Compte rendu
Commission d’enquête
sur les dysfonctionnements
obstruant l’accès à une justice adaptée aux besoins
des justiciables ultramarins
– Table ronde, ouverte à la presse, réunissant :
- Mme Gwenola Joly-Coz, première présidente de la Cour d’appel de Papeete
- M. Frédéric Benet-Chambellan, procureur général près la Cour d’appel de Papeete
- M. Carounagarane Ady, directeur de greffe de la Cour d’appel de Papeete
- Mme Laure Camus, présidente du tribunal de première instance de Papeete
- Mme Solène Belaouar, procureure de la République près le tribunal de première instance de Papeete
- Mme Myriam Jarry, directrice de greffe du tribunal de première instance de Papeete
- M. Pascal Devillers, président du tribunal administratif de la Polynésie française 2
– Présences en réunion.....................................18
Mardi
7 octobre 2025
Séance de 21 heures 30
Compte rendu n° 39
session 2025-2026
Présidence de
M. Frantz Gumbs,
Président de la commission
— 1 —
La séance est ouverte à vingt et une heures trente.
M. le président Frantz Gumbs. Nous accueillons à présent les chefs de cour, de juridiction et de greffe de Papeete, que nous allons entendre sur la situation de la justice judiciaire et administrative en Polynésie française.
Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Gwenola Joly-Coz, M. Frédéric Benet-Chambellan, Mme Laure Camus, Mme Solène Belaouar, M. Carounagarane Ady, Mme Myriam Jarry et M. Pascal Devillers prêtent successivement serment.)
Mme Gwenola Joly-Coz, première présidente de la cour d’appel de Papeete. D’abord, nous tenons à vous remercier de votre intérêt pour la justice outre-mer. Ayant été auparavant juge d’instruction en Guyane, puis présidente du tribunal de première instance (TPI) de Mayotte, je peux témoigner qu’il existe une magistrature française qui s’intéresse à l’outre-mer et y est attachée.
Le ressort de la Polynésie française est unique en ce qu’il comprend 118 îles, regroupées en cinq archipels situés au milieu du Pacifique, où des tensions existent entre la Chine, les États-Unis et la Russie, et où les enjeux géostratégiques sont importants pour l’Europe si lointaine. Ces caractéristiques géographiques ont des conséquences immédiates sur l’exercice de la justice, laquelle doit relever deux défis principaux. Il nous faut, d’une part, assurer la présence judiciaire sur ces 118 îles qui, pour certaines d’entre elles, ne sont desservies que par liaison maritime ou par une liaison aérienne hebdomadaire – sachant que les déplacements sont, en outre, très onéreux –, d’autre part, parvenir à un traitement égalitaire de l’ensemble de la population en offrant à tous les justiciables où qu’ils soient un égal accès à l’institution judiciaire.
L’intention stratégique de la cour d’appel de Papeete vise à intégrer cette institution dans la réalité locale pour susciter la confiance des Polynésiens et des Polynésiennes. À cette fin, nous privilégions deux axes. D’abord, nous faisons en sorte qu’ils participent à la justice, l’échevinage étant particulièrement développé en Polynésie française. Non seulement ils jugent avec nous les affaires criminelles relevant de la cour d’assises – je précise, à cet égard, que nous n’avons pas de cour criminelle départementale –, mais des assesseurs polynésiens nous assistent également dans le cadre du contentieux foncier, très important dans ce territoire, mais aussi au sein du tribunal mixte de commerce, du tribunal du travail et du tribunal pour enfants. Faire participer la population est un axe important pour développer la confiance en l’institution judiciaire.
Ensuite, nous sommes très attentifs à ce que la justice, loin d’être enfermée dans son palais, soit présente dans la cité, avec l’ensemble des acteurs locaux, notamment le gouvernement de la Polynésie française. Ainsi, la cour d’appel de Papeete, le tribunal de première instance et le gouvernement lanceront, le 18 novembre, le premier observatoire des violences faites aux femmes en Polynésie française – un sujet sur lequel je suis particulièrement investie –, outil dont le territoire était jusqu’alors dépourvu. Or, la Polynésie française a besoin d’avancer en la matière. Nous ne le faisons pas seuls, mais en partenariat étroit avec le gouvernement. La connaissance des violences permettra ainsi de mieux les traiter.
M. Frédéric Benet-Chambellan, procureur général près la cour d’appel de Papeete. Le ministère public dispose d’un effectif peu nombreux, puisque nous sommes actuellement treize, mais il est, en tout cas pour ce qui est de la cour d’appel, correctement dimensionné pour rendre le service judiciaire qu’on attend de lui. La situation du parquet est un peu plus complexe : elle n’est convenable que depuis une période très récente. J’ajoute que j’ai, sous mon autorité, une vice-procureure placée qui apporte au quotidien un renfort au parquet du tribunal de première instance. Depuis ma prise de fonctions, à l’été 2024, un tiers des effectifs du ministère public a été renouvelé.
En ce qui concerne les spécificités de la politique pénale, j’appelle votre attention sur le fait que celle-ci doit être définie de façon coordonnée, sinon conjointe, entre le procureur général et la procureure de la République, dès lors que – c’est un cas de figure assez rare – la cour d’appel et le tribunal de première instance ont le même ressort.
Cette politique comporte cinq grandes priorités.
Les violences intrafamiliales, qui comprennent les violences conjugales, dont le niveau est élevé, mais aussi et surtout les agressions sexuelles sur mineurs en milieu familial, particulièrement importantes en Polynésie, sont notre principale préoccupation. Vous pourrez d’ailleurs constater que l’essentiel des dossiers de la cour d’assises concerne des faits criminels d’infraction sexuelle sur mineur.
Deuxième priorité : les infractions à la législation sur les stupéfiants, qu’il s’agisse de consommation, de trafic ou de vente. L’ampleur de la consommation de cannabis et de méthamphétamine – paka et ice, comme on les appelle localement – constitue un problème à la fois judiciaire et sanitaire.
Troisième priorité : la délinquance routière. Le nombre des décès sur les routes est, à population égale, trois fois plus élevé que dans le territoire national.
Enfin, les atteintes à la probité et les atteintes à l’environnement sont également deux sujets de préoccupation importants.
J’ajoute que la situation polynésienne a ceci de particulier que tout un pan, sinon l’essentiel de la législation relève de la compétence du gouvernement local et de l’Assemblée territoriale. Qu’il s’apprête à juger une affaire pénale ou à engager des poursuites, le magistrat doit donc se demander systématiquement si le texte sur lequel il s’appuie est applicable ou s’il existe une législation locale particulière. L’apprentissage de la législation locale est donc un enjeu essentiel auquel nous sommes très attentifs. Des formations existent, qui nous permettent d’appréhender les choses. Mais on ne peut avancer que pas à pas, au quotidien ; la somme des textes est si considérable que les connaissances requises ne peuvent pas être acquises par un bachotage préalable.
J’ajoute que les Natinf – nature d’infraction –, c’est-à-dire la codification informatique des infractions établie par le ministère de la justice, ne sont pas les mêmes que dans l’Hexagone, car les textes locaux doivent y être intégrés. Or ce travail technique n’est pas complet. C’est une difficulté supplémentaire pour les magistrats du parquet.
Je veille à ce que la politique pénale soit expliquée et connue. À titre d’exemple, depuis le printemps dernier, j’ai rencontré la quasi-totalité des équipes municipales de Tahiti et de Moorea – et je compte poursuivre ces déplacements dans les archipels. Une telle démarche étonne les élus, mais c’est un des moyens de favoriser la proximité avec la population.
Par ailleurs, des transformations importantes sont intervenues au 1er janvier : d’une part, la cour d’appel et le tribunal, qui avaient un greffe commun, disposent désormais de leur propre greffe ; d’autre part, nous avons répondu à une attente importante du territoire en procédant à la privatisation du greffe du tribunal mixte de commerce et du registre du commerce et des sociétés (RCS).
Enfin, il convient de souligner un facteur important des difficultés que nous rencontrons avec les justiciables : nous manquons cruellement de professionnels dans certains domaines. Les huissiers, les géomètres, qui jouent un rôle important dans le domaine foncier, et les experts sont insuffisants nombreux. Nous sommes également limités dans le domaine de la médecine légale, qu’il s’agisse du vivant ou de la thanatologie, en particulier dans les archipels, du fait de leur éloignement.
Mme Laure Camus, présidente du tribunal de première instance de Papeete. Nous avons la chance de bénéficier d’une organisation adaptée à la Polynésie puisque le code de l’organisation judiciaire comporte principalement deux dispositions spécifiques à ce territoire. Tout d’abord, un tribunal foncier a été créé par la loi du 16 février 2015 relative à la modernisation et à la simplification du droit et des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures, complétée par un décret de 2017, en raison de l’importance de ce contentieux en Polynésie. Ensuite, des sections détachées ont été créées qui permettent aux juges nommés au service des archipels d’exercer toutes les fonctions qui peuvent être celles d’un magistrat, à l’exception de l’instruction et des missions incombant au juge des libertés et de la détention.
Par ailleurs, le code de procédure civile est composé de textes locaux. Ainsi, le juge forain qui se déplace dans les îles est doté de pouvoirs extraordinaires qui lui permettent de rendre une justice adaptée ; il peut notamment s’autosaisir et mener des investigations. De même, l’avocat n’est pas obligatoire en matière familiale et en matière foncière, ce qui permet de rendre plus facilement la justice dans les archipels. J’ajoute que la cour d’appel emploie actuellement trois interprètes contractuels, qui nous accompagnent lors de nos déplacements dans les îles. Nous pouvons également employer ponctuellement d’autres interprètes qui ont l’habitude de travailler avec nous, si bien que nous sommes systématiquement accompagnés lors de nos déplacements.
Historiquement, il existait deux sections détachées : l’une aux Marquises, qui comptent environ 9 000 habitants, l’autre à Raiatea, qui en compte 36 000. En 2023, nous avons pu, avec le soutien de la cour et du ministère, créer une troisième section détachée, compétente pour les trois autres archipels – Tuamotu, Gambier et îles Australes – et au sein de laquelle un juge est détaché à plein temps ; et nous avons obtenu, au mois de septembre, l’affectation d’un second juge à la section détachée de Raiatea. Le nombre des juges qui se consacrent à la justice des archipels est ainsi passé de deux à quatre.
Chaque section détachée a son organisation propre. Le juge de celle des Marquises effectue, chaque année, deux tournées pénales – lors desquelles il est accompagné de représentants du parquet, de la PJJ (protection judiciaire de la jeunesse) et du Spip (service pénitentiaire d’insertion et de probation) – et une à deux tournées civiles. Les juges de la section détachée de Raiatea, dont l’activité est très importante, consacrent à la justice foncière au moins trois déplacements annuels dans les deux îles principales que sont Huahiné et Bora Bora, et ils se déplacent au même rythme pour traiter l’ensemble des autres contentieux. Le juge va alors revêtir, sur une semaine, avec le soutien des mairies qui l’accueillent trois à quatre fois par an, toutes les casquettes : juge aux affaires familiales, juge de l’application des peines, audiences correctionnelles, etc.
Pour la section détachée des Tuamotu, Gambier et îles Australes, le défi logistique est majeur, car les îles à desservir sont très nombreuses. Le juge se déplace au moins une fois par mois et des audiences sont également organisées à Tahiti. Nous participons en outre deux à trois fois par an aux tournées organisées par le pays, qui affrète avions et navires pour ses services.
Enfin, nous avons créé un centre d’accès au droit en 2022. Plutôt que de verser des subventions à des associations, nous avons préféré recruter un juriste, puis un second, et les former, afin qu’ils proposent des consultations juridiques et organisent celles données gratuitement par les professionnels du droit. Hormis à Raiatea, où il y a un notaire et trois avocats, les archipels sont totalement dépourvus de professionnels du droit. Nous nous efforçons donc, grâce au centre d’accès au droit, d’organiser et de soutenir les tournées des professionnels du droit dans les îles.
Nous développons aussi, en collaboration les Fare Ora – un dispositif comparable aux maisons France Services mis en œuvre en Polynésie française –, aussi bien à Tahiti et sur les îles où nous nous rendons régulièrement que dans les archipels, des consultations par visioconférence. C’est pour le moi le principal enjeu de développement : maintenir les déplacements physiques et les doubler de consultations à distance de nos juristes ou de professionnels du droit.
Mme Solène Belaouar, procureure de la République près le tribunal de première instance de Papeete. Pour ma part, je suis en poste depuis deux ans, après avoir exercé en Hexagone.
Cela a été dit, les effectifs dont dispose le parquet de Papeete sont plutôt satisfaisants. Aux huit magistrats affectés, dont je fais partie, il faut ajouter le vice-procureur placé de manière quasi permanente auprès du parquet général. Ainsi, neuf magistrats travaillent au quotidien, pour un effectif théorique de huit, selon la dernière circulaire de localisation des emplois de magistrats et de fonctionnaires.
Le total est ainsi plus confortable que dans d’autres juridictions, même si notre quotidien demeure chargé, en raison de la délinquance de masse, et plus particulièrement de l’ampleur des violences intrafamiliales. Ce contentieux est très sensible et demande du temps, notamment d’investigation ; son traitement est donc très exigeant.
De plus, il faut relever le défi hors norme posé par la géographie. Nous le faisons de trois manières, la première étant commune avec le siège, les deux autres étant propres au parquet.
Premièrement, la procédure pénale numérique constitue pour la Polynésie française un véritable progrès technologique – le territoire était l’une des dernières juridictions à ne pas en bénéficier. Son déploiement a débuté en mai 2024, puis a été très rapide, s’étant achevé le mois dernier. Nous participons en outre à une expérimentation relative à l’exécution des peines et nous faisons partie des trente juridictions – sur les 164 que compte la France – qui ont été distinguées, le 23 septembre dernier, de la certification « Tribunal pénal numérique ».
Concrètement, cela signifie que la totalité des procédures pénales sont enregistrées par les services d’enquête de manière nativement numérique et qu’elles sont traitées de manière dématérialisée par les magistrats, les fonctionnaires ou les délégués du procureur, qu’il s’agisse des classements sans suite, des alternatives aux poursuites ou des poursuites, même en cas de défèrement et même si l’affaire concerne un mineur.
J’insiste sur le fait que cela concerne tous les services d’enquête, y compris les brigades situées dans les îles éloignées. Les procédures parviennent désormais au tribunal en quelques minutes, par un simple clic, sous réserve de la qualité du réseau internet, contre plusieurs jours, voire plusieurs semaines auparavant, quand il fallait acheminer les dossiers, ce qui pouvait d’ailleurs provoquer des renvois d’audience. La justice fournit ainsi un meilleur service.
J’ajoute que la procédure pénale numérique est également très utile lors des audiences foraines, puisque les professionnels n’ont plus qu’à se déplacer avec un ordinateur, alors qu’avant, il fallait transporter des dossiers, parfois même par fret aérien ou maritime. C’est d’ailleurs sans doute ce qui explique que le déploiement numérique a été si rapide en Polynésie : tout le monde y a vu son intérêt.
Cette démarche ne crée pas de fracture numérique : les professionnels de justice se déplacent avec du matériel, y compris une imprimante, afin de remettre directement aux justiciables les documents nécessaires pour la suite des audiences.
Deuxièmement, les magistrats du parquet se déplacent dans les îles. Tous étant localisés à Papeete et aucun dans les sections détachées, ils se déplacent en fonction des besoins et au gré des audiences organisées, en tenant compte des grandes distances et des lignes maritimes et aériennes existantes. Certaines îles ne sont desservies que par un seul vol hebdomadaire, ce qui suppose qu’un magistrat s’absente pendant une semaine – d’où une forte incidence sur l’organisation du parquet.
En moyenne, le parquet est concerné par soixante-quatre audiences par an dans les îles, tous dossiers confondus. Évidemment, nous essayons de regrouper dans un même déplacement des audiences collégiales, à juge unique, devant le juge des enfants ou encore devant le juge d’application des peines. Au total, nous assurons une vingtaine de déplacements par an, sans compter les éventuelles reconstitutions de crime par les juges d’instruction.
L’enjeu, pour le parquet, est évidemment de rentabiliser ses déplacements. Ainsi, nous en profitons pour nous rendre à la brigade de gendarmerie quand il y en a une, pour vérifier la bonne tenue des cellules et des registres de garde à vue, pour traiter les procédures pénales, pour apporter divers renseignements ou encore pour rencontrer des acteurs locaux et nouer des partenariats avec les mairies, les dispensaires, les écoles, etc.
Par ailleurs, lorsqu’ils se rendent dans une ville où il n’y a pas de délégué du procureur, les magistrats du parquet peuvent tenir ce qu’on pourrait appeler des audiences d’alternatives aux poursuites, afin de notifier en personne aux justiciables des mesures d’ordonnance pénale ou des décisions qui les concernent.
Troisième point : nous nous appuyons sur un réseau de délégués du procureur, présents jusque dans les îles éloignées. Il s’agit d’une politique volontariste de l’ensemble de la juridiction pour rendre une justice de proximité. Depuis plusieurs années, nous recrutons des délégués dans les archipels et diversifions les réponses pénales, afin que la justice soit accessible et rendue au plus près des citoyens.
Nous comptons actuellement douze délégués : deux associations et dix personnes physiques. Comme c’est souvent le cas, les associations interviennent pour l’organisation des stages – en matière de violences conjugales, de consommation de stupéfiants, ou de citoyenneté –, lesquels ont principalement lieu à Tahiti, même si nous parvenons occasionnellement à en proposer dans les autres îles. Quant aux dix délégués physiques, ils sont recrutés localement. Trois habitent à Tahiti – deux à Papeete, une à Taravao – et sept interviennent dans douze îles appartenant à trois archipels où se situent les principaux bassins de population.
À Tahiti et à Moorea, toutes les alternatives aux poursuites sont possibles. Dans les archipels, en revanche, les réponses pénales privilégiées sont l’amende et le travail non rémunéré, ou travail d’intérêt général, qui fonctionne très bien en Polynésie. Au total, les mesures alternatives représentent la moitié des réponses pénales apportées par le tribunal, un niveau dans la moyenne de ce qui se pratique dans l’Hexagone.
M. Carounagarane Ady, directeur de greffe de la cour d’appel de Papeete. En ce qui me concerne, je n’ai pris mon poste que le 1er septembre dernier ; je ne pourrai donc m’exprimer sur le volet juridictionnel.
Les effectifs, d’abord : le tribunal de première instance étant désormais autonome de la cour d’appel, je n’ai sous ma direction que les greffiers de cette dernière, au nombre de vingt, ce qui est plutôt confortable, étant entendu que nous disposons de quatre personnels de plus que l’effectif théorique. Les agents, je tiens à le dire, sont volontaires et très actifs, tandis que le service administratif régional est aussi très présent, tant sur le plan informatique qu’immobilier, ce qui facilite les relations et la communication.
J’y insiste, le lien que nous avons et le travail collectif que nous réalisons sont très agréables, en comparaison avec ce que j’ai vécu ailleurs. Au total, j’ai seize années d’expérience ultramarine : après avoir commencé à Mayotte, j’ai travaillé en Guyane puis en Guadeloupe, avant d’être affecté en Polynésie. Je peux donc prendre la mesure des choses et constater que ce dernier territoire bénéficie d’une situation très favorable, qui lui permet de rendre une justice de meilleure qualité.
La scission entre le TPI et la cour d’appel ayant déjà eu lieu, tout comme la privatisation du RCS ainsi qu’une immense purge des scellés, les chantiers sont désormais moins nombreux, même s’il reste ceux des archives et du RCS de Polynésie. Nous allons ainsi nous rapprocher de la directrice de greffe du TPI pour analyser la convention passée en 1988 entre l’État et le pays, qui pourrait être obsolète, et procéder à une refonte du livre VII du code du patrimoine, qui est en attente.
Mme Myriam Jarry, directrice de greffe du tribunal de première instance de Papeete. Pour ma part, j’ai pris mes fonctions le 1er avril dernier. Forte d’une expérience de plus de dix ans en Nouvelle-Calédonie, je pourrai faire quelques comparaisons entre les deux territoires.
Nos effectifs sont désormais au complet. Alors que la clé de localisation pour 2025 est de quatre-vingt-seize agents, nous en avons seize de plus, affectés notamment au corps des greffiers. Les personnels, toutes catégories confondues, sont particulièrement investis et courageux, ayant vécu des moments difficiles lorsque nous étions en sous-effectifs. Quant aux encadrants, je dispose d’une équipe de trois directeurs ; en comparaison avec la Nouvelle-Calédonie, nous mériterions d’en obtenir un quatrième.
Le greffe de Polynésie a pour particularité d’être composé à 95 % de personnels locaux. Il s’agit d’un corps d’État, dont les membres sont recrutés grâce à un concours local. C’est par ce moyen que nous avons pu augmenter les effectifs en 2023 et 2024.
En Nouvelle-Calédonie, 50 % des agents ont leurs intérêts moraux et matériels sur place, les autres étant soumis au séjour de deux ans, renouvelable une fois. Une telle composition me semblait équilibrée, en ce qu’elle permet des échanges d’expérience entre les personnels. Non que je considère que la composition des équipes polynésiennes soit moins riche : simplement, il faut veiller à ce que les collègues bénéficient de formations, sachant que celles organisées en Hexagone entraînent d’importants frais de déplacement.
Autre particularité : l’existence de sections détachées, à Nuku Hiva et à Raiatea – où les greffiers en poste souffrent parfois d’isolement. Nous sommes à leur écoute, nous nous entretenons régulièrement au téléphone et j’ai même une directrice chargée de ces sections, mais les agents sur place manquent d’encadrement, d’un directeur présent sur le site. Je reviens de déplacements aux Marquises et à Raiatea et je vous assure qu’il faut que les directeurs s’y rendent régulièrement pour échanger avec les agents.
Les audiences foraines font aussi partie des spécificités de la Polynésie. Or il nous arrive de rencontrer des difficultés informatiques lorsqu’elles ont lieu. Nous sommes équipés, notamment en clés 4G, mais pour parer à toutes les éventualités, nous imprimons tous les documents, ce qui représente une charge de travail importante pour le greffe, qui n’est pas nécessairement prise en compte dans son évaluation globale.
M. Pascal Devillers, président du tribunal administratif de la Polynésie française. Le tribunal administratif de Polynésie française est la plus petite juridiction administrative de notre pays : elle est composée de quatre magistrats – ce qui est fréquent outre-mer – et de quatre agents de greffe – ce qui est, en revanche, inhabituel. Nous traitons environ 600 dossiers par an, soit une cinquantaine par mois, et donnons vingt audiences collégiales, c’est-à-dire une tous les quinze jours, ainsi qu’une trentaine d’audiences de référé. Avec seulement huit personnels au total, chacun d’entre nous doit tenir une permanence mensuelle et se partager toutes les vacations, ce qui représente une contrainte d’organisation et de disponibilité.
Parmi les difficultés que nous rencontrons, je soulignerai le niveau socio-culturel parfois faible des justiciables, qui rend difficilement accessible le langage administratif ou juridique – nous nous en rendons compte dans les écritures et lors des audiences.
Une autre caractéristique locale est la forte soumission à l’autorité. En Polynésie, on ne remet pas en cause l’autorité du tavana, c’est-à-dire du maire, ni celle du président du tribunal ou du président de l’Assemblée. Aussi y conteste-t-on moins les décisions qu’en métropole.
Notons également la faiblesse du réseau associatif local. Quand, en Hexagone, j’étais habitué à entendre des associations très virulentes, notamment en matière de défense du droit de l’environnement, le tissu associatif n’est ici qu’à peine balbutiant.
De côté des magistrats, l’enjeu principal, déjà évoqué, est celui de l’apprentissage du droit local, qui constitue 90 % des règles que le tribunal administratif doit appliquer, contre 10 % de règles issues du droit étatique. Il y a donc un important ticket d’entrée à payer pour les magistrats affectés en Polynésie, sachant qu’il n’existe pas de formation pour s’y préparer ; il faut environ un an pour s’y familiariser au fil de l’eau.
Une autre difficulté est l’extrême polyvalence dont il faut faire preuve. En métropole, on est habitués à travailler dans des chambres spécialisées – marchés publics, fiscalité, urbanisme, etc. –, tandis qu’ici, on est touche-à-tout. Ce n’est pas chose aisée, pour les magistrats, de s’initier à de nouveaux domaines du droit, d’autant que celui-ci est de plus en plus complexe, avec un empilement de normes et de règles contentieuses.
Citons enfin la difficulté à trouver des experts. Notre vivier est d’autant plus étroit que les personnes auxquelles nous faisons appel, par exemple en matière médicale, refusent souvent d’intervenir en raison de leur connaissance d’une des parties. Nous devons donc nous tourner vers la métropole, ce qui induit des expertises plus longues et plus onéreuses.
Quant au tribunal lui-même, sa particularité est qu’il n’a pas du tout à traiter de contentieux de masse, contrairement à la plupart des autres juridictions hexagonales et ultramarines. Il n’y a en effet aucun contentieux des étrangers – qui représentent 50 à 70 % des entrées en métropole. Il n’y a pas de contentieux sociaux, étant donné que le RSA n’existe pas en Polynésie – en métropole, ces dossiers représentent 12 % des entrées. Enfin, il n’y a pas non plus de contentieux relatifs au droit opposable au logement (Dalo), qui constituent aussi souvent une part significative des entrées, par exemple à Paris ou à Marseille. En définitive, nous n’avons que des contentieux dits ordinaires, qui sont toutefois plus compliqués à traiter que les contentieux de série. C’est une autre difficulté pour les magistrats.
M. le président Frantz Gumbs. Je vous remercie pour tous ces éléments, qui répondent à certaines de nos questions.
Madame la première présidente, comment se répartit la présence physique de la justice entre les différents territoires ? La Polynésie est très vaste et, si j’ai bien compris, la justice est rendue en certains lieux où il n’y a pas de présence permanente.
Mme Gwenola Joly-Coz. En effet, nous ne sommes pas présents physiquement en tout temps et en tout lieu. Nous sommes principalement présents à Tahiti. Nous occupons, à Papeete, un bâtiment désormais un peu vétuste mais qui a bénéficié, au cours des dernières années, d’extensions : des espaces ont été créés pour le traitement des contentieux, notamment un tribunal foncier, très bien rénové, accessible aisément par les justiciables, qui comporte une salle d’audience dédiée. L’idée a été émise, durant plusieurs années, de bâtir une cité judiciaire, mais elle est aujourd’hui abandonnée compte tenu des contraintes budgétaires nationales.
En outre, nous avons une juridiction à Raiatea, où deux magistrats sont affectés à temps plein.
Notre troisième implantation physique se trouve à Nuku Hiva, dans l’archipel des Marquises, où officie une magistrate, qui réside sur place. Pour la petite histoire, cette juridiction occupe une ancienne salle des Témoins de Jéhovah que nous avons rachetée.
Dans l’ensemble des autres îles, nous effectuons des déplacements ponctuels en audience foraine.
M. le président Frantz Gumbs. Monsieur le procureur général, vous avez indiqué qu’il n’y avait pas de formation spécifique au droit polynésien. Cela étant, un magistrat affecté en Polynésie bénéficie-t-il dès son arrivée d’une information et d’une formation lui permettant de s’adapter au plus vite aux particularités géographiques et aux réalités culturelles, notamment linguistiques, du territoire ?
M. Frédéric Benet-Chambellan. En effet, le maquis des textes applicables est d’une telle complexité – en raison de la double législation – qu’on ne peut pas prétendre en acquérir la maîtrise exhaustive au moyen d’une sorte de bachotage. Cet apprentissage doit se faire dès l’arrivée, en fonction du contentieux que l’on se voit confier : cela concerne les magistrats du siège ou du parquet ainsi que le responsable de greffe, voire les greffiers.
On peut en revanche appréhender beaucoup plus facilement le contexte culturel et socio-économique préalablement à son entrée en fonction. Il faut préciser qu’un grand nombre d’entre nous – ce n’est pas mon cas – ont déjà exercé à plusieurs reprises en outre-mer et ont donc déjà acquis une connaissance de certaines questions, se sont familiarisés avec certains aspects.
Le ministère de la justice conduit des formations qui concernent, par exemple, le contexte général, en dehors des seuls aspects technico-textuels. Avant de nommer un magistrat outre-mer, le ministère vérifie que le candidat a une connaissance minimale du terrain, qu’il sera capable de s’adapter.
Aux actions de formation menées à l’échelon national par l’École nationale de la magistrature (ENM) s’ajoutent de nombreuses formations dispensées localement, dont on bénéficie en arrivant sur place. Le haut-commissariat a mis en place une formation pour les nouveaux arrivants, à laquelle assistent tous les magistrats judiciaires – je l’ai suivie quelques semaines après mon arrivée. Les autres formations, au niveau local, peuvent s’adresser aux magistrats, parfois aussi aux avocats, et être de nature interministérielle ou conduites avec d’autres acteurs du territoire. Avant mon arrivée, une action de formation très importante, menée avec les avocats, portait sur la particularité des textes en Polynésie. Nous avons également travaillé sur la question environnementale, et nous devrions à nouveau nous y consacrer en 2026. Les violences faites aux femmes font également l’objet d’actions de formation.
M. le président Frantz Gumbs. Pouvez-vous confirmer que la Polynésie française est attractive, que vous n’éprouvez pas de difficultés pour recruter des magistrats, que vous ne souffrez pas d’un absentéisme qui obligerait à laisser des postes vacants ?
Mme Gwenola Joly-Coz. La Polynésie française est attractive, du moins davantage – pour citer des territoires que je connais bien – que Mayotte ou la Guyane. Cependant, l’expérience nous montre que certains facteurs sont source de difficultés, à commencer par l’extrême éloignement du territoire. Nous sommes vraiment à l’autre bout du monde. Depuis l’Hexagone, il faut vingt-quatre heures d’avion avec un décalage horaire de douze heures, ce qui rend nos relations difficiles.
Cela m’amène à évoquer la question de la gouvernance de l’outre-mer au sein du ministère de la justice. On peut se demander si le ministère manifeste une intention particulière vis-à-vis de l’ensemble des juridictions d’outre-mer – et de chacune d’entre elles en particulier, car les territoires d’outre-mer présentent certes des caractéristiques communes, mais ils se distinguent aussi par de fortes spécificités et une identité propre. La Polynésie n’a, par exemple, rien à voir avec les autres territoires ultramarins. Non seulement nous sommes loin de tout mais nous nous trouvons dans un environnement géostratégique très différent de ce que l’on peut connaître dans l’océan Indien ou dans la Caraïbe. On sent véritablement, ici, les enjeux internationaux. La présence chinoise y est très perceptible ; dans le même temps, les relations y sont denses avec la côte ouest des États-Unis. On ressent les tensions politiques, économiques, sociales, si bien que l’exercice judiciaire n’est pas toujours aisé ; il demande beaucoup de délicatesse, d’attention aux réalités locales. De ce point de vue, le caractère attractif du territoire peut parfois piéger nos collègues.
M. Frédéric Benet-Chambellan. En effet, l’attractivité masque les difficultés. Lorsqu’on demande l’envoi de forces de sécurité intérieure, on s’entend souvent répondre – même si ce n’est pas formulé tout à fait comme cela – qu’à côté des Antilles, de Mayotte ou de la Nouvelle-Calédonie, nous n’avons pas de problèmes et qu’en conséquence, on fera ce que l’on pourra, mais moins qu’ailleurs. La question, d’ordre stratégique, qui relève de la décision de Paris, est de savoir s’il faut attendre que les tendances dangereuses que l’on observe s’accentuent au point de devenir quasiment irrattrapables. On ne peut que constater que vu de très loin, les difficultés locales sont minorées.
M. le président Frantz Gumbs. De nombreux territoires connaissent l’influence de la coutume, parfois dénommée droit coutumier, qui désigne des pratiques ancestrales liées à l’histoire et à la culture des populations locales. Est-ce le cas en Polynésie ?
Mme Laure Camus. Il n’existe pas de droit coutumier en Polynésie, ce qui constitue une différence notable avec la Nouvelle-Calédonie, par exemple. En revanche, il est essentiel d’appréhender la culture locale et de connaître l’histoire du territoire. En matière de droit foncier, en particulier, on ne peut pas véritablement comprendre certains dossiers si l’on ignore l’appréhension polynésienne de la propriété, qui est très différente de la conception européenne. Les magistrats nouvellement arrivés – en particulier ceux relevant des formations détachées – reçoivent, au cours des premiers mois, une formation in concreto, sous la forme d’un tutorat assuré, au sein du TPI, par des magistrats expérimentés. Je partage le point de vue de M. Devillers : il faut bien un an avant de pouvoir appréhender toutes les spécificités du droit local.
En matière foncière, en particulier, il nous faut démêler des écheveaux en remontant sur plusieurs générations : il nous appartient d’identifier comment la propriété et le cadastre se sont établis, comment les partages se sont faits, quels tomite et lois de titrement en sont à l’origine, comment les textes ont été appliqués. Les situations diffèrent beaucoup selon les îles, où l’on ne trouve pas toujours le même type de champs. Cette diversité exige une connaissance très fine des choses.
M. Davy Rimane, rapporteur. Quel regard portez-vous sur la gouvernance de nos territoires ?
Quels efforts menez-vous ou à quels expédients devez-vous recourir au quotidien pour permettre à nos concitoyens de la Polynésie d’avoir un accès plus ou moins normal à la justice et à leurs droits ? Quelles actions préconisez-vous en la matière, y compris sur le plan de l’aide financière et juridictionnelle ?
Mme Gwenola Joly-Coz. La question est de savoir comment le ministère de la justice peut porter un regard aiguisé sur l’ensemble des juridictions outre-mer, qui sont toutes différentes – chaque territoire et, surtout, chaque population ayant ses spécificités. Il est intéressant, à cet égard, de se pencher sur les violences faites aux femmes, de voir si elles répondent partout aux mêmes mécanismes ou si, en certains lieux, on met en avant des raisons culturelles pour expliquer les différences de rapports entre les hommes et les femmes. Plus généralement, on peut se demander si le fait de parler de l’outre-mer dans son ensemble a du sens.
Ce qui est certain, c’est qu’un ministère comme le nôtre doit se doter d’une gouvernance de ses juridictions d’outre-mer. Les choses ont toutefois évolué en ce domaine. Il y a vingt ans, la direction des services judiciaires n’avait aucune vision stratégique de l’outre-mer ; depuis lors, elle l’a développée. On peut prendre l’exemple des brigades de magistrats, auxquelles on a recours dans les territoires d’outre-mer les plus difficiles. J’étais favorable, dès l’origine, à ce mode d’exercice de la justice – j’avais formulé des propositions en ce sens il y a bien longtemps. Lorsqu’il n’y a plus moyen de faire autrement, il faut s’adapter et s’organiser. La magistrature, comme les autres services publics, doit trouver les voies et moyens de s’adapter aux réalités des territoires. Je ne parle pas seulement des réalités négatives mais également des aspects culturels et des demandes des populations.
Cela nécessite une pensée claire. Le ministère de la justice doit développer une réflexion sur les outre-mer, s’interroger sur les moyens de rendre la justice en étant à la hauteur des demandes des citoyens et des citoyennes dans ces territoires. Cela suppose peut-être d’organiser une gouvernance interdirectionnelle. Le fait que l’on gère les services judiciaires, l’administration pénitentiaire, la protection judiciaire de la jeunesse de manière dispersée a-t-il encore du sens ? N’aurait-on pas besoin de plus de réactivité et de lien entre les directions ?
Globalement, il conviendrait de mener une véritable politique de gestion des ressources humaines, concernant les magistrats comme les fonctionnaires, mais aussi de gestion budgétaire. Il faut le dire : l’outre-mer, cela coûte cher. La Polynésie française coûte cher. Il nous faut des budgets pour assumer la volonté d’être présent au milieu du Pacifique et de rendre la justice aux Polynésiens et aux Polynésiennes. La logistique occupe ici une place essentielle car il est compliqué d’aller rendre la justice dans ces îles. J’ai vu, depuis neuf mois que je suis ici, des magistrats et des fonctionnaires remarquablement investis, des équipes qui se déplacent dans de toutes petites îles dans des conditions difficiles, prenant l’avion à quatre heures du matin, empruntant des bateaux inconfortables, se réunissant de manière parfois rocambolesque pour aller rendre la justice au plus près des citoyens. Cela nécessite des crédits et du soutien logistique. Nous irons défendre, dans quelques semaines, à Paris, les budgets dont nous avons besoin pour la Polynésie française.
Pour répondre à votre seconde question, il nous arrive – chose que je n’avais jamais vu faire ailleurs – d’envoyer une magistrate au tréfonds d’un archipel, dans une petite île qui n’a pas peut-être pas vu de juge depuis quatre ans, afin de recueillir verbalement les sollicitations des citoyens. C’est ce que l’on appelle la requête verbale, qui permet à un citoyen rencontrant un problème de l’exposer au juge sans le concours d’un avocat et sans avoir déposé de requête écrite. Cela se pratique depuis de nombreuses années. C’est une belle justice que nous rendons ainsi, au plus près des gens. Elle est très simple et très rapide, un peu à l’image de celle que rendait le juge de paix au XIXe siècle. Je n’ai vu nulle part ailleurs une telle facilité dans l’accès au juge.
M. Pascal Devillers. Les choses sont un peu différentes du côté de la justice administrative puisque, tant du point de vue de leur office que de leur situation matérielle, les juridictions ne sont pas comparables. La gouvernance par le Conseil d’État est tout à fait satisfaisante. Les juges administratifs qui siègent dans les territoires d’outre-mer ne souhaitent pas être traités différemment de leurs collègues exerçant leur office en métropole.
À l’occasion d’un stage de master 2 au sein du tribunal, une étudiante a réalisé une étude sur l’utilité que pourraient présenter des audiences foraines. Elle a conclu qu’il serait trop compliqué et trop onéreux d’appliquer ce dispositif compte tenu de la répartition de la population. En effet, si Tahiti abrite près de 200 000 habitants, 100 000 personnes sont dispersées sur les 75 autres îles habitées. Les liaisons aériennes sont centralisées à Tahiti ; les lignes inter-îles sont très peu développées, y compris à l’intérieur des archipels. Dès lors, on peut difficilement justifier le déplacement d’une formation de jugement par le regroupement de huit ou dix affaires. Cela entraînerait d’ailleurs un accroissement important des délais de jugement, qui sont actuellement très réduits – quatre mois et quatre jours, en moyenne, devant le tribunal administratif.
L’accès des citoyens, même de ceux qui sont éloignés, n’est pas si complexe que cela du fait des caractéristiques de la procédure administrative contentieuse, qui est, pour l’essentiel, écrite. Les écrits nous parviennent d’autant plus facilement que nous avons développé depuis quelques années le système numérique Télérecours citoyens. À peine sont-elles rédigées que nous recevons les requêtes. La numérisation rend la communication beaucoup plus facile qu’elle ne l’était antérieurement.
Nous remettons aux justiciables qui se rendent dans notre tribunal des fascicules qui présentent de manière très pédagogique la façon d’introduire une requête et le déroulement de la procédure. Ils sont également rédigés en reo tahiti ; l’un d’entre eux, qui est présenté selon la méthode « facile à lire et à comprendre », rencontre un vrai succès – j’ai demandé sa réimpression à hauteur de 200 exemplaires.
M. Davy Rimane, rapporteur. Comment se déroule la procédure à la suite d’une requête verbale ?
Mme Laure Camus. Je prendrai l’exemple extrême de la section détachée des Tuamotu, Gambier, Australes, dont le ressort s’étend sur près de 100 îles. Le code de la procédure civile polynésien offre la possibilité au juge de recueillir des requêtes verbales. En ce cas, il reçoit la personne – qui présente, le cas échéant, ses documents – et essaie de traduire sa demande sous la forme écrite avec l’aide du greffier. Il statue parfois immédiatement, si le dossier est prêt au moment où il se trouve dans l’île. Pour un divorce simple, par exemple, le juge recueille les éléments d’état civil directement auprès de la mairie. Il dispose en effet d’une faculté très particulière : il peut instruire sur place et requérir le maire – le tavana – pour obtenir les documents, ce qui lui permet de statuer sur-le-champ, hors présence d’un avocat – en général, on ne trouve d’ailleurs pas d’avocat dans les îles les plus éloignées. S’il ne peut pas statuer immédiatement, il poursuit le traitement de la requête depuis Tahiti, en échangeant avec la personne, que ce soit physiquement, par mail ou par courrier – au moins cela aura-t-il permis au justiciable d’enclencher l’examen du dossier.
À l’inverse, il arrive qu’à la suite d’une saisine du justiciable et d’échanges avec lui, le dossier soit prêt lors de la visite du juge dans l’île. Le conseil de l’accès au droit accompagne parfois le juge lors d’un déplacement mais, surtout, il se rend dans les îles en amont de la visite du magistrat afin de recueillir les requêtes et de préparer les dossiers.
Mme Gwenola Joly-Coz. Ces mécanismes très spécifiques témoignent de la volonté de s’adapter. Je n’ai vu nulle part une adaptation aussi poussée qu’en Polynésie. Elle est rendue possible par la souplesse de notre fonctionnement, qui est, à mes yeux, une voie à suivre. Cela montre que l’on peut continuer à exercer une justice républicaine en employant des mécanismes différents, qui répondent aux besoins.
M. Davy Rimane, rapporteur. Cette procédure verbale est très intéressante, en particulier pour des territoires où l’oralité est fondamentale. Le justiciable peut-il faire appel de la même manière, ou la procédure est-elle plus formelle ?
Mme Laure Camus. Il doit s’adresser au Sauj, le service d’accueil unique du justiciable, par mail, par téléphone ou en s’y présentant. Le Sauj lui explique alors comment formaliser l’appel.
M. Davy Rimane, rapporteur. Êtes-vous satisfaits des bâtiments des tribunaux administratif et judiciaire ? Dans certains territoires, leur état, piteux, ne glorifie pas la République.
Les agents locaux sont-ils suffisamment représentés dans la magistrature ? La question fait débat et les lignes bougent, notamment aux Antilles, avec un projet de classe préparatoire « talents » pour augmenter le nombre d’Antillo-Guyanais parmi les magistrats. Une volonté particulière se manifeste-t-elle en ce sens en Polynésie, ou la question ne se pose-t-elle pas ?
M. Frédéric Benet-Chambellan. Le ministère de la justice a officiellement abandonné le projet de cité judiciaire, qui devait regrouper la cour d’appel et le service administratif régional, lequel se trouve à un quart d’heure à pied environ de la cour, sur un site unique. Cette décision paraît négative, mais la situation s’est nettement améliorée depuis plusieurs années, grâce à la diversification bâtimentaire qu’a évoquée la première présidente. En effet, des bâtiments complémentaires consacrés au tribunal foncier, au tribunal mixte de commerce et à une partie de l’activité civile du tribunal de première instance s’élèvent désormais sur le site de la cour d’appel et du tribunal.
Toutefois, une difficulté majeure subsiste : la cour d’appel et le tribunal de première instance sont imbriqués sans logique ni rationalité – on trouve trois bureaux de la cour, puis quatre du tribunal, puis la salle d’audience partagée, puis celle des attachés de justice. Malgré les nombreux progrès, nous ne pouvons pas travailler en équipe de manière optimale. Or, pour le parquet, c’est fondamental : les affaires à suivre, les enquêtes, par exemple, nécessitent une concertation permanente, donc une proximité. Cette nécessité est toutefois à peu près respectée aujourd’hui, en ce qui concerne le parquet général comme le parquet de première instance.
Nous sommes très attentifs à l’immobilier des sections détachées. La situation s’est améliorée. Chacun reconnaît que le bâtiment de Raiatea est maintenant satisfaisant. Les locaux de Nuku Hiva, aux Marquises, sont plus sommaires, mais leur état n’est pas catastrophique.
Un projet d’extension des locaux de Papeete, envisageable depuis l’abandon de la cité judiciaire, vient de débuter – les études n’ont pas encore été menées, non plus, a fortiori, que les travaux.
J’ai été chef de cour deux fois, à Rouen et à Rennes, et Mme la première présidente l’a été à Poitiers : nous pouvons témoigner que les discussions immobilières avec l’administration centrale ne sont pas toujours un long fleuve tranquille. Pour la Polynésie, le secrétariat général et la direction des services judiciaires sont à l’écoute – dans la limite des moyens du ministère, qui sont ce qu’ils sont. Nous avons pu effectuer des travaux relevant de l’entretien lourd – nous rencontrons par exemple des problèmes d’amiante. Pour toutes ces questions, ils nous prêtent une attention soutenue.
Mme Gwenola Joly-Coz. La représentativité de la magistrature fait l’objet d’un débat depuis plusieurs années. En Polynésie française, un seul magistrat est issu du territoire, on ne peut donc parler de réelle mixité des équipes. Il fait partie des effectifs de Mme la procureure de la République mais je ne l’ai pas rencontré, parce qu’il est en arrêt maladie.
La Polynésie est un petit territoire, qui compte 280 000 habitants. J’ai fait une expérience qui illustre les difficultés que soulève une éventuelle mixité. J’ai demandé à une stagiaire de travailler sur des décisions rendues à Papeete. Elle est rapidement venue me confier son embarras : elle connaissait beaucoup des gens impliqués dans les procédures – une cousine, une amie de lycée, une voisine dont elle avait entendu parler... Il lui était difficile de prendre connaissance de leurs réalités.
L’étroitesse du territoire entraîne une proximité, humaine, affective et sociale avec les justiciables qui soulève un problème. Cette jeune fille se destinait à la magistrature mais elle m’a dit qu’il lui serait difficile, dans ces conditions, d’exercer en Polynésie, même si elle ressentait l’envie, naturelle, de revenir dans son territoire.
Il faut des magistrats qui connaissent le territoire où ils exercent, mais une trop grande proximité peut gêner l’indépendance ou l’impartialité : la contradiction est connue et la question récurrente concernant les outre-mer. Il faut parvenir à un équilibre : une magistrature plus diverse, mais qui bouge, comme c’est le cas en Hexagone. En effet, il est nécessaire de se confronter à d’autres pratiques et à d’autres réalités. Ce sera délicat mais des voies sont sans doute possibles, que nous devrons explorer dans les prochaines années.
M. Pascal Devillers. Les locaux du tribunal administratif sont dans le palais de justice, en centre-ville – c’est très agréable. Ils sont spacieux et bien équipés. Chaque magistrat et chaque agent de greffe dispose d’un bureau relativement confortable et climatisé. De ce côté, nous n’avons pas trop à nous plaindre, surtout si l’on pense à l’évolution des normes en métropole. Quant à la salle d’audience, que nous partageons avec nos collègues judiciaires, elle est tout à fait confortable et correspond aux standards en la matière.
Aucun des quatre magistrats n’est issu du territoire ; tous sont métropolitains. Il n’y a d’ailleurs aucun magistrat polynésien dans le corps des tribunaux administratifs. Cela poserait les mêmes problèmes qu’une trop longue affectation en outre-mer, en particulier dans les petits territoires insulaires. Nous autres chefs de juridiction, qui sommes magistrats et officions en tant que tels, exerçons nos fonctions pendant sept ans. On pourrait ainsi limiter la durée d’affectation des magistrats en outre-mer. En effet, lorsque les gens restent trop longtemps, ils connaissent trop de monde. En outre, au bout d’un moment, ils perdent des connaissances et de l’expérience : c’est en fréquentant plusieurs juridictions, en multipliant les expériences, que l’on devient un bon magistrat. L’immobilisme l’empêche.
M. Davy Rimane, rapporteur. Connaître du monde peut poser un problème, mais cela peut aussi constituer une force. Quand le renouvellement est trop rapide, le magistrat nouvellement arrivé doit reprendre les dossiers en cours et se les approprier, ce qui allonge les délais. Il faut trouver un équilibre pour que des magistrats puissent, s’ils le souhaitent, exercer sur leur territoire.
M. le président Frantz Gumbs. Dans certains territoires, le ministère de la justice est représenté par un délégué qui le rapproche du terrain et relaie notamment les problèmes d’ordre matériel. Est-ce le cas en Polynésie ?
Mme Gwenola Joly-Coz. Il n’y a pas en Polynésie, comme il en existe dans d’autres ressorts, de direction régionale du secrétariat général qui aurait une vision transversale des questions matérielles – immobilier, ressources humaines, budget et informatique. Mais cette absence est compensée par l’accès aisé que nous avons à l’administration centrale, notamment sur l’immobilier. De même, nous dialoguons facilement avec le service de l’accès au droit et à la justice et de l’aide aux victimes, le Sadjav, sur toutes les dépenses relevant du programme 101, Accès au droit et à la justice. Peut-être est-ce dans le domaine informatique que nous aurions besoin de plus de soutien – au reste, le secrétariat général réfléchit à l’aide qu’il pourrait nous fournir, ainsi qu’à la Nouvelle-Calédonie.
Au fond, ce n’est pas d’une superposition de structures que nous avons besoin. Ce qu’il nous faut, c’est une pensée claire, condition préalable au dialogue, donc à la cohérence de la stratégie nationale et de sa déclinaison locale à la cour d’appel de Papeete. Je suis donc moins demanderesse de nouvelles structures que d’une écoute authentique, d’une gouvernance incarnée s’appuyant, encore une fois, sur une pensée claire au sein du ministère.
M. Frédéric Benet-Chambellan. La direction de l’administration pénitentiaire et, dans une moindre mesure, la direction de la protection judiciaire de la jeunesse, réfléchissent à la création d’un service commun – nous avons d’ailleurs été interrogés à ce sujet. Il s’agirait d’une délégation régionale du secrétariat général, qui serait compétente dans plusieurs territoires. Le secrétariat général considère en effet qu’un seul territoire ultramarin ne suffit pas à déployer l’ensemble d’une structure régionale telle que je la connaissais par exemple à Rennes, qui avait tout le Grand Ouest sous son autorité.
Comme la première présidente, je ne suis pas du tout favorable à la création d’une nouvelle structure, a fortiori si elle devait travailler pour nous depuis un autre territoire à plusieurs milliers de kilomètres au motif qu’il n’y aurait pas assez d’activité en Polynésie pour l’y installer ; mieux vaut envisager une stratégie fondée sur la souplesse plutôt qu’une superstructure éloignée.
M. le président Frantz Gumbs. À propos de pénitentiaire, la moitié des peines prononcées dans votre ressort sont des peines alternatives à l’emprisonnement. Y a-t-il une prison en Polynésie et suffit-elle aux besoins ?
M. Frédéric Benet-Chambellan. Tahiti a la particularité rare en outre-mer d’avoir deux établissements pénitentiaires : le centre pénitentiaire historique de Faaa, à quelques kilomètres du centre-ville de Papeete, et un établissement plus récent à l’entrée de la presqu’île, de l’autre côté de Tahiti. On s’approche ainsi du nombre de places requis, même si le centre de Faaa connaît un problème complexe de surencombrement qui nous oblige à organiser quelques transferts. Malgré cela, la situation est à peu près satisfaisante.
S’y ajoutent deux établissements beaucoup plus petits et assez éloignés de la prison telle qu’on la conçoit généralement : l’un à Uturoa, sur l’île de Raiatea, l’autre à Nuku Hiva aux Marquises. Celui d’Uturoa est fermé mais les quelques détenus – souvent huit à dix, quinze au maximum – partagent un dortoir unique. Quant à celui de Nuku Hiva, il s’apparente davantage à une maison d’arrêt en milieu ouvert : il n’y a pas de mur et le ou les détenus – il arrive qu’il n’y en ait qu’un – sont tenus de ne pas franchir des limites tracées au sol.
Tous les chefs de juridiction sont très attentifs au contexte pénitentiaire dans l’application des peines. Les magistrats, juges comme parquetiers, ne peuvent pas répartir les peines fermes ou alternatives comme on le ferait ailleurs, du fait de l’éloignement. Dans les cas de délinquance les plus graves, ils favorisent systématiquement les peines sévères ; en revanche, ils appliquent une politique très diversifiée de mesures alternatives aux poursuites pour le parquet et à la détention pour les juges. En outre, nous nous sommes dotés d’un instrument permettant d’éviter le surencombrement et d’accroître la réactivité judiciaire lorsqu’un seuil critique d’occupation est dépassé au centre de Faaa.
M. le président Frantz Gumbs. Avez-vous le sentiment que la population de la Polynésie française fait confiance à la justice telle que vous la rendez dans ce territoire ?
Mme Gwenola Joly-Coz. C’est une question quasi philosophique qui pourrait être posée au concours de l’ENM : comment faire pour que la population ait confiance dans l’institution judiciaire ?
Avoir confiance en l’institution judiciaire, c’est estimer qu’on peut aller vers elle, qu’elle appliquera des règles communes à tous, une loi qui est la norme pour chacun ; que, puissant ou misérable, polynésien ou popa’a, on sera traité de la même façon par le juge, qu’on aura les mêmes droits, la même capacité à faire valoir ses arguments ou à être défendu par un avocat. Les Polynésiens et les Polynésiennes, qui bénéficient de cette justice égalitaire, contradictoire, publique, ont toutes raisons de lui faire confiance.
Mais en Polynésie comme ailleurs, la justice donne lieu à une conversation sociale : les justiciables s’interrogent sur leur justice et c’est bien normal dans une grande démocratie.
Je vous répondrai donc ainsi : nous mettons tout en œuvre pour que les citoyens polynésiens aient confiance en leur justice.
M. Pascal Devillers. Je suis très attentif à la façon dont nos décisions, législatives ou judiciaires, sont reçues. Elles sont abondamment commentées dans la presse et sur les réseaux sociaux. Mais il existe en Polynésie un prisme politique dominant, fort éloigné de ce qu’on connaît en métropole : le prisme autonomiste et indépendantiste. Bon nombre de décisions sont commentées très défavorablement par les militants indépendantistes : ils considèrent qu’elles émanent de la justice de l’État français, qui, en tant que telle, ne peut pas être bonne.
Or j’observe ces derniers temps sur les réseaux sociaux – qui sont hélas devenus le reflet des choses – des messages qui me semblent dépasser ce clivage auquel j’étais habitué, et je m’interroge : peut-être y a-t-il des manipulations de la part de pays qui nous sont hostiles et qui incitent les mouvements indépendantistes à publier des commentaires très acrimonieux – dans un objectif qu’on comprend bien.
M. le président Frantz Gumbs. Je vous remercie tous.
La séance s’achève à vingt-trois heures vingt-cinq.
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Présents. – M. Frantz Gumbs, M. Davy Rimane