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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
QUINZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 24 novembre 2021
RAPPORT
FAIT
AU NOM DE LA COMMISSION DES LOIS CONSTITUTIONNELLES,
DE LA LÉGISLATION ET DE L’ADMINISTRATION GÉNÉRALE DE LA RÉPUBLIQUE, SUR LA PROPOSITION DE LOI ORGANIQUE pour une protection des biens communs (n° 4576) ET LA PROPOSITION DE LOI créant un statut juridique des biens communs (n° 4590)
Député
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Voir les numéros : 4576 et 4590
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SOMMAIRE
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Pages
avant-propos............................................... 5
1. La nécessité d’accroître la protection de certains biens à vocation commune
2. La pertinence de la notion de « bien commun » pour appréhender cette protection
3. Une volonté citoyenne de mieux protéger les biens communs
Examen de l’article unique de la proposition de loi ordinaire
Article unique (art. 714 du code civil) Définition du statut de bien commun
Examen des articles de la proposition de loi organique
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« Commun » est-il devenu un gros mot ? À l’heure où tout est ramené à la mesure de l’individu, que reste-t-il de commun ? À vrai dire, le commun est bien là, mais souvent éparpillé, empêché, accaparé. Parler de commun, c’est parler de partage des avoirs, des savoirs et des pouvoirs. C’est parler de démocratie. C’est parler de faire société et de faire humanité.
Autour de la mer Méditerranée, cette mer commune que les romains ont pourtant souhaité nommer Mare Nostrum, la civilisation humaine a pris un essor sans précédent. Autour des fleuves que sont le Tibre et l’Euphrate, en Mésopotamie s’étaient auparavant tissés les fils d’une communauté humaine organisée produisant toute une manière de vivre les uns avec les autres. Autour de l’eau sans laquelle il n’est pas de vie, les êtres humains se sont mis à faire société : elle est sans doute l’un des biens communs les plus emblématiques. Mais pour s’ancrer dans l’actualité la plus brûlante, qu’en est-il des vaccins contre le Covid‑19 ? On est bien là bien en peine pour les faire entrer dans l’ordre des biens communs, et pour cause…
Or, l’humanité serait-elle l’humanité si les hommes et les femmes n’étaient pas liés par leur condition commune, par leur patrimoine commun, par leur destinée commune ? Faire du commun, voilà une des conditions de l’avenir. Lorsque le commun se défait ou s’abîme, l’humanité est en danger.
C’est pourquoi la protection des biens communs se pose aujourd’hui avec une acuité accrue. Encore faut-il les identifier… Quels sont les biens communs ? Comment sont-ils protégés, comment sont-ils utilisés, comment sont-ils gérés ? Poser ces questions, avant d’ouvrir des controverses d’ordre juridique, ouvre un débat politique. En effet, au bout du compte, il s’agit inévitablement de dire ce qui doit faire l’objet d’une décision collective, démocratique. L’existence de biens communs soulève des enjeux essentiels en termes de garantie des droits fondamentaux, d’organisation de la vie sociale, de durabilité de nos modes de vie, de production et de consommation. Et, de toute évidence, elle vient percuter la place accordée au sacro-saint droit de propriété privée, flanqué de son inséparable liberté d’entreprendre, érigés en fondements intouchables de notre droit. Il ne s’agit pas ici de mettre en cause la propriété de son toit ou de ses biens personnels, mais bien d’interroger l’appropriation de biens communs par de grands propriétaires.
Si cette notion de « biens communs » est intrinsèquement polysémique, elle est une piste fructueuse pour permettre de saisir dans notre droit les réalités essentielles qui relèvent de ce qui nous est commun ou devrait l’être.
L’objet des présentes propositions de loi inscrites à l’ordre du jour de la journée réservée du groupe de la Gauche démocratique et républicaine est de proposer une définition des biens communs et un mécanisme institutionnel permettant de les prendre en compte. La proposition de loi ordinaire vise ainsi à intégrer dans le code civil un statut et une définition des biens communs qui permettent de prendre en compte différentes approches. La proposition de loi organique prévoit quant à elle une procédure pour décider de l’attribution de ce statut à un bien à travers une saisine du Conseil économique, social et environnemental (CESE) ; elle porte l’ambition, par ce mécanisme, d’enclencher un débat démocratique et une délibération citoyenne.
1. La nécessité d’accroître la protection de certains biens à vocation commune
Dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Jean-Jacques Rousseau entrevoyait les dégâts de l’accaparement à outrance et du capitalisme effréné. Évoquant « le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : ‟Ceci est à moiˮ », il écrivait : « Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne ».
Cette mise en garde était visionnaire : nous sommes aujourd’hui soumis à une toute puissance du principe de la propriété privée qui abîme notre planète et dévoie le travail de chacune et de chacun. Nous sommes confrontés à un grand mouvement de privatisation du monde, de marchandisation de tout, de concurrence de tous contre tous. Rien ou presque n’échappe à cette logique – fondée sur un processus d’absolutisation de la propriété – d’accaparement par quelques-uns des biens et des ressources de toutes et tous.
Ces excès, attisés par la quête toujours plus grande du profit, en viennent à fragiliser nos écosystèmes, gaspiller nos ressources, bafouer nos droits fondamentaux. Cette réalité rend nécessaire l’évolution de notre cadre normatif afin de mieux protéger ce qui nous est commun.
a. Remettre enfin en question la toute-puissance de la propriété privée
Comme l’ont souligné Pierre Dardot et Christian Laval à l’occasion de leur audition par votre Rapporteur, nous assistons aujourd’hui à une extension colossale du champ de l’appropriation. De la gestion de ressources collectives pourtant fondamentales à la possession de toute œuvre intellectuelle, en passant par les droits à polluer ou des actifs mobiliers factices, tout ou presque peut aujourd’hui faire l’objet d’un acte de propriété. L’économiste Gaël Giraud a corroboré cette analyse en pointant du doigt la tendance à l’œuvre qui consiste à « transformer la totalité du vivant en marchandise ».
Il n’a pourtant jamais été dans l’esprit des juristes de l’empire romain ni dans celui des rédacteurs du code civil de pousser le droit de propriété à une telle extrémité. Jamais il n’a été question de marchandiser la totalité de l’existant. Selon Jean-Pascal Chazal, ce postulat selon lequel le propriétaire, au sens de l’article 544 du code civil ([1]), serait un souverain absolu sur son bien – c’est-à-dire qu’il pourrait en faire ce qu’il veut, jusqu’à le détruire, et que même un usage antisocial serait admissible – est faux. Selon son analyse, jamais cet article du code civil n’a voulu justifier un tel absolutisme ; il s’agit d’une invention doctrinale datant de 1848 qui avait pour but de lutter contre les idées socialistes qui risquaient de remettre en cause la « propriété bourgeoise » ([2]). Ce postulat, irriguant depuis la doctrine juridique, a conduit à créer de toute pièce une idéologie qui verrouille aujourd’hui le débat sur les règles applicables en matière de propriété privée.
Atteignant les limites de cette logique de privatisation à outrance, nous n’avons d’autres choix que de repenser les règles et les limitations à lui imposer afin de garantir la protection de ce qui nous est commun et qui est fondamental à nos sociétés et à notre humanité. Il ne s’agit pas d’inventer un tiers régime juridique ad hoc qui remettrait en cause toute l’armature de notre droit de propriété, dès lors qu’existent de nombreuses formes possibles dans le droit actuel. Les présentes propositions de loi visent à permettre à la société et aux institutions de se saisir de la question des biens communs en entamant des délibérations démocratiques desquelles pourraient découler ensuite d’éventuelles modifications le cas échéant législatives ou réglementaires.
En effet, sans ouvrir cette possibilité, c’est le plus souvent le pouvoir du propriétaire qui prédomine, certes dans le cadre de la loi, mais celle-ci est si souvent écrite de façon à ne pas le mettre en cause… Ainsi, l’article 544 du code civil, qui en constitue la pierre angulaire, dispose que « la propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements ». Le propriétaire y est presque décrit comme un souverain avec tous ses attributs. En l’occurrence, ceux‑ci se décomposent en trois éléments : l’usus (le droit d’user), le fructus (le droit de jouir) et l’abusus (le droit de disposer). Cette décomposition peut ouvrir des discussions, différenciées selon la nature du bien, concernant les droits et devoirs du propriétaire.
En tout état de cause, la question de savoir qui décide, question politique par essence, doit pouvoir se poser lorsqu’il s’agit d’un bien commun. Sans quoi seul décide celui qui possède. Cette légitimité mérite à tout le moins d’être interrogée. Et il apparaît évidemment que le pouvoir que confère la propriété, ne fût-ce que dans sa dimension symbolique, doit parfois revenir à la collectivité. Or, il n’aura échappé à personne que nous assistons plutôt à un mouvement inverse d’appropriation privée de biens collectifs, dont des biens publics. À ce mouvement s’ajoute celui de la constitution de biens grâce à l’intervention, parfois massive, de fonds publics, ce qui, selon l’avocat Camille Domange auditionné par votre Rapporteur, devrait de fait appeler une clarification de leur statut. L’accaparement par des grands propriétaires privés constitue une atteinte grave à la démocratie et de ce fait, bien souvent, à l’intérêt général.
Il convient à ce stade de préciser que la propriété publique n’est pas un gage suffisant, eu égard notamment aux rapports de force entre intérêts distincts dont la politique est la résultante. Revenant sur certaines évolutions historiques, Anicet Le Pors, ancien ministre de la fonction publique indiquait à votre Rapporteur deux raisons de l’échec des nationalisations de 1982, ne résultant pas d’une construction juridique qui était bien établie : d’une part, « le virage libéral de 1983 [qui] a privé de ses finalités la politique industrielle » et, d’autre part, « une perte de soutien des travailleurs ». Il convient que dans la gestion de la propriété publique s’exprime une volonté politique forte, assise sur une pratique démocratique exigeante. En effet, il ne s’agit pas que les biens soient ainsi confisqués pour répondre à une obscure raison d’État mais bien qu’ils soient versés au registre des biens possédés en commun et gérés comme tels.
Selon l’économiste Gaël Giraud, « l’énorme crise financière qui vient va remettre en cause l’absolutisation du droit de propriété », car « la financiarisation du monde est en train de fragiliser la propriété privée ». D’après lui, l’excès de dette privée fait peser un risque d’effondrement face auquel s’affirmeront des solutions du commun. C’est ce qu’il a pu observer à Détroit (Michigan), où la crise automobile a débouché sur une crise sociale, une crise du logement et une crise financière conduisant à des mécanismes d’annulation de la dette et à accorder des collatéraux à des communautés de gens mobilisés pour se réapproprier des toits abandonnés dont les banquiers ne savaient que faire.
Le commun est l’avenir tant les mécanismes de suraccumulation individuelle sont des impasses.
Questionner la nature commune des biens est une révolution en soi ; c’est une invitation à une réappropriation sociale et citoyenne du commun. Il ne s’agit donc pas de renverser notre modèle juridique en imposant de manière dogmatique de nouvelles règles systémiques, mais d’entamer, en guise de première protection, une discussion citoyenne pouvant permettre d’envisager de manière démocratique d’éventuelles évolutions.
b. Se doter de notions juridiques pour intégrer dans notre système normatif des leviers pour protéger nos biens communs, à commencer par notre planète
« Il y a besoin que juridiquement, cette notion de bien commun existe », affirme le collectif « Médicament Bien commun », également auditionné par votre Rapporteur, afin que ces biens « soient inappropriables et l’usage de tous soit garanti ». Évoquant la situation des logiciels libres, l’avocat Camille Domange indique que « l’absence de définition crée un obstacle à la protection des biens communs et une insécurité juridique importante ». En effet, même s’il existe d’autres moyens juridiques, l’absence de toute référence aux biens communs dans le droit est un handicap pour les défendre en tant que tels : cette notion n’étant pas établie dans la loi, elle n’existe, pour ainsi dire, pas.
Il existe néanmoins des protections possibles, celles du patrimoine naturel remarquable ou des monuments historiques, celles des servitudes qui amendent la propriété, celles du droit du travail quand il n’est pas réduit aux acquêts, celles des normes environnementales quand elles sont appliquées, celle de la licence d’office pour la production de médicaments si elle était mobilisée... Les notions d’intérêt général ou d’intérêt collectif sont quant à elle trop peu convoquées. Il existe également des formes juridiques de partage de la propriété : entre actionnaires, entre sociétaires, entre coopérateurs… On pourrait citer l’exemple des sociétés coopératives d’intérêt collectif où peuvent se croiser des personnes physiques et des personnes morales, y compris émanant de la puissance publique.
L’idée était pourtant bien présente dans notre droit, au plus haut niveau de la hiérarchie des normes, au travers notamment de l’article 9 du Préambule de la Constitution de 1946, intégré dans notre bloc de constitutionnalité, selon lequel « tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité ». Il est, hélas, tombé en désuétude devant les assauts de la doxa néolibérale, mais il demeure mobilisable. Aux yeux de votre Rapporteur, les services et entreprises publics sont partie intégrante des institutions du commun ; ils en constituent même un des pans essentiels. Il convient de lutter farouchement contre l’acceptation d’une désappropriation de fait, faisant de l’État et des outils institutionnels, mais aussi de la Sécurité sociale, dans un autre champ, des corps étrangers si ce n’est adverses. Ils sont notre propriété et doivent se vivre comme tels. Ainsi, l’interrogation autour des biens communs appelle à revisiter notre conception même de la République, qui ne doit pas se contenter de « faire pour », mais de « faire avec », de « faire ensemble ».
À l’heure actuelle, le champ de la propriété publique et des services publics se rétrécit à vue d’œil. Les ventes d’actifs, les privatisations et autres externalisations de services vont bon train. Des dynamiques de reconquête victorieuses existent néanmoins à l’échelle locale, même si c’est une tâche ardue que de défendre le domaine public et plus encore de l’étendre. Camille Domange indique par exemple que des intérêts particuliers se seraient immiscés dans la rédaction de la loi sur la République numérique, cherchant à « marchandiser le domaine public pour toujours créer de la propriété privée et des rentes de situation ».
La propriété publique, les services publics et la fonction publique sont des outils essentiels du commun : ils doivent à ce titre être gérés et conçus comme tels. Dans cette perspective, le concept de « biens communs » permettrait de mieux protéger les acquis dans ce domaine et d’envisager des évolutions en ce sens.
Pour autant, le commun ne doit pas se confondre avec le public. Il convient, comme y invite l’économiste Gaël Giraud, « d’aider les communautés qui font ».
S’il ne s’agit pas de limiter le recours au commun à des cas locaux comme la réhabilitation de friches et de biens à l’abandon, venant ainsi prendre en charge une dette privée, il y fait la démonstration de ses vertus sociales et économiques. Michel Duffour, ancien secrétaire d’État au patrimoine et à la décentralisation culturelle, a mis en lumière lors de son audition par votre Rapporteur les dynamiques qui se créent autour des tiers-lieux culturels et des nouveaux territoires de l’art, « qui posent des problèmes de propriété et d’usage dans des villes en mutation » : « comment un équipement culturel va se développer soit de façon éphémère, soit dans la durée » à partir d’énergies inscrite dans des pratiques du commun ? Président de l’association La ville en commun, il souligne que « de nombreux acteurs de l’économie sociale et solidaire attendent des points d’appui » et c’est aussi au législateur de les leur fournir.
La République doit pouvoir se refonder dans le mouvement des communs, en articulant mieux les dimensions verticales et horizontales, en s’appuyant sur les mouvements qui font du commun et en les reconnaissant sans les cornaquer lorsqu’ils ne contreviennent pas à l’intérêt général. Ce développement des communs ne doit toutefois pas s’accompagner d’un recul de l’État qui ne doit ni renoncer ses compétences, ni démissionner de ses responsabilités. L’avocat Camille Domange précise ainsi que le fait de « redonner un pouvoir » aux citoyens mobilisés autour des communs ne doit pas « déboucher sur un recul social ou un recul du service public ».
Selon le collectif « Médicament bien commun », « il faut affirmer le droit d’usage contre le droit de propriété » et, pour ce faire, « il ne faut pas supprimer la propriété intellectuelle, mais en permettre l’usage, quitte à le délimiter ». Pointant les dangers de la propriété des données de santé, mais aussi du brevetage du vivant et du génome en vue de tests diagnostiques, le collectif a rappelé qu’« il ne peut pas y avoir plus commun que les gênes ». Le commun pose par nature les questions des finalités là où règne l’utilitarisme capitaliste.
Le commun pose également à bien des égards la question des fruits du travail, des droits du travail, aujourd’hui largement mis au service du capital et de ses intérêts sans avoir son mot à dire. Celles et ceux qui travaillent, qui entretiennent l’outil, qui créent les richesses ne doivent-ils pas avoir voix au chapitre ? Ne doivent-ils avoir aucun pouvoir ?
L’entrée par les biens communs présente l’intérêt d’offrir un point de vue, rééquilibrant le droit sur la base des droits et libertés en articulant la dimension collective et la dimension individuelle. Si nous ne nous efforçons pas d’introduire dans notre droit des outils nouveaux capables de fonder d’autres rapports sociaux, la quête de profit qui réduit la personne à ses fonctions de production et de consommation pourra continuer de prospérer. À l’heure où les inégalités, les fractures et les divisions minent la société, alors que grandit le sentiment de n’avoir aucune prise sur la marche du monde comme sur sa propre vie, cette approche par les biens communs paraît de nature à ouvrir des voies de réparation sociale et de soin démocratique, en inscrivant dans le droit cette attention au lien social et à la relation humaine sans lesquels il n’est pas d’épanouissement de la personne qui soit possible.
Nombre de femmes et d’hommes souhaitent pouvoir discuter des choix qui impactent leur vie et aspirent à en décider. Au-delà de nos institutions démocratiques actuelles, il faut donc interroger le droit et la philosophie du droit. Car discuter de nos institutions sans jamais discuter de l’institution de la propriété et de sa place dans cet édifice laisse dans l’angle mort un champ considérable.
Conséquence de cette vision absolutiste de la propriété, les mécanismes capitalistes jouent un rôle prépondérant dans le dérèglement climatique et le gaspillage de la planète. C’est l’un des constats forts qui rend nécessaire une telle évolution de notre droit.
Rappelant la notion de « patrimoine commun de l’humanité », Yann Aguila, conseiller d’État, avocat en droit public et président de la commission Environnement du Club des juristes, a d’ailleurs regretté que l’on n’avance pas plus vite pour trouver des accords internationaux capables de protéger réellement les biens communs universels. Selon lui, même s’il s’interroge sur l’opportunité d’intégrer une nouvelle notion juridique en droit interne, « il s’agit là d’un vrai enjeu pour une future gouvernance mondiale et, dans ce domaine, la notion de biens communs est particulièrement importante ».
La mauvaise gestion de certaines ressources ou le rejet de produits polluants par des entités privées conduit à déstabiliser, voire détruire, des écosystèmes entiers. Il n’est plus acceptable, par exemple, que la gestion de nos forêts soit aujourd’hui davantage guidée par des logiques mercantiles que par l’impératif de leur préservation et de la sauvegarde de notre environnement et de notre climat. La gestion de l’eau mériterait également d’être repensée afin d’en garantir l’accès à toutes et tous et de mieux gérer la ressource. Des dynamiques se créent d’ailleurs autour des fleuves dans différentes régions du monde pour en assurer le meilleur usage commun. Face au pouvoir diffus mais massif de l’argent, doit pouvoir s’exprimer le pouvoir démocratique, dont la légitimité est toute autre.
Malgré les efforts politiques et les quelques évolutions juridiques récentes, nous demeurons impuissants pour contrer rapidement les conséquences délétères du capitalisme sur notre environnement. Ainsi, y compris quand une initiative citoyenne vient dénoncer une exploitation de la nature anti-écologique, nous ne sommes pas toujours en mesure de la prendre en compte et de faire droit à son interpellation. Or, il nous faut trouver des moyens d’encourager les mouvements de réappropriation sociale et démocratique. Lorsque naît un débat, lorsqu’existent des conflits d’usage, lorsque se confrontent différentes visions, nous ne sommes pas suffisamment en mesure aujourd’hui d’ouvrir l’espace de la délibération. Les logiques de puissance s’affirment et suscitent au mieux des dynamiques de résistance. À la question politique qui émerge finit par se substituer une question morale. Là, pourtant, doit se nouer un débat véritable afin que puissent démocratiquement se faire les meilleurs choix, justement au regard du commun.
2. La pertinence de la notion de « bien commun » pour appréhender cette protection
La notion de biens communs a fait l’objet de très nombreux travaux de recherches, dans plusieurs champs disciplinaires, de l’économie à la philosophie, en passant bien sûr par le droit. Dans le cadre de ses auditions, votre Rapporteur a eu la possibilité d’approfondir la vision de nombreux universitaires ayant travaillé sur ces sujets et en a certes retenu la polysémie doctrinale de ce terme, mais également sa richesse et sa fécondité en termes de réflexions sociales et sociétales.
a. L’ancienneté de la notion de biens communs
Comme l’a rappelé l’économiste Mary-Françoise Renard, professeure à l’Université de Clermont-Auvergne, à l’occasion de son audition, l’idée que des choses sont communes et doivent être appréhendées comme telles par notre droit est ancienne puisque dès le 6e siècle, le droit romain définissait une catégorie de res communes ([3]).
L’idée que nous devons partager l’usage et la gestion d’un certain nombre de choses est en réalité au fondement même de nos sociétés démocratiques : c’est le socle du gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple. Mais au-delà du champ politique, cette idée trouve de nombreuses traductions pratiques anciennes.
Lors de son audition par votre Rapporteur, Pierre Crétois, docteur en philosophie et maître de conférences à l’Université Bordeaux-Montaigne a par exemple rappelé qu’au Moyen-Âge, les « communaux », c’est‑à‑dire des biens communs gérés par les habitants d’un même lieu, permettaient un partage des usages et de la gestion de certains biens. « La communauté est assurément en charge des communaux, gérant ces ressources dans le but d’assurer leur accès au bénéfice des membres de la communauté, et les protégeant des abus et dérives pouvant menacer le bien collectif. Les communaux sont par définition des rei publicae, c’est-à-dire des espaces sur lesquels pèsent une possession et des droits d’usage collectifs. La communauté villageoise apparaît donc comme une organisation en charge de la répartition des ressources de ces espaces selon des règles qui assurent une mise à équidistance au profit de chaque membre de la communauté. » ([4]) Il ne s’agissait donc pas tout à fait d’une chose commune, puisqu’en général il existait bien un propriétaire foncier, qui parfois pouvait d’ailleurs prélever des droits sur les usagers. Il pouvait également exister des cas où différents droits portaient sur un foncier privé : droit de parcours, de première herbe, de glanage, de chasse… Ces différents droits d’usage étaient ainsi articulés avec les droits dont disposait celui qui détenait le domaine utile.
Dans notre droit, la loi du 10 juin 1793 a posé les fondements du régime de ces biens : « tous les biens communaux en général connus dans toute la République sous les divers noms de terres vaines et vagues, gastes, garrigues, landes, pacages, pâtis, ajoncs, bruyères, bois communs, hermes vacants, palus, marais, marécages, montagnes et sous toute autre dénomination quelconque, sont et appartiennent de leur nature, à la généralité des habitants ou membres des communes ou des sections de communes dans le territoire desquelles ces communaux sont situés ».
L’existence de biens communaux est reconnue par l’article 542 du code civil qui dispose que ces biens « sont ceux à la propriété ou au produit desquels les habitants d’une ou plusieurs communes ont un droit acquis ». Ces biens appartiennent au domaine privé de la commune mais sont laissés à la jouissance individuelle et directe des habitants : bois, landes, pâtures, alpages. Cette gestion se retrouve aujourd’hui dans de nombreux pâturages de montagne par exemple. Elle est ainsi une modalité de gestion de biens communs.
b. La notion de biens communs dans la pensée économique
Au-delà du domaine du droit qui, depuis l’Antiquité, a fixé des statuts juridiques à certaines choses et biens communs, les théoriques économiques ont été les premières à utiliser le terme de « bien commun » et à lui attacher une définition exclusive.
Selon la classification des biens par la théorie économique classique, les biens sont divisés en fonction de deux grands critères : la rivalité ([5]) et l’exclusivité ([6]). Le croisement de ces deux critères produit quatre catégories :
- les biens rivaux exclusifs : ce sont les biens privés, par exemple une pomme que l’on a achetée ;
- les biens non rivaux exclusifs : ce sont les biens de club, par exemple les chaînes de télévision payantes (les non-abonnés en sont exclus, mais leur consommation ne prive pas les autres) ;
- les biens non rivaux non exclusifs : ce sont les biens collectifs, par exemple la défense nationale ou l’éclairage public ;
- les biens rivaux non exclusifs : ce seraient là les biens communs, dont on ne peut exclure personne mais dont l’utilisation prive les autres (par exemple pêcher du poisson : la zone de pêche est ouverte à tous, mais la ressource en poisson étant limitée, la pêche en elle-même privera les autres de cette ressource).
La théorie économique a par la suite été approfondie par les travaux d’Elinor Ostrom qui a reçu le prix Nobel d’économie en 2009. S’appuyant sur la notion de biens communs, elle a notamment conçu des modèles se référant à des nouvelles formes de coordination et de gestion des biens, une troisième voie de gestion située entre le marché et l’État. Elle a ainsi analysé la manière dont certaines communautés (entre 50 000 et 50 000 personnes) organisent la gestion de certaines ressources communes (par exemple des systèmes d’irrigation ou des zones de pêche) de manière à ce que tous les membres de la communauté puissent y accéder sans que la ressource ne s’épuise.
Par ses travaux, elle a notamment remis en cause la thèse, exposée par le biologiste Garrett Hardin en 1968, de la « tragédie des communs ». Selon celle-ci, la liberté d’accès à une ressource limitée conduirait nécessairement à sa surconsommation et, à terme, à sa disparition, par la logique de la maximisation de l’intérêt individuel. Elinor Ostrom est venue démontrer, en s’appuyant sur des exemples concrets, que tel n’était pas le cas : la gestion commune est possible pour éviter la tragédie des communs.
Par la suite, Elinor Ostrom et d’autres chercheurs se sont aussi penchés sur la gestion des ressources communes d’ordre cognitif (idées, connaissances, théories, informations…). En contradiction avec le développement de la propriété intellectuelle, cette réflexion s’est ensuite traduite concrètement par des mouvements comme celui des « logiciels libres » ou celui des « semences libres ».
c. La notion actuelle de biens communs
La classification des biens communs comme biens rivaux non exclusifs, si elle demeure tout à fait pertinente pour certains cas, court le risque d’être trop restrictive et de ne pas permettre de tenir compte de tous les biens communs. Aujourd’hui, certains biens communs sont en effet non exclusifs et non rivaux – tout en n’étant pas à proprement parler des biens collectifs : c’est par exemple le cas de l’encyclopédie numérique Wikipédia créée en 2001.
Selon Françoise-Mary Renard, cette notion, toujours dans le champ de la théorie économique, a ainsi été redéfinie autour de trois dimensions :
– l’existence d’une ressource ;
– une gestion par une communauté qui n’exclut personne avec une gouvernance horizontale ;
– un fonctionnement fondé sur des règles transparentes qui sont choisies par la communauté dans le respect du cadre normatif.
Selon Jean-François Kerléo, professeur agrégé de droit public à l’Université d’Aix-Marseille, ce sont trois autres dimensions, se recoupant partiellement avec celles-ci, qui doivent prioritairement être prises en compte dans la définition du commun :
– un usage collectif ;
– un usage qui veut préserver et conserver le commun ;
– un fonctionnement avec des règles définies collectivement par les usagers.
Mais de nombreuses analyses vont aujourd’hui au-delà de ce triple critère, englobant les biens nécessaires à la vie sur terre ou encore les biens nécessaires à l’exercice des droits fondamentaux par exemple. Ainsi, l’accès à la santé ou à l’éducation peut être considéré comme un bien commun. C’est notamment le cas des travaux produits par Christian Laval et Pierre Dardot qui ont conçu une approche bien plus large et inclusive des communs, considérant qu’une approche trop restrictive conduisait à exclure certaines choses pourtant fondamentalement communes, notamment du point de vue de l’écologie et de celui de la propriété intellectuelle. Pour eux, « ce qui est commun relève de l’institution et pas de la nature du bien » et ils affirment qu’« à partir du moment où l’on considère qu’une chose est liée à un droit fondamental, elle doit être considérée comme un bien commun ».
Cette approche plus large du bien commun permet de mieux tenir compte des réalités actuelles et de ce qui est essentiel à l’humanité. Plus dynamique, cette approche prend ainsi en compte le caractère humain du bien commun qui est aussi défini, non pas seulement par sa propre nature, mais également par le faire en commun, l’agir en commun, le vivre en commun. En somme, la reconnaissance d’un bien commun relève d’un choix et s’inscrit dans construction politique. Il n’y a pas de systématisme juridique parce que cela appelle délibération.
3. Une volonté citoyenne de mieux protéger les biens communs
À l’heure où se développe une crise profonde de notre démocratie, nous devons inventer de nouvelles voies d’intervention et de participation. Or, les mobilisations citoyennes autour de problématiques liées aux biens communs sont nombreuses et doivent être encouragées. Si un bien commun peut correspondre à un certain nombre de critères et d’attendus, il ne peut exister vraiment en tant que tel que par la volonté des citoyens et des citoyennes de vivre et faire ensemble, pourvu qu’ils n’en soient pas empêchés.
a. Des mobilisations citoyennes autour des biens communs
Sans pouvoir évidemment être exhaustif sur un sujet aussi large, il semble toutefois pertinent de donner des exemples des mouvements populaires qui mettent en avant une volonté citoyenne de protéger davantage certains biens communs. De nombreuses mobilisations montrent en effet l’importance accordée à ce sujet.
À l’automne 2021, dans le Val de Loire, un groupe s’est par exemple mobilisé pour concevoir ce que pourrait être un « parlement de Loire ». Initié par le Polau (pôle arts et urbanismes), ce projet vise à définir les formes et fonctionnements d’un parlement pour une entité non-humaine – un fleuve en l’occurrence – où la faune, la flore et les différents composants matériels et immatériels seraient représentés. Imaginant une nouvelle instance qui permettrait de discuter de la gestion et de la vie du fleuve, au-delà des seuls intérêts humains, cette démarche vise ainsi à sortir d’une conception « usagère » de la nature et de doter la Loire d’un statut juridique spécifique qui permette de la protéger et de défendre ses intérêts.
Tout récemment également, une pétition a rassemblé plus de 50 000 signatures pour protester contre la création d’une retenue d’eau, destinée à alimenter les habitations en eau potable mais surtout à produire de la neige artificielle pour la station de ski ([7]). Protestant contre l’impact écologique de tels travaux prévus dans un site boisé remarquable, tout proche d’une zone Natura 2000, de nombreuses voix se sont ainsi élevées pour faire valoir leur intérêt commun dans la préservation de la montagne et de leur environnement contre les intérêts économiques de ce projet.
Lancé en 2017, le projet scientifique « BIenS COmmuns et TErritoire » (BISCOTE) porte sur le thème émergent des biens communs en tant que nouvelle approche de création et de gestion des ressources urbaines et territoriales. Porté par l’agence interministérielle Puca (plan urbanisme construction architecture) et plusieurs entités de recherche, ce projet a mis en lumière de nombreux types de biens communs imaginés par des initiatives citoyennes dans des formes variées et domaines très divers : mise en place d’une énergie citoyenne, projet d’agriculture urbaine ou d’aménagement urbain, développement de monnaies locales, d’outils collaboratifs (pour le partage de données par exemple), création de services ou d’activités de proximité, organisation d’un habitat partagé ou de lieux communs (centres culturels, laboratoires citoyens)…
La création d’un statut de biens communs pourrait permettre de répondre à de telles situations en ce qu’elle donnerait une accroche légale à des revendications citoyennes.
b. Des mobilisations pour des raisons et des biens variés
Aussi diverses que les biens communs, ces mobilisations peuvent être très globales, comme les mouvements des jeunes pour le climat ou très localisées.
D’où viennent ces mobilisations autour des communs ? Les chercheurs du projet BISCOTE proposent plusieurs explications :
– tout d’abord elles peuvent chercher à combler un manque : un manque de service (lieux de culture, systèmes des AMAP – associations pour le maintien d’une agriculture paysage…), le retrait de service public ou privé (par exemple la fermeture du dernier café d’un village…) ;
– ensuite, elles peuvent découler de mouvement de protestations : protestations contre la privatisation de ressources communes, contre la privatisation d’un lieu, contre un projet de travaux, pour protéger un écosystème… ;
– enfin, elles peuvent être la traduction d’une volonté de créer des ressources communes : par exemple en réinvestissant un espace urbain délaissé.
Ces mobilisations peuvent donc concerner des biens très différents ; les chercheurs du projet BISCOTE ont ainsi distingué trois niveaux d’initiative. Le premier niveau concerne la gestion durable d’une ressource commune par les communautés concernées autour de collectifs structurés (c’est finalement la définition classique des biens communs telle qu’utilisée dans les travaux d’Elinor Ostrom). Le deux