Compte rendu

Commission d’enquête
sur les dysfonctionnements
obstruant l’accès à une justice adaptée aux besoins
des justiciables ultramarins

– Table ronde, ouverte à la presse, réunissant :

- M. Richard Garcia-Bosch-de Morales - de Sola, président du tribunal supérieur d’appel de Saint-Pierre-et-Miquelon

- M. Yves Couroux, procureur de la République près le tribunal supérieur d’appel de Saint-Pierre-et-Miquelon

- Mme Nicole Peix, présidente du tribunal de première instance de Saint-Pierre-et-Miquelon 2

– Présences en réunion................................12

 


Lundi
6 octobre 2025

Séance de 15 heures

Compte rendu n° 36

session 2025-2026

Présidence de
M. Frantz Gumbs,
Président de la commission

 


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La séance est ouverte à quinze heures.

M. le président Frantz Gumbs. Notre commission d’enquête a pour objet d’évaluer la mise en œuvre de la politique d’accès au droit et à la justice dans les territoires ultramarins et d’identifier précisément les obstacles qui subsistent en la matière. Nous consacrons cet après-midi au territoire de Saint-Pierre-et-Miquelon. La question des conditions d’exercice des magistrats étant étroitement liée à celle de l’égal accès au droit et à la justice de tous nos concitoyens, nous avons souhaité vous entendre et nous sommes naturellement intéressés par les réflexions et recommandations que notre questionnaire écrit a pu vous inspirer.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Richard Garcia-Bosch-de Morales - de Sola, M. Yves Couroux et Mme Nicole Peix prêtent successivement serment.)

M. Richard Garcia-Bosch-de Morales - de Sola, président du tribunal supérieur d’appel de Saint-Pierre-et-Miquelon. Les fonctions judiciaires sont exercées à Saint-Pierre-et-Miquelon par des magistrats de l’ordre judiciaire, au nombre de trois pour le siège – le président du tribunal supérieur d’appel (TSA), qui préside également le tribunal criminel, la présidente du tribunal de première instance et le juge d’instruction du même tribunal – et d’un quatrième pour le parquet, le procureur de la République. Il existe aussi des assesseurs – assesseurs citoyens, comme vous l’avez écrit dans votre questionnaire, ou juges citoyens –, au nombre de dix, pour le tribunal supérieur d’appel.

S’agissant du jugement des crimes, le président du tribunal supérieur d’appel convoque, après avis du procureur de la République, le tribunal criminel – c’est le nom retenu à Saint-Pierre-et-Miquelon. Celui-ci est constitué d’un président – le président du tribunal supérieur d’appel –, de deux assesseurs pris parmi ceux du tribunal supérieur d’appel – donc des juges citoyens – ainsi que de trois jurés en première instance, six en appel.

Le tribunal supérieur d’appel statue, au civil comme au pénal, en formation collégiale comprenant le président, magistrat professionnel du siège, et deux assesseurs, juges citoyens.

Je vous présenterai aussi le tribunal de première instance, ma collègue qui le préside venant tout juste de prendre ses fonctions – elle pourra néanmoins intervenir en tant que de besoin. Il connaît de tous les contentieux qui ne sont pas expressément confiés à une autre juridiction. Concrètement, il s’agit des mêmes contentieux que ceux d’un tribunal judiciaire, auxquels s’ajoute toutefois le contentieux commercial en première instance, en l’absence de tribunal de commerce. Par ailleurs, pour des raisons liées au contexte – le conseil de prud’hommes ne peut pas fonctionner, faute de conseillers pouvant être élus –, le tribunal de première instance remplit la mission habituellement confiée à cette instance.

Le tribunal statue à juge unique dans tous les contentieux, sauf en tant que tribunal pour enfants – la présidente du tribunal de première instance juge alors avec deux assesseurs citoyens, comme ailleurs en France.

L’huissier de justice n’est pas devenu ici un commissaire de justice, les dispositions ayant créé la fonction à Saint-Pierre-et-Miquelon, à savoir un décret pris par le général de Gaulle en 1942, étant toujours en vigueur. L’huissier, désigné par l’autorité préfectorale, prête serment devant le tribunal supérieur d’appel.

Il n’existe pas de barreau à Saint-Pierre-et-Miquelon, mais un corps d’agréés – des citoyens nommés par le préfet. Ce corps a été fondé par le président de Mac Mahon en 1874. Les agréés près les juridictions de Saint-Pierre-et-Miquelon assurent l’assistance et la représentation des justiciables.

M. Yves Couroux, procureur de la République près le tribunal supérieur d’appel de Saint-Pierre-et-Miquelon. Mon collègue a dressé un tableau assez complet de l’organisation très particulière des juridictions de Saint-Pierre-et-Miquelon. Ce sont des juridictions d’exception, c’est le moins qu’on puisse dire, puisqu’elles ne sont composées que de trois magistrats au siège et d’un seul au parquet, ce qui est inédit. Il n’y a qu’un seul parquet à Saint-Pierre-et-Miquelon, au tribunal supérieur d’appel – et non en première instance –, et un seul magistrat du parquet, le procureur de la République, ce qui n’est pas toujours sans poser des difficultés.

Mme Nicole Peix, présidente du tribunal de première instance de Saint-Pierre-et-Miquelon. J’ai effectivement rejoint la juridiction il y a peu de temps, le 2 octobre. Il s’agit d’une juridiction spécifique, tout le monde est d’accord sur ce point. Je partage avec mon collègue juge d’instruction de multiples contentieux, répartis de la manière suivante : je suis chargée des fonctions de juge des libertés et de la détention, de juge des enfants, de juge de l’exécution et de juge consulaire ; le juge d’instruction est pour sa part chargé des fonctions de juge des affaires familiales, de juge d’application des peines et de conseiller prud’homal.

La spécificité du tribunal de première instance est non seulement d’être multifonctions, mais aussi de statuer à juge unique, et non de façon collégiale, sauf en tant que tribunal pour enfants.

M. le président Frantz Gumbs. Comment sont sélectionnés les assesseurs, que l’on peut qualifier de juges citoyens ? Quel profil ont-ils ? Est-il juridique ? De même, les agréés ont-ils un profil particulier ?

M. Richard Garcia-Bosch-de Morales - de Sola. La loi dispose expressément que les fonctions judiciaires sont exercées à Saint-Pierre-et-Miquelon par des magistrats de l’ordre judiciaire et par les assesseurs du tribunal supérieur d’appel. Il n’y a pas d’ambiguïté : les assesseurs, présents uniquement au siège, exercent des fonctions judiciaires. Il est donc tout à fait logique de les appeler des juges même si la loi, qui n’en dit pas beaucoup plus quant à ce qui est attendu d’eux, n’emploie pas ce mot.

Les assesseurs prêtent exactement le même serment que les magistrats de l’ordre judiciaire, après avoir été choisis parmi des personnes âgées d’au moins 23 ans, qui n’ont pas d’antécédents judiciaires et paraissent qualifiées pour cette fonction. La loi ne donne pas plus de précisions, peut-être afin de laisser à l’institution judiciaire locale assez de latitude pour trouver des candidatures utiles dans un vivier quand même limité.

Le dispositif prévoit dix assesseurs, quatre titulaires et six suppléants. Le tribunal supérieur d’appel statue toujours en formation collégiale, composée de votre serviteur, président du tribunal, et de deux assesseurs. Les assesseurs assurent un roulement au fil de l’année judiciaire pour participer aux différentes audiences, civiles et pénales.

L’atout de ce dispositif est qu’il sollicite la société civile dans sa diversité et sa richesse, ce qui contribue à l’œuvre de justice. Les assesseurs peuvent être des seniors ou des plus jeunes, des personnes en activité dans le secteur public ou privé ou encore des retraités, des hommes ou des femmes, originaires de Saint-Pierre-et-Miquelon, de l’Hexagone ou d’un autre territoire d’outre-mer. Cela permet d’enrichir les débats lors des délibérations en y apportant de l’oxygène.

Je suis plus critique sur deux autres points.

Tout d’abord, la composition de la formation collégiale qui siège dans chacune des chambres du tribunal supérieur d’appel met en minorité le magistrat professionnel. Le Conseil constitutionnel a certes admis dans une décision du 1er avril 2016, relative à Wallis-et-Futuna, qu’une formation collégiale de jugement en matière correctionnelle pouvait comporter des juges non professionnels, mais il a considéré que ces derniers ne pouvaient être majoritaires. Or à Saint-Pierre-et-Miquelon, les chambres du tribunal supérieur d’appel, notamment la chambre correctionnelle, comptent un seul juge professionnel, qui est en même temps le président. C’est un point assez délicat. Puisque vous sollicitez nos réflexions et nos recommandations, je m’interroge sur la conformité de ce dispositif aux exigences constitutionnelles.

Une autre difficulté, d’ordre technique, est liée à la précédente. Dans une cour d’appel classique, les chambres sont composées de trois juges professionnels du siège qui ont, la plupart du temps, une expérience et une expertise assez solides s’agissant du contentieux qui leur est confié. Une chambre sociale ou de l’instruction, par exemple, dispose d’un niveau d’expertise tout à fait différent de celui qui peut exister ici pour juger des faits qui présentent pourtant rigoureusement la même gravité ou le même caractère sensible en matière pénale, ou la même technicité en matière civile. À Saint-Pierre-et-Miquelon, il n’y a qu’un seul magistrat professionnel, sur les trois juges d’une chambre, pour résoudre les questions juridiques.

M. le président Frantz Gumbs. Ces juges citoyens sont-ils nommés à vie ou sont-ils renouvelés ?

M. Richard Garcia-Bosch-de Morales - de Sola. Les aspirants assesseurs se portent candidats. Le président du tribunal supérieur d’appel, après avis du procureur de la République près ledit tribunal, les présente au garde des sceaux, qui les nomme par arrêté pour une durée de deux ans renouvelables. La majorité d’entre eux demandent d’ailleurs le renouvellement de leur mandat. Certains exercent ainsi leurs fonctions depuis très longtemps – plusieurs décennies –, d’autres depuis plus récemment.

Je tiens à appeler votre attention sur le risque élevé d’incompatibilité qui caractérise Saint-Pierre-et-Miquelon, du fait des procédures engagées mais surtout du tissu local. Un peu plus de la moitié des assesseurs sont originaires du territoire. La population ayant fondu pour s’établir à moins de 7 000 habitants, les assesseurs locaux connaissent nécessairement tout le monde. Il importe donc de fixer un curseur permettant de déterminer s’ils peuvent juger des personnes qu’ils connaissent, en s’interrogeant préalablement, au cas par cas, non seulement sur leur capacité à rester objectifs, mais aussi sur l’image renvoyée par la justice. Ce problème existe partout ailleurs, mais semble se présenter avec une acuité particulière à Saint-Pierre-et-Miquelon.

Quand j’ai pris mes fonctions, le 1er septembre 2023, la juridiction comptait seulement six assesseurs sur les dix prévus par le code de l’organisation judiciaire – le chiffre est même tombé à cinq après la démission de l’un d’entre eux. L’équipe juridictionnelle et moi-même nous sommes mobilisés pour engager des recrutements le plus rapidement possible car, évidemment, avec cinq assesseurs au lieu de dix, le risque d’incompatibilité devenait très élevé. L’effectif théorique de dix personnes me semble adapté à la situation de Saint-Pierre-et-Miquelon : dès lors qu’on s’emploie à assurer un certain panachage des origines et des profils des assesseurs, il permet d’éviter la plupart des situations d’incompatibilité.

M. Yves Couroux. Effectivement, l’impartialité objective attendue du juge peut être remise en question assez facilement dans le contexte particulier de l’archipel. Au vu du faible nombre d’habitants, tout le monde connaît tout le monde ou presque, ce qui peut parfois conduire le justiciable à s’interroger. Il faut l’avoir à l’esprit.

Par ailleurs, les assesseurs citoyens ne sont pas juristes. Je le dis sans mauvais état d’esprit, car ils contribuent à une justice populaire, qui a le mérite de l’être. Si cela ne pose pas de grandes difficultés pour des contentieux pénaux simples, cela peut devenir un problème lorsque des situations méritent une expertise juridique plus poussée, par exemple lorsqu’un contentieux en matière d’urbanisme doit être jugé en appel – même si ces cas sont heureusement rares.

Gardons aussi en tête que l’absence de collégialité en première instance peut virtuellement conduire un individu seul – certes, un magistrat professionnel – à envoyer un prévenu en prison pour vingt ans, peine maximale encourue en matière correctionnelle en cas de récidive légale ; cela fait tout de même réfléchir. Ce serait impensable dans l’Hexagone ou ailleurs en outre-mer : dans la province des îles Loyauté, en Nouvelle-Calédonie, où j’ai exercé encore récemment, les audiences pénales se tiennent de façon collégiale quand la loi l’impose.

J’en viens aux agréés. En l’absence de barreau à Saint-Pierre-et-Miquelon, la défense des justiciables est assurée uniquement par des agréés, dont le statut résulte d’un arrêté du 27 janvier 1945. Particularité supplémentaire, ces personnes sont nommées par le « chef du territoire », c’est-à-dire par le représentant de l’État, donc le préfet, sur proposition du « chef du service judiciaire », fonction actuellement exercée conjointement par le président du tribunal supérieur d’appel et le procureur de la République près ce tribunal.

Ce qui peut paraître très surprenant, mais qui résulte du texte – lequel mériterait à mes yeux d’être dépoussiéré –, c’est qu’aucune condition de diplôme n’est requise. Le candidat doit présenter « tous les titres, diplômes qu’il jugera utile de produire pour établir sa capacité et sa moralité » – on est loin de la formation juridique qui paraîtrait nécessaire. Le chef du service judiciaire « procédera à l’examen du candidat, au double point de vue de la moralité et de la capacité […] ». Ainsi, si le candidat ne présente pas de qualités universitaires liées à la matière juridique – s’il n’est pas avocat, licencié en droit ou ancien magistrat, notaire ou avoué –, il conviendra d’organiser « un examen public sur les lois, ordonnances et décrets en vigueur dans le territoire et en France » ainsi que la rédaction d’un ou plusieurs actes de défense. Ledit examen devra être mis en œuvre par le président du tribunal supérieur d’appel, avec éventuellement l’appui du procureur, ce qui, là aussi, paraît pour le moins particulier.

L’archipel ne compte que cinq agréés en exercice, un nombre manifestement très insuffisant pour garantir pleinement l’accès au droit et à la justice, puisque le choix des justiciables s’en trouve très limité. Cela présente aussi un risque d’incompatibilité. Il est tout à fait possible qu’un citoyen ne s’entende pas avec l’un de ses défenseurs potentiels – pour diverses raisons, y compris familiales –, qu’un agréé intervienne déjà dans une autre procédure, ou encore qu’une affaire mette en cause plusieurs personnes dont les intérêts divergent, auquel cas l’agréé ne pourra évidemment pas assurer la défense de tous les prévenus sans méconnaître la déontologie la plus élémentaire.

Ce nombre réduit pose aussi des difficultés dans le cadre des enquêtes. Lorsqu’il leur est nécessaire de conduire trois gardes à vue de façon concomitante, les enquêteurs ne peuvent que très difficilement solliciter un nombre suffisant d’agréés. Dans bon nombre de cas – je suis le premier à le déplorer –, les justiciables renoncent à leur droit à un avocat, soit par choix, auquel cas la difficulté ne se pose pas, soit en l’absence de la ressource humaine nécessaire pour les assister.

En outre, si les agréés forment un corps, celui-ci n’est régi par aucune règle réelle : il n’est ni constitué en ordre professionnel au sens textuel du terme, ni structuré en association. Le président du tribunal supérieur d’appel et moi-même œuvrons, avec plus ou moins de succès, pour améliorer cette situation – nous souhaiterions qu’existe au moins l’équivalent d’un bâtonnier, même si c’est uniquement sur le papier –, mais elle pose des difficultés. Aucune permanence n’étant réellement assurée, les agréés sont libres de prendre des congés quand ils le souhaitent, si bien que s’ils décident de partir tous en même temps, il n’existe ni moyen de les contraindre à y renoncer, ni solution de rechange. Les enquêteurs qui savent qu’ils auront besoin d’un agréé sont ainsi contraints d’appeler chacun d’entre eux pour connaître leurs disponibilités, ce qui, là encore, est à la fois particulier et problématique.

M. le président Frantz Gumbs. Existe-t-il une aide juridictionnelle à Saint-Pierre-et-Miquelon ? Une grille de rémunération, qui ressemblerait à celle d’un avocat, s’applique-t-elle aux agréés ?

M. Yves Couroux. Il existe en effet un système d’aide juridictionnelle, conformément à la disposition légale applicable à l’ensemble du territoire national. Toutefois, le coût de la vie et les salaires étant, à Saint-Pierre-et-Miquelon comme dans beaucoup de territoires d’outre-mer, bien plus élevés qu’en métropole, et les barèmes étant nationaux, de nombreux justiciables ne remplissent pas les conditions pour percevoir une aide juridictionnelle totale.

Le faible nombre d’agréés conduit quelques justiciables à faire appel à des avocats métropolitains, ce qui est particulièrement onéreux – beaucoup n’en ont pas les moyens. Ce point mériterait lui aussi d’être étudié. En matière civile ou commerciale, l’appel à des avocats métropolitains peut faire l’objet d’une assistance par le moyen de la visioconférence.

J’ajoute que Saint-Pierre-et-Miquelon ne compte pas non plus de mandataire judiciaire : toutes les procédures de redressement judiciaire sont dévolues à des études hexagonales, ce qui n’est pas sans poser des difficultés dans les relations avec le gérant ou le président de la structure mise en redressement.

M. le président Frantz Gumbs. Madame Peix, vous qui venez de prendre vos fonctions à Saint-Pierre-et-Miquelon, considérez-vous le territoire comme attractif ? Est-il facile de répondre aux besoins, même si j’ai bien compris qu’ils sont très faibles ? Quelle est, d’ailleurs, la durée de présence moyenne des magistrats sur le territoire ?

Mme Nicolas Peix. Mon prédécesseur est resté en poste cinq ans. Pour ma part, j’avais depuis un an le projet de rejoindre la juridiction, sans avoir connaissance de toutes ses spécificités. L’attrait résidait pour moi dans la nouveauté et la possibilité de vivre une expérience professionnelle et humaine différente. Je n’ai pas suffisamment de recul pour connaître la durée moyenne de présence des magistrats dans l’archipel, mais je ne me fixe, à titre personnel, aucune limite.

M. Richard Garcia-Bosch-de Morales - de Sola. Les postes proposés suscitent toujours plusieurs candidatures, mais en petit nombre : on ne peut pas dire qu’ils n’intéressent personne. Pour les recrutements dont j’ai eu connaissance, à la présidence du tribunal supérieur d’appel ou à celle du tribunal de première instance, on comptait en général trois à cinq candidatures utiles par poste.

Mon prédécesseur a occupé son poste un peu moins de deux ans. Son propre prédécesseur était resté en fonction pendant sept ans, c’est-à-dire la durée maximale. En ce qui me concerne, j’entame une troisième année d’activité, non sans certaines inquiétudes, comme vous l’aurez constaté, mais en restant tout de même volontaire et confiant pour la suite.

M. Yves Couroux. Ma prédécesseure au parquet est, me semble-t-il, restée en poste trois ans, quand l’ancien procureur auquel elle a succédé était resté sept ans. Je suis pour ma part arrivé en février 2024.

Peut-être convient-il de préciser que les quatre magistrats de Saint-Pierre-et-Miquelon sont, conformément au statut de la magistrature, soumis à des durées institutionnelles maximales : une des spécificités – encore une – du territoire est de compter trois chefs de juridiction, dont la présence ne peut excéder sept ans, ainsi qu’un juge d’instruction, dont la présence est limitée à dix ans.

Pour ce qui est de l’attractivité, je serai un peu moins enthousiaste que le président du TSA. Il ne faut pas se leurrer : l’archipel n’est pas considéré comme attractif par le corps judiciaire, c’est le moins que l’on puisse dire. Seuls un ou deux candidats se sont présentés au poste de juge d’instruction ; quand j’ai postulé à celui de procureur, nous n’étions que deux ; le poste du président a fait, de mémoire, l’objet de trois candidatures. De façon générale, les postes de chef de juridiction sont pourtant supposés être attractifs.

La direction des services judiciaires propose depuis 2021 un accompagnement en ressources humaines renforcé pour certains postes souffrant d’un déficit de candidatures. C’est notamment le cas pour celui de juge d’instruction à Saint-Pierre-et-Miquelon. Cet accompagnement consiste, en quelque sorte, en un contrat passé avec le candidat, qui, sous réserve d’avoir accompli trois ans d’activité réelle dans le poste concerné, sera présenté de façon prioritaire aux cinq postes qu’il aura choisis pour son affectation suivante, en accord avec le CSM (Conseil supérieur de la magistrature). Ce dispositif avait à l’origine été créé pour la juridiction de Mayotte, qui n’attirait aucun candidat, avant d’être progressivement étendu à Cayenne, Saint-Laurent-du-Maroni, Saint-Martin et, donc, Saint-Pierre-et-Miquelon.

M. le président Frantz Gumbs. Quelles sont, selon vous, les principales difficultés pour les nouveaux magistrats s’installant dans le territoire ? Je suppose qu’ils peuvent être sujets à un certain dépaysement, ne serait-ce qu’au vu de la taille de la juridiction, du nombre de cas à traiter ou de l’activité elle-même.

M. Yves Couroux. Ce n’est pas propre à Saint-Pierre-et-Miquelon, mais postuler en outre-mer suppose d’avoir conscience de quelques contraintes. L’éloignement géographique, les difficultés de transport et l’isolement qui en résulte sur le plan familial sont évidemment incontournables : on ne peut pas quitter le territoire sur un coup de tête pour le week-end. La desserte de Saint-Pierre-et-Miquelon est d’ailleurs spécifique puisque, hormis pendant la période estivale, le transit par le Canada est inévitable. L’archipel est ainsi à la fois l’outre-mer le plus proche de l’Hexagone et l’un des plus longs à atteindre. Seule la compagnie Air Saint-Pierre le dessert, les vols ne sont pas quotidiens et les prix sont relativement élevés. Tout cela constitue une des difficultés les plus marquées dès l’arrivée.

Saint-Pierre-et-Miquelon présente aussi la particularité d’être un territoire très petit, ce qui impose au magistrat d’être assez prudent dans son positionnement et de trouver un équilibre pour ne pas être trop proche des justiciables. La proximité peut en effet être source d’inquiétude : rester trop longtemps permet certes de bien connaître le territoire, mais pourrait aussi conduire les justiciables à s’interroger, même si c’est à tort, sur des liens amicaux qui seraient un peu trop poussés ou sur un manque d’impartialité objective dans les décisions rendues.

M. le président Frantz Gumbs. C’est en tout cas la perception de cette impartialité qui pourrait être en jeu.

Comment les installations du système judiciaire sont-elles réparties sur l’archipel, notamment entre les deux îles principales, Saint-Pierre et Miquelon-Langlade ? Les citoyens ont-ils un égal accès à vos services indépendamment de leur lieu d’habitation, ou y a-t-il là une difficulté ?

Combien d’affaires traitez-vous chaque année ? De quelle nature sont-elles ?

M. Yves Couroux. Je considère que la répartition géographique des services ne pose pas de difficulté. La population de l’archipel est répartie entre ses deux principales îles : environ 5 500 habitants vivent à Saint-Pierre, qui est à la fois le nom de l’île et celui de la ville, quand les 500 autres habitent le village de Miquelon, sur Miquelon-Langlade. La desserte entre les îles est assurée par voie aérienne ou maritime, à des coûts tout à fait abordables. Il n’y a pas de zone blanche dans l’archipel, si bien que chaque citoyen, justiciable ou administré dispose d’un accès rapide à l’information.

Le village de Miquelon accueille une brigade de gendarmerie qui, malgré son effectif réduit, permet aux justiciables de déposer plainte de façon physique et directe. Les services d’enquête sont ainsi en mesure de répondre de façon satisfaisante aux intérêts des victimes et des auteurs présumés, puisque les enquêtes peuvent être conduites sur place – les auditions, notamment, peuvent se tenir à Miquelon même.

L’archipel n’est pas un foyer de délinquance très important, ce dont tout le monde se félicite, moi le premier : la délinquance y est très mesurée, tant en volume qu’en intensité. On n’y constate pas d’actes relevant du narcotrafic ni du spectre le plus élevé de la criminalité. Je parle sous le contrôle du président du TSA, mais il me semble que le tribunal criminel s’est formé pour la dernière fois en 2023, voire en 2022, pour connaître d’un crime qui n’était d’ailleurs pas crapuleux.

En matière pénale, le nombre de procédures enregistrées reste assez stable. Si de légers pics sont parfois observés, ils s’expliquent le plus souvent par des situations conjoncturelles, comme la récente vacance du poste de chef de parquet. Nous avons enregistré 211 procédures nouvelles en 2024, un chiffre très mesuré et conforme à la moyenne habituelle, qui s’établit autour de 200 procédures pénales par an. Seules 162 procédures avaient été comptabilisées en 2023, mais, comme je l’indiquais, cette baisse est uniquement liée à un défaut d’enregistrement, le poste étant resté vacant pendant quatre ou cinq mois.

Si l’ampleur de la délinquance est stable, sa nature évolue. Depuis mon arrivée en tout cas, le nombre des violences a nettement diminué. Puisque les chiffres sont trop faibles pour que les pourcentages soient significatifs, nous parlons en volume. En 2024, douze procédures concernaient des faits de violence, dont sept étaient intrafamiliales. En 2023, on en comptait respectivement vingt et neuf ; en 2022, trente et un et douze. Les violences intrafamiliales apparaissent donc en net recul. En revanche, je relève une forte augmentation du nombre de dossiers relatifs à des infractions à la législation en matière de stupéfiants, qui restent préoccupantes dans l’archipel.

M. Richard Garcia-Bosch-de Morales - de Sola. Vous avez bien voulu nous interroger sur les principales difficultés que nous rencontrons dans l’exercice de nos fonctions. C’est le cas de l’interdiction désormais faite aux magistrats du siège et du parquet d’intervenir par visioconférence. Cela fragilise l’institution judiciaire.

Lorsqu’il est nécessaire de remplacer l’un des magistrats de Saint-Pierre-et-Miquelon, le premier président ou le procureur général près la cour d’appel de Paris peut désigner un remplaçant. En novembre 2023, le Conseil constitutionnel a déclaré inconstitutionnelles les dispositions qui, jusqu’alors, prévoyaient expressément que ce dernier pouvait intervenir par visioconférence, ce qui nous permettait de fonctionner.

Avec trois magistrats du siège pour les deux degrés de juridiction, les blocages de procédure surviennent facilement, même si la loi permet des remplacements mutuels. Si l’un des trois est absent – en raison d’une formation, d’une convocation à la Chancellerie… – ou qu’il présente une incompatibilité légale, le remplacement est impossible.

Depuis la décision du Conseil constitutionnel, le remplacement doit se faire en présentiel, mais aucun magistrat du ressort de la cour de Paris n’est venu à Saint-Pierre-et-Miquelon, sauf pour présider le tribunal criminel en 2023, parce qu’il n’y avait pas de président du tribunal supérieur d’appel. Dans tous les autres cas, le déplacement n’a pas été possible, même lorsqu’il avait été demandé.

La loi autorise également le renforcement temporaire, par délégation d’un magistrat du ressort de la cour d’appel de Paris ou d’Aix-en-Provence. Celui-là non plus ne peut plus être organisé par visioconférence. En pratique, le dispositif ne marche pas. J’ai déjà sollicité deux fois un renforcement, mais cela n’a pas été possible.

Je ne citerai qu’un exemple des conséquences de cette situation. Pour des raisons d’organisation, nous regroupons chaque mois, sur une même semaine, les audiences des juridictions du premier degré et du tribunal supérieur d’appel. La semaine prochaine, votre serviteur sera le seul magistrat du siège : le juge d’instruction sera absent pour formation et la nouvelle présidente du tribunal de première instance, en tant que nouvelle cheffe de juridiction, devra suivre une formation obligatoire. Nous sommes très fragilisés : on ne peut raisonnablement anticiper toutes les difficultés, et la juridiction peut se retrouver paralysée.

J’insiste vraiment sur ce point. C’est le principal problème, celui que je tenais à porter à votre connaissance.

M. Yves Couroux. Ce sujet est capital pour le ministère public également. La difficulté excède celle du remplacement : lorsque je ne suis pas là, l’action publique est empêchée. En effet, il n’y a qu’un magistrat du parquet. Je suis nommé au tribunal supérieur d’appel ; en vertu du code de l’organisation judiciaire et du code de procédure pénale, j’interviens devant toutes les juridictions de l’archipel, en cumulant les attributions de procureur de la République près le tribunal judiciaire et de procureur général près la cour d’appel. C’est une double casquette.

Étant seul, le procureur de la République est de permanence vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept ; il est susceptible d’être sollicité à tout moment. Et comme il n’y a pas d’officier du ministère public à Saint-Pierre-et-Miquelon, j’ai aussi cette casquette ainsi que celles de délégué du procureur et de médiateur de la République.

La principale difficulté, c’est mon remplacement. Aucun magistrat ne peut me remplacer localement ; seul le parquet général de Paris le peut. Je passe sur les décisions pénales rendues par le parquet général et non par le parquet local, même si cela mériterait qu’on s’y penche. Les dispositions du code de l’organisation judiciaire autorisant le mécanisme subsidiaire dit de visio-audience ayant été abrogées, seul un magistrat délégué peut remplacer le procureur de la République, mais il ne peut intervenir à distance. En conséquence, lorsque je ne suis pas là, l’action publique ne peut être conduite.

La présence physique du magistrat délégué est une condition difficile à réaliser, parfois même impossible, lorsque la loi impose un délai trop court pour qu’il puisse venir. Si d’aventure je suis absent – pour une formation, en congé ou, tout bêtement, malade –, et qu’un crime survient ou qu’un débat doit être organisé à la dernière minute devant un juge des libertés et de la détention (JLD), par exemple pour répondre à une demande de mise en liberté, le parquet général ne pourra assurer mon remplacement. Une saisine du juge d’instruction en matière criminelle ou un débat devant le JLD ne pourraient avoir lieu qu’en risquant la nullité de l’acte de procédure.

M. le président Frantz Gumbs. Entretenez-vous des relations avec les autorités judiciaires du Canada, pays très proche ?

M. Yves Couroux. À ma connaissance, la coopération est plus active en matière pénale que civile. Le Canada est notre voisin direct : la province de Terre-Neuve-et-Labrador est à 25 kilomètres. La garde royale canadienne et les gendarmes de Saint-Pierre-et-Miquelon entretiennent de bonnes relations ; ils collaborent étroitement dans le cadre des enquêtes qui concernent les deux provinces, par exemple en matière de stupéfiants. Je sais que le magistrat instructeur, au nom duquel je parle, peut se trouver en contact avec les autorités judiciaires canadiennes.

Sur le plan judiciaire, les Canadiens sont peut-être plus réticents à coopérer ; les systèmes sont trop différents. Ce n’est pas propre au Canada : le problème concerne aussi les Britanniques.

M. le président Frantz Gumbs. À Saint-Pierre-et-Miquelon, il n’y a pas d’avocats et le nombre de professionnels du droit est limité. Selon vous, la population fait-elle confiance au système judiciaire ?

M. Richard Garcia-Bosch-de Morales - de Sola. En un peu plus de deux ans d’exercice, je n’ai pas perçu de remise en cause.

J’ai en tête quelques cas dans lesquels l’institution a été houspillée ou critiquée, en raison de sa configuration particulière. Par exemple, certaines personnes ont pu contester l’impartialité du président du tribunal de première instance parce qu’il exerçait plusieurs fonctions dans le cadre de contentieux différents mais impliquant les mêmes justiciables. Chaque fois que cela s’est produit, nous avons pu soit faire œuvre de pédagogie, en expliquant que le système nous contraignait à cette organisation, soit solliciter la cour de Paris pour qu’elle délègue un magistrat extérieur, afin de décharger le magistrat concerné et de préserver l’image d’impartialité de l’institution.

Je sais quelle ambiance règne dans l’Hexagone mais, ici, je ne perçois aucune défiance de cette nature.

M. Yves Couroux. Nous sommes la seule juridiction à même de répondre aussi rapidement aux demandes des justiciables, ce qui participe à préserver la confiance. Les délais d’audiencement sont records à Saint-Pierre-et-Miquelon, en raison notamment du volume d’affaires très réduit. Même en matière pénale, un arrêt est rendu dans les cinq mois suivant la première instance, appel compris. C’est inédit dans l’Hexagone.

Les victimes sont ainsi confortées et rassurées – la réponse ne les satisfait pas toujours, mais elle a le mérite d’être rendue ; les auteurs d’infractions n’ont pas le sentiment d’impunité que peuvent susciter des procédures qui durent trois, quatre ou cinq ans, y compris pour des faits de faible gravité. Pour cette raison aussi, le système judiciaire de l’archipel répond aux attentes des justiciables, donc permet de maintenir le lien de confiance.

M. le président Frantz Gumbs. Merci pour vos contributions, que vous pourrez compléter si vous le souhaitez.

La séance s’achève à seize heures vingt.

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Membres présents ou excusés

Présent. – M. Frantz Gumbs, M. Joseph Rivière

Excusé. – M. Yoann Gillet