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N° 441
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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
DIX-SEPTIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 15 octobre 2024.
PROPOSITION DE LOI
relative à la lutte contre l’ubérisation et le recours au faux statut de travailleuse et de travailleur indépendant par l’instauration d’une présomption de salariat,
(Renvoyée à la commission des affaires sociales, à défaut de constitution d’une commission spéciale dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)
présentée par
Mme Danielle SIMONNET, M. Pouria AMIRSHAHI, Mme Christine ARRIGHI, Mme Clémentine AUTAIN, Mme Léa BALAGE EL MARIKY, Mme Delphine BATHO, Mme Lisa BELLUCO, M. Karim BEN CHEIKH, M. Benoît BITEAU, M. Arnaud BONNET, M. Nicolas BONNET, Mme Cyrielle CHATELAIN, M. Alexis CORBIÈRE, M. Hendrik DAVI, M. Emmanuel DUPLESSY, M. Charles FOURNIER, Mme Marie-Charlotte GARIN, M. Damien GIRARD, M. Steevy GUSTAVE, Mme Catherine HERVIEU, M. Jérémie IORDANOFF, Mme Julie LAERNOES, M. Tristan LAHAIS, M. Benjamin LUCAS-LUNDY, Mme Julie OZENNE, M. Sébastien PEYTAVIE, Mme Marie POCHON, M. Jean-Claude RAUX, Mme Sandra REGOL, M. Jean-Louis ROUMÉGAS, Mme Sandrine ROUSSEAU, M. François RUFFIN, Mme Eva SAS, Mme Sabrina SEBAIHI, Mme Sophie TAILLÉ-POLIAN, M. Boris TAVERNIER, M. Nicolas THIERRY, Mme Dominique VOYNET, M. Laurent ALEXANDRE, Mme Farida AMRANI, M. Rodrigo ARENAS, M. Raphaël ARNAULT, M. Christophe BEX, M. Mickaël BOULOUX, M. Idir BOUMERTIT, M. Louis BOYARD, M. Bérenger CERNON, M. Hadrien CLOUET, M. Éric COQUEREL, M. Jean-François COULOMME, Mme Karen ERODI, Mme Mathilde FELD, M. Emmanuel FERNANDES, Mme Sylvie FERRER, Mme Clémence GUETTÉ, M. Andy KERBRAT, M. Abdelkader LAHMAR, M. Maxime LAISNEY, Mme Élise LEBOUCHER, Mme Murielle LEPVRAUD, M. Laurent LHARDIT, Mme Élisa MARTIN, M. Damien MAUDET, M. Emmanuel MAUREL, Mme Marianne MAXIMI, Mme Manon MEUNIER, Mme Sandrine NOSBÉ, M. Stéphane PEU, M. François PIQUEMAL, M. Loïc PRUD’HOMME, M. Arnaud SAINT-MARTIN, M. Nicolas SANSU, M. Matthias TAVEL, Mme Aurélie TROUVÉ, M. René PILATO, Mme Claudia ROUAUX, Mme Christine PIRÈS BEAUNE, Mme Céline THIÉBAULT-MARTINEZ, Mme Alma DUFOUR, Mme Mathilde HIGNET,
députées et députés.
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EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
Le rapport rendu en juillet 2023 de la commission d’enquête relative aux Uber files, l’ubérisation, son lobbying, ses conséquences préconise dans sa proposition n° 33 d’instaurer par la loi une présomption réfragable de salariat. Cette commission d’enquête, dont Mme Danielle Simonnet a été la rapporteure, avait pour objet d’étudier la stratégie d’implantation ouvertement illégale de la plateforme américaine Uber en France par l’intermédiaire d’un lobbying agressif consistant à pénétrer au cœur des lieux de pouvoir et à exercer une influence dans la société afin de faire valoir son image et obtenir l’adaptation des lois à son modèle d’affaires.
Surtout, le rapport a permis de clarifier un débat opposant la « présomption d’indépendance » défendue par M. Emmanuel Macron et le gouvernement afin de protéger les plateformes de toute requalification en salarié, et la présomption de salariat défendue par la Confédération européenne des syndicats représentant plus de 45 millions de travailleurs, ainsi que la quasi-totalité des groupes politiques au Parlement européen afin que l’état de droit soit enfin respecté et que les travailleurs voient leurs conditions de travail améliorées.
La jurisprudence est très claire depuis au moins l’arrêt Société Générale de 1996 définissant le lien de subordination : on est salarié dès lors qu’un donneur d’ordre a le pouvoir de nous donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et d’en sanctionner les manquements. Cette jurisprudence retient que la qualification contractuelle ne dépend pas de la volonté exprimée par les parties ni même des termes figurant sur le contrat, mais bien des conditions effectives dans lesquelles l’activité est exercée. La Cour de cassation a retenu ces principes lors de son arrêt Uber du 4 mars 2020 où elle a reconnu l’existence d’un lien de subordination entre la plateforme et un chauffeur VTC par les indices de subordination suivants : impossibilité de fixer librement ses tarifs, de choisir son itinéraire, ou encore la possibilité pour la plateforme de déconnecter le compte du travailleur.
Cette situation a été rendue possible par la loi de modernisation de l’économie en 2008 qui a créé le statut d’auto‑entrepreneur. Ce statut a ainsi ouvert une brèche que les plateformes exploitent et qui constitue de fait une double menace pour le statut d’indépendant et pour le salariat. Du côté des indépendants, cette ubérisation du travail organise une concurrence déloyale généralisée, en particulier s’agissant des professions réglementées qui se trouvent menacées et placées en concurrence avec d’autres acteurs ne respectant pas les règles auxquelles ces professions sont tenues de se plier. C’est notamment le cas des chauffeurs de taxis, pour lesquels le développement d’Uber et des autres plateformes a été d’autant plus insupportables qu’ils voyaient les VTC, impunément, ne pas respecter les lois en cours qui interdisent la maraude électronique et imposent un retour au garage entre deux courses, et ne pas devoir se plier aux mêmes impératifs que ceux imposés aux taxis : formation très inférieure, accès à la profession bien moins coûteux du fait du prix très élevé des licences de taxi, fixation du prix via un algorithme alors que ceux des taxis sont fixés par l’État via les préfectures… Plus largement, la logique même de l’ubérisation du travail est de « casser les prix » en se soustrayant aux normes existantes, au paiement des cotisations sociales et des impôts, aux droits inhérents au code du travail, le tout par une fraude institutionnalisée et généralisée. Comment ne pas voir le risque de généralisation de ces pratiques ? Si certains se permettent impunément, voire en étant encouragés dans les plus hautes sphères de l’État, de frauder et de ne pas respecter les lois, pourquoi leurs concurrents directs, qui exercent des activités similaires dans le même secteur, continueraient‑ils à respecter ces règles ?
Du côté des travailleurs des plateformes, le préjudice lié à leur statut fictif d’indépendant est considérable : ils ne bénéficient pas des protections accordées aux salariés par le droit du travail, de la protection sociale et de l’assurance chômage, des congés payés, mais cotisent pourtant aux caisses de retraite. Dans son livre « #UberUsés, le capitalisme racial de plateformes », la sociologue Sophie Bernard indique que les livreurs (la problématique est similaire pour les chauffeurs VTC) doivent ainsi travailler entre douze et quatorze heures par jour s’ils veulent s’en sortir, avec des courses payées en général moins de cinq euros, les temps d’attente pour réceptionner une commande dans un restaurant n’étant pas rémunérés. Dans le cadre du salariat, ce paiement à la course est strictement interdit puisqu’il s’apparente à un travail à la tâche. Leurs conditions de travail constituent ainsi un véritable retour au tâcheronnat du XIXe siècle. Le management algorithmique des plateformes qui attribue les commandes, évalue la réactivité des travailleurs, calcule leur parcours et leur temps de trajet ajoute à leur paupérisation une pression sur leurs épaules particulièrement accidentogène puisqu’ils sont incités à aller toujours plus vite. À ce jour, aucune étude sur les accidents de travail des chauffeurs VTC et livreurs n’a été commanditée par les pouvoirs publics. Ces accidents du travail ne sont donc jamais recensés comme tels étant donné que les travailleurs sont sous le régime des autoentrepreneurs. Auditionnée par la commission d’enquête relative aux révélations des Uber files, la directrice générale France de Deliveroo en dénombre plus d’une centaine par an : « 119 accidents en 2020, 379 en 2021, 209 en 2022 ». M. Brahim Ben Ali, secrétaire général du syndicat INV VTC, témoignait ainsi à propos de ses collègues malheureusement décédés : « Je vous parlerai aussi de Serge, à Toulouse, qui est mort d’un AVC – il se trouvait malheureusement seul à bord de son véhicule et n’a pas pu appeler les secours. Il y a tant de personnes qui meurent en exerçant cette profession… Doit‑on en vivre ou en mourir ? Telle est la question » Cette situation est directement liée à leur statut puisqu’en tant qu’indépendant, il n’y a pas de contrôle de leur durée de travail (durée maximale quotidienne et hebdomadaire, durée de repos quotidien et hebdomadaire, travail de nuit, heures supplémentaires, travail des jours fériés), ni de contrôle régulier de leur aptitude médicale.
Ces travailleurs ubérisés cumulent ainsi l’inconvénient du salariat et de l’indépendance, la subordination et la fragilité statutaire, sans bénéficier de leurs contreparties en termes de protection sociale et d’autonomie. Parmi les travailleurs ubérisés, les livreurs en situation administrative irrégulière sont sans aucun doute les plus exposés à cette précarité statutaire. Alors qu’ils étaient en première ligne lors du confinement pendant la crise Covid, plusieurs plateformes ont décidé de deconnecter brutalement et massivement bon nombre de livreurs sans‑papiers. Cette situation est le fruit d’une double hypocrisie. Des plateformes d’abord, qui s’abritent derrière des procédures en bonne partie automatisée pour nier leur responsabilité dans l’emploi des travailleurs sans‑papiers en grande précarité. Du Gouvernement ensuite, qui empêche toute possibilité de régularisation des travailleurs sans‑papiers des plateformes puisque sa dernière loi pour « contrôler l’immigration, améliorer l’intégration » dispose que « le statut d’entrepreneur individuel n’est pas accessible aux étrangers ressortissants des pays non membre de l’Union européenne n’ayant pas un titre de séjour les autorisant à exercer cette activité professionnelle ». Au contraire, la présomption de salariat permettrait à ces travailleurs sans‑papiers d’obtenir leur régularisation par le travail comme le permet la circulaire Valls de 2012 qui les exclut injustement aujourd’hui.
Outre les conséquences subies par les travailleurs concernés et celles subies par les concurrents des plateformes dans tous les secteurs dans lesquels elles se développent, il y a aussi des conséquences pour l’intérêt général, subies par toutes et tous les citoyen‑nes : l’absence de reconnaissance du statut de salariés conduit les plateformes à ne pas payer de cotisations sociales, ce qui représente un manque à gagner extrêmement important pour les caisses de la Sécurité sociale. Ainsi, une enquête menée par le journal L’Humanité a montré qu’avec un barème « normal » de cotisations patronales (34,06 %) et la requalification des travailleurs des plateformes en salariés, c’est 3,4 milliards d’euros en plus qui seraient cotisés pour financer la sécurité sociale, dont 951 millions d’euros pour les seules caisses de retraite. C’est donc une attaque contre notre système de protection sociale.
Force est de constater que l’ubérisation ou la « plateformisation de l’emploi » se développe largement comme en atteste une note du ministère du travail datée du 27 janvier 2019 que la commission d’enquête Uber files a pu consulter. Cette note énumère l’ensemble des pratiques illégales des plateformes dans des secteurs aussi divers que la restauration, le transport, le tourisme, le BTP‑bricolage, les travaux chez des particuliers, le déménagement, le secteur des enquêtes marketing, l’agriculture, l’aide à la personne, l’enseignement à titre onéreux de la conduite de véhicules à moteur (auto‑école), le secteur funéraire, le secteur maritime, le secteur de l’aviation civile. Au nom de l’innovation technologique, c’est un non‑respect massif du code du travail qui est à l’œuvre. Les plateformes de l’uberisation font ainsi croire que les travailleurs et travailleuses qu’elles mettent en relation avec leurs clients seraient indépendants, mais ils sont dans les faits dans une relation de subordination à la plateforme. Plus de 300 décisions administratives et judiciaires concernant le statut des travailleurs des plateformes ont ainsi été rendues en Europe : la majorité des juridictions, y compris la Cour de cassation en France, ont statué en faveur d’une requalification des travailleurs en salariés. L’insécurité juridique du statut actuel de ces travailleurs repose sur l’invisibilisation du lien de subordination exercé par les plateformes par le truchement du statut d’autoentrepreneur, qui ont la capacité de donner des ordres et des directives aux travailleurs, d’en contrôler l’exécution et d’en sanctionner les manquements.
En réalité, si nous entendons par « ubérisation » la dynamique d’externalisation du travail et d’évitement du salariat par le recours massif à des travailleurs qui ne sont que formellement indépendants, alors cette question ne concerne pas exclusivement les plateformes mais tend à être pratiquée par de nombreux autres acteurs que nous devrions qualifier comme des « donneurs d’ordres ». Cette logique se diffuse dans nombre de secteurs, du fait d’entreprises qui utilisent illégalement les plateformes en substitution à des entreprises d’intérim, avec des droits encore plus réduits pour les travailleurs. Ainsi, l’entreprise Monoprix a eu recours à la plateforme StaffMe pour recruter des caissiers en statut d’auto‑entrepreneurs (StaffMe et Monoprix ont été condamnées et reconnues comme co‑employeuses d’un travailleur qui a été requalifié en salarié). C’est aussi le cas dans le secteur médical, où des directeurs d’Ehpad passent par la plateforme Mediflash pour recruter des aides‑soignants sous statut d’auto‑entrepreneur, alors même que la loi l’interdit et que deux ministres M. Olivier Veran et Mme Élisabeth Borne ont dans un courrier, daté du 30 décembre 2021, rappelé à l’ordre la plateforme. Mais aussi dans le secteur culturel, où de plus en plus de festivals recrutent les festivaliers sous ce statut au lieu de celui, plus protecteur, d’intermittent. Ainsi, la plateformisation de l’emploi a banalisé pour nombre d’entreprises l’externalisation de leurs salariés par le recours au statut d’auto‑entrepreneur, là où tout indique une subordination au donneur d’ordre. Plus grave encore, c’est parfois l’État lui‑même, au sein du service public, qui organise cette logique de casse du salariat : ainsi, depuis sa réouverture, le Musée national de l’histoire de l’immigration délègue ses visites guidées à une entreprise qui exige que les guides‑conférenciers recrutés soient sous statut d’autoentrepreneur alors qu’ils étaient précédemment sous statut de vacataires et avant cela titulaires.
Pour toutes ces raisons, l’Union européenne s’est saisie de cette question en engageant un travail législatif sur les droits des travailleurs des plateformes. Ces dernières se sont fortement mobilisées, à travers leurs lobbies et leurs cabinets de conseils, afin que les législateurs européens s’orientent vers la création d’un tiers‑statut pour les travailleurs des plateformes plutôt que leurs requalifications en salariés. Mme Leïla Chaibi, députée européenne appartenant au groupe The Left/France insoumise, a quant à elle porté l’idée d’une directive européenne en faveur de la présomption de salariat. Face au lobbying agressif d’Uber et des autres plateformes allant jusqu’à recruter l’ancienne commissaire européenne Mme Neelie Kroes, Mme Leïla Chaibi a développé un véritable lobbying populaire des travailleurs afin de faire valoir leurs droits au sein même des institutions européennes. Dès décembre 2019, elle initie le « Forum transnational des alternatives à l’ubérisation » – qui a désormais lieu chaque année – rassemblant des travailleurs ubérisés du monde entier, des syndicats, des collectifs, des associations, qu’ils soient organisés ou non, mais aussi des économistes, des sociologues, des juristes. Ce forum a permis à ce collectif de pouvoir s’auto‑organiser et porter des revendications auprès des dirigeants européens. Devant la commission d’enquête parlementaire relative aux Uber files, Mme Leïla Chaibi a ainsi pu témoigner de la nécessité d’intégrer davantage les travailleurs dans le processus décisionnel : « Les commissaires européens sont sans arrêt confrontés aux lobbyistes, et jamais aux travailleurs. Or, la construction d’un lobby populaire alternatif pour faire entendre les revendications des travailleurs sur la scène bruxelloise a été un élément déterminant dans les avancées que nous avons obtenues ».
Ce travail collectif a débouché sur la présentation, auprès du commissaire européen à l’emploi, aux affaires sociales et à l’insertion, M. Nicolas Schmit, d’une proposition de directive écrite par Mme Leïla Chaibi en vue d’instaurer une « présomption de salariat » pour les travailleurs des plateformes. Cette proposition de directive, tant dans ses constats que dans les solutions à apporter pour améliorer les droits des travailleurs ubérisés, rejoint en de nombreux points la résolution portée par Mme Sylvie Brunet, ancienne eurodéputée (Renew/Modem). Adoptée par le Parlement européen le 16 septembre 2021, cette résolution soulignait que « les cas de classification erronée surviennent le plus souvent s’agissant de plateformes de travail numériques qui organisent fortement, directement ou au moyen d’un algorithme, les conditions et la rémunération du travail ». Elle invite la Commission à introduire « une présomption réfragable d’une relation de travail dans le cas des travailleurs de plateformes {…} conjuguée à un renversement de la charge de la preuve ». Fort de cette convergence de position au sein du Parlement européen, M. Nicolas Schmit a ainsi proposé une directive allant en ce sens le 9 décembre 2021.
Le 24 avril 2024, le Parlement européen a définitivement adopté la directive instaurant une présomption de salariat pour les travailleurs des plateformes. Néanmoins, l’adoption de cette directive n’aurait pas été possible sans les concessions nombreuses faites par le Parlement européen à l’issue de huit trilogues de négociations ayant conduit à affaiblir le texte. Lors de la session plénière du 2 février 2023, le Parlement européen s’était en effet prononcé en faveur d’une directive d’application de la présomption de salariat sans critères. Les travailleurs des plateformes auraient donc été automatiquement requalifiés en salariés et les plateformes auraient dû apporter les preuves que leurs travailleurs sont de véritables indépendants. Cette position a trouvé une majorité relativement large (376 voix pour et 212 contre) en réunissant les voix de la gauche et des écologistes (La Gauche, Socialistes & Démocrates, Les Verts/ALE), mais aussi celles du groupe Renew Europe auquel appartiennent les eurodéputés du camp présidentiel. Mme Nathalie Loiseau, tête de liste Renaissance aux élections européennes de 2019, ainsi que M. Stéphane Séjourné, ex‑président du groupe Renew et actuel candidat‑commissaire européen à la stratégie industrielle, se sont ainsi prononcés pour. Enfin, une partie significative du Parti Populaire Européen, auquel appartiennent les eurodéputés Les Républicains, se sont aussi fortement mobilisés en faveur d’une directive ambitieuse.
Cette position n’a malheureusement pas été retenue lors du premier accord de trilogue trouvé le 13 décembre 2023 entre les institutions européennes. Cette fois‑ci, la présomption de salariat est conditionnée à la satisfaction, par le travailleur, de deux indices de subordination parmi cinq possibles. Le renversement de la charge de la preuve est quant à lui conservé. Si cette position était moins ambitieuse que celle exprimée par le Parlement européen, elle a été saluée par un grand nombre d’acteurs pour son équilibre : elle aurait permis de protéger les travailleurs de plateforme qui sont de faux‑indépendants tout en garantissant aux véritables plateformes de mise en relation de continuer à opérer avec des indépendants. Surtout, l’accord du 13 décembre prévoyait l’obligation pour les inspections du travail des États membres d’examiner la situation de l’ensemble des travailleurs d’une même plateforme dès que l’un d’entre eux a fait l’objet d’une requalification en salarié. La confédération européenne des syndicats – qui représente 45 millions de travailleurs dans 39 pays – a adressé une lettre à la présidence belge de l’Union européenne le 19 janvier 2024 dans laquelle elle estime que l’accord du 13 décembre constituait : « la meilleure base de travail possible pour améliorer les conditions des travailleurs des plateformes dans tous les secteurs ». Mme Sylvie Brunet, vice‑présidente du groupe Renew Europe à ce moment‑là, avait qualifié ce texte « d’immense joie ».
Pourtant, cet accord n’a pas été approuvé au sein du Comité des représentants permanents (COREPER) le 22 décembre 2023, notamment du fait de l’opposition du gouvernement français dont la position est de vider le texte de son contenu normatif. La France n’a en effet cessé de plaider pour l’introduction de clauses suspensives pour les États membres ayant déjà instauré un dialogue social entre les plateformes et les travailleurs, ce qui rendrait de fait la directive inopérante. Il faut reconnaître la constance de M. Emmanuel Macron qui, de ministre de l’économie à Président de la République, s’aligne sur la stratégie de lobbying de la plateforme Uber. Pour cette dernière, comme le précise le document A Better deal défendu par son président directeur général monde M. Dara Khosrowshahi, il est essentiel d’instaurer un dialogue social afin de permettre aux travailleurs d’accéder à de nouveaux droits et ainsi garantir et la flexibilité et des droits sociaux. Pour le gouvernement, il en est de même. Au nom du respect des soi‑disant aspirations des travailleurs à être indépendants, la requalification en salarié est exclue du dialogue social entre les plateformes et les travailleurs. L’ARPE (autorité des relations sociales des plateformes d’emploi), créée le 21 avril 2021 sous le gouvernement de M. Jean Castex par la ministre du travail Mme Élisabeth Borne, organise ce “dialogue social” pour des accords au rabais. Par ailleurs, le taux de participation aux élections du 16 mai 2022 des représentants des travailleurs de cette autorité est très dérisoire (1,84 % pour les livreurs et 3,91 % pour les VTC), mais peu importe cette faible représentativité pour le gouvernement. Les travailleurs des autres plateformes hors VTC et livreurs n’y sont d’ailleurs pas représentés. La stratégie conjointe du gouvernement et des plateformes – Uber en tête – est bien de concéder quelques maigres droits via l’affichage d’un prétendu « dialogue social » pour échapper à la requalification de l’ensemble des travailleurs en salariés. Le président directeur général d’Uber, M. Dara Khosrowshahi, n’a pas caché sa satisfaction quant aux politiques menées ainsi par le gouvernement, saluant à plusieurs reprises la France comme pays « montrant la voie ».
Ce dialogue social n’aboutit en réalité qu’à de maigres droits pour les travailleurs et a pour conséquence d’entraver leurs potentielles requalifications en salariés. Face au blocage de la France, le commissaire européen à l’origine de la proposition de la directive, M. Nicolas Schmit, n’a pas caché son mécontentement : « on se heurte à des demandes inacceptables pour le Parlement mais aussi pour la Commission, telle que la demande de dérogation générale, soutenue par la France ». Selon M. Schmit, cette disposition dépasse largement l’enjeu des droits des travailleurs des plateformes puisqu’elle remet en cause la capacité même de l’Union européenne à pouvoir améliorer la législation sociale des États membres en créant un grave précédent : « il serait particulièrement grave qu’un accord collectif dont la représentativité est discutable puisse déroger à des règles européennes. Ce serait affaiblir la législation sociale européenne dans son ensemble. Jusqu’ici la Commission européenne s’y est toujours refusée ».
Malgré tous les obstacles imposés par le Gouvernement français à l’adoption de cette directive, les négociateurs de la Commission, du Parlement et du Conseil de l’Union européenne ont trouvé un nouvel et dernier accord de trilogue le 8 février 2024. Les États membres ont désormais deux ans pour transposer cette directive dans leur droit interne. Cette directive représente une version moins ambitieuse que les positions exprimées jusqu’ici. Elle prévoit en effet que les États membres ont l’obligation de mettre en place la présomption de salariat mais dont les modalités d’application sont laissées à leur appréciation, ce qui leur laisse une grande marge de manœuvre. Fort heureusement, la directive exclut les demandes exprimées par le gouvernement français de mise en place d’une « french derogation » consistant à ne pas appliquer la présomption de salariat si des accords collectifs étaient trouvés. Ces dérogations auraient conduit de fait à créer un tiers‑statut entre le salariat et l’indépendance tant rêvé par les plateformes.
C’est donc pour mettre fin à cette stratégie commune faite sur le dos des travailleurs et du code du travail que nous proposons de légiférer pour mettre en place une présomption réfragable de salariat fidèle à l’esprit initial des législateurs européens. Dans le cadre du droit actuel, les travailleurs eux‑mêmes doivent engager les démarches judiciaires pour se faire reconnaître le statut de salarié, et lorsqu’ils le sont suite à une décision de justice, celle‑ci ne concerne que les travailleurs ayant effectué la démarche et se traduit en général par une indemnisation du travailleur concerné. Or, ces démarches sont particulièrement coûteuses pour des travailleurs précaires disposant de faibles capacités financières, mais aussi très longues pouvant durer des mois et plus souvent des années. Pour ne citer qu’un exemple, l’entreprise de livraison de repas Deliveroo a été condamnée le 19 avril 2022 par le tribunal correctionnel de Paris pour délit de travail dissimulé pour des faits situés entre mars 2015 et décembre 2017. Deliveroo a fait appel de ce jugement mais la Cour d’appel a confirmé la condamnation deux mois plus tard. Le 1er septembre 2022, c’est au tour du tribunal judiciaire de Paris de condamner Deliveroo à verser à l’Urssaf 9,7 millions d’euros d’arriérés de cotisations sociales pour travail dissimulé. Là encore, Deliveroo a fait appel. Les livreurs Deliveroo auront donc attendu plus de 7 ans pour avoir un premier jugement et faire valoir leurs droits. Auditionné par la commission d’enquête Uber files, l’avocat Me Jérôme Giusti qui défend plus d’une centaine de chauffeurs VTC a interrogé la lourdeur des parcours judiciaires pour des travailleurs qui n’ont pas les moyens de saisir la justice : « Faut‑il demander à ces travailleurs pauvres d’être plus riches que le plus riche des justiciables ? ».
L’adoption de la directive européenne relative à l’amélioration des conditions de travail des travailleurs via une plateforme est donc plus que bienvenue. Elle prévoit que l’ensemble des travailleurs utilisant une plateforme pour travailler soient d’emblée présumés salariés et doivent donc être reconnus comme tels. Si elles le souhaitent, il reviendra aux plateformes de démontrer que les travailleurs qui y sont affiliés sont réellement indépendants afin d’échapper à la présomption de salariat. Le Gouvernement a ainsi deux ans pour établir une loi de transposition, mais la France est déjà en retard par rapport à cette avancée sociale majeure. L’Espagne a déjà légiféré en 2021 pour établir une présomption de salariat. Ne tardons plus, l’adoption de cette proposition de loi serait la démonstration de notre engagement européen en faveur de l’approfondissement des droits des travailleurs.
Notre proposition de loi vise en effet à permettre aux travailleurs des plateformes, mais aussi aux travailleurs indépendants soumis à un lien de subordination avec un ou plusieurs donneurs d’ordres de bénéficier des droits qui leurs sont dus : la protection légale et sociale prévue pour tous les salariés par le code du travail. Concrètement, cette proposition de loi permettrait de mettre fin au travail dissimulé par dissimulation d’emploi salarié mentionné à l’article L8221‑5 du code du travail en instaurant le principe de la présomption de salariat. Ce ne sera plus aux travailleurs de faire valoir cette présomption, mais à l’État de la rendre effective, notamment en donnant à l’inspection du travail les moyens de requalifier les faux‑indépendants. Aujourd’hui, même si les plateformes sont de plus en plus condamnées pour travail dissimulé, elles continuent d’y avoir massivement recours car notre droit est insuffisamment dissuasif pour ces plateformes qui disposent de moyens colossaux. Notre proposition de loi met fin à cet état de fait pour faire prévaloir l’état de droit : les autorités administratives compétentes pourront sanctionner les plateformes qui décident de ne pas requalifier en salarié les travailleurs qu’elles rétribuent lorsqu’a été constaté que ceux‑ci sont en situation de travail dissimulé, ou prononcer une décision de fermeture temporaire.
Clarifier le statut des travailleurs des plateformes, c’est aussi clarifier le statut des indépendants afin qu’il ne coïncide plus avec un lien de subordination sans en avoir les contreparties. Avoir le statut d’indépendant signifie être capable de définir ses propres tarifs, sa clientèle, ses horaires, et plus généralement, de définir les conditions d’organisation et d’exécution de son travail. Cette absence de subordination vis‑à‑vis d’un employeur ni d’aucun supérieur hiérarchique va de pair avec une protection sociale moindre. Les véritables indépendants seront donc protégés par la présomption de salariat puisqu’elle permettra que leur statut ne soit pas détourné à des fins de concurrence déloyale et de travail dissimulé. Cette proposition de loi vise également à protéger notre système de protection sociale afin qu’il recouvre ses droits, via les cotisations patronales qui lui sont dues également. À l’heure où le gouvernement insiste sur la nécessité de lutter contre la “fraude sociale”, et décide pour cela de contrôler les travailleurs ubérisés et non les plateformes, comment accepter que persiste une fraude massive aux cotisations sociales qui coûte plus de 3 milliards d’euros à notre système de protection sociale ?
Alors que le Président de la République affirmait dans son livre Révolution en 2017 vouloir « la suppression des cotisations sociales », une « France Start‑Up », au service d’une « société sans statut », « post salariale », les signataires de cette loi assument une logique inverse, celle qui consiste à étendre les statuts et les protections pour les plus fragiles, et à faire payer pour cela des plateformes qui multiplient les fraudes et les actes illégaux (fraude aux cotisations sociales, fraude aux impôts, concurrence déloyale…), tentant d’imposer un état de fait pour faire imploser l’État de droit à leur avantage, à grands coups de lobbying. Il est temps que cette logique s’inverse, et que le Parlement mette fin à ce contournement massif de nos droits sociaux et permette aux faux indépendants que sont les travailleurs ubérisés de bénéficier des droits dont ils n’auraient jamais dû être privés.
L’article 1er vise à instaurer une présomption légale de salariat pour tous les travailleurs liés à un donneur d’ordre et notamment les travailleurs des plateformes. Cette présomption est réfragable afin que les plateformes ainsi que tout donneur d’ordre puisse établir l’absence de lien de subordination exercé sur les travailleurs. Il revient aux plateformes ou à tout donneur d’ordre d’en apporter la preuve.
L’article 2 étend les prérogatives des agents de contrôle de l’inspection du travail afin qu’ils puissent, à l’issue d’une enquête et d’une décision motivée, requalifier en salarié tous les travailleurs liés à un donneur d’ordre.
L’article 3 vise à permettre à l’autorité administrative compétente de prononcer une amende à l’encontre d’un donneur d’ordre n’ayant pas procédé à la requalification en salarié des travailleurs qu’il rétribue lorsque cette décision a été prise par l’agent de contrôle de l’inspection du travail.
L’article 4 vise à permettre à l’autorité administrative, lorsqu’elle a connaissance de la décision prise par l’agent de contrôle mentionnée à l’article 2, de prononcer la fermeture temporaire de l’établissement ayant servi à commettre les faits de travail dissimulé, eu égard à la répétition ou à la gravité de ces derniers, et si la proportion des travailleurs concernés le justifie.
L’article 5 gage l’ensemble de ces mesures.
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proposition de loi
Article 1er
La section 3 du chapitre Ier du titre II du livre II de la huitième partie du code du travail est complété par un article L. 8221‑6‑2 ainsi rédigé :
« Art. L. 8221‑6‑2. – 1° Le I de l’article L. 8221‑6 et l’article L. 8221‑6‑1 du présent code ne s’appliquent pas au travailleur lié à une plateforme de mise en relation par voie électronique définies à l’article 242 bis du code général des impôts, ni à tous travailleurs à qui un donneur d’ordre confie un travail contre rétribution. Le travailleur est présumé être lié au donneur d’ordre par un contrat de travail.
« 2° L’absence de lien de subordination peut être établie lorsque la plateforme ou tout donneur d’ordre démontre que la prestation est exécutée par le travailleur dans des conditions exclusives de tout lien de subordination en cumulant l’ensemble des critères suivants :
« – le travailleur détermine lui‑même ses tarifs ou en fixe les plafonds ;
« – le travailleur n’est pas intégré à un service organisé par le donneur d’ordre ;
« – le travailleur n’exécute pas son travail ou son service par l’intermédiaire d’un ou de plusieurs sous‑traitants ;
« – le travailleur ne se voit pas imposer des règles en matière d’apparence, de conduite à l’égard du destinataire du service ou d’exécution du travail ;
« – le travailleur est maître de ses horaires, d’accepter ou de refuser des tâches ;
« – le travailleur n’est pas soumis à la supervision du donneur d’ordre concernant l’exécution de son travail ni à la vérification a priori de la qualité des résultats de son travail ;
« – le travailleur n’est pas soumis à des sanctions de la part du donneur d’ordre ;
« – le travailleur a la possibilité de se constituer une clientèle. »
Article 2
La section 4 du chapitre III du titre Ier du livre Ier de la huitième partie du code du travail est complétée par une sous‑section 3 ainsi rédigée :
« Sous‑section 3
« Compétences des agents de contrôle de l’inspection du travail en matière de qualification de la relation de travail
« Art. L. 8113‑9‑1. – 1°L’agent de contrôle de l’inspection du travail est compétent pour requalifier en contrat de travail de droit commun, par une décision motivée et exécutoire résultant d’une enquête contradictoire, l’ensemble des relations de travail entre le donneur d’ordre et les travailleurs qu’il rétribue au titre de leur activité.
« 2° Le greffe du conseil de prud’hommes informe l’agent de l’inspection du travail compétent pour le contrôle du siège social de la plateforme ou du donneur d’ordre de toute décision de requalification en contrat de travail d’une relation entre une plateforme ou un donneur d’ordre et un travailleur. »
« Art. L. 8113‑9‑2. – 1°L’agent de contrôle de l’inspection du travail notifie l’ouverture d’une enquête contradictoire ainsi que ses motifs à la plateforme ou à tout donneur d’ordre. Cette notification donne obligatoirement lieu à la transmission à l’agent de contrôle de l’inspection du travail par la plateforme ou le donneur d’ordre de la liste de tous les travailleurs rétribués par eux.
« 2° La plateforme ou le donneur d’ordre peut présenter ses observations dans un délai d’un mois. À l’expiration du délai fixé et au vu des observations éventuelles des intéressés, l’agent de contrôle de l’inspection du travail notifie sa décision par tout moyen lui conférant date certaine. La décision de l’agent de contrôle est motivée.
« 3° La décision de l’agent de contrôle de l’inspection du travail indique les voies et délais de recours. »
« Art. L. 8113‑9‑3. – 1° La plateforme ou tout donneur d’ordre souhaitant contester la requalification mentionnée au 1° de l’article L. 8113‑9‑1 du présent code se doit d’apporter les preuves fondées sur les critères mentionnés au 2° de l’article 8221‑6‑2 du même code lors de l’enquête engagée par l’agent de contrôle de l’inspection du travail.
« 2° Le ministre chargé du travail peut annuler ou réformer la décision de l’agent de contrôle sur le recours de la plateforme ou du donneur d’ordre. Ce recours est introduit dans un délai de deux mois à compter de la notification de la décision de l’agent de contrôle. Le silence gardé pendant plus de quatre mois sur ce recours vaut décision de rejet. »
« Art. L. 8113‑9‑4. – Les agents de contrôle de l’inspection du travail communiquent leur décision mentionnée au 1° de l’article L. 8113‑9‑1 du présent code au préfet de département et aux organismes de recouvrement mentionnés aux articles L213‑1 et L752‑1 du code de la Sécurité sociale qui procèdent à la mise en recouvrement des cotisations et des contributions qui leur sont dues sur la base des informations qui sont contenues dans la décision. »
Article 3
L’article L. 8115‑1 du code du travail est complété par un 6° ainsi rédigé :
« 6° À l’article L. 8113‑9‑1 relatif à la décision prise par l’agent de contrôle de l’inspection du travail de la requalification des relations de travail en contrat de travail de droit commun entre un donneur d’ordre et les travailleurs qu’il rétribue. »
Article 4
À la première phrase du premier alinéa de l’article L. 8272‑2 du code du travail, après la référence : « L. 8211‑1 », sont insérés les mots « ou de la décision mentionnée au 1° de l’article L. 8113‑9‑1, ».
Article 5
La perte de recettes pour l’État est compensée à due concurrence par la majoration de l’accise sur les tabacs prévue au chapitre IV du titre Ier du livre III du code des impositions sur les biens et les services.