Compte rendu
Commission d’enquête
sur les dysfonctionnements
obstruant l’accès à une justice adaptée aux besoins
des justiciables ultramarins
– Table ronde, ouverte à la presse, réunissant :
- Me Philippe Reuter, bâtonnier de l’Ordre des avocats du barreau de Nouméa
- Me Samuel Bernard, avocat à Koné
- Me Louise Chauchat, avocate à Nouméa...................2
– Présences en réunion................................15
Lundi
6 octobre 2025
Séance de 10 heures 30
Compte rendu n° 34
session 2025-2026
Présidence de
M. Frantz Gumbs,
Président de la commission
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La séance est ouverte à dix heures trente-cinq.
M. le président Frantz Gumbs. Nous avons souhaité consacrer cette matinée à la Nouvelle-Calédonie, en recevant notamment les professionnels du droit qui œuvrent sur ce territoire.
Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Philippe Reuter, M. Samuel Bernard et Mme Louise Chauchat prêtent successivement serment.)
M. Philippe Reuter, bâtonnier de l’ordre des avocats du barreau de Nouméa. Votre commission d’enquête porte sur les dysfonctionnements obstruant l’accès à une justice adaptée aux besoins des justiciables ultramarins. Je peux dire d’emblée que nous ne constatons pas de dysfonctionnements importants en Nouvelle-Calédonie, mais que nous avons de véritables difficultés.
Celles-ci tiennent surtout à la géographie. La Nouvelle-Calédonie se compose d’une île principale, la Grande-Terre, qui fait 400 kilomètres de long sur 50 de large. Les îles Loyauté sont à l’est et l’île des Pins au sud.
Il se trouve que toutes les institutions judiciaires sont regroupées dans la capitale, Nouméa, qui est dans le Sud. C’est l’origine de toutes les difficultés. Si les populations de Nouméa et de son agglomération – soit environ 120 000 habitants sur une population calédonienne totale de 270 000 personnes – sont largement pourvues en matière d’accès au droit, il n’en est évidemment pas de même pour tous ceux qui vivent dans le reste du territoire. C’est beaucoup plus compliqué pour eux, car ils sont éloignés des centres de décision.
Il y a quelques années, on a pris acte de cette situation et on a installé une section détachée du tribunal de Nouméa à Koné et une autre à Lifou, pour être au plus près des populations. C’est une excellente chose, parce que cela permet évidemment de se rapprocher des populations et aux magistrats sur place de mieux en connaître les problèmes.
Comment le territoire est-il maillé s’agissant de l’accès au droit ? Il n’y a pas de problème à Nouméa, puisque la plupart des avocats y ont établi leur cabinet. Un avocat intervient dans les îles Loyauté. Maître Bernard est installé à Koné, où un autre cabinet dispose d’un établissement secondaire. On voit bien que ce n’est pas très satisfaisant.
L’Adavi, l’Association pour l’accès au droit et l’aide aux victimes, organise un petit nombre des permanences sur tout le territoire, dans les îles Loyauté, dans le Nord mais aussi dans l’agglomération de Nouméa.
Les avocats jouent un rôle extrêmement moteur. Depuis pratiquement cinquante ans, toutes les semaines, les avocats organisent des permanences gratuites à Nouméa, ce qui est très apprécié par la population. Lorsque les sections détachées de Koné et de Lifou ont été créées, nous avons fait en sorte d’envoyer des avocats sur place pour tenir des permanences. Ils se déplaçaient spécialement pour renseigner la population ou bien assuraient ces permanences lorsqu’ils avaient aussi des affaires à traiter ce jour-là. Il s’agissait d’une initiative du barreau et nous avons essayé de nous coordonner avec les juridictions.
Les acteurs institutionnels n’ont, quant à eux, pas fait grand-chose. Si la province Nord n’a pas été très active dans ce domaine, la province Sud a mis en place un dispositif d’aide aux femmes victimes de violences intrafamiliales.
Pour résumer, il y a des initiatives, une association financée par les fonds publics, des avocats qui sont très actifs et des institutionnels qui ne font pas grand-chose.
Depuis l’année dernière, le Conseil de l’accès au droit a été mis en place. C’est une très bonne chose parce que cela permet une forme de fédération et d’organisation de toutes les énergies, tout en y associant les acteurs institutionnels pour les sensibiliser à l’accès au droit. Le gouvernement, le Congrès, les deux associations de maires et la province Sud y participent. Ce n’est pas le cas de la province des îles Loyauté ni de la province Nord. Cependant, cette dernière commence à s’y intéresser et j’espère que cela aboutira l’année prochaine. Une coordinatrice œuvre au sein du Conseil de l’accès au droit.
Dans l’agglomération de Nouméa – qui comprend Païta, Dumbéa et Le Mont-Dore –, l’Adavi et les avocats ont répondu à toutes les demandes, à tel point que nous avons même dû annuler des sessions car nous avions prévu trop de permanences.
Il convient désormais d’aller vers les populations isolées, dans le Nord, sur la côte est et dans les îles Loyauté. La situation de ces populations n’est pas du tout satisfaisante s’agissant de l’accès au droit. Il est très important que les maires participent au Conseil de l’accès au droit, parce qu’ils seront nos relais sur le terrain. Il faut absolument que les équipes municipales recensent les besoins pour que nous puissions organiser des permanences à bon escient. La coordinatrice s’y attache, notamment en proposant de conclure des conventions de pilotage à toutes les communes, comme cela s’est fait autour de Nouméa, où cela fonctionne très bien.
Toutefois cela n’est pas facile car toutes les communes ne sont pas très intéressées et se contentent de déclarations d’intention non suivies d’effets. Cela dit nous ne désespérons pas, la coordinatrice va essayer de motiver tout le monde. J’espère donc que la province Nord intégrera le Conseil de l’accès au droit, ce qui pourrait entraîner les communes de cette province et ainsi nous permettre d’agir au-delà de Koné et d’aller partout au contact des populations pour leur donner les informations nécessaires.
Il y a des contraintes techniques. Par exemple, l’article 55 du décret du 31 décembre 1993 ne prévoit rien sur les frais d’hébergement dans le cadre de l’aide juridictionnelle. C’est un véritable problème. On ne peut pas demander à des avocats de faire 600 kilomètres dans la journée pour aller à Koné assurer une permanence ou défendre des gens dans le cadre de l’aide juridictionnelle et ne rien prévoir s’agissant de leurs frais d’hébergement.
Dans votre questionnaire écrit, vous avez évoqué Wallis-et-Futuna – je suis en contact permanent avec le président de son assemblée territoriale. On rencontre le même problème sur ce territoire : les frais d’hébergement ne sont pas couverts dans le cadre de l’aide juridictionnelle. L’an dernier, le barreau a envoyé un avocat pour défendre un accusé devant la cour d’assises. Nous avons tout payé, afin de savoir combien cela coûtait et de donner cette information au service de l’accès au droit et à la justice et de l’aide aux victimes (Sadjav) du ministère de la justice. Nous avons dit que nous l’avions fait une fois, mais qu’il n’incombait pas au barreau de payer pour garantir qu’un avocat assure la défense d’un prévenu dans ce territoire.
S’agissant de Wallis-et-Futuna, donc, je sais qu’un texte est en préparation. J’avais d’ailleurs rencontré l’équipe du garde des sceaux Éric Dupond-Moretti, à laquelle nous avions remis un dossier. Il est plus que temps de modifier l’article 55, aussi bien pour Wallis-et-Futuna que pour la Nouvelle-Calédonie. Nous avons fourni le modus operandi et la chose est assez simple : il faut intégrer les frais d’hébergement. C’est absolument nécessaire si l’on veut envoyer des avocats de Nouméa à Koné, voire plus loin dans le cadre d’audiences foraines, ainsi que dans les îles Loyauté.
Précédemment, Air Calédonie assurait une liaison aérienne quotidienne avec Koné. Ce n’est plus le cas, car la ligne a été supprimée. On ne peut donc plus envisager d’y envoyer un avocat pour une seule journée, mais les frais d’hébergement ne sont pas pris en compte. S’agissant des îles Loyauté, la compagnie domestique a prévu qu’à compter de l’année prochaine il y aura certes une liaison quotidienne pour Lifou ; mais, pour Maré et Ouvéa, il faudra forcément dormir sur place. Là encore, il faut que le remboursement de l’hébergement soit prévu. C’est un aspect très concret. Il est indispensable de modifier le décret pour débloquer la situation et nous permettre d’intervenir aussi bien sur l’ensemble du territoire de la Nouvelle-Calédonie qu’à Wallis-et-Futuna.
On peut également développer la visioconférence, mais il faut rappeler qu’il n’y a pas de texte en la matière. Le recours à la visioconférence est du ressort du président de la juridiction qui, en l’absence de base juridique, s’appuie sur les instructions prises lors du covid. Ensuite, si la visioconférence peut être utile pour les audiences civiles, l’avocat doit se rendre sur place en matière pénale.
En outre, il est très important de pouvoir rencontrer les gens qui ont besoin d’un accès au droit. C’est notamment le cas pour les jeunes. L’association Case juridique kanak m’avait fait part de la forte demande des jeunes Mélanésiens s’agissant de leurs droits en matière coutumière et de leur statut. Les femmes constituent un public fragile en Nouvelle-Calédonie et il faut renforcer les dispositifs qui leur sont destinés. Plus généralement, chacun doit avoir un accès au droit.
Nous nous y employons et jouons un rôle moteur dans ce domaine. Nous avons toujours répondu à toutes les sollicitations. Nous effectuons des consultations gratuites dans le cadre du Conseil de l’accès au droit, mais nous l’acceptons bien volontiers. Nous serons évidemment rémunérés pour toutes les permanences que nous assurerons à l’avenir à Koné, aux îles Loyauté ou ailleurs.
Donc, encore une fois, pas de dysfonctionnement majeur, mais des petites choses qui doivent être réglées. Nous sommes une population d’avocats assez motivée pour aller rencontrer la population, mais il faut que les pouvoirs publics prennent également leur part de responsabilités.
Autre exemple : à la suite de négociations, j’avais obtenu un taux horaire de 167 euros pour les prestations réalisées dans le cadre du Conseil de l’accès au droit. On nous propose de ramener ce tarif à 108 euros. Je trouve ça complètement ridicule, car je finirai par ne plus trouver d’avocats pour exercer ailleurs qu’à Nouméa. Le bâtonnier, vous l’imaginez, sera bien en peine de susciter des vocations chez des confrères à qui l’on demande d’aller à la rencontre des populations en faisant 600 ou 800 kilomètres dans la journée, moyennant une rémunération très faible et le non-remboursement des frais d’hébergement.
M. le président Frantz Gumbs. Maître Bernard, pouvez-vous nous faire part des particularités de votre métier d’avocat à Koné ?
M. Samuel Bernard, avocat à Koné. Je parlerai spécifiquement de ce que je pratique et connais, c’est-à-dire le droit en province Nord.
L’accès au droit y est relativement récent. Les sections détachées ont été créées par une ordonnance de 1982, mais elle n’a été appliquée que quelques années plus tard. Ces sections sont très importantes puisqu’elles permettent aux justiciables d’avoir un tribunal à Koné, dans la province Nord, et un à Lifou, dans les îles Loyauté.
Comme M. le bâtonnier l’a rappelé, le Conseil de l’accès au droit est très récent puisqu’il date de 2023. La province Sud y participe mais pas la province Nord, ce que je trouve extrêmement dommageable. Dans la province Nord, des avocats de Nouméa ont installé des cabinets secondaires dans lesquels ils peuvent donc se rendre, mais je suis le seul à y avoir installé son cabinet principal. En réalité, dans cette province, l’accès au droit se résume à une étude notariale, à une étude d’huissier et à quelques juristes.
J’insiste sur le fait qu’on s’y repose également beaucoup sur les assistantes sociales, qui font un travail énorme dans les petits villages isolés. Vous vous doutez bien qu’elles ne fournissent pas les mêmes services qu’un avocat et qu’elles n’ont pas les mêmes compétences. Mais elles permettent aux justiciables d’être aiguillés, notamment pour les demandes d’aide juridictionnelle, pour déposer plainte ou pour faire valoir leurs droits en contactant tel ou tel avocat ou telle ou telle administration.
D’ailleurs, à Koné, une assistante sociale travaillait au sein même de la brigade de gendarmerie depuis trois ans. Elle s’occupait notamment des victimes de violences, afin de les aider lors de la plainte, puis pour faire les démarches de demande d’aide juridictionnelle et pour contacter un avocat. Ce poste vient d’être supprimé, ce qui est très dommageable.
M. le président Frantz Gumbs. De quelle administration relèvent ces assistantes sociales ?
M. Samuel Bernard. Elles dépendent de la province mais, dans le cas particulier que je viens d’évoquer, le poste d’assistante sociale relevait d’une convention entre la province et l’État. Il y a normalement une assistante sociale par commune, même dans les plus isolées. Ces assistantes sociales travaillent au plus près des administrés.
L’isolement est une évidence en Nouvelle-Calédonie. On a, d’un côté, le Grand Nouméa et, de l’autre, non seulement le Nord, mais aussi les îles, qui sont isolées. On arrive à des situations qu’il faut dénoncer. Par exemple lorsque les victimes sont averties seulement la veille d’une audience de comparution immédiate organisée à Nouméa, alors qu’il faut quatre ou cinq heures de route pour s’y rendre. C’est la réalité actuelle. Les procédures ne sont pas toujours adaptées aux distances et à l’isolement.
La parade évidente – mais qui fonctionne principalement pour le civil –, c’est la visioconférence. Cependant, elle ne constitue pas une solution pour tous les problèmes d’accès au droit. Premièrement, il y a de temps en temps des problèmes techniques ; deuxièmement, la liaison avec la prison de Camp Est est totalement inaudible. Enfin, la visioconférence est un frein au déplacement de certains confrères dans le Nord. Il y a donc des avantages et des inconvénients.
La distance entre Koné et Nouméa est devenue un véritable problème quand l’usine du Nord, qui était le poumon économique de la province, a cessé de fonctionner en février 2024. La desserte aérienne ayant cessé du jour au lendemain, il faut désormais utiliser la route. Il existe une section détachée à Koné – et c’est très bien –, mais nous dépendons de Nouméa pour la cour d’appel, le tribunal de commerce, le tribunal du travail, le barreau et la maison de l’avocat. Si l’on ne donne pas les moyens aux avocats et aux justiciables de faire le trajet par la route, cela entraîne forcément des difficultés concrètes. Nous en avons connu lorsqu’il y a eu des barrages, et c’est aussi le cas lorsque la météo ne permet pas de se déplacer.
Cela pose d’autant plus de problème qu’on a mis fin aux audiences foraines, qui se déroulaient dans les lieux les plus isolés. Il est déjà difficile de se rendre à Koné ; vous pouvez donc imaginer que les difficultés sont encore plus grandes pour aller à Poindimié ou à Koumac.
J’ai toujours milité pour les audiences foraines, et le bâtonnier aussi. L’audience foraine pénale extrêmement importante qui se tenait à Poindimié jusqu’en 2012 a été remise en place. Je constate que l’accès au droit bénéficie de bonnes volontés en Nouvelle-Calédonie, que cela prend du temps, que c’est récent et que cela a un réel effet sur les citoyens.
Il y a encore beaucoup de choses qui ne vont pas. Il faut recréer beaucoup d’audiences foraines, car on a arrêté d’organiser nombre d’entre elles. Il n’y en a plus du tout à Bélep, île située au nord de la Nouvelle-Calédonie et qui est la plus isolée. Lorsque les justiciables de Bélep veulent venir à Koné, il faut qu’ils prennent le bateau et dorment une à deux nuits à Koné – et je ne parle même pas des audiences à Nouméa.
Des communes sont extrêmement isolées. On ne retrouve pas, dans le Nord, le maillage qui existe à Nouméa. Le Conseil de l’accès au droit a vocation à changer la donne, même si cela suppose encore du travail – notamment pour mettre en place, comme à Nouméa, des permanences d’avocats gratuites. Pour cela, il faudra financer le déplacement des avocats. Le Conseil de l’accès au droit a organisé des permanences dans les plus grandes communes de la province Nord, à Koné, Pouembout, Poindimié et Koumac. Par ailleurs, l’Adavi est très présente lors des audiences depuis cinq ou six ans – ce qui n’était pas toujours le cas auparavant. On se demande d’ailleurs comment on faisait alors. Cette association, active à Nouméa depuis très longtemps, permet de créer des liens avec les victimes qui connaissent peu ou mal leurs droits et qui sont parfois réticentes à l’idée de recourir à un avocat – c’est aussi une réalité, en tout cas dans la province Nord. Ce lien entre les juristes, les associations, les assistantes sociales et les avocats est selon moi primordial pour faire comprendre aux citoyens que nous parlons le même langage qu’eux et que nous sommes à leur écoute.
M. le président Frantz Gumbs. Le bâtonnier et vous-même avez souligné que la distance était l’un des freins empêchant un égal accès au droit des citoyens de Nouvelle-Calédonie. Mais vous n’avez pas abordé le sujet de la diversité culturelle et linguistique, qui pourrait également constituer un obstacle – peut-être me contredirez-vous sur ce point.
Mme Louise Chauchat, avocate à Nouméa. Je suis avocate calédonienne au barreau de Nouméa. J’ai obtenu ma licence de droit en Nouvelle-Calédonie puis suis allée à Bordeaux poursuivre mes études. J’ai prêté serment en 2018 et exerce depuis lors en Nouvelle-Calédonie.
Avant d’aborder le fond, je tiens à préciser trois importants éléments de contexte. Le premier est que je laisserai M. le bâtonnier Philippe Reuter répondre à vos questions portant sur l’organisation de la profession, les infrastructures judiciaires et tout ce qui concerne l’accès matériel au droit. Je ne suis, en effet, pas membre du Conseil de l’Ordre et n’exerce aucune fonction ordinale. Je m’exprimerai donc devant votre commission au seul titre de mon exercice professionnel personnel.
Je souligne également que l’intitulé d’une commission d’enquête consacrée aux dysfonctionnements dans les territoires ultramarins est très large et qu’il me semble délicat d’appréhender ces territoires comme un bloc homogène, car chacun d’entre eux présente des réalités très différentes. Nous allons ainsi évoquer Wallis-et-Futuna ou la Polynésie française dans le même bloc que la Nouvelle-Calédonie, alors que ces territoires possèdent un système législatif et juridique très différent, bien que Wallis-et-Futuna relève de la même cour d’appel. Je ne parlerai, pour ma part, que de la Nouvelle-Calédonie, et éventuellement un tout petit peu, pour y être intervenue, de Wallis-et-Futuna, mais ce ne sera qu’anecdotique.
Je souligne enfin la différence culturelle qui concerne une partie de la population, et au moins la population kanake et océanienne, pour qui l’accès à la justice est parfois difficile et qui exprime une grande défiance à l’égard de celle-ci. Il y a d’abord la barrière de la langue, du fait des nombreuses langues maternelles kanakes et océaniennes parlées. Sur le seul territoire de la Nouvelle-Calédonie, on dénombre vingt-huit langues kanakes, ce qui ne permet pas d’institutionnaliser, par exemple, une harmonisation de la traduction des convocations. Le français n’est en effet pas la langue la plus aisée, et le recours au modèle judiciaire français peut être très limité par des problèmes de vocabulaire pour ce qui est de l’emploi des mots et de la retranscription, ainsi que par une incompréhension de base quant au caractère abstrait de la justice.
L’illettrisme, dont on ne parle pas, est pourtant important, avec un taux de 18 % contre 4 % dans l’Hexagone. Mon confrère Bernard évoque l’incompréhension des convocations et le besoin qu’ont les justiciables d’avoir à proximité d’eux des personnes qui peuvent les aider à comprendre la justice et à s’insérer dans le monde de celle-ci. Pour la compréhension des convocations, on n’utilise pas assez de moyens simples. Certaines convocations arrivent très tard et ni les avocats ni les justiciables n’ont les moyens de s’organiser pour être présents aux audiences. Des moyens de communication plus simples, comme des SMS, pourraient suffire à ce que les personnes convoquées puissent se présenter. De telles mesures seraient essentielles.
J’ai relevé, dans le questionnaire que vous m’avez adressé, quatre axes qu’il me semble important de développer. Le premier est la distance culturelle qui existe en Nouvelle-Calédonie, notamment pour ce qui concerne la coutume, sur laquelle les magistrats arrivant en Nouvelle-Calédonie n’ont reçu aucune formation spécifique, pas plus qu’à la sociologie ni à l’histoire coloniale de ce pays. La question est très délicate, car cette absence de formation peut provoquer en audience beaucoup d’incohérences et d’incompréhensions, vécues très durement par le monde kanak. Il peut s’agir de choses très simples, comme le fait d’employer durant l’audience, ainsi que je l’ai constaté très récemment au tribunal correctionnel, des expressions comme : « Levez la tête quand je vous parle ! » ou : « On n’est pas à la tribu, ici ! » De telles phrases qu’on peut entendre dans nos juridictions créent de grandes difficultés sur le plan culturel. En effet, dans le monde kanak, on baisse la tête quand on s’adresse à l’autorité ou quand l’autre parle. Les magistrats ignorent ces codes culturels et devraient recevoir, à leur arrivée, une formation en la matière. On constate parfois de grandes inexactitudes, voire des incompréhensions entre deux mondes qui coexistent.
Je soutiens également les audiences foraines que vous avez évoquées avec mon confrère, car elles permettent de se rendre compte des réalités de terrain. Ces audiences sont cependant toujours organisées en fonction des magistrats en place et, malheureusement, outre-mer, les initiatives s’éteignent souvent avec les personnes qui incarnaient une force de volonté et qui les mettaient en œuvre. C’est la justice, à l’échelle de l’institution, qui doit faire ce travail car, si important que cela soit, ce n’est pas à nous, avocats, ni au maillage associatif, ni même aux assistantes sociales, comme le dit mon confrère Bernard, d’être le seul rempart.
En deuxième lieu, je tiens à souligner qu’en Nouvelle-Calédonie, la justice est perçue comme un instrument de l’État, comme l’expression de ce dernier, et non pas comme le pouvoir impartial qu’elle doit incarner. Il faut garder à l’esprit que, sur ce territoire, la question de l’indépendance structure la vie politique et symbolique calédonienne, ainsi que notre quotidien et notre manière de vivre. Du reste, on vous a présenté le territoire en distinguant la province Sud, la province Nord et la province des îles, et jamais d’une manière uniformisée comme un ensemble. Tout est très divisé et clivant, avec des réalités différentes.
Au moment des révoltes de mai 2024, a été soulignée à plusieurs reprises une proximité très malsaine entre les acteurs judiciaires et politiques. Ainsi, le haut-commissariat s’est très souvent affiché dans les conférences de presse en présence du procureur de la République. Cette proximité accentue la défiance des populations kanakes, qui ont l’impression qu’elle est tournée contre eux. Le 1er juillet, M. Ludovic Friat, président de l’Union syndicale des magistrats, qui a été magistrat en Nouvelle-Calédonie et dont le témoignage était donc particulièrement éclairant, a évoqué le fait, qui m’avait également beaucoup choquée, que lors des importantes manifestations loyalistes organisées devant le palais de justice et alors que les manifestations étaient interdites par le haut-commissaire de la République, le procureur de la République avait reçu une commission loyaliste. Le député Nicolas Metzdorf était même présent, portant son écharpe de parlementaire, et a été reçu par le procureur de la République. Les chefs de cour s’en sont alarmés, publiant un communiqué dénonçant des pressions inacceptables et la mauvaise image donnée par cette situation qui exprimait une très forte partialité. Parallèlement, en effet, des militants indépendantistes ont été condamnés à des peines d’amende et convoqués devant le tribunal correctionnel pour ces manifestations illégales. On a vu là très clairement et dans la pratique un « deux poids, deux mesures » ; or, dans l’étroitesse d’un petit territoire comme la Nouvelle-Calédonie, tout est analysé comme étant très grave.
Cette justice rendue sous tension, avec une médiatisation assez forte des personnalités – de fait, Nouvelle-Calédonie, un magistrat ou un procureur de la République n’est pas un inconnu –, crée une défiance profonde envers la justice. Celle-ci est souvent perçue par les Kanaks comme une justice coloniale opposée la justice coutumière. On évoque donc souvent une justice à deux vitesses, avec le sentiment que les Kanaks sont plus souvent poursuivis que protégés. Il est ainsi reproché au procureur de la République de ne pas avoir ouvert d’instruction judiciaire pour cinq des douze Kanaks décédés durant les révoltes du mois de mai, et classé l’affaire sans suite pour un sixième décès. Il n’y a donc pas d’instruction judiciaire pour six de ces douze décès et on nous répond que l’enquête est toujours en cours. Pour le dire très crûment, cette disproportion donne l’impression qu’il y a une justice des Blancs qui juge les Kanaks – c’est une réalité à laquelle on est confronté en arrivant en Nouvelle-Calédonie.
Un rééquilibrage a, il est vrai, été tenté avec le droit coutumier, mais on a manqué là un pont entre les deux mondes, par manque de moyens et de formation, et par le manque de formation et d’engagement des assesseurs coutumiers bénévoles – ce qui nous ramène à la question de la formation des magistrats.
On observe en outre une sur-représentation des Kanaks en correctionnelle, devant les juridictions répressives. Ils sont également surreprésentés en prison, où ils constituent environ 90 % de la population carcérale alors qu’ils représentent environ 50 % de la population du territoire. Ce déséquilibre, qui n’a pas toujours existé, s’est accentué dans les années 1960, du fait que l’État a beaucoup répondu à la revendication indépendantiste par la justice et par son bras armé. Une très forte défiance envers la justice s’est instaurée et la confiance doit impérativement être restaurée.
Comme l’a relevé mon confrère Bernard, le lien social s’est rompu et, en Nouvelle-Calédonie, la justice ne peut pas fonctionner sans un relais éducatif, social et communautaire. Sur le plan éducatif, une éducation au monde kanak est indispensable. Sur le volet social, il faut que la population puisse être assistée, car des mesures sociales et politiques très graves ont été instaurées, qui se sont notamment traduites par la suppression quasi-intégrale du maillage social en province Sud, avec une volonté politique à peine dissimulée de repousser les Kanaks vers le nord et les îles afin que chacun puisse conserver ses espaces. Je vous invite à examiner ces mesures prises par l’exécutif de la province Sud. À l’inverse, des incitations fiscales très intéressantes, sous forme d’importantes déductions, ont été proposées aux populations européennes très aisées.
Avec un tel décalage et faute de maillage social, la justice ne peut pas fonctionner. Il faut recréer ces espaces, qui sont le lien entre les institutions et la population. Il faut former et stabiliser les magistrats – ce qui n’est pas, toutefois, sans soulever des difficultés car, si les magistrats restent trop longtemps, cela peut créer d’autres problèmes, et s’ils restent trop peu, le turnover est également très difficile à gérer. Il faut, surtout, qu’une connaissance des codes locaux leur soit apportée par des historiens et des sociologues connaissant la Nouvelle-Calédonie.
En tout cas, dans toutes les décisions que vous prendrez à partir des travaux de votre commission, il faut prévoir la formation des magistrats, recréer ce lien social et soutenir toutes les structures locales d’accompagnement, afin qu’elles soient proches des gens et tournées vers la jeunesse kanake. On a en effet constaté lors des émeutes une énorme fracture sociale et il importe donc de recréer tous ces relais. Il faut aussi valoriser la parole coutumière et redonner toute sa place au pluralisme juridique, en associant notamment les autorités coutumières. Lorsque j’ai commencé à exercer, un juge d’application des peines appliquait parfois, avec les autorités coutumières, des mesures d’accompagnement permettant de remettre des détenus en liberté avec un référent coutumier. Des mesures de ce genre pourraient avoir un impact en revalorisant la place de chacun. Cela me semble essentiel.
Je vous demanderai, pour conclure, si des personnalités kanakes ont ou seront interrogées à propos de la Nouvelle-Calédonie. Souvent, en effet, les Kanaks sont sous‑représentés même pour parler du territoire.
M. le président Frantz Gumbs. Nous recevons avec beaucoup d’intérêt ce plaidoyer d’une militante de la cause calédonienne.
Monsieur le bâtonnier Reuter, combien d’avocats compte votre barreau et quelle est leur répartition sur le territoire ? Par ailleurs, quelle est sa relation à la coutume et au droit coutumier ?
M. Philippe Reuter. D’environ 135 avant les émeutes du mois de mai, nous sommes descendus à 114 avocats actifs sur le territoire.
M. le président Frantz Gumbs. Suffisez-vous à la tâche ?
M. Philippe Reuter. Oui, ça suffit. Maître Bernard disait qu’il n’y avait pas de permanence d’avocat à Koné, mais nous en avons organisées et, lorsque la juridiction fonctionnait très bien, de nombreux avocats se déplaçaient et envisageaient de créer des cabinets secondaires. Des choses se faisaient donc sur place et Koné a vocation à se développer. Sur les îles Loyauté, en revanche, je regrette qu’il n’y ait qu’un seul avocat, originaire de Maré. Ce serait mieux si d’autres avocats s’installaient ailleurs sur le territoire, mais ce n’est malheureusement pas le cas.
M. le président Frantz Gumbs. Et votre relation à la coutume et au droit coutumier ?
M. Philippe Reuter. Le droit coutumier est essentiel dans ce territoire où cohabitent le statut de droit commun et le statut de droit particulier qui intéresse la population kanake. Le droit coutumier régit notamment, pour cette population, les relations familiales, les successions et de nombreux dispositifs.
Le Sénat coutumier aurait dû écrire plus précisément la coutume. En effet, l’oralité peut créer certaines difficultés, comme on l’a vu à l’occasion de litiges devant les juridictions où siègent des assesseurs coutumiers et où, au gré des connaissances qu’ont les uns et les autres, les décisions peuvent varier. Il aurait donc été utile que le Sénat coutumier essaie de coucher sur le papier les règles coutumières. Cela aiderait tout le monde – les populations intéressées comme les magistrats. Sur ce point en effet – à défaut du reste –, je souscris aux propos de Maître Chauchat : il est nécessaire de former les magistrats qui arrivent sur le territoire sans avoir aucune idée de ce qu’est la coutume.
La situation en la matière n’est pas simple, car le Sénat coutumier pourrait porter ces projets, mais de fortes contestations s’élèvent parfois, lors de l’élection d’un président, au niveau des aires coutumières dont les représentants siègent au sein de cette entité. Je suis un peu déçu par le cheminement de cette institution, que j’aurais voulue plus proche des préoccupations du monde mélanésien, et je pense qu’il y a vraiment des choses à faire.
En tant que bâtonnier, je n’ai rien de particulier à faire à cet égard, sinon ce que j’avais fait lors d’un précédent bâtonnat et que nous n’avons pas pu poursuivre dans la période particulière que nous avons traversée : nous avions organisé, avec la cour d’appel de Nouméa, une formation au droit coutumier qui était, à l’époque, systématique pour les magistrats arrivant sur le territoire et qui était également suivie par des avocats. Ce n’est pas le cas à l’heure actuelle, et c’est très dommage.
M. le président Frantz Gumbs. Quel regard portez-vous sur la présence de Mélanésiens parmi les professionnels du droit, comme les avocats, magistrats, notaires et huissiers ? Les Mélanésiens sont-ils représentés dans ces corporations en Nouvelle-Calédonie ?
M. Philippe Reuter. Je serai très clair : non, ils ne le sont pas assez. Calédonien de la quatrième génération, avec des enfants qui en sont la cinquième, je suis très attaché à ce territoire, dont l’intérêt est le multiculturalisme et que j’aime parce qu’il s’y trouve des Kanaks, des Indonésiens, des Océaniens, des Vietnamiens... Il serait essentiel qu’il y ait plus d’acteurs du monde mélanésien dans ces professions, or ils ne sont actuellement, me semble-t-il, que deux avocats et un huissier, et aucun notaire. Ce n’est pas satisfaisant et ce n’est pas de cette façon qu’on peut avancer avec toute la population et assurer une compréhension des problèmes. De nombreux dispositifs ont été mis en place, notamment par les magistrats, mais ils n’ont pas vraiment produit leurs effets. Le seul magistrat mélanésien est la fille d’un ancien magistrat. Ce n’est pas assez.
Mme Louise Chauchat. C’est peut-être aussi prendre le problème à l’envers. Avec une population d’environ 300 000 habitants, dont une moitié de population kanake, il est très difficile qu’il y ait un ou deux magistrats calédoniens, et encore leur serait-il difficile de revenir sur le territoire. Mieux vaut viser une sensibilisation générale du monde de la justice aux critères locaux, avant de pouvoir former une batterie de magistrats à l’échelle du territoire.
M. le président Frantz Gumbs. Maître Reuter, il semble qu’à Wallis-et-Futuna, il n’y ait pas d’avocats, mais des citoyens défenseurs, et qu’il s’exprime sur ce territoire une demande d’assistance, de formation et d’accompagnement. Wallis-et-Futuna relevant de la cour d’appel de Nouvelle-Calédonie, comment voyez-vous cette question ? Y a-t-il des perspectives en la matière ?
M. Philippe Reuter. Nous y sommes prêts. Comme je l’ai indiqué tout à l’heure, j’avais même remis un dossier complet à l’équipe du ministre lors de sa visite en février de l’année dernière. Il suffit – et le ministère en est tout à fait informé – de mettre en place quelques textes. Il suffit de prendre en charge des frais de déplacement à partir de la Nouvelle-Calédonie, et nous dépêcherons des avocats sur place. Nous avons même proposé, dans ce cadre, de former des citoyens défenseurs. Nous sommes prêts à de nombreuses actions mais, pour l’instant, les pouvoirs publics ne s’y sont pas intéressés. On m’a dit qu’un texte serait en préparation, mais je ne sais pas où cela en est. J’ai été récemment en contact avec le président du tribunal de Mata’Utu, qui connaît notre bonne volonté. Il m’a dit qu’il avait été auditionné pour ce texte et qu’il avait fait le nécessaire. Il sait que nous avons également répondu. Il faut maintenant que les moyens soient donnés, et le reste suivra.
Quant aux citoyens défenseurs, c’est un bon système, mais il a ses limites, que le président de la juridiction pourrait vous décrire. Sur une toute petite île où tout le monde se connaît et où les gens ont des niveaux de formation très limités, il ne faut pas rêver. Les citoyens défenseurs n’auront jamais la compétence d’avocats formés, assurés, contrôlés et répondant à une déontologie. Nous pouvons intervenir à partir de la Nouvelle-Calédonie – l’un de mes confrères a établi là-bas un cabinet secondaire où il va tous les deux mois, et un avocat de Tahiti s’y rend également de temps en temps. Ce n’est pas satisfaisant. Les budgets nécessaires sont toutefois dérisoires en comparaison de l’apport que constituerait la justice à Mata’Utu.
M. le président Frantz Gumbs. J’ai tout de même l’impression que, d’une manière générale, en Nouvelle-Calédonie, de très nombreux citoyens ont une difficulté pour accéder aux droits, à cause des grandes distances et de la complexité culturelle et linguistique que vous avez signalée. Vous avez par ailleurs évoqué des visioconférences et l’accès au numérique mais, de même qu’il y a de l’illettrisme, ne faut-il pas compter aussi avec l’illectronisme et avec les questions de matériel et d’équipement en réseaux et en fibre ? Cela constitue-t-il une difficulté et un frein ?
M. Samuel Bernard. Maître Chauchat a évoqué le problème très important des rapports entre les juges blancs, qui tiennent un certain langage, et les justiciables, Kanaks ou Broussards, qui ne le comprennent pas. Les juges connaissent un turnover important et ne sont pas formés, et ceux d’entre eux qui ont eu une relation particulière avec le monde kanak et le monde coutumier ne sont pas nombreux – je citerai Régis Lafargue, Pierre Frezet et Daniel Rodriguez – et ces relations sont des initiatives individuelles, qui restent quasiment lettre morte. Que la coutume ne puisse pas être écrite est une évidence. En revanche, le droit coutumier peut l’être, et les avocats ont pu s’inspirer notamment du livre de Régis Lafargue, qui est une compilation très intéressante de décisions coutumières. Cet ouvrage remonte malheureusement à 2010 et Régis Lafargue n’est plus de ce monde. Il a néanmoins publié lorsqu’il était à la cour d’appel de Nouméa deux ou trois ouvrages qui, pour moi, restent la Bible.
Par ailleurs, deux personnes de statut coutumier peuvent être jugées par la juridiction civile, assistée des assesseurs coutumiers – cela dit beaucoup de la philosophie ancienne qui fonde le droit coutumier. Néanmoins, le droit commun écrase le droit particulier. Ainsi, le contentieux opposant une personne de statut coutumier à une personne relevant du droit commun sera jugé devant une juridiction de droit commun qui appliquera le droit commun. L’histoire est toujours présente : le fait que des juges ne parlent pas la même langue que les justiciables et le caractère inéquitable de certaines règles peut donner l’impression qu’est rendue une justice de Blancs, avec des juges partiaux et insuffisamment formés.
Il est vrai qu’une seule juge kanake exerce aujourd’hui : Océane Trolue, fille du premier juge kanak qui a exercé ces fonctions il y a trente ans. Elle a pu accéder à la profession grâce à une voie dérogatoire, sans suivre la formation de l’ENM, l’École nationale de la magistrature. C’est une question de volonté politique : si l’on veut davantage de juges kanaks et calédoniens qui parlent la même langue que les justiciables, il faut leur permettre d’accéder aux fonctions de magistrat par une voie dérogatoire – entrer à l’ENM est compliqué et l’école est loin.
L’accès au numérique, c’est une fatalité. Dans la province Nord, la Brousse et les îles, de nombreux Kanaks et Calédoniens n’ont pas accès au numérique. Or, si le déploiement de la justice numérique est peut-être adapté à Nouméa, il va trop vite dans ces territoires. J’en ai fait l’expérience il y a quelques jours : la procédure pénale numérique (PPN) ne nous permet plus de défendre les citoyens qui sollicitent l’aide juridictionnelle à l’audience car nous n’avons plus accès au dossier papier ; c’est une nouvelle réalité. Tout le monde n’a pas tourné la page du papier.
M. le président Frantz Gumbs. Maître Reuter, souhaitez-vous compléter, en évoquant le déploiement du numérique à Nouméa, qui est une ville centrale ?
M. Philippe Reuter. La Nouvelle-Calédonie constituait la dernière étape de la réforme visant à numériser la justice. Lorsqu’on vit à Nouméa, la numérisation de la procédure, notamment des rapports d’expertise judiciaire, est très pratique. En revanche, les personnes qui vivent dans la Brousse ne disposent pas forcément des outils qui leur permettent d’être connectées. L’absence d’une copie papier du dossier peut donc poser un problème. Mais, dans l’ensemble, le déploiement du numérique constitue un progrès.
M. le président Frantz Gumbs. Maître Chauchat, comment améliorer l’accès au droit et à la justice, notamment dans les territoires isolés, éloignés de Nouméa ?
Mme Louise Chauchat. L’accès au numérique n’est pas universel. Certes, les avocats et les professionnels de la justice y ont accès mais la numérisation de la justice ne peut être généralisée aux justiciables : elle exclut les populations vulnérables, ce qui crée des difficultés. L’envoi des courriers postaux pose également un problème : trouver une adresse postale ou distribuer le courrier peut se révéler très compliqué.
S’agissant des améliorations à apporter, on pourrait envisager des modes de communication plus simples : les justiciables pourraient être convoqués par téléphone ou recevoir leur convocation par SMS. Les convocations pourraient également être déposées en mairie ou transmises par des référents coutumiers dans les îles et dans le Nord.
Par ailleurs, sans moyens consacrés au maillage éducatif et social, notamment pour mettre en place des relais sociaux, on ne parviendra ni à assurer l’accès à la justice ni à retisser le lien social. Il faut redonner une véritable valeur et une véritable place à la parole coutumière. Nommer des assesseurs ne suffira pas à rendre la justice coutumière, il est nécessaire de travailler en amont, notamment en formant les magistrats au droit coutumier.
M. Samuel Bernard. Je ne vais pas revenir sur les audiences foraines qu’il faudrait davantage développer. Nous n’avons pas évoqué les violences faites aux femmes. Dans la province Nord, le Cafed (centre d’accueil pour les femmes en difficulté), qui accueille les femmes victimes de violences, ne dispose que de trois places. Pourtant, de nombreuses audiences relatives aux violences intrafamiliales et aux violences faites aux femmes se tiennent à Nouméa, dans diverses formations de jugement – formation collégiale, juge unique, comparution immédiate. Les femmes concernées doivent donc être hébergées dans un foyer ou dans leur famille à Nouméa, ce qui n’est pas toujours facile.
Le sujet des violences faites aux femmes, très préoccupant en Nouvelle-Calédonie, l’est deux fois plus lorsqu’il s’agit de femmes kanakes mariées. Celles-ci doivent engager une procédure de dissolution du mariage coutumier, qui est une démarche très compliquée. Lorsqu’elle aboutit, les femmes sont obligées de réintégrer leur clan d’origine alors qu’elles n’y ont plus leur place. Or rien n’est prévu pour les accompagner. Les femmes renonceront donc à ester en justice si ces démarches aboutissent à l’impossibilité de réintégrer leur clan ou à la poursuite des violences. La prise en charge des femmes victimes de violences est insuffisante.
Par ailleurs, Philippe Reuter a évoqué les frais de déplacement des avocats ; les frais de déplacement des justiciables posent également un problème. Le coût d’un trajet en navette privée pour rejoindre Nouméa depuis la côte Est s’élève entre 12 000 et 15 000 francs Pacifique. Les justiciables ont beau être au courant, dans les faits, cela se traduit par un taux d’absence très élevé aux audiences, notamment depuis les émeutes. La justice n’est donc pas gagnante : elle ne peut passer des messages en rendant des jugements réputés contradictoires.
M. Philippe Reuter. Mes confrères ont évoqué la difficulté pour l’ensemble des populations, notamment le monde mélanésien, de comprendre l’institution judiciaire. On peut toujours formuler de bons vœux, mais il faut désormais agir concrètement : aller à la rencontre de ces populations pour qu’elles connaissent leurs droits et créer les conditions leur permettant d’avoir accès à des professionnels du droit. J’espère que, avec les associations de maires, nous parviendrons à trouver des relais et à les sensibiliser davantage – ce qui n’est pas le cas.
Nous, professionnels, parviendrons à être en contact avec les populations – notamment les personnes en difficulté parmi les femmes et les jeunes, toutes ethnies confondues –, lorsque nous aurons réussi à mailler le territoire et à y intervenir partout. Nous avons, en ce domaine, un travail important à accomplir.
Je suis également favorable à ce que les magistrats arrivant sur le territoire bénéficient d’une formation au droit coutumier. Les mesures que j’ai évoquées tout à l’heure, comme la prise en charge des frais d’hébergement, peuvent sembler mercantiles et techniques mais elles permettraient de débloquer des situations et de mettre des professionnels en contact avec les populations.
J’ajoute que nous essayons d’associer au Conseil de l’accès au droit le sénat coutumier ou, à tout le moins, les présidents des conseils d’aire coutumière, qui connaissent ces sujets, afin qu’ils y exposent les problèmes rencontrés et proposent des pistes à suivre. J’espère que nous y parviendrons.
M. le président Frantz Gumbs. Madame, messieurs, je vous remercie.
La séance s’achève à onze heures cinquante-cinq.
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Présent. – M. Frantz Gumbs
Excusé. – M. Yoann Gillet