N° 4095

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 14 avril 2021.

RAPPORT D’INFORMATION

DÉPOSÉ

PAR LA COMMISSION DES AFFAIRES EUROPÉENNES (1)

sur les méthodes de transposition des directives européennes,

 

 

ET PRÉSENTÉ

par MM. Jean-Louis BOURLANGES et André CHASSAIGNE

Députés

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(1)               La composition de la commission figure au verso de la présente page.


 

La Commission des affaires européennes est composée de : Mme Sabine THILLAYE, présidente ; MM. Pieyre-Alexandre ANGLADE, Jean-Louis BOURLANGES, Bernard DEFLESSELLES, Mme Liliana TANGUY, vice‑présidents ; M. André CHASSAIGNE, Mme Marietta KARAMANLI, M. Christophe NAEGELEN, Mme Danièle OBONO, secrétaires ; MM. Damien ABAD, Patrice ANATO, Mme Aude BONO-VANDORME, MM. Éric BOTHOREL, Vincent BRU, Mmes Fannette CHARVIER, Yolaine de COURSON, Typhanie DEGOIS, Marguerite DEPREZ-AUDEBERT, Coralie DUBOST, Françoise DUMAS, Frédérique DUMAS, MM. Pierre-Henri DUMONT, Alexandre FRESCHI, Mmes Valérie GOMEZ-BASSAC, Carole GRANDJEAN, Christine HENNION, MM. Michel HERBILLON, Alexandre HOLROYD, Mme Caroline JANVIER, MM. Christophe JERRETIE, Mme Chantal JOURDAN, M. Jérôme LAMBERT, Mmes Constance Le GRIP, Nicole Le PEIH, MM. Jean-Claude LECLABART, Patrick LOISEAU, David LORION, Ludovic MENDES, Thierry MICHELS, Jean-Baptiste MOREAU, Xavier PALUSZKIEWICZ, Damien PICHEREAU, Jean‑Pierre PONT, Didier QUENTIN, Mme Maina SAGE, MM. Benoit SIMIAN, Mme Michèle TABAROT.

 


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SOMMAIRE

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 Pages

Introduction

Première partie : Un processus de transposition qui peine à s’inscrire dans notre système normatif

I. Un parlement marginalisE

A. Des responsabilités parlementaires strictement bornées par la Constitution

1. Une marge de manœuvre parlementaire très limitée

2. Une intervention parlementaire qui tend à se réduire à une action d’information du parlement

3. Des outils d’information du parlement encore largement insuffisants

B. Un sequencage de la procedure euro-législative qui place le parlement en fin de processus

II. Une procédure qui se cherche

A. Une faiblesse structurelle : le défaut d’anticipation

B. Une dérive dangereuse : la complexification du processus

1. Les directives d’harmonisation maximale ou minimale

2. Les actes délégués : un défi supplémentaire pour la transposition

C. Une tentation permanente : la sur-transposition

III. UN déficit historique de transposition inacceptable

A. Un déficit devenu dysfonctionnel par son ampleur

B. Une instrumentalisation tactique de l’inertie : l’exemple de la directive « habitats »

Deuxième partie : Des difficultés partagées par nos partenaires

I. L’Allemagne : rigueur de la gestion, respect du Parlement, rôle essentiel des länder, au service d’une performance plutôt moyenne

II. L’Espagne : les freins de la fragmentation parlementaire et territoriale

III. L’Italie : les embarras de notre sœur latine

IV. La Pologne : la tentation permanente de la rupture

V. La Suède : l’acclimatation difficile de la norme venue du sud

Troisième partie : Un recadrage partiel mais réussi des procédures de transposition

I. Une exigence de redressement assumée simultanément par l’Union européenne et par la France

A. Une cohérence retrouvée de la politique de transposition conduite par l’État

B. Une rigueur accrue du contrôle par les institutions de l’Union

II. Une résorption spectaculaire des retards de transposition mais des difficultés qui persistent

A. Un déficit de transposition historiquement bas

B. Des difficultés qui persistent

Quatrième partie : Une réforme inachevée, des innovations nécessaires

I. Un triple équilibre a trouver

A. Un équilibre dans le temps : rétablir la continuité du processus législatif et réglementaire entre la France et l’union européenne

1. Continuer à améliorer l’organisation administrative des ministères en matière européenne

2. Le double enjeu de la « mémoire de la négociation »

B. Un équilibre institutionnel : replacer le parlement a sa place légitime dans le processus euro-législatif

1. Une information du parlement à renforcer significativement

2. Refonder le suivi des transpositions par le parlement

3. Une utilisation plus claire des différents outils juridiques

C. Un équilibre dans l’espace : garantir l’unité d’inspiration des mesures de transposition sur le territoire de l’union

II. Dix propositions pour réformer la procédure

A. La phase de proposition, de négociation et d’adoption de la directive

B. la phase d’élaboration et d’adoption des mesures de transposition

C. La phase de contrôle de l’adéquation juridique et de la cohérence territoriale des mesures de transposition

Conclusion

TRAVAUX DE LA COMMISSION

Annexe n° 1 : Liste des personnes auditionnées par les rapporteurs

1. Administrations centrales françaises

2. Ambassades de France

3. Administration européenne

4. Universitaires et chercheurs

5. Entreprises

Annexe n° 2 : Liste des propositions

Annexe n° 3 : Liste des cas d’infraction ouverts en précontentieux par la Commission européenne à l’encontre de la France pour non-communication des mesures nationales de transposition de directives européennes

annexe  4 : listes des directives pour lesquelles une procedure pour non-conformite de la transposition a été ouverte À l’encontre de la france

annexe  5 :  Liste des lois portant diverses dispositions d’adaptation au droit de l’union européenne (ddadue) adoptées par la France depuis les années 2010


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   Introduction

 

 

Mesdames, Messieurs,

Les directives européennes constituent l’un des outils traditionnels d’action de l’Union européenne en matière normative. Définies à l’article 288 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), les directives se distinguent des règlements européens par le fait qu’elles lient les États membres quant aux résultats à atteindre mais les laissent libres de déterminer les moyens propres à les atteindre. Ces moyens, qu’ils prennent la forme de dispositions législatives ou réglementaires, sont donc du ressort exclusif des États membres.  

Dès lors, en théorie, une directive doit, pour entrer en vigueur, faire l’objet d’un processus de transposition qui permet aux États d’adopter de toutes les mesures nécessaires à l’incorporation d’une directive dans l’ordre juridique national. Cet exercice de transposition est complexe. Il suppose une action méthodique et déterminée de l’État, soumise de surcroît à un contrôle précis et exigeant de la Commission européenne. La transposition ne saurait ordinairement se réduire à un simple « copier-coller » ou à un renvoi direct aux dispositions de la directive dans le droit interne ([1]). Les mesures de transposition sont en effet nécessaires pour assurer une bonne articulation de la directive avec le droit national.

Le processus de transposition est en réalité double. Il consiste, d’une part, à insérer correctement en droit national l’ensemble du contenu normatif de la directive et, d’autre part, à effectuer toutes les démarches nécessaires afin d’assurer la meilleure articulation possible entre la norme nationale de transposition et le droit interne préexistant. Cela peut passer par la suppression de mesures de droit national devenues incompatibles avec le droit de l’Union européenne ([2]). La Commission européenne, dans son contrôle étroit de la conformité des transpositions, est attentive à ce que les dispositions assurant cette transposition soient juridiquement contraignantes et aillent au-delà de simples pratiques administratives ([3]) ou de la seule mise en œuvre jurisprudentielle ([4]).

En principe, la directive ne prend effet qu’une fois transposée. Cependant, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) considère qu’une directive qui n’est pas transposée peut produire certains effets directs lorsque :

-         la transposition dans le droit national n’a pas eu lieu ou a été effectuée de manière incorrecte ;

-         les termes de la directive sont inconditionnels et suffisamment clairs et précis ;

-         les termes de la directive confèrent des droits aux particuliers. Si ces conditions sont remplies, un particulier peut invoquer les dispositions de la directive à l’encontre d’un État membre devant les tribunaux. Il ne peut toutefois invoquer le texte à l’encontre d’un autre particulier si la directive n’a pas été transposée.

La transposition constitue, en France, une obligation constitutionnelle  ([5]) à laquelle la puissance publique ne peut se dérober, en application de l’article 88-1 de la Constitution. L’État doit ainsi transposer pleinement, fidèlement et dans les temps les directives européennes. Selon une jurisprudence désormais bien établie, cette obligation n’est soumise qu’à deux limites : elle ne saurait aller à l’encontre d’une « règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France » et le Conseil constitutionnel ne saurait « déclarer non conforme à l'article 88-1 de la Constitution qu’une disposition législative manifestement incompatible avec la directive qu’elle a pour objet de transposer » ([6]).

Le présent rapport s’est attaché à l’examen des modalités et des méthodes choisies par la France pour transposer les directives européennes. Vos rapporteurs ont d’abord choisi d’analyser les difficultés rencontrées par un processus de transposition qui peine, selon eux, à s’inscrire dans notre système normatif : la transposition reste un défi malaisément relevé par les institutions nationales. Le parlement n’y joue qu’un rôle modeste pour ne pas dire marginal. L’exercice côtoie fréquemment le risque de sur-transposition ou de transposition inappropriée. Historiquement, les retards ont eu tendance à s’accumuler au risque de porter atteinte au respect effectif de la norme juridique commune (première partie).

L’examen de la situation chez certains de nos partenaires européens a révélé qu’ils rencontraient mutatis mutandis des difficultés comparables, à défaut d’être identiques, à celles qu’on a pu relever en France (deuxième partie).

Le rapport a toutefois mis en lumière qu’un recadrage partiel mais bienvenu des procédures en usage avait permis, ces dernières années, de faire cesser la plus importante des dérives constatées en résorbant l’essentiel du déficit de transposition progressivement accumulé (troisième partie).

Il n’en est pas moins apparu, à la lumière des travaux de vos rapporteurs, que la France n’était pas au bout des efforts nécessaires d’adaptation et qu’il importait d’introduire de nombreuses innovations pour que la procédure de transposition ne fasse pas obstacle à l’unité et à la continuité nécessaire du processus législatif européen, à l’établissement d’un équilibre institutionnel ménageant une juste place à l’autorité parlementaire, et enfin à l’égalité de situation des États membres dans la mise en œuvre effective des orientations voulues par le législateur européen. C’est dans cet esprit que vos rapporteurs formulent dix propositions qui leur paraissent de nature à atteindre pour l’essentiel les trois objectifs ainsi poursuivis (quatrième partie).

 


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   Première partie :
Un processus de transposition qui peine à s’inscrire dans notre système normatif

 

Bien que la transposition soit une obligation constitutionnelle et qu’en France il appartienne aux assemblées de voter la loi, le processus de transposition reste marqué par une position marginale du parlement (I). Conduit dans le cadre d’une procédure artificiellement fragmentée, exagérément complexe et malaisément calibrée (II), ce processus déséquilibré conduit à des déficits de transposition massifs (III).

I.   Un parlement marginalisE

A.   Des responsabilités parlementaires strictement bornées par la Constitution

L’école constitutionnaliste française définit la loi soit par un critère formel (est qualifié de loi un texte voté par le Parlement) soit par un critère matériel (est qualifiée de loi une norme, quelles qu’en soient la forme et les modalités d’adoption, qui relève d’un domaine de compétences, réputées particulièrement éminentes mais limitativement énumérées par la Constitution). 

Rebelles à tout effort rigoureux de hiérarchie des normes, les traités européens ignorent ces distinguos et se contentent de prévoir deux catégories d’actes normatifs qu’on peut qualifier de « supérieurs » sans que le terme puisse être autrement précisé : les directives et les règlements. Les seconds, adoptés par les institutions communes, sont d’application directe et excluent donc toute forme de participation à leur élaboration des institutions parlementaires nationales. Les premières associent, comme on l’a dit, les États à l’exercice législatif, fût-ce en mode subordonné et dans le cadre d’une compétence étroitement liée.

En France, le Parlement voit de surcroît ses propres pouvoirs résiduels strictement encadrés par deux dispositions majeures de la Constitution : le strict partage de la loi et du règlement (articles 34 et 37) qui fait tomber dans l’escarcelle de l’exécutif une part très importante des mesures de transposition à prendre, et l’article 38 qui prévoit de conférer au gouvernement la possibilité de légiférer par ordonnances.

En France, sur la période 2002-2018, 3 458 textes ont contribué à transposer des directives en droit interne. Parmi ces textes, on compte, par ordre d’importance quantitative, 1 791 arrêtés (51 %), 1 053 décrets (30 %) 460 lois (environ 14 %) et 154 ordonnances (5 %), selon la répartition annuelle indiquée par les tableaux ci‑dessous ([7]).

Ainsi, à peine 14 % des transpositions se font par la voie législative, conformément à la répartition prévue par les articles 34 et 37 de la Constitution.

REPARTITION ENTRE LES DIFFERENTS VEHICULES JURIDIQUES UTILISES PAR LA FRANCE POUR TRANSPOSER DES DIRECTIVES EUROPENNES (2002-2018)

 

2002

2003

2004

2005

2006

2007

2008

2009

2010

lois

19

21

30

42

29

25

33

21

40

ordonnances

1

1

20

10

2

15

6

8

10

décrets

56

76

49

88

75

60

63

78

77

arrêtés

98

170

138

82

148

159

101

167

206

Total général

174

268

237

222

254

259

203

274

333

% lois

10,92

7,84

12,66

18,92

11,42

9,65

16,26

7,66

12,01