N° 317

______

ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 19 octobre 2017.

RAPPORT D’INFORMATION

DÉPOSÉ

PAR LA COMMISSION DES AFFAIRES EUROPÉENNES (1)

sur le détachement des travailleurs au sein
de l’Union européenne,

ET PRÉSENTÉ PAR

Président

M. Jean-Louis BOURLANGES

Rapporteure

Mme Typhanie DEGOIS

Députés

——

 

(1)    La composition de la commission figure au verso de la présente page.

La Commission des affaires européennes est composée de : Mme Sabine THILLAYE, présidente ; MM. Pieyre-Alexandre ANGLADE, Jean-Louis Bourlanges, Bernard Deflesselles, Mme Liliana TANGUY, viceprésidents ; Mme Sophie AUCONIE, M. André Chassaigne, Mmes Marietta KARAMANLI, Danièle OBONO, secrétaires ; MM. Damien ABAD, Patrice ANATO, Mme Aude Bono-Vandorme, MM. Éric Bothorel, Vincent BRU, Mmes Fannette CHARVIER, Yolaine de Courson, Typhanie Degois, Marguerite Deprez-Audebert, M. Benjamin DIRX, Mme Françoise DUMAS, MM. Pierre-Henri Dumont, Alexandre Freschi, Bruno Fuchs, Mmes Valérie Gomez-Bassac, Carole Grandjean, Christine Hennion, MM. Michel Herbillon, Alexandre Holroyd, Christophe Jerretie, Jérôme Lambert, Marc Le FUR, Mmes Constance Le GRIP, Nicole Le PEIH, MM. Jean-Claude Leclabart, Ludovic Mendes, Thierry Michels, Christophe Naegelen, Mme Valérie Petit, MM. Damien Pichereau, Jean-Pierre Pont, Joaquim Pueyo, Didier Quentin, Mme Maina Sage, MM. Benoit Simian, Éric Straumann, Mmes Michèle Tabarot, Alice Thourot.


—  1  —

SOMMAIRE

___

 Pages

Introduction

PREMIÈRE PARTIE : réviser une directive devenue obsolète

I. Le détachement des travailleurs, un phénomène en constante augmentation dans un contexte économique et juridique renouvelé

A. Le détachement des travailleurs, une pratique de plus en plus fréquente et importante

1. Une augmentation tendancielle du nombre d’opérations de détachement et de travailleurs concernés

a. Un mouvement général en Europe

b. Une tendance observable en France

2. … qui recouvre des réalités diverses

a. Du point de vue de la durée moyenne du détachement

b. Du point de vue des secteurs d’activité et des profils des travailleurs

i. Des secteurs plus ou moins concernés

ii. Du point de vue du profil des travailleurs détachés

3. Des explications conjoncturelles et structurelles

B. Un renforcement constant du cadre juridique applicable aux travailleurs détachés

1. Un encadrement minimal dans la directive de 1996

a. Les grands équilibres du texte de 1996

b. Un « noyau dur » de droits au bénéfice des travailleurs

2. Une jurisprudence riche et abondante de la Cour de justice de l’Union européenne

II. Le détachement des travailleurs, corollaire des libertés du marché intérieur parfois utilisé à des fins de concurrence déloyale

A. Le détachement des travailleurs FONDé SUR le principe de libre prestation de services

1. Le détachement des travailleurs dans le cadre de la directive de 1996

2. Le détachement des travailleurs, régime favorable à la mobilité de la main-d’œuvre et à un meilleur appariement entre offre et demande de travail

B. Le détachement des travailleurs : objet de dérives et de fraudes

1. Un dispositif utilisé au service d’une concurrence déloyale entre les entreprises européennes

2. Un dispositif mis en œuvre au mépris des règles et principes encadrant le travail au sein de l’Union européenne

DEUXIÈME PARTIE : Négocier une révision de la directive répondant aux enjeux socio-économiques du détachement des travailleurs

I. Une révision ciblée de la directive pourtant difficile à mener

A. une révision aux objectifs clairs mais limités

1. Une proposition qui s’inscrit dans l’agenda social de la Commission européenne

2. Une proposition qui vise à mieux concilier la libre prestation de services et la protection des droits des travailleurs

B. Une proposition de révision inégalement accueillie par les États membres

1. Une Europe divisée sur la révision de la directive de 1996

2. Des négociations difficiles et un calendrier contraint

II. Une révision nécessaire mais insuffisante

A. Des avancées notables quoiqu’inégales

1. Des mesures permettant d’améliorer la protection des droits des travailleurs détachés

a. Réaffirmer le caractère temporaire du détachement : la limitation dans le temps de la durée du détachement

i. Une durée idéale difficile à définir

ii. Un élément non consensuel : les modalités de calcul

b. Renforcer le « noyau dur » de droits au bénéfice des travailleurs détachés : les avancées en matière de rémunération

c. Étendre la base juridique à la politique sociale de l’Union européenne : un mouvement favorable aux travailleurs

2. Des mesures visant à mettre en œuvre le principe « à travail égal, salaire égal »

a. Permettre une égalité de traitement avec les travailleurs intérimaires

i. La proposition de la Commission européenne : rendre obligatoire ce qui n’était que facultatif

ii. Une disposition sans difficulté apparente mais dont l’utilité est contestée

b. La question sensible du secteur des transports

c. La sous-traitance : des avancées bienvenues quoique limitées

B. Une démarche de révision à poursuivre et à élargir

1. Renforcer la coopération administrative

a. La coopération loyale, un principe fondamental du droit de l’Union européenne

b. Promouvoir la coopération au sein d’une plateforme européenne

2. Poursuivre l’amélioration et l’enrichissement du cadre juridique européen

a. Réviser la directive d’exécution de 2014

b. Proposer des améliorations du cadre légal et réglementaire européen

c. Prendre en considération les enjeux de la révision du règlement relatif à la coordination des systèmes de sécurité sociale

TRAVAUX DE LA COMMISSION

Proposition de résolution européenne INITIALE

AMENDEMENTS examinÉs par la commission

Proposition de résolution européenne ADOPTÉe par la commission

annexes

annexe  1 : Liste des personnes auditionnées par la rapporteure

annexe  2 : CONTRIBUTION DES GROUPES POLITIQUES


—  1  —

   Introduction

 

 

Mesdames, Messieurs,

 

Combien de temps encore accuserons-nous l’Union européenne de favoriser le dumping social et économique ? Alors qu’en 1996, la directive relative au détachement des travailleurs venait consacrer les principes directeurs de l’Union européenne, tels que la libre prestation de services et la libre circulation des travailleurs, celle-ci est aujourd’hui accusée de favoriser le moins-disant salarial et la concurrence déloyale.

 

Face aux grands défis du XXIe siècle, l’Union européenne vit une période décisive pour son avenir : choisir la prudence du statu quo ou l’ambition d’une Europe allant au bout de son projet. La problématique des travailleurs détachés est l’archétype de ce choix. Le détachement des travailleurs permet a priori un marché plus ouvert, une mobilité des travailleurs plus grande. Or, à la suite des élargissements de 2004 et 2007, plusieurs obstacles restent toujours non-traités : par exemple, les différentes conditions de rémunération entre les travailleurs locaux et détachés, des cotisations sociales distinctes se répercutant sur le coût du travail, l’utilisation de sociétés « coquilles vides » visant à utiliser à mauvais escient la directive actuelle.

 

Il faut alors s’efforcer d’aller au-delà des idées préconçues du phénomène pour comprendre son ampleur, mais aussi ses effets, parfois pervers, et les besoins auxquels il peut répondre. À cette fin, nous avons sollicité des acteurs économiques nationaux comme européens, des salariés comme des chefs d’entreprises, les services de l’État comme les différents secteurs d’activité concernés. Il est rapidement apparu que l’enjeu était double. D’une part, protéger davantage les travailleurs détachés pour assurer une égalité de traitement entre tous les travailleurs européens. Et, d’autre part, permettre une concurrence loyale entre toutes les entreprises européennes afin d’assurer un nivellement vers le haut.

 

Tout d’abord, une égalité de traitement entre les travailleurs européens passe nécessairement par une protection renforcée de leur environnement de travail. À cet égard, la proposition essentielle de cette révision est sans nul doute le principe « à travail égal, salaire égal » permettant, notamment, d’intégrer à la rémunération les indemnités de transport, d’hébergement et de repas. Par ailleurs, afin d’assurer un équilibre entre la défense des intérêts économiques et des politiques sociales, il paraît pertinent d’élargir la base juridique de la directive de 1996 au-delà de la base « marché intérieur », et d’ajouter celle de la « politique sociale » de l’Union européenne.

 

Enfin, notre marché unique ne pourra être pérenne que si une égalité entre les entreprises est assurée. Il est alors essentiel de lutter contre tout contournement des règles européennes. À cette fin, l’insertion d’une obligation d’avoir une activité substantielle dans l’État membre d’origine pour l’entreprise détachante serait pertinente. Notre groupe de travail a également constaté le besoin d’une coopération accrue entre les administrations des États membres afin d’assurer des contrôles efficients, pouvant être soutenus par une plateforme européenne.

 

Le détachement des travailleurs doit être une opportunité pour la mobilité des citoyens européens et pour le développement de nos entreprises. La condition étant que l’Union européenne se donne enfin les moyens d’assurer une égalité pleine et entière entre ses habitants et ses acteurs.

La priorité que constitue, en Europe et en France, la question du détachement a conduit le Bureau de la commission des Affaires européennes à créer un groupe de travail sur le détachement des travailleurs au sein de l’Union européenne. Transpartisan, le groupe de travail, présidé par M. Jean-Louis Bourlanges (MoDem) et dont la Rapporteure est Mme Typhanie Degois (REM), est également composé de Mme Danièle Obono (FI) et de MM. Didier Quentin (LR), Christophe Naegelen (LC) et Jérôme Lambert (NG).

Dans les délais contraints par le calendrier des négociations européennes, le groupe de travail a effectué des auditions et s’est notamment rendu à Bruxelles avant de présenter, le 19 octobre, le fruit d’une réflexion commune dont les grandes orientations ont été précisées dans la proposition de résolution européenne en annexe du présent rapport.

Cette proposition de résolution souscrit à l’économie générale de la révision concernant le détachement des travailleurs et se félicite des avancées suggérées par la Commission européenne. À l’unisson avec les autorités françaises, la Rapporteure Typhanie Degois regrette toutefois que la proposition n’aille pas plus loin sur certains points. Les efforts devront notamment être poursuivis en matière de coopération entre autorités administratives comme dans le domaine de la lutte contre la fraude et les abus.

 

 


—  1  —

   PREMIÈRE PARTIE : réviser une directive devenue obsolète

I.   Le détachement des travailleurs, un phénomène en constante augmentation dans un contexte économique et juridique renouvelé

A.   Le détachement des travailleurs, une pratique de plus en plus fréquente et importante

1.   Une augmentation tendancielle du nombre d’opérations de détachement et de travailleurs concernés…

a.   Un mouvement général en Europe

Par essence dépendant de la régularité des déclarations effectuées par les employeurs, le détachement des travailleurs est difficile à mesurer avec précision.

La croissance du phénomène est toutefois incontestable. En attestent notamment les données chiffrées connues, qui illustrent une tendance à la progression régulière du nombre d’opérations de détachement et de la masse des travailleurs concernés.

Selon la Commission européenne, on comptait, en 2014 ([1]), près de 2 millions de travailleurs détachés (1,9) en Europe, soit 0,7 % de la main-d’œuvre totale de l’Union européenne. L’importance du détachement se mesure notamment à la progression rapide du phénomène ainsi qu’à son accélération : après une relative stagnation en 2009 et 2010, le nombre de travailleurs détachés a ainsi crû de 44,4 % entre 2010 et 2014, et de nouveau de 10,3 % entre 2013 et 2014.

Les éléments fournis par la Commission européenne dans l’étude d’impact ([2]) accompagnant la proposition de révision de la directive de 1996 indiquent que la moitié des détachements interviennent vers un pays où le niveau moyen des revenus est élevé. 81 % des détachements sont concentrés vers les cinq pays à haut niveau de revenus suivants : l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, la France et les Pays-Bas.

Par ailleurs, il apparaît en 2014, que l’Allemagne, la France et la Belgique sont les trois principaux pays de destination des travailleurs détachés avec respectivement 410 000 travailleurs détachés (ce qui représente 0,1 % de la main-d’œuvre locale), 190 850 et 159 750 travailleurs détachés.

La Pologne, l’Allemagne et la France sont, avec 266 700, 232 800 et 119 700 travailleurs détachés par an, les principaux pays qui détachent des travailleurs, selon les éléments chiffrés de 2014.

Il convient toutefois de préciser que les données recueillies le sont à partir de l’analyse des déclarations de détachement, lesquelles sont comptabilisées à partir des déclarations dites « A1 » qui attestent de l’affiliation du travailleur détaché à un régime d’assurance sociale dans son pays d’origine. Les chiffres sont, par conséquent, probablement inférieurs à la réalité de la situation, compte tenu de l’existence de pratiques frauduleuses consistant, pour l’employeur, à ne pas déclarer le travailleur.

b.   Une tendance observable en France

Sous cette réserve, il est possible de préciser, s’agissant de la France, les éléments suivants :

-         Selon la Commission européenne, en 2015, la France est, avec 130 468 travailleurs détachés, le troisième pays qui détache le plus de travailleurs, derrière la Pologne (251 107) et l’Allemagne (218 006) ([3]) et, après l’Allemagne (418 908), le deuxième pays à accueillir le plus de travailleurs détachés (177 674).

-         De manière générale, il ressort des informations transmises par la Direction générale du travail que le nombre de déclarations en 2015 est de l’ordre de 470 000 pour environ 625 000 travailleurs détachés et que l’on observe une progression régulière d’une année sur l’autre. Si les chiffres pour l’année 2016 ne sont pas encore disponibles, il conviendra de considérer les évolutions du nombre de déclarations comme de travailleurs concernés avec prudence et de les mettre en lien avec les améliorations récemment apportées au dispositif de recensement des déclarations de détachement ([4]).

Par ailleurs, si l’on fait abstraction du secteur des transports, pour tous les autres secteurs, les travailleurs détachés en France proviennent majoritairement d’Espagne, du Portugal et d’Allemagne. Dans le secteur des transports, les travailleurs détachés en France proviennent principalement d’entreprises établies en Pologne, en Espagne et en Roumanie et sont majoritairement d’origine polonaise, roumaine et portugaise ([5]).

2.   … qui recouvre des réalités diverses

a.   Du point de vue de la durée moyenne du détachement

Selon l’étude d’impact de la Commission européenne, la durée moyenne du détachement sur un an est établie à 103 jours mais varie grandement d’un État à l’autre.

La nature du travail permet d’établir des nuances supplémentaires. Ainsi, il apparaît qu’en France, en 2015, si la durée moyenne du détachement est de 58 jours par salarié, elle atteint 45 jours seulement dans le travail temporaire. Les éléments rendus publics par la Direction générale du travail précisent que la durée moyenne de détachement par salarié a connu une hausse de 11 jours par rapport à l’année 2014.

En tout état de cause, ce chiffre moyen masque également des réalités très diverses selon les secteurs d’activité : la durée moyenne du détachement est de 47 jours dans l’industrie, de 79 jours dans le secteur « Hôtel ‑ Café ‑ Restaurant » (HCR), de 52 jours dans l’agriculture, de 82 jours dans le « Bâtiment et travaux publics » (BTP), de 97 jours pour les détachements intragroupe et de 45 jours dans le travail temporaire.

b.   Du point de vue des secteurs d’activité et des profils des travailleurs

i.   Des secteurs plus ou moins concernés

Les secteurs d’activités sont inégalement exposés au détachement.

Dans l’étude d’impact précitée, la Commission européenne indique ainsi que le secteur de la construction est le principal concerné par le recours au détachement : 43,7 % des salariés sont des travailleurs détachés et les chiffres progressent de manière régulière. L’industrie manufacturière, les services liés à l’éducation, à la santé et à l’action sociale et les services aux entreprises sont avec, respectivement 21,8 %, 13,5 % et 10,3 %, les autres secteurs qui emploient le plus de travailleurs détachés.

S’agissant de la France, Monsieur Jean Grosset, rapporteur du Conseil économique, social et environnemental (CESE) et auteur d’un avis sur les travailleurs détachés ([6]), a confirmé, lors de son audition par le groupe de travail, l’importance du recours au travail détaché dans certains secteurs à forte intensité de main-d’œuvre. Ainsi, le BTP et le travail temporaire représentent-ils toujours une part importante du nombre de déclarations de détachement. Les secteurs des transports et de l’industrie, de l’agriculture et de l’hôtellerie-restauration sont également concernés. En 2013, ils représentaient, en France, respectivement 43 %, 23 %, 15 %, 5 % et 2 % des déclarations de détachement.

ii.   Du point de vue du profil des travailleurs détachés

Le CESE, dans l’avis précité, insiste également sur la nécessité d’affiner l’analyse en tenant compte de la catégorie socio-professionnelle des travailleurs détachés. Les données disponibles en 2013 permettaient d’indiquer que le détachement concerne de plus en plus des ouvriers (86 % d’entre eux étaient des ouvriers contre 75 % en 2006) et de moins en moins des employés, techniciens ou agents de maîtrise. Le détachement des cadres en France semble, pour sa part, plus marginal alors que de nombreux travailleurs détachés français sont des cadres ([7]).

Par ailleurs, le profil et le secteur d’activité des travailleurs détachés varient selon le pays d’origine : en 2013, la plupart des travailleurs détachés depuis la Belgique, l’Allemagne, les Pays-Bas, la Grèce et le Luxembourg travaillaient dans la finance et les services (transports compris) tandis que les travailleurs détachés depuis le Portugal et les États membres ayant le plus récemment rejoint l’Union européenne travaillaient dans le secteur de la construction.