FICHE QUESTION
11ème législature
Question N° : 94  de  M.   Crépeau Michel ( Radical, Citoyen et Vert - Charente-Maritime ) QG
Ministère interrogé :  Premier Ministre
Ministère attributaire :  Premier Ministre
Question publiée au JO le :  22/10/1997  page :  4393
Réponse publiée au JO le :  22/10/1997  page :  4393
Rubrique :  droits de l'homme et libertés publiques
Tête d'analyse :  défense
Analyse :  vichy. devoir de mémoire
DEBAT : M. le président. La parole est à M. Michel Crépeau.
M. Michel Crépeau. Mes chers collègues, il est des moments particuliers où l'histoire rejoint les interrogations de l'actualité.
Ma question s'adresse à M. le Premier ministre parce qu'elle est avant tout une question morale, et, par conséquent, une question politique et qu'il m'apparaît nécessaire que celui qui parle au nom du gouvernement de la France s'exprime sur une question qui, en effet, nous concerne tous et dont on a beaucoup parlé.
Cette question, posée à l'occasion d'un procès qui, assurément, n'est pas un procès comme les autres, consiste à savoir si la France est coupable, si nous sommes tous coupables («Non ! Non !» sur quelques bancs du groupe du Rassemblement pour la République) ou si simplement quelques-uns sont coupables. («Oui !» sur quelques bancs du groupe du Rassemblement pour la République.)
Il y a plusieurs réponses. D'un côté, j'entends: «Assez ! Assez !». De l'autre, j'entends: «Toujours ! Toujours !» («Encore ! Encore !» sur quelques bancs du groupe du Rassemblement pour la République.)
Où se trouve, monsieur le Premier ministre, la vérité de la France ?
Notre pays a une longue histoire. Toute longue histoire est faite de pages d'ombre et de lumière.
Mais il est un devoir qui m'apparaît un devoir sacré vis-à-vis du présent et surtout de l'avenir, c'est le devoir de mémoire et le devoir de dire la vérité.
La vérité de la France, elle a sans doute été Vichy mais elle a été, elle est, et elle doit demeurer celle d'un peuple rassemblé autour des principes républicains de respect des droits de l'homme, de la lutte contre le racisme, de la fraternité entre les peuples. C'est cela qui a rassemblé, à un moment donné, derrière le général de Gaulle (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe du Rassemblement pour la République), ces hommes de l'ombre «celui qui croyait au ciel et celui qui n'y croyait pas».
La vérité, elle est nécessaire car, précisément, aujourd'hui et peut-être demain, il y aura des hommes qui se lèveront pour défendre les valeurs de Vichy. Eh bien, les valeurs de Vichy, ce ne sont pas celles qui ont fait la France, la France, ce vieux pays «recru d'épreuves mais jamais las de guetter dans l'ombre la lueur de l'espérance». (Applaudissements sur les bancs du groupe Radical, Citoyen et Vert, du groupe socialiste, du groupe communiste, et sur de nombreux bancs du groupe du Rassemblement pour la République et du groupe de l'Union pour la démocratie française et du Centre.)
M. le président. La parole est à M. le Premier ministre.
M. Lionel Jospin, Premier ministre. Monsieur le président, monsieur le président du groupe Radical, Citoyen et Vert, mesdames et messieurs les députés, je n'ai pas ici le droit de parler au nom de la France ou l'autorité pour le faire. La France est sur ces bancs. La France s'incarne aussi dans le chef de l'Etat.
M. Jean-Pierre Soisson. Bien sûr !
M. le Premier ministre. La France vit à travers ses institutions, les corps qui la représentent, les grands courants de pensée qui la font vivre, spirituels ou laïcs, philosophiques. La France appartient à l'ensemble des Françaises et des Français, la France appartient à ceux qui la regardent. Je ne veux donc pas parler au nom de la France, face à la gravité de votre interpellation, monsieur le député, mais je peux donner le sentiment du Gouvernement.
Il est vrai qu'une sorte de débat s'est engagé depuis quelques jours et que, même si je n'ai pas tout compris de ce que j'appellerai en souriant, pour que le propos ne soit pas trop ampoulé, la philippique de M. Séguin, d'abord à la télévision, ensuite dans un grand journal de ce matin...
M. Jean Ueberschlag. C'est M. Crépeau qui a posé la question !
M. le Premier ministre. ... même si je pense qu'il a été animé par un souci de clarté, je ne voudrais pas que s'opère une confusion, car je n'ai pas toujours compris à quoi il pensait et qui il visait.
M. Richard Cazenave. C'est pourtant clair !
M. le Premier ministre. En tout cas, à la question: le procès Papon est-il une bonne chose, ou est-ce un procès prétexte ? je réponds que c'est une bonne chose. Il aurait dû avoir lieu plus tôt. Il a lieu maintenant. Il permet à un homme de répondre des accusations très graves qui sont portées contre lui, par la justice de son pays, d'avoir aidé à la déportation de juifs. Et c'est aux jurés populaires, et c'est à ce procès, d'établir s'il est responsable ou non de ces crimes et de ce forfait. Oui, ce procès est juste.
Ce procès d'un homme doit-il être le procès d'une époque ? Ma réponse est non. Elle est non parce que la justice n'établit pas l'histoire, que l'histoire ne se fait pas au prétoire, que la justice - sauf quand elle est justice politique, au grand sens du terme, à Nuremberg, jugeant une aventure folle - quand elle se fait dans le cadre de l'Etat de droit, des décennies après et lorsqu'un homme est en question, ne doit viser qu'à son procès.
Pour autant, dans le même temps, les analystes, les citoyens, les journalistes, les historiens ont vocation à éclairer les enjeux de cette période, les arrière-plans de ce procès. Mais cela ne doit pas se substituer au procès d'un homme. Nous devons éclairer les conditions d'une époque. Nous ne devons pas faire le procès d'une époque à travers le procès d'un homme.
Il n'a pas dépendu de nous que l'étrange biographie de cet homme fasse coïncider et comme se télescoper devant l'opinion, au point de provoquer ce trouble, deux événements dramatiques de l'histoire de notre pays, celui de la collaboration, mais qui est aussi celui de la Résistance, et celui de la guerre d'Algérie. Cela appartient à la biographie de cet homme, et c'est pourquoi des interpellations sont lancées.
Y a-t-il un procès du gaullisme ? S'il y a un procès du gaullisme, il n'a été nullement instruit par les responsables de la majorité qui sont sur ces bancs ni par le Gouvernement. Sans doute un procès contre de Gaulle, le gaullisme et la Résistance a été intenté obstinément, et depuis longtemps, par M. Le Pen, le leader de l'extrême droite.
Mais, face à ce procès, quelle est la meilleure réponse que j'ai entendue ces derniers jours, au-delà de tout amalgame inquiétant ? N'est-ce pas celle de Jean-Pierre Chevènement: M. Le Pen prétend qu'il était plus facile de résister à Londres que de résister en France - moi, je n'ai jamais opposé la Résistance, qu'elle fût à Londres ou qu'elle fût en France, mais il était en tout cas plus facile de collaborer à Paris que de résister à Londres. Voilà qui cloue le bec à M. Le Pen ! (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste, du groupe communiste et du groupe Radical, Citoyen et Vert et sur plusieurs bancs du groupe du Rassemblement pour la République et du groupe de l'Union pour la démocratie française.)
Y a-t-il, monsieur Crépeau, une culpabilité de la France ? Je ne le crois pas. Oui, des policiers, des administrateurs, des gendarmes, une administration, un Etat français ont perpétré, ont assumé devant l'histoire des actes terrifiants, collaborant avec l'ennemi et avec les adeptes de la solution finale, et cela pose un problème que l'on doit aborder. C'est, m'a-t-il semblé, en ces termes que le Président de la République avait voulu aborder la question en juillet 1995, même si je n'ai pas exactement employé les mêmes termes il y a quelques mois et n'ai pas personnellement utilisé le mot «France».
Oui, l'administration, des administrateurs, l'Etat français même ont été impliqués. N'oublions pas, face à ceux qui prétendent qu'il y aurait un absolu vide juridique, que, dans notre droit français actuel, subsistent encore des dispositions réglementaires qui viennent de Vichy, ce qui prouve que, malheureusement, il y a une forme de continuité.
Alors nous devons être capables d'assumer lucidement notre passé. Dans les cris qui ont été poussés, y compris «assez ! assez ! assez !», je crains que l'on nous interdise collectivement non pas de mener des procès contre tel ou tel, surtout contre ceux qu'ils ne peuvent pas atteindre, mais, d'une certaine façon, de mener ensemble, avec la collectivité nationale, l'effort de recherche sur notre passé.
Il faut donc le faire, mais il n'y a pas de culpabilité de la France parce que, pour moi, la France était à Londres, ou dans le Vercors, elle n'était pas à Vichy. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste, du groupe communiste et du groupe Radical, Citoyen et Vert et sur de nombreux bancs du groupe du Rassemblement pour la République et du groupe de l'Union pour la démocratie française), parce que, pour moi, Vichy était la négation de la France et en tout cas la négation de la République !
Alors, nous réconcilier, comme l'a demandé un député de l'opposition ce matin ? Moi, je ne suis pas sûr que les Français aient besoin d'être réconciliés parce qu'ils ne sont pas ennemis les uns des autres. Je suis sûr en tout cas que la réconciliation ne peut pas signifier la conciliation des contraires.
Les Français, en revanche, ont besoin de se rassembler. Ils ne se rassembleront pas au prix de l'oubli. Ils ne se rassembleront pas en tirant un signe égal entre les prudents et les justes, entre les collaborateurs et les résistants. Ils se rassembleront seulement sur des valeurs, qui sont celles de la démocratie, de la République. C'est ainsi que l'on peut à la fois faire la part de l'exercice lucide de l'examen du passé et se projeter dans l'avenir avec des valeurs vivantes qui nous réconcilient.
L'un a dit «assez ! assez ! assez !», l'autre «toujours ! toujours ! toujours !». Moi, je dis que cet exercice est nécessaire si nous savons en fixer les bornes...
M. Jean-Paul Charié. C'est exactement ce qu'on a dit !
M. le Premier ministre. ... pour que plus jamais, plus jamais, plus jamais ne reviennent ces événements tragiques. (Les députés du groupe socialiste, du groupe communiste et du groupe Radical, Citoyen et vert se lèvent et applaudissent longuement.)
RCV 11 REP_PUB Poitou-Charentes O