N° 4231
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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
QUINZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 9 juin 2021
RAPPORT
FAIT
AU NOM DE LA COMMISSION DES AFFAIRES SOCIALES SUR LA PROPOSITION de loi, Modifiée par le Sénat, portant diverses mesures de justice sociale,
Par Mme Jeanine DUBIÉ et M. Stéphane PEU,
Députés.
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Voir les numéros :
Assemblée nationale : 1re lecture : 2550, 2629 et T.A. 406.
2e lecture : 3970.
Sénat : 1re lecture : 319 (2019-2020), 400, 401 et T.A. 74 (2020-2021).
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SOMMAIRE
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Pages
I. Une allocation aux modalitÉs de calcul et d’attribution profondÉment injustes
A. Une prise en compte des revenus du conjoint dans le calcul de l’allocation
B. Un « prix de l’amour » inacceptable
C. Une violation des engagements de la France en matiÈre de protection des droits humains
II. Une nÉcessaire clarification de la nature de la prestation
A. Un dispositif unique, adaptÉ À la singularitÉ du handicap
III. une rÉforme historique, qui suscite de nombreuses attentes
A. Un dispositif ambitieux, enrichi par le sÉnat
ANNEXE N° 1 : LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES PAR LES RAPPORTEURS
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● Le 13 février 2020, l’Assemblée nationale a adopté, contre l’avis du Gouvernement, une proposition de loi portant diverses mesures de justice sociale. Cette proposition de loi avait été adoptée dans le cadre d’un vote dépassant les clivages traditionnels et rassemblant l’ensemble des groupes, à l’exception de la majorité présidentielle.
La proposition de loi vise à améliorer la situation des personnes en situation de dépendance ou de handicap. Le texte transmis au Sénat comportait trois articles ([1]) portant sur la déconjugalisation de l’allocation aux adultes handicapés (AAH) (articles 2 et 3) et le report de 60 à 65 ans de la barrière d’âge au-delà de laquelle il n’est plus possible, sauf exceptions, de solliciter la prestation de compensation du handicap (PCH) (article 4).
● À la suite d’un travail approfondi réalisé en commission des affaires sociales, le Sénat a adopté la proposition de loi le 9 mars 2021.
Les rapporteurs se réjouissent de l’adoption conforme des articles 2 et 4 du texte. Ils tiennent par ailleurs à saluer particulièrement la qualité des modifications apportées, qui ont permis d’enrichir le dispositif de déconjugalisation de l’AAH en évitant ses effets de bords et en aménageant la transition vers un nouveau modèle.
● La proposition de loi est examinée en commission des affaires sociales le 9 juin, puis en séance publique le 17 juin à l’Assemblée nationale, dans le cadre de la niche parlementaire du groupe de la Gauche démocrate et républicaine (GDR). La déconjugalisation de l’AAH est une demande de longue date des associations de personnes handicapées et fait l’objet d’une forte mobilisation, comme en témoignent les plus de 100 000 signatures de la pétition lancée le 10 septembre sur le site du Sénat.
Cette proposition de loi suscite une grande attente de la part des personnes en situation de handicap, qui aspirent à ce que leur soit enfin reconnue une véritable autonomie. Nous nous devons d’être à la hauteur de l’enjeu.
I. Une allocation aux modalitÉs de calcul et d’attribution profondÉment injustes
A. Une prise en compte des revenus du conjoint dans le calcul de l’allocation
● Pour rappel, l’AAH est une aide financière créée par la loi du 30 juin 1975 ([2]), destinée aux personnes en situation de handicap de 20 ans ou plus (ou sous certaines conditions, aux personnes de plus de 16 ans), résidant en France. Elle est attribuée aux personnes atteintes d’un taux d’incapacité permanente de 80 % ou plus, ou d’une restriction substantielle et durable d’accès à l’emploi – soit un taux d’incapacité de 50 à 75 % ([3]). Versée à 1 200 000 personnes, il s’agit de la deuxième prestation de solidarité en France. On estime que 22 % des allocataires de l’AAH, soit environ 270 000 personnes, vivent aujourd’hui en couple ([4]).
● Le calcul de l’AAH est fondé sur le foyer. Son montant est ainsi calculé en tenant compte des revenus du bénéficiaire et de ceux de son conjoint, lorsqu’il est en couple, lesquels ne doivent pas dépasser un certain plafond. Or, le plafond de ressources est déterminé selon la situation familiale du bénéficiaire.
Le plafond de ressources applicables pour les bénéficiaires de l’AAH en couple
Alors que jusqu’au 31 octobre 2018, le plafond de ressources d’un couple comprenant un bénéficiaire de l’AAH était doublé, le coefficient multiplicateur a été abaissé à 1,89 au 1er novembre 2018, puis à 1,81 au 1er novembre 2019. Ainsi, aujourd’hui, les personnes mariées, pacsées ou en concubinage, doivent avoir des ressources moins de 1,81 fois supérieures au plafond de ressources annuelles maximales pour une personne seule, de 10 843 euros (12 fois le montant de l’AAH à taux plein de 960,63 euros), soit 19 626 euros. Ces montants sont par ailleurs majorés d’un coefficient multiplicateur de 0,5 pour chaque enfant à charge, soit 5 421,60 euros (voir tableau infra).
Plafond de ressources annuelles en 2021
(en euros)
Nombre d’enfants à charge |
Personne seule |
Couple |
0 |
10 843 |
19 626 |
1 |
16 265 |
25 048 |
2 |
21 686 |
30 469 |
3 |
27 108 |
35 891 |
4 |
32 530 |
41 313 |
Source : commission des affaires sociales d’après le décret n° 2021-527 du 29 avril 2021 relatif à la revalorisation de l’allocation aux adultes handicapés.
B. Un « prix de l’amour » inacceptable
La prise en compte des revenus du conjoint dans le calcul de l’AAH est profondément injuste et contraire au principe même de l’allocation.
● Ce mode de calcul implique en effet qu’un bénéficiaire de l’AAH qui s’installe en couple avec une personne dont les revenus additionnés aux siens, dépassent un plafond – 19 626 euros de ressources par an pour un couple sans enfant (voir supra) – perd son allocation. Si le conjoint bénéficie d’un revenu inférieur à ce montant, l’AAH de la personne bénéficiaire est par ailleurs amputée proportionnellement. Ainsi, les personnes en situation de handicap se retrouvent face à un choix peu enviable : percevoir l’AAH ou être en couple, au risque d’être dépendantes financièrement.
Les associations représentantes de personnes en situations de handicap ont en effet rapporté de nombreux témoignages de personnes qui, pour éviter la dépendance financière, renoncent à former des couples ou à cohabiter. D’autres vivent leur couple en secret, mais dans une peur permanente des contrôles et du risque de devoir rembourser les montants versés.
● Ce « prix de l’amour », dénoncé depuis trop longtemps, est intolérable.
En effet, il tend à enfermer les personnes handicapées dans une situation de dépendance quotidienne vis-à-vis de leur conjoint, particulièrement difficile à vivre. Selon l’association Act Up et le collectif Le prix de l’amour, ce mode de calcul génère souvent, chez les personnes, le sentiment de ne plus exister socialement et d’être incapables. Les personnes handicapées décrivent ainsi couramment un sentiment de honte et d’inutilité ainsi qu’une grande souffrance psychologique d’avoir à demander ce dont elles ont besoin. Le mode de calcul actuel de l’AAH entretient par ailleurs l’idée selon laquelle ces personnes sont attachées à leur conjoint par une relation d’assistance et de dépendance, avant de leur être attachées comme partenaires de vie.
La dépendance financière dans laquelle se trouvent les personnes en situation de handicap est par ailleurs particulièrement problématique au regard de la fréquence des violences conjugales que subissent les femmes handicapées. Selon l’agence des droits fondamentaux de l’Union européenne, 34 % des femmes en situation de handicap sont ainsi victimes de ces violences, contre 19 % dans la population générale. Or, la dépendance financière résulte souvent en une dépendance psychologique, qui tend à maintenir ces femmes dans des relations dangereuses pour leur intégrité physique ou psychique. Ces femmes subissent des situations d’abus et de violences conjugales dont elles ne peuvent que difficilement s’extraire sans ressources propres et avec des délais de plusieurs semaines, au mieux, pour récupérer une AAH à taux plein.
C. Une violation des engagements de la France en matiÈre de protection des droits humains
Le maintien d’un tel mode de calcul est par ailleurs contraire aux engagements de la France en matière de protection des droits de l’homme. Il s’oppose en particulier aux principes de la convention internationale du droit des personnes handicapées ([5]) ratifiée par la France en décembre 2009 ([6]).
Ainsi, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), à qui le Premier ministre a confié le 3 décembre 2020 un mandat de rapporteur national indépendant sur les droits des personnes handicapées, considère que la persistance du mode de calcul actuel va à l’encontre des principes de la CIDPH et ne respecte pas « les droits à la dignité, à l’autonomie, à la possibilité de faire librement ses propres choix, à disposer d’un niveau de vie adéquat et entrave le droit à fonder une famille ou vivre en couple » ([7]).
Dans son rapport publié en juillet 2020 ([8]), la Défenseure des droits a quant à elle souligné « les freins à la vie de couple liés aux conditions d’attribution de l’AAH qui [...] pénalisent les personnes handicapées qui souhaitent fonder une famille et vont à l’encontre des dispositions de l’article 23 de la Convention sur le respect du domicile et de la famille ». En décembre 2020, la Défenseure des droits a par conséquent exprimé son engagement ferme pour la déconjugalisation de l’AAH.
II. Une nÉcessaire clarification de la nature de la prestation
A. Un dispositif unique, adaptÉ À la singularitÉ du handicap
L’un des principaux arguments contre la déconjugalisation de l’AAH est son appartenance à la catégorie des prestations de solidarité. En effet, l’AAH est une allocation dégressive et financée par l’État, caractéristiques qui la rapprochent des minima sociaux. Or, pour ces derniers, la solidarité nationale intervient après la solidarité familiale, en conséquence de quoi les revenus du foyer doivent nécessairement être pris en compte dans le calcul de la prestation.
Il est pourtant important de rappeler que l’AAH n’est pas un minimum social, et ce pour plusieurs raisons.
● L’AAH est tout d’abord prévue dans le code de la sécurité sociale et non dans celui de l’action sociale et des familles. Son contentieux relève par conséquent des juridictions de la sécurité sociale et non de celles de l’aide sociale. Les dispositions des articles L. 377-1 à L. 377-5 du code de la sécurité sociale, qui définissent les sanctions et pénalités dont sont punies les personnes qui commettent des fraudes en matière de protection sociale, s’appliquent en outre à cette allocation.
● Surtout, par son objectif et son principe même, l’AAH ne peut en outre pas être considérée comme les autres minimas sociaux.
L’allocation a en effet pour ambition de répondre à la spécificité du handicap, et notamment, à son caractère durable voire irréversible. Elle ne peut pas dès lors, être rapprochée du revenu de solidarité active (RSA), qui remplit des objectifs bien différents. En effet, le RSA constitue un appui ponctuel pour une personne en capacité de travailler, le temps qu’elle retrouve un emploi. L’AAH au contraire est une aide durable donnée à des personnes qui ne peuvent travailler qu’à temps partiel, voire pas du tout, et dont la situation n’évoluera pas favorablement, voire déclinera au cours du temps pour les personnes vivant avec une affection dégénérative.
Cette singularité de l’AAH est d’ailleurs soulignée par le rapport de M. Laurent Vachey sur la création de la branche autonomie de la sécurité sociale et remis au Gouvernement le 15 septembre 2020, selon lequel « l’AAH n’est pas un pur minimum social [...] mais comporte une part de compensation de la situation particulière des personnes en situation de handicap, notamment pour l’accès à un revenu d’activité ».
Il est aujourd’hui indispensable de clarifier la nature de l’AAH qui, pour les rapporteurs, constitue une prestation d’autonomie et non une allocation de ressources. Le Centre des liaisons européennes et internationales de sécurité sociale (CL