Compte rendu

Commission d’enquête
sur les dysfonctionnements
obstruant l’accès à une justice adaptée aux besoins
des justiciables ultramarins

– Audition, ouverte à la presse, de M. Éric Dupond-Moretti, ancien garde des Sceaux, ministre de la justice 2

– Présences en réunion................................10

 


Jeudi
9 octobre 2025

Séance de 11 heures

Compte rendu n° 42

session 2025-2026

Présidence de
M. Frantz Gumbs,
Président de la commission

 


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La séance est ouverte à onze heures.

M. le président Frantz Gumbs. Afin de disposer d’une vision plus fine des évolutions juridiques et budgétaires intervenues au cours des dernières années, nous avons souhaité entendre d’anciens gardes des sceaux.

Nous auditionnons donc M. Éric Dupond-Moretti, avocat pénaliste, garde des sceaux, ministre de la justice de 2020 à 2024. Monsieur le ministre, quelles mesures avez-vous prises pour améliorer l’accès au droit et à la justice de nos concitoyens ultramarins ? Lesquelles auriez-vous voulu prendre sans que cela soit possible ? Que pourrions-nous recommander pour l’avenir ?

Avant de vous entendre, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Éric Dupond-Moretti prête serment.)

M. Éric Dupond-Moretti, ancien garde des sceaux, ministre de la justice. J’ai quitté le ministère de la justice en septembre 2024 : ma mémoire n’est pas aussi vive qu’il y a un an et j’aurai peut-être des difficultés à vous donner des chiffres précis. J’ai néanmoins conservé ceux relatifs aux recrutements, que j’avais communiqués à l’ensemble des cours d’appel de la métropole et des outre-mer.

La justice ultramarine est confrontée à des difficultés qui tiennent d’abord à son éloignement, qu’il s’agisse des centres de formation professionnelle, en particulier de l’École nationale de la magistrature (ENM), des sites de formation continue ou des barreaux.

La première de ces difficultés tient en un mot : l’attractivité. En tant que garde des sceaux, j’ai fait le tour des territoires ultramarins et rencontré les personnels politiques, les magistrats, les greffiers. Afin de répondre à l’urgence, j’ai instauré un système totalement novateur, les brigades, qui a permis d’envoyer des magistrats durant six mois dans ces territoires, sans distinction, au gré des besoins.

La tentative de suicide d’un greffier originaire du nord de la France à Mayotte avait suscité une émotion légitime et nous avait convaincus de la précarité de la situation d’ensemble. À Mayotte, il n’y a pas un cinéma, pas un théâtre. Pour un jeune magistrat de 25 ou 26 ans, n’avoir accès à aucun loisir n’est pas simple. Nous avions donc proposé aux jeunes magistrats de se rendre de temps en temps sur l’île de La Réunion pour se distraire.

Les brigades ont bien fonctionné, notamment grâce à la direction des services judiciaires (DSJ) qui a parfaitement géré, dès le départ, les cas de ces jeunes magistrats qui souhaitaient partir avec leurs collègues du même tribunal judiciaire – compte tenu des relations de camaraderie qu’ils y entretenaient –, ce qui aurait eu pour effet de dépouiller les juridictions concernées et ainsi d’habiller Paul en déshabillant Jacques.

L’absence de formation continue pour les avocats et les magistrats constitue une autre difficulté. Nous ne l’avons pas résolue. Là où, en métropole, il est aisé de se former, parce que l’ENM dispose de plusieurs sites entre Paris et Bordeaux, aisé de trouver un stage, c’est beaucoup plus compliqué dans les territoires ultramarins.

Lors de l’audition précédente, le haut-commissaire de la République en Nouvelle-Calédonie a évoqué le droit coutumier. Il faut en tenir compte, sans offenser personne, en préservant des équilibres indispensables et cependant précaires. Les problèmes linguistiques sont également de taille, notamment à La Réunion, à Mayotte ou en Guyane.

En ce qui concerne le personnel, j’indiquerai des chiffres pour chaque ressort de cour d’appel – incluant le ou les tribunaux judiciaires ainsi que la cour d’appel. Je ne sais pas où nous en sommes, mais j’espère que la loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027 (LOPJ) sera totalement respectée –  d’ailleurs je n’aurais pas continué à être garde des sceaux sans en avoir l’assurance.

Quoi qu’il en soit, pour le ressort de la cour d’appel de Basse-Terre, la LOPJ prévoit trente-deux postes supplémentaires : au moins treize magistrats, dix greffiers et neuf attachés de justice. Je n’ai pas créé cette fonction d’attaché de justice, mais elle a été considérablement renforcée lors de mon passage au ministère. Les intéressés ont parfois été comparés à des « sucres rapides ». S’ils ne goûtaient guère cette terminologie de diabétologue, elle avait le mérite de souligner l’urgence, l’impérieuse nécessité de les déployer rapidement là où le besoin se faisait sentir : un millier d’entre eux l’a d’abord été dans les parquets, puis un autre millier dans les juridictions du siège, qui s’estimaient lésées ; au total, 2 000 postes d’attaché de justice ont ensuite été transformés en CDI.

Pour la cour d’appel de Cayenne, quarante-neuf postes supplémentaires ont été prévus : dix-neuf magistrats, dix-huit greffiers et dix attachés de justice. Je les avais annoncés lors de ma visite sur place – M. Rimane était présent –, en même temps que le renforcement des contrôles à l’aéroport, afin de répondre au problème récurrent des mules.

À Fort-de-France, vingt-six postes supplémentaires ont été prévus : onze magistrats, six greffiers et neuf attachés de justice. À Nouméa, quatorze : six magistrats, deux greffiers, six attachés de justice. Enfin, à Saint-Denis de La Réunion, quarante-cinq : quinze magistrats, dix-sept greffiers et treize attachés de justice.

En Guadeloupe, outre les renforts affectés à la cour d’appel, j’ai annoncé deux opérations immobilières, l’une à la maison d’arrêt de Basse-Terre, l’autre au centre pénitentiaire de Baie-Mahault, destinées autant à augmenter leur capacité – passée de 630 à 1 000 places de prison – qu’à moderniser les conditions de détention. C’était absolument indispensable. J’ai soutenu sur place les acteurs de la réinsertion et de l’accompagnement des personnes placées sous main de justice au centre éducatif fermé (CEF) de Port-Louis. Enfin, j’ai évidemment échangé avec l’ensemble des élus du territoire.

En Martinique, j’ai répondu aux demandes de renfort en personnel du président du conseil exécutif, M. Serge Letchimy, que j’ai reçu place Vendôme. Au centre pénitentiaire de Ducos, j’ai posé la première pierre d’une structure d’accompagnement vers la sortie (SAS) de 120 places. J’ai inauguré la première antenne ultramarine de l’Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc), qui a rencontré un véritable succès en quelques jours. Une telle antenne n’existait pas dans les Caraïbes. Elle a immédiatement saisi des avoirs criminels, dont certains, notamment immobiliers, ont pu, grâce à la loi Warsmann du 24 juin 2024, être affectés au profit d’associations d’utilité publique. J’ai enfin rencontré les autorités du Suriname afin de renforcer la coopération dans les Caraïbes, hélas connues pour être une plaque tournante du trafic international de stupéfiants – de cocaïne en particulier –, en installant à Sainte-Lucie un magistrat de liaison. J’ignore comment les choses ont évolué.

La Guyane n’a pas été oubliée par mon ministère, bien que je n’aie sans doute pas satisfait les élus locaux – mais c’est toujours comme ça, n’est-ce pas monsieur Rimane. Dans le cadre du plan immobilier pénitentiaire de 15 000 places, dit plan 15 000, le projet le plus ambitieux concernait Saint-Laurent-du-Maroni, avec 500 places de prison – j’ai d’ailleurs peu goûté les commentaires qui ont suivi, évoquant une construction « dans la jungle », s’agissant d’un établissement pénitentiaire déjà prévu par le plan 15 000. Je ne reviens pas sur les opérations 100 % contrôle.

Mon ministère prenait également très au sérieux la délinquance des mineurs guyanais. À l’époque, plus de 1 000 mineurs délinquants étaient suivis par la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). Le CEF de Montsinéry-Tonnegrand, qui devait ouvrir – vous l’aviez réclamé à cor et à cri, monsieur Rimane –, a dû ouvrir à présent.

M. le président Frantz Gumbs. Les outre-mer sont d’une grande diversité. Se pose donc la question de l’adaptation du système judiciaire à ces réalités diverses et variées. Des dispositifs existent. En Polynésie, par exemple, des juges se déplacent dans des îles lointaines pour recevoir des requêtes orales, lesquelles peuvent ensuite donner lieu à l’ouverture d’un dossier. En Nouvelle-Calédonie, il existe des assesseurs coutumiers qui témoignent de l’adaptation de la loi au droit coutumier du territoire. Je citerai également les pirogues du droit, en Guyane, qui permettent d’accéder par le fleuve à des communes isolées – un dispositif aujourd’hui interrompu faute de budget ; ou encore les caravanes d’accès au droit. Ne vous paraît-il pas indispensable d’insister dans ce sens afin de servir la justice avec un grand J, en réduisant non seulement les distances géographiques mais aussi les distances culturelles, souvent linguistiques, qui sont parfois considérables en comparaison de ce que l’on observe ordinairement dans l’Hexagone ?

M. Éric Dupond-Moretti. J’ai beaucoup de mal à répondre à votre question. Les magistrats, les greffiers, les avocats, mais aussi les parlementaires, m’ont souvent alerté sur le manque de personnel ou de moyens. Nous avons essayé de le combler avec le système des brigades – j’ai bien conscience qu’il ne règle pas tout – et par des compensations indemnitaires, afin de répondre au problème récurrent de l’attractivité. Peut-être faudrait-il créer une direction dédiée aux outre-mer au sein du ministère de la justice, au risque d’ajouter une strate administrative qui complexifiera davantage les choses ? C’est aussi une question de rapports interpersonnels. Je n’ai pour ma part jamais balayé d’un revers de manche les alertes des parlementaires. Je tentais de trouver des solutions et il me semblait alors que ce canal de communication suffisait. Cependant, si des difficultés demeurent, pourquoi ne pas songer à créer cette direction dédiée, ne serait-ce qu’à titre expérimental ?

M. le président Frantz Gumbs. Si les brigades permettent de pallier le manque d’attractivité, reste la question de la durée de présence de ces magistrats affectés à titre temporaire. Leur turnover important entraîne des temps de latence qui aboutissent à des retards dans le traitement des dossiers. Les magistrats dits placés ne peuvent quant à eux que dépanner. Ne conviendrait-il pas de faire en sorte que les personnels de justice soient plus représentatifs des territoires concernés ? Parce qu’ils seraient plus stables et ressembleraient davantage à leurs justiciables, des magistrats qui en seraient issus ne renforceraient-ils pas la confiance dans la justice ?

M. Éric Dupond-Moretti. Résoudre le problème de l’attractivité passe sans aucun doute par davantage de magistrats guadeloupéens en Guadeloupe, martiniquais en Martinique, guyanais en Guyane. Demeure cependant la question de la formation. Créer une ENM ultramarine n’aurait pas de sens : où faudrait-il l’installer ? À Saint-Denis de La Réunion, à Mayotte ? Créer autant d’antennes qu’il y a de territoires ultramarins coûterait une fortune ; il faudrait également trouver les enseignants… Si des étudiants ultramarins se destinaient à la magistrature ou au greffe, le problème de l’attractivité serait réglé. Il faut peut-être travailler en ce sens car les magistrats placés ou les brigades permettent seulement de répondre à l’urgence, ce ne sont pas des dispositifs pérennes ; on ne peut pas conduire de force un magistrat, en le prenant par la peau du cou, à des milliers de kilomètres de chez lui. Il en va d’ailleurs de même pour les agents pénitentiaires qui quittent leur île pour rejoindre, dans le froid parisien, des maisons d’arrêt ou des établissements pour peines – on fait mieux, en termes d’attractivité.

La justice serait-elle mieux acceptée par les Guadeloupéens si elle était rendue par des Guadeloupéens ? Sans doute, mais c’est dommage.

M. Davy Rimane, rapporteur. Alors que chaque territoire dit d’outre-mer a sa spécificité, lors de son audition, la présidente de l’association des magistrats ultramarins regrettait que la formation « partir en outre-mer », dispensée par l’ENM aux futurs magistrats, explique la réalité des choses de manière si peu étayée. Peut-être faudrait-il commencer par là, cela ne coûterait pas deux bras mais demanderait un peu d’organisation.

Selon le territoire, l’accès au droit et à la justice est différent. Certains territoires sont bien dotés en immobilier, d’autres moins. La LOPJ a effectivement été votée lorsque vous étiez ministre. Vous avez aussi su prendre des mesures pour répondre à l’urgence mais, vous avez raison, elles ne sont pas pérennes. Il faut donc penser à la suite. C’est là où le bât blesse. Au reste, selon le ministre en poste, les relations entre le ministère et les parlementaires évoluent et ce manque de continuité complique la situation.

Comment appréhendiez-vous ces différences manifestes d’un territoire à l’autre afin d’y répondre au mieux ? Étaient-ce plutôt les élus, les parlementaires, les présidents de cour qui vous remontaient les informations ? Je rappelle qu’avant votre arrivée, certains magistrats sont allés jusqu’à se mettre en grève pour exprimer leurs besoins humains et logistiques.

M. Éric Dupond-Moretti. J’étais d’abord informé par les parlementaires, qui m’interpellaient lors des questions au gouvernement ou dans les couloirs. C’est ainsi que doivent fonctionner les relations entre parlementaires et ministres. Vous l’avez dit, cela dépend des ministres ; sans doute mais aussi des parlementaires. Un ministre se doit d’être à l’écoute et d’essayer de résoudre les problèmes.

J’étais également informé par les visioconférences – pendant le covid, des réunions avec les juridictions étaient organisées à un rythme hebdomadaire. Les déplacements sont aussi un bon moyen de prendre le pouls.

Je vous suggère d’inviter la directrice de l’ENM qui est une femme de grande bonne volonté. Plus globalement, l’éducation nationale a un rôle majeur à jouer pour faire connaître aux jeunes les métiers de la justice. La multiplication des stages dans les juridictions est également une manière de susciter des vocations et c’est simple à organiser. Le problème de l’attractivité sera moins prégnant dès lors que les magistrats et les greffiers seront davantage originaires des territoires ultramarins.

Il faut aussi résoudre les difficultés en matière de transport. L’éloignement rend les choses intrinsèquement plus difficiles : il est plus compliqué pour un étudiant de rejoindre Bordeaux depuis Pointe-à-Pitre que depuis Dijon.

M. Davy Rimane, rapporteur. Certains pointent une justice à deux vitesses. Nos discussions avec les chefs de juridiction ont mis en évidence à tout le moins des réalités disparates : dans certaines juridictions, le turnover chez les magistrats cause un retard dommageable dans le traitement des dossiers ; dans d’autres, les délais de jugement sont plutôt bons, parfois bien meilleurs que dans l’Hexagone. À quoi tiennent ces différences ? Le turnover est-il seul responsable ou le manque de moyens humains doit-il également être incriminé ?

M. Éric Dupond-Moretti. Aux deux causes que vous avez identifiées, j’en ajouterai une troisième : la qualité des personnels.

Le manque de moyens humains est une évidence. Les « sucres rapides », la création des brigades ainsi que l’embauche massive de magistrats étaient destinés à le pallier. Je rappelle qu’en 2017 il n’y avait pas de wifi dans les tribunaux. Partant de très, très loin, la justice a été dotée comme elle ne l’avait jamais été auparavant : le budget aura augmenté de 60 % sous Emmanuel Macron.

Le turnover n’arrange rien : il est certain qu’un dossier de cinq tomes laissé par un magistrat à son successeur ne peut connaître une issue rapide.

Enfin, dans un même tribunal, sur quatre cabinets d’instruction, il y en a deux où ça dépote, un troisième où ça dépote moins et un dernier où ça ne dépote pas du tout. La justice dépend aussi de ceux qui la rendent, c’est ainsi. Il y a de très bons magistrats, comme de très bons avocats et de très bons parlementaires, et d’autres qui le sont moins. Les chefs de juridiction que j’ai rencontrés étaient très conscients des performances très variables d’un magistrat à un autre. C’est la vie. Aucun garde des sceaux ne pourra y remédier.

Le turnover reste la principale cause des retards. Si les moyens sont encore insuffisants, ils ont été sensiblement améliorés. Nombre de magistrats l’ont reconnu. L’expression syndicale a été moins positive, mais c’est le propre de celle-ci que de n’être jamais satisfaite.

Les fameux chiffres de la Cepej (Commission européenne pour l’efficacité de la justice), qui du reste ont deux ans de retard, établissent entre la France et l’Allemagne une comparaison qui n’est pas valable car la justice commerciale et la justice prud’homale ne sont pas rendues de la même manière.

Tout n’a pas été fait, c’est vrai, mais quelques améliorations ont été apportées tout de même.

M. Davy Rimane, rapporteur. Dans plusieurs territoires, il est question d’un fonctionnement que certains pourraient qualifier de postcolonial. Les accointances entre juges, procureurs, police et gendarmerie expliqueraient des décisions parfois partiales. Pour vous, est-ce un non-sujet ?

M. Éric Dupond-Moretti. Ce n’est pas un non-sujet puisque ces appréhensions s’expriment au sein d’une partie de la population, aux yeux de laquelle une décision de justice est nécessairement teintée de postcolonialisme, pour reprendre votre expression. Lors d’une rentrée solennelle, j’ai entendu un bâtonnier se plaindre de ce qu’il y avait trop de juges blancs.

Certains font donc état d’un problème. Cependant, dans mes fonctions, je n’ai jamais eu connaissance d’une décision fondée sur de telles considérations – et heureusement. Si j’en avais été informé, je ne l’aurais pas laissé passer.

Par ailleurs, le vécu peut être subjectif. Il n’est pas exclu que certains soient animés de mauvais sentiments.

M. le président Frantz Gumbs. L’accès au droit signifie l’accès aux lieux du droit, ainsi qu’à la matière elle-même. Il est freiné par la distance, d’une part, et par l’illettrisme ou l’illectronisme, d’autre part.

Pour lever ces freins, ont été créés les CDAD (centres départementaux de l’accès au droit), la justice foraine et les points-justice, qui permettent de déplacer le droit vers les justiciables. Quelle est la pertinence de ces dispositifs pour garantir un égal accès au droit à tous les citoyens ?

M. Éric Dupond-Moretti. L’institution judiciaire est un pilier du pacte social. Elle doit être ouverte, accessible ; elle doit se déplacer auprès des populations qui n’y ont pas accès – la pirogue du droit en est le parfait exemple.

Lorsque j’étais ministre, j’ai rouvert des juridictions dont la fermeture obligeait les citoyens à parcourir une distance inacceptable – je ne l’ai plus en tête – et de nombreux points-justice ont été créés. Il faut continuer à le faire chaque fois que le droit n’est pas accessible. Ces points d’accueil sont souvent couplés aux maisons France Services, jusqu’à être parfois installés dans les mêmes lieux. Les personnes qui y travaillent donnent les premières indications sur les démarches à suivre.

M. le président Frantz Gumbs. Le fonctionnement et le financement des points d’accès au droit varient beaucoup d’un endroit à un autre – l’État et les collectivités, qui sont partenaires dans ce domaine, n’assument pas toujours leurs rôles respectifs, ces dernières faisant parfois preuve de réticence. Pourrait-on uniformiser l’organisation de ces lieux pour garantir leur efficacité et leur pérennité ?

M. Éric Dupond-Moretti. Vous n’avez pas mentionné un élément dont l’absence peut constituer un obstacle : les véhicules, qui permettent aux magistrats et aux greffiers forains de se déplacer. Le ministère de la justice ne manque pas de véhicules puisqu’il en confisque un certain nombre, et les mécanismes pour les attribuer à une juridiction sont assez simples.

Vous me pardonnerez une petite digression. À mon arrivée au ministère, on m’a fait part de plusieurs bonnes pratiques, dont l’usage était circonscrit à la juridiction dans laquelle elles avaient vu le jour. Pour que celles-ci soient étendues dans les autres juridictions, sans que le garde des sceaux ait besoin pour cela de prendre une circulaire, j’ai lancé un site intranet qui les répertorie. C’est un outil formidable pour les magistrats et les greffiers.

Parmi ces bonnes pratiques figure la distribution des scellés – parfois, les idées les plus simples sont les meilleures. Des tas de scellés dorment dans les tribunaux et les encombrent. Grâce à des conventions, ils peuvent être remis à des associations, en l’occurrence la Croix-Rouge, qui les distribuent à son tour à des personnes dans le dénuement. Cela permet de donner aux justiciables, souvent modestes, une autre image de la justice.

M. le président Frantz Gumbs. Plusieurs avocats se plaignent de dysfonctionnements de l’aide juridictionnelle, qui ne tiennent pas seulement à la faiblesse de son montant. Ils sont un obstacle supplémentaire à l’accès à la justice puisqu’ils peuvent dissuader le justiciable de la saisir faute d’avocat.

M. Éric Dupond-Moretti. Vous avez raison. Toutefois, le montant de l’aide juridictionnelle a été augmenté de manière substantielle, sans doute pas suffisamment encore. Je ne suis pas capable de vous donner des chiffres précis, mais vous constaterez à la lecture des débats et documents budgétaires que des efforts importants ont été faits.

L’argent est le nerf de la guerre, tant pour renforcer l’attractivité de l’institution que pour permettre aux avocats de vivre de leur métier.

M. le président Frantz Gumbs. Considérez-vous que le fonctionnement de la justice est satisfaisant pour les justiciables en outre-mer ? Ont-ils confiance dans le système judiciaire, selon vous ?

M. Éric Dupond-Moretti. On ne peut pas passer une heure à égrener les difficultés pour finalement dire : « tout va très bien, madame la marquise ». Bien sûr, il y a des problèmes, structurels et conjoncturels. Des améliorations ont été apportées, mais je n’ai jamais eu la prétention de posséder une baguette magique.

La justice est-elle appréciée dans les territoires ultramarins ? Non, mais pas plus qu’elle ne l’est en métropole. En matière civile, celui qui perd pense qu’il a eu affaire à un mauvais juge tandis que celui qui gagne loue ses qualités – c’est très humain. En matière pénale, le prévenu, qui perd à tous les coups, ne peut pas être satisfait. Les Grecs avaient la sagesse de distinguer la Thémis et la Diké, la justice divine et la justice des hommes, par définition imparfaite.

La justice a toujours suscité de l’insatisfaction. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai souhaité – et j’en suis très fier – que soit instaurée la justice amiable, en prenant exemple sur le Québec et les Pays-Bas. Partout les délais sont trop longs – trois ou quatre ans pour divorcer, c’est insupportable car c’est votre vie qui en est affectée. La justice amiable permet de réduire ces délais mais aussi de replacer le justiciable au centre de la procédure – il ne subit plus la justice, il y participe. Cela facilite l’acceptabilité des décisions.

On peut faire un parallèle avec le droit coutumier, qui laisse une grande place à la discussion. La justice amiable est l’une des solutions pour lutter contre le rejet de la justice. Elle a toute sa place dans les territoires d’outre-mer. Une fois encore, il s’agit d’une idée toute simple que tout le monde comprend.

M. Davy Rimane, rapporteur. L’institution judiciaire est capable de s’adapter aux spécificités des territoires. La place faite à l’oralité en témoigne.

Devant le conseil de prud’hommes, l’oralité a longtemps été largement admise, mais depuis que les juges sont professionnels, l’écrit est devenu la norme.

Dans tous les territoires qui font de l’oralité le principe dans le règlement des litiges, la justice n’aurait-elle pas intérêt à l’autoriser plus largement ? Elle le fait dans les territoires du Pacifique et à Mayotte, mais pas forcément dans les autres.

M. Éric Dupond-Moretti. Il ne me paraît pas très compliqué d’adapter le droit à des spécificités locales. Il existe bien un droit alsacien.

Dans un procès, l’oralité est présente jusqu’à ce que les greffiers transcrivent les propos qui ont été échangés par les parties. Les paroles s’envolent, les écrits restent. Le juge doit se prononcer sur la base non pas de ce qu’il a entendu mais de ce qui a été consigné, pour éviter les contestations et asseoir l’autorité de la chose jugée.

Dès lors qu’il y a quelqu’un pour consigner ce qui a été dit, l’oral devient de l’écrit et ce n’est plus un problème.

M. Davy Rimane, rapporteur. Je suis d’accord, il faut consigner les échanges pour assurer une traçabilité. Je visais plutôt la saisine de la justice. Je plaide pour qu’à cette étape de la procédure le recours à l’oralité soit davantage autorisé. En Polynésie, le justiciable peut saisir de manière orale le juge qui vient à sa rencontre : il présente son problème, le greffier transcrit et le juge se prononce sur la base des déclarations. Cette solution, qui semble intéressante, n’est pas suffisamment développée.

M. Éric Dupond-Moretti. Je n’ai rien à ajouter. Ce que vous dites est très juste.

M. le président Frantz Gumbs. Si vous pouviez apporter une seule amélioration au fonctionnement du système judiciaire, quelle serait-elle ?

M. Éric Dupond-Moretti. Il est très compliqué de répondre à votre question, mais je choisirais de poursuivre la hausse des moyens et d’améliorer l’attractivité – il y a quelques pistes en la matière.

M. le président Frantz Gumbs. Je vous remercie pour votre contribution à notre réflexion et pour votre franchise bien connue.

La séance s’achève à midi.

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Membres présents ou excusés

Présents. – M. Frantz Gumbs, M. Davy Rimane