N°os 4663 et 4664

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 10 novembre 2021

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION DES LOIS CONSTITUTIONNELLES,
DE LA LÉGISLATION ET DE L’ADMINISTRATION GÉNÉRALE
DE LA RÉPUBLIQUE, APRÈS ENGAGEMENT DE LA PROCÉDURE ACCÉLÉRÉE,
SUR LA PROPOSITION DE LOI visant à améliorer la protection des lanceurs d’alerte (n° 4398) ET SUR LA PROPOSITION DE LOI ORGANIQUE visant à renforcer le rôle du Défenseur des droits en matière de signalement d’alerte (n° 4375)

 

 

 

 

 

PAR M. Sylvain WASERMAN

Député

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Voir les numéros :

Assemblée nationale : 4398, 4375.


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SOMMAIRE

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Pages

Examen des articles de la proposition de loi ordinaire

Titre Ier Dispositions générales

Article 1er (article 6 de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique) Définition des lanceurs d’alerte

Article 2 (article 6-1 [nouveau] de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique) Extension de la protection aux personnes physiques et morales  qui sont en lien avec le lanceur d’alerte

Titre II procédures de signalement

Article 3 (articles 7-1 [nouveau] et 8 de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique) Procédures de signalement

Article 3 bis (nouveau) (article L. 1321-2 du code du travail) Rappel des dispositions relatives aux lanceurs d’alerte  dans le règlement intérieur

Article 4 (article 9 de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique) Protection de la confidentialité des alertes

Titre III mesures renforçant la protection des lanceurs d’alerte

Article 5 (article 10-1 [nouveau] de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique et article 122-9 du code pénal) Renforcement des protections contre les représailles

Article 6 (article L. 1132-3-3 du code du travail et article 6 ter A de la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires) Extension de la protection des lanceurs d’alerte contre les représailles dans le champ professionnel

Article 7 (article 12, 12-1 [nouveau] et 12-2 [nouveau] de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique) Facilitation de la réinsertion des lanceurs d’alerte du secteur privé,  et saisine du juge administratif en référé-liberté

Article 8 (article 13 et 13-1 [nouveau] de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique) Sanctions civiles et pénales en cas de procédures abusives ou dilatoires  et de représailles

Article 9 (article 14-1 [nouveau] de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique) Soutien psychologique et financier aux lanceurs d’alerte

Article 10 (article L. 911-1-1 du code de justice administrative) Réintégration des agents publics lanceurs d’alerte en cas de représailles

Article 11 (article L. 151-8 du code de commerce) Alertes portant atteinte au secret des affaires

Titre IV Dispositions finales

Article 12 A (nouveau) (article 167 de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique et article 1er bis de la loi n° 521322 du 15 décembre 1952 instituant un code du travail dans les territoires et territoires associés relevant des ministères de la France d’Outre-mer) Application outre-mer

Article 12 Entrée en vigueur

Article 13 Gage financier

Examen des articles de la proposition de loi organique

Article 1er (articles 4 et 6 de la loi organique n° 2011-333 du 29 mars 2011 relative au Défenseur des droits) Extension de la compétence du Défenseur des droits en matière d’orientation et de protection des lanceurs d’alerte

Article 2 (article 35-1 [nouveau] de la loi organique n° 2011-333 du 29 mars 2011 relative au Défenseur des droits) Précision des missions du Défenseur des droits en matière d’orientation, de recueil et de traitement des alertes

Article 3 (nouveau) (article 36 de la loi organique n° 2011-333 du 29 mars 2011 relative au Défenseur des droits) Rapport sur le fonctionnement global de la protection des lanceurs d’alerte

Comptes rendus des débats

Première réunion du mercredi 10 novembre (10 heures 50)

Deuxième réunion du mercredi 10 novembre (14 heures 30)

Contribution de Mme CÉcile untermaier, RapporteurE d’application

Personnes auditionnées

 

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Mesdames, Messieurs,

 

Le 10 novembre 2021, la commission des Lois et la commission des Affaires économiques de l’Assemblée nationale ont auditionné Mme Frances Haugen, lanceuse d’alerte au sein de l’entreprise Facebook dont elle a dénoncé les graves dysfonctionnements et ses répercussions sur nos sociétés. Le même jour, la commission des Lois a examiné les présentes propositions de loi ordinaire et organique visant à renforcer la protection des lanceurs d’alerte. Le Parlement peut s’honorer d’avoir su anticiper la montée en puissance du phénomène des lanceurs d’alerte et accorder une grande importance à ces personnes qui font preuve d’un courage immense pour signaler ou divulguer des informations qui protègent notre société, mais s’exposent ainsi dans leur vie professionnelle et personnelle.

Il n’y a pas une semaine sans qu’un lanceur d’alerte ne défraie la chronique : Facebook, les Nations unies, les pratiques d’évasion fiscale, la sûreté de notre alimentation… Les lanceurs d’alerte sont devenus des acteurs incontournables de nos démocraties. Mais ils sont parfois brisés par l’alerte qu’ils lancent, en particulier du fait des représailles qu’ils subissent de la part des intérêts puissants qu’ils contrarient. C’est pour cela que le législateur devait à nouveau intervenir.

En 2016, à la suite d’une étude du Conseil d’État sur le droit d’alerter ([1]), la loi « Sapin 2 » a consacré la protection des lanceurs d’alerte. Il s’agissait à la fois de fusionner les nombreux régimes d’alerte existants, notamment dans les domaines de la santé publique et de la prévention des accidents du travail, et de renforcer les droits qui s’y rattachent. Ce régime unique définissait le lanceur d’alerte comme « une personne physique qui révèle ou signale, de manière désintéressée et de bonne foi, un crime ou un délit, une violation grave et manifeste d’un engagement international régulièrement ratifié ou approuvé par la France, d’un acte unilatéral d’une organisation internationale pris sur le fondement d’un tel engagement, de la loi ou du règlement, ou une menace ou un préjudice graves pour l’intérêt général, dont elle a eu personnellement connaissance » ([2]).

Afin de faciliter les signalements, la loi « Sapin 2 » protège les lanceurs d’alerte contre les représailles (licenciement, sanctions, refus de promotion…) et leur offre de nouveaux outils juridiques, notamment pour éviter qu’ils ne fassent eux-mêmes l’objet de poursuites pour avoir violé un secret protégé par la loi ([3]) ou pour diffamation. Ces procédures, dites « baillons », restent aujourd’hui une réalité contre laquelle il est difficile de lutter, mais qui appauvrit et épuise les lanceurs d’alerte.

En contrepartie, les lanceurs d’alerte doivent suivre des règles précises s’ils veulent bénéficier de ces protections. Ils doivent d’abord saisir leur supérieur hiérarchique ou s’inscrire dans la procédure interne de recueil des alertes que les entreprises et les administrations sont désormais dans l’obligation de mettre en place. Sauf pour les situations d’une extrême gravité, les lanceurs d’alerte doivent attendre un « délai raisonnable » avant de pouvoir saisir une autorité publique (administrative ou judiciaire) et un délai supplémentaire de trois mois avant de révéler leurs informations au public. Cette procédure est inefficace tant que les entreprises et les administrations ne jouent pas le jeu : les alertes ne sont pourtant pas des problèmes, elles sont au contraire le meilleur moyen d’éviter de graves dysfonctionnements.

C’est le constat qu’ont fait les différents rapports sur ce sujet, celui de votre Rapporteur pour l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe ([4]) et celui de l’Assemblée nationale sur l’évaluation de la loi « Sapin 2 » réalisé en 2021 par MM. Raphaël Gauvain et Olivier Marleix ([5]) . Leurs constats et leurs propositions nous incitent à aller plus loin pour limiter les représailles qui restent nombreuses.

La législation française a inspiré l’Union européenne qui a adopté, le 23 octobre 2019, une directive sur la protection des personnes qui signalent des violations du droit de l’Union ([6]). Si son champ est plus restreint que notre dispositif national, puisque la directive a vocation à s’appliquer dans un contexte professionnel et dans certains domaines du droit de l’Union européenne, elle n’en demeure pas moins très ambitieuse. Elle encourage les États membres à renforcer leurs législations sur les représailles, oblige à un traitement rapide des alertes dans des délais précis (sept jours pour accuser réception, trois mois pour réaliser un retour d’information ou six mois pour les affaires les plus complexes) et, surtout, abolit la hiérarchie entre les canaux d’information en permettant la saisine directe des autorités externes.

Cette dernière avancée, qui faisait défaut au dispositif français, mettra en concurrence directe le dispositif interne de recueil et de traitement des alertes et les mécanismes de signalement interne. Il ne sera plus possible de fermer les yeux sur un signalement.

Les présentes propositions de loi ordinaire et organique transposent en droit français les exigences de cette directive. En février 2020, une première proposition de loi, portée par M. Ugo Bernalicis et le groupe La France insoumise, était examinée par la commission des Lois. La crise sanitaire empêcha son inscription à l’ordre du jour.

Votre Rapporteur, qui s’est depuis longtemps engagé pour la protection des lanceurs d’alerte et pour la transparence des institutions, a proposé un nouveau texte, élaboré après un dialogue avec la société civile et le Gouvernement et soumis pour avis au Conseil d’État par le président de l’Assemblée nationale. Ces travaux, riches d’enseignements et auxquels ont participé des députés de tous les groupes, ont également été nourris par les nombreuses auditions d’acteurs de terrain (associations, syndicats, entreprises…). Qu’ils en soient tous vivement remerciés.

Les deux textes proposés vont plus loin que la directive. Ils tirent le meilleur du droit français et du droit européen pour offrir les plus grandes protections possibles aux lanceurs d’alerte. Certains voudraient aller encore plus loin, nous devons néanmoins être prudents. Si les lanceurs d’alerte de bonne foi doivent être protégés a maxima, ce statut ne doit pas être détourné pour profiter à des « chasseurs de primes » ou à des personnes malveillantes. Il ne doit pas devenir un moyen de se faire justice, ou d’échapper aux limites inhérentes à la liberté d’expression.

Ce que nous proposons est une « ligne de crête » prenant en compte les souhaits et les inquiétudes de tous les acteurs, qui sont unanimes sur la nécessité de légiférer à nouveau de manière ambitieuse.

Ce texte bouleversera de façon majeure la place des lanceurs d’alerte en France. Nous abordons dans ce texte audacieux et volontaire chaque étape de leur parcours.

Chaque lanceur d’alerte, qu’il soit dans un contexte professionnel ou non, pourra se tourner directement vers une autorité indépendante, qui aura l’obligation de traiter son alerte dans des délais impartis. Il ne pourra être inquiété ni civilement pour les préjudices que son signalement aura causés, ni pénalement pour avoir intercepté et emmené des documents confidentiels liés à son alerte. Ses proches, les personnes ou les associations qui l’aident seront également protégés. Les représailles, dont le champ est précisé et étendu, deviendront des délits passibles de sanctions pénales.

Pour encourager les lanceurs d’alerte et les accompagner dans leurs démarches, le juge pourra faire supporter le coût des frais d’avocats de la défense sur la partie qui attaque le lanceur d’alerte, pour contrer les « procédures bâillons » qui visent à le ruiner. Tout au long de son parcours, l’auteur d’un signalement pourra bénéficier de l’appui du Défenseur des droits dont les missions sont renforcées par la proposition de loi organique.

Quand ils seront définitivement adoptés, ces textes feront de la France un pays à la pointe en Europe et dans le monde sur la question des lanceurs d’alerte. Même si le chemin reste long pour que ces derniers prennent leur juste place dans notre société, il s’agit d’une étape décisive dans la protection des droits fondamentaux. Nous pouvons nous féliciter que ces textes soient à la fois le fruit d’un travail parlementaire de longue date et un projet de l’Union européenne, si souvent critiquée pour son éloignement des citoyens.

La protection des lanceurs d’alerte est un véritable marqueur démocratique : à nous d’en prendre pleinement la mesure.

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   Examen des articles de la proposition de loi ordinaire

Titre Ier
Dispositions générales

Article 1er
(article 6 de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique)
Définition des lanceurs d’alerte

Adopté par la Commission avec modifications

       Résumé du dispositif et effets principaux

L’article 1er précise la définition du lanceur d’alerte ainsi que le champ des informations pouvant constituer une alerte, complète la liste des secrets applicables et prévoit l’articulation entre les protections apportées par le statut général du lanceur d’alerte et les dispositifs spécifiques.

       Dernières modifications législatives intervenues

L’article 6 de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite loi « Sapin 2 », a introduit la première définition générale du lanceur d’alerte en droit national.

       Modifications apportées par la Commission

La Commission a adopté neuf amendements (dont quatre rédactionnels) :

– L’amendement CL155 de votre Rapporteur tend à maintenir la condition de connaissance personnelle de l’information, telle qu’elle est actuellement prévue par la loi « Sapin 2 », pour les signalements et les divulgations effectués en dehors du contexte professionnel ;

– L’amendement CL50 de Mme Cécile Untermaier précise, par cohérence, que le champ des alertes couvre également les tentatives de dissimulation d’une violation du droit de l’Union européenne, de la loi ou du règlement ;

– Les amendements CL130 de votre Rapporteur et CL34 de Mme Alexandra Louis précisent la formulation de certains secrets ;

– L’amendement CL160 de votre Rapporteur permet à tout lanceur d’alerte entrant dans le champ de l’article 6 ainsi que dans celui prévu par un dispositif spécifique de se voir appliquer les mesures les plus favorables de chaque dispositif.

1.   L’état du droit

a.   Les dispositions de la loi « Sapin 2 »

L’article 6 de la loi « Sapin 2 » a introduit, dans le droit national, la première définition générale du lanceur d’alerte : celui-ci est une « personne physique qui révèle ou signale, de manière désintéressée et de bonne foi, un crime ou un délit, une violation grave et manifeste d’un engagement international régulièrement ratifié ou approuvé par la France, d’un acte unilatéral d’une organisation internationale pris sur le fondement d’un tel engagement, de la loi ou du règlement, ou une menace ou un préjudice graves pour l’intérêt général, dont elle a eu personnellement connaissance ».

Introduite par amendement parlementaire, cette définition est inspirée de l’étude du Conseil d’État de 2016 ([7]), qui définissait le lanceur d’alerte comme une personne qui « signale, de bonne foi, librement et dans l’intérêt général, de l’intérieur d’une organisation ou de l’extérieur, des manquements graves à la loi ou des risques graves menaçant des intérêts publics ou privés, dont il n’est pas l’auteur ».

Cette définition emporte plusieurs conséquences, concernant l’auteur du signalement et le champ de l’alerte. Elle est complétée par des dispositions relatives aux secrets applicables.

i.   L’auteur du signalement

L’article 6 de la loi « Sapin 2 » précise les conditions à remplir pour pouvoir être considéré comme un lanceur d’alerte :

– le lanceur d’alerte ne peut être qu’une personne physique : la définition exclut les personnes morales, telles que les associations et les syndicats. Si ces entités peuvent recueillir des alertes et accompagner les lanceurs d’alerte, elles ne bénéficient pas des protections prévues par la loi ;

– le signalement doit être effectué de manière désintéressée et de bonne foi. Ces critères ont vocation à empêcher le détournement du dispositif par des personnes qui n’agiraient pas dans l’intérêt général, mais dans leur intérêt propre, ou dans celui de leur entreprise, par exemple.

De manière générale, la notion de bonne foi renvoie à « l’attitude traduisant la conviction ou la volonté de se conformer au droit, qui permet à l’intéresser d’échapper aux rigueurs de la loi » ([8]). En l’espèce, la Cour de cassation a considéré, dans un arrêt du 8 juillet 2020, que la mauvaise foi ne pouvait résulter « que de la connaissance par le salarié de la fausseté des faits qu’il dénonce et non de la seule circonstance que les faits dénoncés ne sont pas établis », tandis que dans un arrêt du 9 janvier 2020, la cour d’appel d’Amiens a considéré que la bonne foi exige d’avoir procédé au signalement avec « honnêteté et loyauté, […] hors de toute malveillance ».

La notion de désintéressement est entendue de manière particulièrement large, et exclut toute contrepartie financière ou matérielle. Les lanceurs d’alerte ne peuvent ainsi pas être rémunérés ([9]), et toute personne qui aurait un intérêt personnel à réaliser un signalement, par exemple une personne entrant en conf