FICHE QUESTION
10ème législature
Question N° : 1024  de  M.   Bireau Jean-Claude ( Rassemblement pour la République - Gironde ) QE
Ministère interrogé :  enseignement supérieur et recherche
Ministère attributaire :  enseignement supérieur et recherche
Question publiée au JO le :  17/05/1993  page :  1380
Réponse publiée au JO le :  12/07/1993  page :  2017
Rubrique :  Recherche
Tête d'analyse :  Energie nucleaire
Analyse :  Fusion froide. perspectives
Texte de la QUESTION : M. Jean-Claude Bireau attire l'attention de M. le ministre de l'enseignement superieur et de la recherche sur les experiences menees par MM. Martin Fleischmann et Stanley Pons sur la fusion froide. Un article paru dernierement dans « Physic Letter A » en revele l'importance, insistant sur les perspectives de developpement de nouvelles sources d'energie. Il lui demande si l'etat d'avancement des travaux conduits par le Japon et la Russie ne pourrait pas conduire la France a revenir sur sa position puisque, officiellement, elle ne poursuit pas ce type de travaux.
Texte de la REPONSE : En mars 1989, deux physiciens travaillant a l'universite d'Utah, S. Pons et M. Fleischmann, declaraient lors d'une conference de presse qu'ils avaient observe la fusion de noyaux de deuterium en effectuant l'electrolyse de l'eau lourde avec une anode en platine et une cathode en palladium. Ils affirmaient avoir mesure une production de chaleur qui ne pouvait s'expliquer que par un processus nucleaire, et avoir observe l'emission de neutrons. Pour comprendre le vif interet initial, et aussi le profond scepticisme, qui ont entoure les experiences sur la fusion froide, il est important de bien connaitre la nature du processus de fusion. L'attribution de la production de chaleur observee par Fleischmann et Pons a une reaction de fusion est due a la presence de deuterium dans l'eau lourde electrolysee. Le deuterium est un isotope de l'hydrogene tres abondant dans la nature, et qui intervient soit seul, soit avec un autre isotope de l'hydrogene, le tritium, dans les plus simples des reactions nucleaires de fusion. Ces reactions produisent plusieurs millions de fois plus d'energie par reaction que les reactions chimiques. Parvenir a maitriser cette energie est un des grands enjeux de la recherche depuis plusieurs decennies. Les mecanismes elementaires des reactions de fusion obeissent a des lois parfaitement connues, aussi bien sur le plan des bilans energetiques que sur celui de l'identite des elements produits dans l'etat final : dans le cas de la fusion de deux noyaux de deuterium, on doit observer du tritium ou de l'helium, accompagnes de protons, de neutrons ou de rayonnement gamma. De plus, la quantite de chaleur produite et le nombre d'atomes de tritium ou d'helium emis sont strictement correles. Ainsi, la production d'un watt de chaleur (l'ordre de grandeur de ce qui est observe) doit etre accompagnee de l'emission d'environ mille milliards d'atomes de tritium ou d'helium par seconde, eux-memes associes a un nombre comparable de neutrons ou de rayons gamma qui emportent une fraction importante de l'energie disponible et qui sont facilement detectables. L'annonce de Pons et Fleischmann engendra, dans les mois qui suivirent, une vive perplexite chez les scientifiques et un interet considerable de la presse ecrite et audiovisuelle, interet a la mesure des enjeux economiques auxquels une telle decouverte pouvait faire rever. Les raisons de la perplexite des scientifiques sont essentiellement les suivantes : primo, la difficulte et la non-reproductibilite des mesures calorimetriques destinees a prouver l'existence d'un exces de degagement de chaleur ; secondo, l'incompatibilite entre la quantite de chaleur degagee et le taux de production des produits de fusion. Si le degagement de chaleur qu'ils avaient constate provenait de la fusion de noyaux de deuterium, Pons et Fleischhmann auraient du constater, tout au long des cinq jours d'experience, un taux de production de tritium et un taux de production de neutrons de l'ordre de 50 000 milliards de particules par seconde. Les taux deduits de leurs mesures etant un milliard de fois plus petits, les resultats des mesures calorimetriques et les resultats des mesures de flux de neutrons sont totalement incoherents ; tertio, l'absence de toute explication theorique credible pour comprendre le phenomene. Les reactions de fusion nucleaire ont ete etudiees depuis de longues annees, et il est bien connu qu'elles sont possibles a tres haute temperature (plusieurs millions de degres). Les noyaux de deuterium disposent alors de suffisamment d'energie cinetique pour vaincre les forces de repulsion dues a leur charge electrique positive et pour pouvoir ainsi entrer en collision et donner lieu a des reactions de fusion. C'est ce qui se produit dans les etoiles, dans les explosions de bombes thermonucleaires et aussi dans les grands tokamaks comme le JET. L'idee que le palladium ou le titane puisse catalyser « a froid » la fusion est liee a l'aptitude particuliere de ces metaux pour absorber de grandes quantites d'hydrogene (ou de deuterium), l'espoir etant que les atomes de deuterium occuperaient dans le reseau metallique des positions suffisamment proches pour que des reactions de fusion soient possibles. Dans la realite, meme si le palladium peut effectivement emmagasiner de grandes quantites de deuterium (cette propriete a ete beaucoup etudiee en relation avec le stockage de l'hydrogene), la distance entre atomes de deuterium absorbes dans le palladium est deux fois plus elevee que celle qui separe les deux atomes dans une molecule de deuterium gazeux, dans laquelle il est d'observation courante qu'il n'y a pas de reaction de fusion. Le seul mecanisme de fusion « froide » bien etabli et reproductible est le processus de fusion catalysee par les muons. Le muon est une particule elementaire 207 fois plus lourde que l'electron, qui peut remplacer ce dernier pour lier deux noyaux de deuterium a une distance suffisamment faible pour que la fusion puisse avoir lieu. Malheureusement, dans l'etat actuel de la recherche, la fusion catalysee par les muons ne fournit pas assez d'energie par rapport a celle qui est requise pour le fonctionnement de l'accelerateur qui permet de produire les muons. Malgre les reserves precedentes, plusieurs centaines de laboratoires entreprirent aussitot apres l'annonce de Pons et Fleischmann de repeter leurs experiences, confirmant ou infirmant le degagement de chaleur ou la production de neutrons. Un mois plus tard, douze laboratoires pensaient avoir observe des reactions de fusion froide. A la mi-mai, trente laboratoires confirmaient l'existence du phenomene, vingt-sept la refutaient. Mais il apparut tres vite que les laboratoires disposant de moyens de detection performants et respectant des procedures rigoureuses n'observaient ni degagement de chaleur ni emission de neutrons. En particulier, aucun laboratoire francais, anglais ou allemand ne confirmait les experiences de Pons et Fleischmann. A cet egard, la reaction de la communaute scientifique francaise a ete rapide, coordonnee et d'ampleur limitee. Mais la qualite des resultats obtenus a largement contribue a rationaliser le debat. Une experience de calorimetrie conduite avec un tres grand soin dans un laboratoire universitaire parisien a montre comment certains artefacts, par exemple la recombinaison de l'hydrogene electrolyse, pouvaient laisser croire que le bilan energetique de l'electrolyse etait positif. Des mesures effectuees a Bruyere-le-Chatel pendant de longues periodes n'ont mis en evidence ni la reaction productrice de neutrons, ni la reaction complementaire productrice de tritium. Enfin, des experiences extremement precises effectuees par une collaboration CNRS-CEA au laboratoire souterrain de Modane, dans le tunnel du Frejus, bien a l'abri du rayonnement cosmique, n'ont mis en evidence aucun evenement qui fut caracteristique d'une fusion nucleaire. Si de telles reactions de fusion etaient susceptibles de se produire dans le dispositif du Frejus, le fait qu'elles n'aient pas ete observees permet d'affirmer qu'elles sont au moins un milliard de milliards de fois plus rares que les reactions de fusion froide que Fleischmann et Pons estimaient avoir mises en evidence. Au vu de ces resultats, les laboratoires francais ont arrete ou limite leurs experiences, tout en restant attentifs aux activites des equipes (japonaises et americaines notamment) qui continuaient a travailler sur ce sujet. Faisant suite aux reunions de Baltimore et Santa Fe en 1989, de Salt Lake City en 1990 et de Come en 1991, une conference s'est tenue a Nagoya en octobre 1992. Elle reunissait 300 participants (a comparer aux 8 000 de Baltimore et aux 2 000 de Santa Fe). Pons et Fleischmann y ont expose brievement leurs derniers resultats obtenus a Sophia-Antipolis dans le laboratoire de la societe IMRA Europe, lie a la firme japonaise Toyota. Ils ont annonce que des productions de chaleur de plus de 1 kW/cm3 avaient ete obtenues de facon reproductible, correspondant a quatre fois la puissance injectee. Une dizaine d'autres resultats positifs ont ete presentes par des laboratoires pour la plupart japonais, mais aussi americains, russes, chinois, taiwanais. Les resultats negatifs s'averaient moins nombreux, ce qui n'est pas etonnant puisqu'une certaine communaute s'est peu a peu constituee et cooptee dans ce genre de conference. Les resultats experimentaux restaient cependant toujours inconsistants et les methodes utilisees sujettes a caution. Quant aux interpretations proposees, elles demeuraient hautement speculatives. A Nagoya, D. Morrison, physicien britannique de reputation internationale, notait que le nombre d'articles scientifiques experimentaux publies sur la fusion froide avait ete de 72 en 1989, 128 en 1990, 48 en 1991, et 8 en 1992, ce qu'il estimait symptomatique d'une « science pathologique ». La presence de Pons et Fleischmann a Sophia-Antipolis les a amenes a avoir de nombreux contacts (qui n'ont pas forcement valeur de caution) avec quelques scientifiques francais, ainsi qu'avec des journalistes francais. Ainsi la recente publication de leurs resultats dans Physics Letters A a-t-elle ete accompagnee d'un soubressaut mediatique sur ce sujet. Dans cette publication, les auteurs ne parlent plus de fusion mais seulement d'une source de chaleur dont l'intensite est telle que les explications en termes d'echanges chimiques doivent etre exclues. Ils n'emettent non plus aucun commentaire sur une eventuelle perspective de developpement d'une source d'energie nouvelle. La procedure experimentale n'est pas decrite avec une tres grande precision, mais la methode utilisee n'est pas classique, puisqu'il s'agit de calorimetrie en systeme ouvert. L'eau lourde s'evapore completement, et les parametres de l'experience (chaleur specifique, capacite calorifique, coefficient de transmission du rayonnement) varient en fonction du temps. La situation au voisinage du point d'ebullition n'est pas simple. De plus, on prepare le systeme pendant un temps de l'ordre d'une dizaine de jours et on observe un degagement de chaleur pendant quelques centaines de secondes. La mise en evidence d'un exces de chaleur n'est donc pas evidente. Il est difficile de tirer des conclusions claires d'observations non reproductibles. Ce qui parait neanmoins certain aujourd'hui, c'est que : il n'y a pas de reaction de fusion a un niveau mesurable dans les experiences de Pons et Fleischmann ; l'absorption d'hydrogene ou de son isotope, le deuterium, dans les metaux est un phenomene complexe qui n'est pas createur d'energie, mais qui peut eventuellement conduire a des accumulations d'energie : l'absorption dans certains sites du reseau metallique pourrait etre endothermique, et le transfert dans d'autres sites exothermique ; les conditions des mesures calorimetriques effectuees (en « systeme ouvert ») sont tres delicates et les bilans sujets a caution ; aucune interpretation theorique du phenomene observe n'existe aujourd'hui, mais il ne s'agit peut-etre que d'un processus electrochimique complique, sans interet pratique a priori. Une tres grande prudence est donc de mise avant d'investir aujourd'hui des credits - necessairement non negligeables - dans une recherche sur ce theme.
RPR 10 REP_PUB Aquitaine O