Compte rendu

Commission d’enquête
sur les dysfonctionnements
obstruant l’accès à une justice adaptée aux besoins
des justiciables ultramarins

– Audition, ouverte à la presse, de M. Manuele Taofifenua, ministre coutumier du royaume d’Uvea 2

– Présences en réunion.................................7

 


Jeudi
9 octobre 2025

Séance de 9 heures

Compte rendu n° 40

session 2025-2026

Présidence de
M. Frantz Gumbs,
Président de la commission

 


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La séance est ouverte à neuf heures.

M. le président Frantz Gumbs. Nous avons souhaité recevoir aujourd’hui M. Manuele Taofifenua, portant le titre d’Ulu’imonua, ministre coutumier représentant Sa Majesté le roi – le Lavelua – d’Uvea, Patalione Kanimoa.

Le droit coutumier occupe une place importante dans l’ordre juridique des îles Wallis et Futuna. Nous souhaitons savoir si sa cohabitation avec le droit commun représente une difficulté pour nos concitoyens ou, au contraire, une spécificité bien accueillie.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Manuele Taofifenua prête serment.)

M. Manuele Taofifenua, ministre coutumier du royaume d’Uvea. À Wallis et Futuna, le droit coutumier existe depuis la nuit des temps et cohabite avec le droit commun depuis 1961. La justice coutumière est rendue par les différents responsables coutumiers, selon une organisation qui n’a pas changé au cours du temps.

À Wallis, le royaume d’Uvéa est divisé en trois districts, à la tête desquels se trouvent des chefs de districts appelés faipule. Les districts sont eux-mêmes subdivisés en villages : dix dans le district du Sud, cinq dans chacun des deux autres districts du Centre et du Nord. Enfin, chaque village est divisé en quartiers, gérés par un responsable.

Les chefs de village représentent la première autorité coutumière : avec l’aide des responsables des quartiers, ils rendent des décisions en cas de litiges ou de délits, conformément aux règles du droit coutumier. Si leur décision ne donne pas satisfaction, le litige remonte au niveau des chefs de districts, qui rendent à leur tour une décision. Si l’insatisfaction perdure, six ministres – dont je fais partie – peuvent être sollicités pour trouver une issue ; deux ministres sont affectés à chaque district. En dernier recours, il est possible dans certains cas d’en appeler à la décision du roi ; celle-ci est irrévocable et incontestable.

M. le président Frantz Gumbs. L’organisation de la justice coutumière est-elle identique dans les différents royaumes de Wallis et de Futuna ?

M. Manuele Taofifenua. Je ne peux me prononcer s’agissant des deux royaumes de Futuna, Alo et Sigave. Je suppose que l’organisation n’est pas très différente.

M. le président Frantz Gumbs. Quels sont les types de litiges réglés par le droit coutumier ? À quel moment intervient la justice de droit commun ?

M. Manuele Taofifenua. Le droit coutumier concerne essentiellement les délits que je qualifierais de « légers » – liés à des disputes de voisinages, des mésententes –, les divorces et les litiges ayant trait au foncier.

Dans le royaume d’Uvea est pratiqué le pardon coutumier, le fai hu, qui porte sur ces délits et litiges, mais s’applique surtout aux crimes les plus graves comme les crimes de sang. Ce pardon coutumier a une vocation réparatrice totale : il efface le crime et permet aux personnes concernées de reprendre le cours de leur existence.

Toutefois, depuis une quinzaine d’années, les familles de victimes de crimes se tournent de plus en plus fréquemment vers la justice de droit commun ; le pardon coutumier ne joue plus le même rôle qu’avant.

M. le président Frantz Gumbs. Qui prononce ce pardon coutumier ?

M. Manuele Taofifenua. À chaque fois qu’il y a lieu d’organiser un pardon coutumier, les chefferies des villages et les ministres coutumiers des districts entrent en jeu.

Habituellement, le pardon est accordé par un ministre coutumier au nom de la famille victime – il n’est quasiment jamais refusé. La chefferie du village de la famille victime se charge de l’accueil et de l’organisation des pourparlers. Assistée par sa propre chefferie, la famille qui est en tort apporte des offrandes en nature, qui représentent un véritable investissement.

M. le président Frantz Gumbs. Selon vous, l’État et le système judiciaire de droit commun accordent-ils de la considération à la justice coutumière ?

M. Manuele Taofifenua. C’était le cas il y a une vingtaine d’années : la communication et la concertation entre le pouvoir judiciaire républicain et le roi et ses chefferies étaient importantes. Il n’y a désormais plus guère de concertation : dès que la justice républicaine est saisie par la famille victime, elle entre en action de son côté. Elle se donne le droit de prendre la relève, même lorsque le pardon coutumier a été accordé.

M. le président Frantz Gumbs. À l’instar de la justice républicaine, la justice coutumière est-elle rendue dans des lieux particuliers, comparables aux palais de justice ?

M. Manuele Taofifenua. À Wallis, il n’y a pas de tribunal ou de palais de justice comme dans le reste du territoire français.

Dans les villages et les districts existent des maisons collectives, les fale : les membres du village s’y rassemblent, les pourparlers y sont généralement organisés et les décisions de justice coutumière y sont rendues. S’il y a lieu de solliciter l’intervention royale, la justice est rendue dans le palais du roi.

M. Davy Rimane, rapporteur. Vous avez expliqué que la considération de la justice de droit commun pour la justice coutumière s’était amoindrie. Considérez-vous que cette évolution entraîne une dégradation des relations entre les deux systèmes judiciaires et une incompréhension croissante par la population des décisions prises par la justice ?

M. Manuele Taofifenua. Le terme de dégradation est sans doute un peu trop fort, mais il est certain que les relations entre les deux systèmes judiciaires ne sont plus les mêmes : elles restent cordiales, mais les échanges ont perdu en transparence et la concertation n’est plus aussi directe. La justice de droit commun ne fait plus l’effort de se tourner vers la justice coutumière, ce qui a certainement des répercussions sur le ressenti des populations quant aux décisions qu’elle prend.

M. Davy Rimane, rapporteur. Cette évolution suscite-t-elle de la défiance à l’égard des décisions ?

M. Manuele Taofifenua. Oui. Les justiciables ont le sentiment que les décisions sont déséquilibrées, parfois arbitraires.

M. Davy Rimane, rapporteur. Donc vous diriez qu’avant, parce que les relations étaient plus étroites, les justiciables appréhendaient moins les décisions à venir ? Éprouvent-ils davantage de craintes aujourd’hui ?

M. Manuele Taofifenua. Oui, il y a plus de craintes.

Autrefois, les magistrats nommés à Wallis restaient assez longtemps, ils devenaient familiers de la population. Peut-être aussi les délits étaient-ils moins graves qu’aujourd’hui. En tout cas, les gens craignaient moins la justice parce que ses décisions étaient rendues par un juge qu’ils connaissaient. C’est petit ici : même sans faire partie de ses intimes, tout le monde entretenait avec lui des liens de proximité, comme avec le médecin du village, qui connaît ses patients. Aujourd’hui, on a tendance à tomber dans l’anonymat. Le juge est dans sa tour d’ivoire, là-bas. Certes, il n’est pas obligé de connaître tout le monde, mais le climat n’est plus le même. Cela peut paraître sans importance, mais c’est un détail qui pèse.

La question n’est pas seulement celle de la place respective de la justice coutumière et de la justice française, mais aussi celle de la proximité du pouvoir judiciaire pour la population.

M. Davy Rimane, rapporteur. Selon vous, faut-il réécrire les procédures républicaines et coutumières pour clarifier leur articulation et mieux organiser leur fonctionnement sur un même territoire ?

M. Manuele Taofifenua. Oui, c’est une bonne proposition. Il faudrait créer davantage de passerelles entre les deux juridictions.

Vous employez le terme de « réécrire » mais notre justice ne repose sur rien d’écrit. Cela n’empêche qu’il faudrait évoluer, moderniser.

M. Davy Rimane, rapporteur. Votre culture est fondée sur l’oralité. En Polynésie, où c’est également le cas, les autorités judiciaires françaises prennent en compte cette caractéristique. À Wallis-et-Futuna, acceptent-elles des éléments d’oralité ou faut-il tout écrire ?

M. Manuele Taofifenua. Elles acceptent.

M. le président Frantz Gumbs. La justice républicaine, comme vous l’appelez, fait-elle appel à la justice coutumière, notamment pour des médiations ?

M. Manuele Taofifenua. Il est arrivé que la justice républicaine fasse appel à la justice coutumière en cas de difficulté, notamment lorsqu’elle s’estime incompétente, par exemple s’agissant du foncier. Dans ce cas, l’affaire est directement renvoyée aux chefferies.

M. le président Frantz Gumbs. Lorsque les victimes qui choisissent de s’adresser à la justice républicaine n’ont pas d’avocat, des chefs peuvent-ils les assister ?

M. Manuele Taofifenua. Les justiciables qui ne peuvent pas payer un avocat sont assistés par un citoyen-défenseur. Les avocats coûtent cher ; comme il n’y a pas de barreau ici, il faut s’adresser à Nouméa ou en Polynésie.

Un chef coutumier ne peut offrir qu’une présence physique et une assistance morale. Le travail juridique est fait par l’avocat ou par le citoyen-défenseur.

M. le président Frantz Gumbs. Les citoyens-défenseurs sont-ils plutôt issus de la population locale ou viennent-ils d’ailleurs ?

M. Manuele Taofifenua. Ce sont essentiellement des personnes originaires d’ici et qui résident ici.

M. le président Frantz Gumbs. Bénéficient-elles d’une formation juridique ?

M. Manuele Taofifenua. Je connais certains de ceux qui sont en activité. Le plus souvent, ils sont choisis parmi les membres de la population qui ont fait des études. Je pense que ce sont des études de droit.

M. le président Frantz Gumbs. Quelles améliorations permettraient d’augmenter la satisfaction des justiciables et leur confiance dans l’un et l’autre système ?

M. Manuele Taofifenua. Il faudrait tout centraliser sur notre territoire, y compris les juridictions de second degré. En effet, les procédures d’appel sont difficiles parce que les affaires sont traitées par des magistrats, et parfois des jurés, qui ne connaissent pas les spécificités du territoire. Il faudrait que Wallis-et-Futuna soit considéré, dans le domaine judiciaire, comme un territoire à part entière. Sans parler des coûts financiers, qui sont un autre sujet, la principale amélioration consisterait donc à disposer ici d’un système judiciaire complet digne de ce nom.

Ensuite, il faudrait améliorer les relations, la transparence, afin que l’un ne considère pas l’autre comme un frein, un obstacle ou un adversaire, mais comme un partenaire, pour essayer de rendre une décision qui sera comprise et acceptée.

M. le président Frantz Gumbs. Savez-vous s’il existe des professionnels du droit issus de Wallis-et-Futuna ? Auraient-ils l’opportunité d’y exercer ?

M. Manuele Taofifenua. Je ne connais pas de notaire wallisien ou futunien. En revanche, il y a un ou deux avocats originaires d’ici.

Deux procureurs originaires du territoire ont pu y exercer jusqu’à la retraite. Il y a beaucoup d’autres juristes, même s’ils ne sont ni dans la magistrature ni membres du barreau. Beaucoup travaillent dans l’administration ; ils peuvent mettre en pratique et valoriser leur formation directement sur le territoire.

M. Davy Rimane, rapporteur. En considérant dans leur ensemble la justice républicaine et la justice coutumière, leur organisation, leur fonctionnement, les moyens dont elles disposent et les évolutions qu’elles ont connues, diriez-vous que l’accès au droit et à la justice des Wallisiens et des Futuniens est normal ou dégradé ?

M. Manuele Taofifenua. La justice coutumière et, surtout, la justice républicaine fonctionnent bien. Il n’y a pas de dérive ou de choses inexplicables.

Je n’en dirais pas autant de l’accès au droit. Une minorité accède convenablement au droit. Ce n’est pas le cas de la grande majorité de la population, surtout de Wallis. La première cause est la barrière de la langue : une grosse partie de la population ne maîtrise pas bien la langue française – pour ne pas dire qu’elle ne la parle pas. Ensuite, plus de 50 % de la population n’a pas de revenu pécuniaire et ne peut obtenir de soutien juridique.

L’accès n’est donc pas égal et ce droit n’est pas bon.

M. le président Frantz Gumbs. Merci pour votre témoignage très intéressant. Vous pouvez nous envoyer toute contribution complémentaire qui vous semblera utile.

La séance s’achève à neuf heures quarante-cinq.

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Membres présents ou excusés

Présents. – M. Frantz Gumbs, M. Davy Rimane