les convocations que nous avons reçues indiquent que nous pouvons fournir d’autres éléments et vous ne devrez donc pas hésiter à nous en demander s’il faut argumenter plus avant nos propos.
Nous faisons un gros travail de terrain, recevant en moyenne 200 personnes chaque année au titre de l’assistance aux victimes et de la médiation sociale.
Une première partie de mon propos préliminaire, qui aura un caractère global, rendra compte de nos recherches et de notre travail sur les points qu’aborde votre commission. J’évoquerai ensuite l’accès à la justice, particulièrement l’accès au tribunal. Il est en effet très difficile, en Guyane, d’avoir accès à un tel lieu ouvert au justiciable et où il peut obtenir justice, qu’il soit victime ou qu’il soit de l’autre côté.
Le dernier point, sur lequel je m’étendrai davantage, concerne le 100 % contrôle, qui touche beaucoup notre association car nous recevons, au titre de l’assistance aux victimes, de nombreuses personnes ayant fait l’objet d’un arrêté qui les empêche de voyager. Il s’agit là, parlant d’accès à la justice – puisque c’est le sujet de votre commission –, d’un exemple flagrant de ce qui peut passer en Guyane et nulle part ailleurs.
Pour évoquer, en premier lieu, les différentes questions intéressant le travail de votre commission, je commencerai par l’articulation entre les règles coutumières et les règles de droit commun. En Guyane, on peut avoir à répondre devant un tribunal du fait d’avoir chassé, pêché ou construit son habitation d’une façon traditionnelle. Il faut régler cette situation car nous sommes un peuple multiple, composé d’une population amérindienne, bushinenguée et créole – entre autres, car d’autres encore ont rejoint ces trois piliers. Nous rencontrons ainsi, dans le cadre de notre assistance aux victimes, des populations amérindiennes ou bushinenguées qui se retrouvent devant le tribunal pour avoir simplement appliqué leurs traditions et exercé un droit coutumier – je peux en donner des exemples.
Nous avons été très impliqués dans la mobilisation contre le projet de la Montagne d’or et sommes satisfaits que ce projet n’ait pas eu lieu. Ce sont d’abord les populations amérindiennes qui se sont battues et nous sommes venus les renforcer. La communication et les commissions d’enquête ont permis de voir quel était le malaise qui entourait ce projet.
Un dernier exemple sur ce thème est celui d’un agriculteur, exerçant son métier depuis quarante ans et propriétaire d’un foncier agricole, qui a vu, à la suite de l’apparition d’un projet nouveau qui aurait pu être issu de la mairie ou de n’importe quelle autre instance, une modification de typologie – le plan local d’urbanisme (PLU) n’ayant pas encore été modifié –son foncier passer du statut agricole celui de zone naturelle.
M. le président Frantz Gumbs. Quelle est l’autorité qui change ainsi la typologie du foncier ?
Mme Yvane Goua. C’est le préfet de la Guyane, qui l’a fait d’autorité puisque ce changement ne s’inscrivait pas dans le cadre d’un PLU, sans prendre conscience des impacts que cela pouvait avoir. Quelques mois plus tard, l’Office français de la biodiversité a débarqué et a convoqué ce monsieur pour avoir construit sur son terrain, même s’il n’avait pas construit en béton, mais seulement des cabanes, qu’on appelle chez nous des carbets. Toujours est-il que cet agriculteur a été convoqué et placé en garde à vue alors qu’il ne faisait qu’exercer son métier sur un terrain dont il est propriétaire. Il me semble important de porter à la connaissance de votre commission ce genre d’aberrations touchant à la justice. Ce contexte n’est pas toutefois pas récent et le fait qu’il existe en Guyane des aires coutumière et des populations vivant encore selon leurs coutumes n’est pas une découverte. Le poids de la gestion et de l’administration ne doit pas peser sur des coutumes ancestrales.
Pour ce qui est de l’éloignement géographique du juge et de la difficulté d’accès au tribunal, mon territoire, qui est très fort pour l’innovation et la création, a les pirogues de la justice. Toutefois, hors cette solution ponctuelle qui a le mérite d’exister, certaines personnes, dans des communes éloignées, vivent le même quotidien que les habitants de Cayenne, de Kourou ou de Saint-Laurent, qui bénéficient, elles, de la présence d’un tribunal et de tout ce qui est nécessaire pour l’accès à la justice. La Guyane souffre d’un déficit de connaissance, mais le déficit d’accès au droit n’est, en fait, pas plus grand que dans l’Hexagone, où j’ai passé vingt ans. Malgré des populations différentes, des difficultés liées à la langue et la présence du droit coutumier, je ne trouve pas qu’on soit mieux informé de ses droits dans le 93, où j’ai vécu quinze ans, qu’en Guyane – qui souffre pourtant de l’éloignement et d’un manque de moyens matériels et humains. Je suis même tentée de dire que c’est une chance que les populations de Guyane ne soient pas informées de leurs droits car, si on devait répondre à toutes leurs questions en la matière, on aurait du mal à le faire.
Aujourd’hui, en effet, la machine judiciaire se consacre au phénomène des mules, sur lequel je reviendrai tout à l’heure à propos du 100 % contrôle. On a créé un système qui engorge les tribunaux avec des personnes qui devraient normalement contester des arrêtés, alors qu’on ne dispose pas de la machine humaine et matérielle qui le permette.
Il faudra régler la question de l’éloignement géographique du juge. En Guyane, les communes sont isolées – Camopi et Maripasoula n’ont pas changé de place ! Il faut donc régler ce problème, quelle que soit l’innovation que l’on peut déployer pour prendre des mesures ponctuelles ou à faible coût – car, de fait, nous mettons en œuvre des actions qui ne pèsent guère. Je représente la population, et non pas les instances qui gèrent – et qui font peut-être leur mieux. Cette population a l’impression qu’on veut mettre le moins possible d’argent et de moyens sur le territoire guyanais et, à la limite, qu’on serait félicité si on réussissait à faire ce qui doit être fait avec des moyens moindres. Or cela ne marche pas, car la population continue à croître et la délinquance à augmenter, et il y a toujours plus à faire en Guyane dans le domaine de la justice.
Quant à la dématérialisation croissante, en Guyane, nous en rêvons tous. Imaginez combien il est frustrant pour la population d’un territoire qui envoie des fusées de ne bénéficier que de deux routes nationales, la RN1 et la RN2, qui ont du reste encore des zones blanches où, faute de pouvoir appeler les secours en cas d’accident, on meurt. La dématérialisation croissante, pourquoi pas quand on connaît l’Hexagone mais, en Guyane, il faut y mettre les moyens, mettre de l’argent sur la table pour développer la justice et les moyens matériels. On ne pourra toutefois pas aller plus vite que la musique car, bien que ce territoire envoie des fusées, 54 % de sa population vivent sous le seuil de pauvreté. Cela vaut surtout dans les communes isolées où, à l’éloignement, s’ajoutent le chômage et la difficulté d’avoir un boulot ou une formation et d’accéder au strict minimum.
Sur l’attractivité de la juridiction ultramarine, à propos de laquelle d’autres personnes sont intervenues, je n’ajouterai rien, sinon que la Guyane, comme La Réunion ou la Martinique, n’aurait pas besoin d’être attractive si on formait déjà les locaux. À quel moment est-il envisageable ou possible que les personnes qui rendront la justice ou travailleront dans le secteur de la justice en Guyane soient des locaux – et je ne parle pas là que des postes de haut niveau ? Il faut former des futurs juges, greffiers ou notaires guyanais et, pour cela, il faut des écoles pour ce type de métiers. Or le territoire est pauvre en formations. Cela ne relève peut-être pas de votre commission, mais permettez-moi de faire un vœu que j’aurais dû formuler dès mon introduction : comme dans le cadre d’une autre commission à laquelle nous avons participé, consacrée au trafic de drogue, nous faisons le vœu que les conclusions de ces commissions ne soient pas qu’un rapport dont les préconisations ne seraient pas suivies d’effet. Comme je l’ai dit, ni Camopi ni Maripasoula n’ont changé de place et nous avons vraiment besoin que les choses avancent. Vous avez dû le voir en venant en Guyane : nous avons vraiment besoin qu’on nous donne un coup de pouce, qu’on fasse remonter les problèmes et qu’on force à ce que les choses se fassent.
Former des locaux est la seule réponse à la question de l’attractivité. Les locaux n’ont pas besoin d’être attirés et on dépensera moins d’argent, puisqu’on n’a pas besoin de leur donner 40 %, 50 % ou 60 % de primes, de les loger ou de leur promettre une voiture : les locaux seront simplement contents de rendre service et de faire le job pour leur territoire. Or c’est malheureusement trop rare.
2017 est une date importante car, dans les accords de Guyane, on a demandé une cité judiciaire à Cayenne et à Saint-Laurent, avec un centre pénitentiaire dans cette dernière ville. Or, alors qu’on a presque fini de construire le commissariat de Cayenne – et grand bien leur en fasse, car le précédent était déplorable – et tout ce qu’il faut pour loger toute la police nationale en Guyane, alors donc qu’on a mis les moyens pour la répression, on n’a pas même posé la première pierre des cités judiciaires. Je le regrette, car un tribunal est le lieu où l’on s’informe de ses droits, de la possibilité d’avoir l’aide juridictionnelle et un avocat. C’est un vrai problème d’accès à la justice. Il est désastreux de ne pas savoir où se trouve le tribunal de commerce, le tribunal judiciaire ou le tribunal d’appel. Lorsque le tribunal se trouvait dans les locaux du Larivot, personne ne savait où il était. Aujourd’hui encore, on en vient à envier les tribunaux de Martinique ou de Guadeloupe parce qu’ils disposent de soixante places et qu’en Guyane, la plus grande salle du Larivot en compte quinze ! Il ne s’agit pas de vouloir faire entrer plus de monde, mais c’est caractéristique du manque de moyens et d’outils mis à disposition pour travailler.
J’en viens au 100 % contrôle. Ce qui se passe avec ce dispositif est inadmissible, antirépublicain – selon moi, ce n’est même pas légal, mais c’est à vous de creuser cette question. Surtout, on a le sentiment qu’en Guyane, tout est possible et qu’on s’y permet des choses qu’on ne ferait pas ailleurs. Je rappelle que l’association Trop’Violans fait de la prévention contre le phénomène des mules. Nous allons parler aux jeunes aux abords des collèges et des lycées, nous rencontrons les recruteurs et les trafiquants. Il n’y a pas de débat : je ne suis pas là pour défendre les mules, mais le 100 % contrôle me force à le faire. Je ne suis pas la police.
Lorsque les personnes viennent nous dire qu’elles font l’objet d’un arrêté, c’est moi qui suis contrainte de faire des enquêtes pour trouver pourquoi. Souvent, on constate que les personnes concernées vivent dans l’Hexagone et sont empêchées de rentrer chez elles – je peux vous transmettre des cas d’arrêtés en ce sens – au motif qu’elles sont suspectées de transporter de la cocaïne. Nous sommes à 100 % pour les contrôles, mais il doit être garanti que ces personnes étaient de vrais transporteurs de cocaïne, auquel cas elles relèvent de la prison et de tout le dispositif y afférent. Dans le dossier du 100 % contrôle se pose donc un problème d’accès à la justice.
On a connu précédemment des arrêtés d’une durée de dix jours. D’après le préfet et le procureur, il n’y a pas beaucoup de contestations auprès du tribunal. Dont acte, mais je rappelle qu’il faut payer l’avocat et que, dès lors que 54 % de la population vivent sous le seuil de pauvreté et que l’accès aux avocats est difficile, ce n’est pas à la portée de tout le monde. Heureusement, nous sommes à l’origine, avec M. Rimane, de 80 % des dossiers transmis au tribunal. Nous accompagnons des gens dans des procédures de référé-liberté, mais nous le faisons pour leur permettre de partir, car ils ont été condamnés à rester en Guyane ! Le message est violent ! Parmi ces gens, des jeunes sont empêchés d’aller se former dans l’Hexagone en raison des soupçons dont ils font l’objet, d’autres personnes ne peuvent pas partir pour se soigner, en raison de nouvelles règles qui les obligent à être accompagnées d’un médecin pour pouvoir voyager. D’autres encore vivent tout simplement dans l’Hexagone et sont venues en vacances ou enterrer quelqu’un, et se retrouvent empêchées de partir.
La réduction de dix à cinq jours de la durée des arrêtés est un procédé très vicieux. En effet, la durée de dix jours a été supprimée parce que nous avons posé la question de savoir pourquoi certains arrêtés avaient une durée de dix jours et certains autres de cinq, la plupart des arrêtés de dix jours concernant des personnes issues de l’ouest de la Guyane – en fait, de Saint Laurent. Ne pouvant fournir d’explication, ils ont supprimé les arrêtés de dix jours. Cela nous pose toutefois un problème car nous espérons depuis un certain temps trouver parmi les dossiers que nous traitons celui qui nous emmènera au Conseil d’État ; or c’est impossible avec une durée de cinq jours. C’est une attaque directe au droit à l’accès à la justice. En effet, le délai est trop court pour pouvoir procéder à cet appel et, du reste, pour pouvoir faire appel, il faudrait perdre ; or nous gagnons la plupart des dossiers que nous accompagnons en référé.
L’arrêté suppose qu’une personne transporte potentiellement de la cocaïne sur la base d’un test urinaire positif. Renseignements pris, des spécialistes nous disent que le test urinaire n’a jamais démontré qu’une personne ayant de la cocaïne dans les urines transportait de la cocaïne, mais qu’elle en était consommatrice, ce qui est différent. Il se peut que quelques grammes passent parfois par là, mais le test ne garantit pas le résultat. Nous avons ainsi gagné de nombreux référés-liberté, en raison de faux positifs. Nous recourons à un laboratoire privé où l’analyse coûte 140 euros, pour contester le test urinaire pratiqué à l’aéroport. Au début, il était possible d’y emmener la personne et d’obtenir le résultat en quarante-huit heures. Depuis qu’ils se sont rendu compte que nous allions faire des tests dans le privé – « ils », ce sont ceux qui sont face à nous au tribunal lorsque nous attaquons : le préfet et potentiellement le procureur –, nous nous sommes rendu compte, de notre côté, que les délais pour obtenir les résultats étaient désormais de dix jours. C’est là une nouvelle atteinte à l’accès à la justice. Nous pouvons encore faire pratiquer l’examen à Kourou, où nous avons trouvé un laboratoire qui peut le faire en consultation d’urgence à l’hôpital, mais l’hôpital n’est pas fait pour cela : cela passe par les copains et les copines, et ce n’est pas la solution que je suggère.
Monsieur le président M. Frantz Gumbs. Ai-je bien compris que vous venez de dire qu’il y a des laboratoires qui seraient sous influence ?
Mme Yvane Goua. Je dirais plutôt que certains laboratoires appliquent dorénavant une autre règle et que les tests partent vers l’Hexagone parce que ces laboratoires ne disposent plus sur place d’une personne pouvant pratiquer ce test.
Monsieur le président M. Frantz Gumbs. Par hasard, donc ?
Mme Yvane Goua. C’est cela. Il est vrai que c’est compliqué. Ce qui nous arrange, c’est que, de plus en plus, les personnes empêchées de voyager sont des personnes qui vivent dans l’Hexagone et nous ne nous occupons donc même plus du test. Nous avons aussi réussi à faire entrer dans les têtes que le test urinaire ne garantit pas que la personne transporte de la cocaïne. Nous nous passons du test, mais il est tout de même indiqué que la personne a subi un test urinaire positif.
J’ajoute que, quand vous faites l’objet d’un arrêté, vous ne pouvez pas prendre l’avion. L’urgence est alors de modifier son billet car, normalement, vous vouliez partir, mais on vous en a empêché pour telle ou telle raison. En moyenne, modifier un billet Air France coûte 400 euros, et, suivant les périodes, 200 à 300 euros pour Air Caraïbes – une somme bien sûr à la charge de la personne. L’aide forfaitaire versée dans le cadre du référé-liberté ne couvre ni les frais d’avocat, ni les frais engagés pour prendre, par exemple, une correspondance pour se rendre au fin fond de la France, ou encore pour se réinscrire à une formation qu’on n’a pas pu suivre. Outre le référé-liberté, qui permet aux intéressés de partir tout de suite, il faut donc lancer une procédure au fond, afin de pouvoir se faire rembourser toutes ces dépenses. C’est une démarche lourde, surtout pour quelqu’un dont on n’a jamais prouvé qu’il transportait de la cocaïne.
Et à côté de cela, nous pourrions faire tellement de choses ! Nous sommes force de proposition.
M. le président Frantz Gumbs. Je vous remercie pour tous ces éléments et salue votre enthousiasme et votre passion. Je tiens aussi à témoigner du fait qu’en me rendant dans votre territoire, j’ai découvert ce que j’appellerai la France d’ailleurs – dont j’ignorais la réalité.
Votre association couvre-t-elle l’ensemble de la Guyane ? Quelles sont les principales caractéristiques du public auquel vous venez en aide ?
Mme Yvane Goua. Malgré nos faibles moyens, nous sommes partout en Guyane. Nous intervenons à Maripasoula, à Saint-Laurent-du-Maroni, à Cayenne, à Matoury…
La plupart des personnes qui s’adressent à nous vivent sous le seuil de pauvreté, manquent de moyens, sont éloignées de tout, aussi bien géographiquement que moralement.
Cela me donne l’occasion de parler des familles, que nous accompagnons et avec lesquelles nous organisons de nombreuses marches blanches. Il leur est très compliqué d’obtenir des informations sur les dossiers qui les concernent, par exemple à la suite d’un homicide, et même lorsqu’elles se portent partie civile avec notre aide. Même un dépôt de plainte, qui n’est que le début de la machine judiciaire, relève parfois de la mission impossible.
Je comprends que les forces de l’ordre manquent de moyens humains et matériels, mais les justiciables sont découragés dans leurs démarches. Il leur est souvent conseillé de se reporter sur autre chose qu’un dépôt de plainte et, lorsqu’ils en déposent une malgré tout, ils n’obtiennent souvent aucune nouvelle par la suite.
Je le répète, il s’agit de personnes pauvres et généralement éloignées de tout. Leur situation est souvent catastrophique.
M. le président Frantz Gumbs. Vous dites qu’on leur conseille de faire autre chose que de déposer plainte. Qui le leur recommande ?
Mme Yvane Goua. On décourage les personnes qui se rendent au commissariat : c’est la vérité.
Comme je le disais, les policiers manquent de moyens. Par exemple, il ne faut surtout pas aller déposer plainte en soirée ou le week-end. C’est peut-être la même chose dans l’Hexagone, mais le phénomène est criant et problématique en Guyane, compte tenu de l’insécurité.
La lutte contre les violences faites aux femmes, par exemple, est censée être une priorité pour notre territoire – d’ailleurs pour notre pays dans son ensemble. Or une femme en danger qui vient sonner à la porte d’un commissariat le week-end ne trouvera pas une oreille pour l’écouter. Heureusement, elle trouvera Trop’Violans 973 !
M. le président Frantz Gumbs. Quand on conseille à une personne de ne pas déposer plainte, la redirige-t-on vers le chef coutumier, par exemple ?
Mme Yvane Goua. De ce que j’ai pu constater, les populations se tournent d’abord vers leur chef coutumier avant de se rendre au commissariat ; le contraire n’arrive que rarement.
Quand on est victime de violences le soir ou le week-end, on n’y est pour rien. S’entendre dire « revenez lundi » est donc problématique. De même, quand on est victime de problèmes de voisinage, qui peuvent s’accompagner de menaces ou de violences, on vous demandera si vous avez essayé de discuter avec votre voisin, ou encore si vous vous êtes rapproché de votre bailleur…
Chacun a son rôle à jouer, mais il y a manifestement un problème de moyens, d’organisation, de ressources humaines, qui fait que c’est à la population de se débrouiller.
M. Davy Rimane, rapporteur. Madame Goua, vous mettez en exergue ce que j’ai essayé de faire comprendre à M. Martin, président du tribunal administratif de Guyane, ou encore aux représentants du Conseil d’État que nous avons reçus avant vous. Il y a un problème majeur d’accès au droit.
J’y insiste : un document administratif foule aux pieds les droits fondamentaux et ne prévoit par surcroît que des possibilités de recours extrêmement limitées, pour ne pas dire autre chose. Nous ne verrions jamais pareille chose sur le territoire hexagonal. Les droits des personnes qui passent par l’aéroport Félix-Éboué ne sont pas respectés.
Pour avoir également accompagné des personnes dans leur procédure de référé-liberté, j’ai entendu une présidente de tribunal faire clairement comprendre au représentant de la préfecture présent lors de l’audience qu’il existait une procédure pénale et qu’elle ne comprenait pas comment un texte pouvait octroyer des pouvoirs aussi exorbitants. Et d’ajouter que cet arrêté ne repose sur aucun texte législatif, seulement un article du code général des collectivités territoriales, ce qui rend donc le texte contestable. Tout cela est reconnu, mais on continue inlassablement de l’appliquer. Je le conteste depuis des mois, voire des années, et je comprends donc pourquoi Mme Goua a si longuement évoqué le 100 % contrôle.
Nous voyons néanmoins toutes les actions menées pour que les femmes et les hommes de notre territoire aient accès au droit à tous les niveaux. À cet égard, lors de notre déplacement en Guyane, on nous a indiqué que les chefs coutumiers, amérindiens ou bushinengués, n’intervenaient qu’en cas de simple querelle familiale ou de voisinage. Dès lors que le litige relève du niveau pénal, ils se retirent, laissant la place aux autorités. Confirmez-vous ce fonctionnement ?
Mme Yvane Goua. Tout à fait. Je le regrette d’ailleurs, car l’un ne va pas sans l’autre, surtout concernant le transport de cocaïne par des mules. Les chefs coutumiers sont avertis des dérives de certains, interviennent au sein des conseils familiaux pour essayer de régler les choses, mais doivent ensuite laisser la main à la justice.
M. le président Frantz Gumbs. Vous appuyez-vous sur les chefs coutumiers pour venir en aide à votre public ?
Par ailleurs, qu’il s’agisse des litiges judiciaires ou administratifs, intervenez-vous auprès du CDAD – conseil départemental de l’accès au droit – de Guyane ?
Mme Yvane Goua. Ces deux questions vont de pair. C’est après avoir constaté que nous pouvions régler beaucoup de situations en partageant des informations et en rendant le droit accessible que nous avons décidé de tenir des permanences, le mardi et le jeudi au départ, puis quotidiennement et à n’importe quelle heure, la professionnalisation de notre activité et le recrutement de salariés nous permettant de faire beaucoup plus de choses. Nous avons aussi lancé des An Nou Kozé – « Parlons ensemble » – dans les quartiers populaires, afin de donner des informations sur le droit au logement ou encore sur l’accès à la santé.
En 2021, nous avons aussi créé « l’école de la rue » à destination des Amérindiens, des Bushinengués et des Créoles – ces derniers n’ont pas de droit coutumier, mais ont aussi des coutumes. Pendant les vacances scolaires, nous allons dans les quartiers populaires pour partager le mieux vivre ensemble. On enseigne, on forme, ou plutôt on fait découvrir les différentes cultures auprès des populations haïtiennes ou encore cubaines, c’est-à-dire le caractère mélangé de quartiers. Nous le faisons car la délinquance, que nous ne nions pas, est pour nous une perte d’identité. Il importe que les jeunes sachent d’où ils viennent et connaissent les valeurs et les richesses de la Guyane. Nous n’avons pas encore organisé beaucoup d’ateliers, mais nous voulons en déployer partout. Nous sommes d’ailleurs heureux d’assister, depuis quelques années, à un retour à l’identité, auquel nous ne sommes pas les seuls à contribuer.
Donc oui, nous avons des liens avec les coutumes, l’association ne pouvant d’ailleurs à elle seule représenter toutes les cultures. Ce sont des Bushinengués et des Amérindiens qui parlent de leur propre culture. Quant à moi, je peux parler de la culture créole, notamment des danses traditionnelles. Vous pouvez découvrir tout ce que nous faisons lors des ateliers en consultant nos réseaux sociaux.
Quant au CDAD, nous n’intervenons pas à ce niveau. Nous n’avons jamais été sollicités pour le faire, même si nous recherchons toujours de nouvelles solutions. C’est d’ailleurs pour cette raison que nous avons créé des permanences. Je me souviens du cas d’une jeune femme victime de violences conjugales, qui n’arrivait pas à avoir accès à un avocat. Nous avons mobilisé ceux qui travaillent avec nous pour débloquer sa situation et lui permettre d’être assistée et représentée. Nous essayons de faire au mieux et de proposer des solutions.
M. le président Frantz Gumbs. Je suppose que vos permanences ne se trouvent pas sur tout le territoire. Où en existe-t-il ? J’aimerais aussi connaître la nature de vos financements.
Mme Yvane Goua. Vous avez le don de poser des questions qui n’en font qu’une !
Nos permanences se tiennent principalement à Cayenne, dans le local de l’association – local dont nous disposons grâce à un partenariat avec la mairie et notre bailleur social, comme c’est souvent le cas pour les associations.
Il nous est également arrivé de passer des contrats avec d’autres mairies, ce que nous sommes en train de faire pour les années qui viennent. Pour l’heure, comme je viens de le dire, des permanences n’ont été proposées de manière systématique et ininterrompue qu’à Cayenne, mais nous en avons aussi tenu à Matoury ou à Saint-Laurent-du-Maroni.
Et nous nous déplaçons ! Quand une victime a besoin de nous voir, elle prend rendez-vous et nous allons à elle, particulièrement quand elle habite à l’intérieur du territoire, comme à Maripasoula ou à Camopi.
Pour ce qui est du financement, vous aurez compris que nous sommes une association militante et que, quand nous ne sommes pas d’accord, nous le disons. En ce qui concerne le 100 % contrôle, M. Goudet et moi avons ainsi été interdits d’accès à l’aéroport Félix-Éboué, parce que nous étions vus comme des empêcheurs de tourner en rond. C’est terminé, nous pouvons de nouveau voyager, mais nous ne sommes pas en bons termes avec l’État. En revanche, nous avons le soutien des élus locaux et des mairies, même si je reconnais que nous ne les aidons pas toujours à nous aider. Heureusement, la population a conscience de notre travail : les dons et les adhésions représentent environ 70 % de notre financement.
J’en profite pour remercier cette population, qui nous regardera, vu que cette audition est accessible. C’est grâce à elle que nous avons pu nous déplacer aujourd’hui et que nous nous sommes rendus au sommet des luttes sociales et environnementales des outre-mer, à Paris. Nous faisons la quête ! Certains, qui nous aiment, disent qu’il est navrant de nous voir presque mendier de l’argent alors que nous faisons beaucoup pour le territoire. Nous organisons effectivement de nombreuses collectes, nous vendons des gâteaux, comme les enfants qui recueillent de l’argent pour se payer un voyage. Mais ce n’est pas grave. On s’en sort et c’est grâce à cela que nous pouvons agir.
M. le président Frantz Gumbs. Votre témoignage est parlant, instructif. Vous inspirez d’ailleurs probablement d’autres organisations sur la manière de faire, c’est-à-dire ne pas compter sur l’État ni sur les grandes institutions officielles, mais plutôt sur le peuple. J’en suis frappé, impressionné et heureux.
M. Davy Rimane, rapporteur. Dans nos territoires, quand on se dresse contre l’autorité établie, ce n’est pas sans conséquences, même quand on essaie de faire valoir un droit, ce qui est malheureux puisque nous sommes censés être dans un État de droit. Je tiens donc à remercier les membres de Trop’Violans 973 pour leurs témoignages, qui ne rendront notre rapport que plus exhaustif.
Au vœu pieux que vous avez formulé tout à l’heure, madame Goua, je réponds que ce rapport sera publié début décembre et qu’il comportera plusieurs préconisations, certaines d’entre elles appelant des réponses urgentes. Nous avons évoqué ce matin la situation de Wallis-et-Futuna : c’est encore un autre monde ! J’y insiste, concernant l’accès au droit et le respect des droits fondamentaux, je demanderai que des actions soient menées très rapidement.
M. le président Frantz Gumbs. Je vous remercie, cher rapporteur, comme je remercie les invités dans la salle, que je regrette de n’avoir pu saluer en personne. Ce n’est que partie remise au jour où je reviendrai en Guyane sur l’invitation de M. Rimane !
Nous demeurons à votre écoute et serions heureux de recevoir tout complément d’information de votre part sur le sujet qui nous occupe.
La séance s’achève à dix-sept heures cinquante.
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Présents. – M. Frantz Gumbs, M. Davy Rimane, M. Joseph Rivière
Excusé. – M. Yoann Gillet