FICHE QUESTION
12ème législature
Question N° : 1784  de  M.   Bocquet Alain ( Député-e-s Communistes et Républicains - Nord ) QG
Ministère interrogé :  Premier ministre
Ministère attributaire :  Premier ministre
Question publiée au JO le :  22/12/2004  page : 
Réponse publiée au JO le :  22/12/2004  page :  11290
Rubrique :  Union européenne
Tête d'analyse :  élargissement
Analyse :  Turquie. perspectives
DEBAT :

NÉGOCIATIONS ENTRE L'UNION EUROPÉENNE
ET LA TURQUIE

M. le président. La parole est à M. Alain Bocquet, pour le groupe des député-e-s communistes et républicains.
M. Alain Bocquet. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, mes chers collègues, le 14 octobre dernier, dans le débat ouvert ici même sur la candidature de la Turquie à l'Union européenne, j'avais mis l'accent, au nom des député-e-s communistes et républicains, sur trois exigences essentielles à prendre en compte pour que les conditions de son adhésion soient remplies : être attentif à l'évolution du contexte démocratique et social de l'autre côté du Bosphore, aider les forces démocratiques qui oeuvrent en Turquie en ce sens et opérer dans l'Union européenne une rupture avec le système libéral que vous défendez bec et ongles et qui compromet l'avenir de solidarité et de paix en Europe.
Depuis, les vingt-cinq Chefs d'État et de Gouvernement ont décidé de proposer à la Turquie l'ouverture de négociations dès le 3 octobre 2005.
Aujourd'hui, l'essentiel des interrogations que j'avais évoquées demeurent.
C'est vrai des droits des minorités en Turquie, à commencer par ceux du peuple kurde.
C'est vrai de la question chypriote, le récent engagement d'Ankara n'étant qu'une simple étape sur le chemin de la reconnaissance pleine et entière de cet État.
C'est vrai encore du génocide du peuple arménien - un million et demi de victimes. Notre Parlement l'a reconnu unanimement en 2000. Le texte de Bruxelles ne le mentionne pas. La Turquie semble camper sur ses positions. Un devoir de mémoire s'impose pourtant.
Sans oublier l'insuffisance des protections sociales, les atteintes aux droits de l'homme, et aux droits des femmes, et le type de développement économique adopté par la Turquie, qui creuse les inégalités entre ses habitants et fait dire à son ministre des finances que son pays est " une alternative particulièrement séduisante pour les candidats à la délocalisation ".
Cela dit, n'oublions pas les évolutions indéniables et les progrès accomplis par cet État. Des réformes juridiques et constitutionnelles vont dans le sens d'un renforcement de la protection des droits fondamentaux des citoyens turcs. La reconnaissance des langues et cultures minoritaires, l'abolition des cours de sûreté de l'État et la suppression de la peine de mort en témoignent.
Surtout, il nous faut aussi entendre la conviction exprimée voici quelques jours en France par Leyla Zana, députée kurde arrêtée le jour de sa prestation de serment au Parlement turc en 1994 et emprisonnée pour dix longues années, pour qui la perspective d'adhésion de la Turquie à l'Union est " un immense espoir " pour son peuple.
Reste pourtant que la décision de l'Union européenne d'ouvrir les négociations est assortie de conditions draconiennes.
Reste également que ces discussions, qui dureront dix à quinze ans, pourront être stoppées à tout moment par le veto de n'importe lequel des États membres.
En saluant " les progrès décisifs réalisés par Ankara dans son processus ambitieux de réforme ", le Conseil européen n'hésite pas à ajouter que " ces négociations sont un processus ouvert dont l'issue ne peut être garantie à l'avance ". Cette clause est totalement inédite. Il n'en a jamais été ainsi lors des élargissements précédents. Sera-t-elle imposée demain à l'entrée éventuelle d'autres pays ?
C'est donc un oui d'opérette qui est concédé à la Turquie, un oui frileux, prononcé du bout des lèvres, tandis que les conditions sont d'ores et déjà largement créées pour décourager sa candidature et l'inciter à se contenter d'un partenariat privilégié avec l'Union.
En conséquence, ne comptez pas sur les député-e-s communistes et républicains pour tomber dans votre piège,...
M. Charles Cova. On s'en moque !
M. Alain Bocquet. ...celui d'une polémique fiévreuse, brusquement, et opportunément rallumée pour faire de cette question celle dont, soudain, tout dépend. Comme si la Turquie pouvait changer sans que change l'Europe à laquelle son peuple souhaite adhérer !
À la vérité, vous souhaitez parasiter la question essentielle, celle du référendum sur la constitution Chirac-Giscard, la constitution Seillière (Exclamations sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire), la constitution ultra-libérale qui enferme tous les peuples d'Europe pour trente ou cinquante ans dans le carcan du libéralisme. (Applaudissements sur les bancs du groupe des député-e-s communistes et républicains.)
M. Richard Mallié. C'est vous qui parasitez !
M. Alain Bocquet. Car c'est là que le bât blesse. Chaque jour, la résistance est plus grande à cette Europe de la haute finance, des marchands, du chômage et de la misère.
M. Richard Mallié. N'oubliez pas le MEDEF !
M. Alain Bocquet. Le jeu des partisans du oui à l'Europe du capitalisme mondialisé est donc de focaliser et de crisper l'opinion française sur une présentation biaisée de la question turque, de fausser la réflexion du monde du travail en réduisant les enjeux à une hypothétique entrée de la Turquie dans l'Union européenne, qui ne se posera dans les faits que dans quinze ans.
Une fois encore, c'est un mépris pour nos concitoyens, un mépris pour les peuples d'Europe, un mépris pour le peuple turc ! Et tout cela pour préserver et étendre des dominations qui font au moins vingt millions de chômeurs et cinquante-six millions de pauvres dans l'Europe élargie. Voilà le vrai visage de l'Union européenne que vous bâtissez !
M. André Gerin. Tout à fait !
M. Alain Bocquet. Si votre Constitution triomphe, ce sont les politiques que vous appliquez dans notre pays qui s'étendront à l'Europe, s'abattront sur tous les peuples, redoubleront leurs difficultés et accentueront les inégalités qui minent d'ores et déjà l'Europe de demain.
M. Claude Goasguen. Mais non !
M. Alain Bocquet. L'enjeu immédiat est celui du référendum sur le projet de Constitution européenne que vous prévoyez d'avancer en toute hâte au printemps prochain. L'adhésion de la Turquie représente, quant à elle, quinze ans de négociations aléatoires entre États au sein des institutions. Permettez-moi de le dire : il s'agit là d'une manipulation d'opinion qui trouble le débat sur les véritables enjeux.
Nous appelons donc nos concitoyens à se détourner du piège ainsi tendu, pour faire de la victoire d'un non populaire et progressiste à cette constitution leur objectif ! Un non porteur d'espoir, pour l'ensemble des peuples d'Europe, du peuple français au peuple turc. Un non qui offrira la perspective généreuse d'une Europe des peuples s'ouvrant demain à une Turquie respectueuse des valeurs de progrès social et démocratique que nous voulons mettre en oeuvre.
Nous sommes pour une Europe respectueuse des peuples, celle qui est la véritable alternative à vos projets ! Une Europe de quelque 500 millions d'hommes et de femmes qui, au-delà de leurs particularismes culturels et religieux, partagent la volonté de bâtir une Europe de paix, une Europe sociale, une Europe solidaire.
M. André Gerin. Très bien !
M. Alain Bocquet. Il faut que le non l'emporte pour garantir la construction d'une Europe fraternelle " de l'Atlantique à l'Oural " en passant par la Méditerranée. (Applaudissements sur les bancs du groupe des député-e-s communistes et républicains. - Exclamations sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)
M. le président. La parole est à M. le Premier ministre. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)
M. Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre. Monsieur le président, messieurs les présidents de groupe, mesdames et messieurs les députés, pour l'ouverture des négociations européennes en vue d'une éventuelle adhésion de la Turquie, le Président de la République française a fixé la position de la France : oui à l'entrée de la Turquie à terme si elle remplit les critères d'adhésion à l'Union européenne. (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Pourquoi ? Parce que, si les conditions sont réunies, ce sera l'intérêt de la France et de l'Europe.
En répondant aujourd'hui à vos questions, comme vous l'avez souhaité, mesdames et messieurs les députés, nous engageons avec le Parlement un dialogue que nous voulons régulier, transparent et conforme à la Constitution.
Mme Martine David. Arrêtez !
M. le Premier ministre. Ce dialogue durera tout au long de négociations qui peuvent s'échelonner jusqu'en 2020.
M. François Hollande. Vous ne serez plus là !
M. le Premier ministre. J'engage donc mes successeurs (" Ah ! " sur les bancs du groupe socialiste.), mais aussi les vôtres.
M. François Hollande. Il a compris que c'est nous qui le ferons !
M. Henri Emmanuelli. Qu'est-ce qu'on fait là aujourd'hui, alors ?
M. le Premier ministre. Jusqu'à présent, vous n'avez pas été très bons en matière de pronostics ! Vous ne pouvez pas être très fiers ! (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire. - Exclamations sur les bancs du groupe socialiste.)
À chaque étape, le ministre des affaires étrangères, Michel Barnier, se tiendra à la disposition de votre assemblée.
M. Henri Emmanuelli. On lui souhaite du courage !
M. le Premier ministre. La France propose une vision courageuse de l'histoire.
Depuis 1963, la question de l'entrée de la Turquie en Europe est clairement posée. Aucun président, aucun chef de gouvernement, aucun ministre sur ces bancs n'a répondu à ce jour par la négative.
En 1999, l'ensemble des États membres a reconnu la vocation européenne de la Turquie.
M. François Hollande. C'est vrai !
M. le Premier ministre. Le 6 octobre, la Commission a donné un avis positif sur l'ouverture des négociations, que le Conseil européen a autorisée le 17 décembre. Ce choix, mesdames et messieurs les députés, nous engage. Ce n'est pas un choix d'opportunité, comme je l'ai entendu tout à l'heure, c'est un choix qui s'appuie sur une vision de la France, sur une vision de l'Europe.
Nous proposons à la Turquie de faire sa véritable révolution européenne.
Notre projet européen est à la fois un projet de paix et de stabilité, un projet pour la démocratie, les libertés et les droits de l'homme, et un projet de développement économique et social. C'est notre projet européen. C'est sur ces valeurs que la Turquie devra se prononcer. C'est à elle de rejoindre notre projet. (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)
L'ancrage de la Turquie peut renforcer l'Europe si elle réunit les conditions requises.
L'ancrage de la Turquie dans l'Union consolidera la paix et renforcera la sécurité.
L'ancrage de la Turquie rendra irréversibles la démocratisation de ce pays et la défense des libertés.
L'ancrage de la Turquie dans l'Union assurera son développement économique tout en contribuant à sa prospérité.
La Turquie doit donc faire sa révolution européenne. Laissons l'Europe exercer sa force d'attraction démocratique, car c'est là qu'en fait réside sa puissance.
Rien ne condamne la Turquie à l'exclusion éternelle de l'Europe.
La géographie ? Quelle part d'Europe la Turquie porte-elle en elle ? C'est une question qu'elle se pose depuis des siècles. Aujourd'hui, nous voulons résolument qu'elle penche du côté européen. C'est notre intérêt. C'est l'intérêt de l'Europe. N'ouvrons pas à nos portes un foyer d'instabilité tourné contre une Europe qui aurait refusé l'espoir.
La religion ? Les dirigeants turcs nous disent vouloir construire un État laïc. La France, pays de la laïcité, et le Parlement, qui a voté à l'unanimité une loi d'avant-garde sur ce sujet, doivent-ils décourager les dirigeants turcs de s'engager dans cette voie ?
M. Marc Laffineur. Très bien !
M. le Premier ministre. Nombreux sont les musulmans qui, en Turquie, ne veulent pas faire de la religion un projet politique.
Retrouvons-nous sur l'essentiel, sur les valeurs fondamentales et construisons un vivre ensemble européen qui sera d'autant plus fort qu'il rassemblera des Européens de toutes confessions.
L'immigration, enfin ? Souvenez-vous que, à chaque élargissement, la question s'est posée et que la réponse fut toujours la même.
L'entrée dans l'Union permet de fixer les populations parce que c'est un choix d'identité, parce que c'est un choix de prospérité, parce que c'est un choix de liberté. Le développement est toujours plus humain à la maison.
Mesdames, messieurs les députés, la négociation n'est pas l'adhésion. Je le dis clairement, il n'y a pas, contrairement aux caricatures que j'ai entendues tout à l'heure, automaticité de la négociation à l'adhésion. (Applaudissements sur quelques bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)
Le processus va être long et durer plusieurs années - dix ans, quinze ans peut-être -, pour une raison simple, que la lucidité nous impose : ni l'Europe ni la Turquie ne sont prêtes aujourd'hui à une adhésion.
En Europe d'abord et en France en particulier, il faudra du temps pour faire partager à tous les acteurs concernés l'intérêt de la candidature turque. Évidemment !
La Turquie doit elle-même consolider sa démocratie, progresser en matière de respect des droits de l'homme et des minorités, avec, notamment, les tragiques questions arménienne et kurde.
Plusieurs députés du groupe socialiste. On appelle cela un génocide !
M. le Premier ministre. Il n'y a aucun problème à parler du génocide arménien de 1915. C'est la loi, le Parlement l'a votée : je ne fais que vous citer, avec conviction ! (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Je le dis clairement.
J'ajoute que, derrière ce mot, il y a une stratégie, une volonté claire d'affirmer cette reconnaissance : c'est pour tous les pays de l'Union européenne un devoir de mémoire que nous devons assumer tous ensemble, comme l'a fait le Parlement français. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)
La Turquie devra confirmer le processus de réconciliation régionale qui a été engagé avec la Grèce et régler la question de Chypre dans l'esprit de réconciliation qui caractérise lui aussi le projet européen.
Des progrès socio-économiques majeurs devront également être établis.
Enfin, un considérable travail d'intégration de l'acquis communautaire doit être évidemment poursuivi.
Des périodes transitoires longues et des clauses de sauvegarde pourront, si c'est nécessaire, être prévues et engagées.
Les négociations vont donc s'ouvrir. Il va de soi que, s'il s'avérait que la Turquie ne veut pas ou ne peut pas adhérer à l'ensemble des réformes que l'Union européenne lui propose, l'Union devra lui proposer un lien partenarial en lieu et place de l'adhésion.
M. Christian Estrosi. Très bien !
M. le Premier ministre. Nous souhaitons que cette proposition soit faite si la Turquie ne peut ni ne veut réunir les conditions d'adhésion au projet européen. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)
Pendant toute la période des négociations, chaque État, chaque nation, chacun des vingt-cinq États membres de l'Union européenne pourra utiliser son veto pour bloquer la totalité des négociations s'il considère que ces dernières ne sont pas conformes au projet européen.
Je le dis à M. Bayrou avec gravité : la France n'a pas abandonné son droit de veto. Elle le conserve, parce que ce n'est pas un calcul léger mais un choix d'une extrême gravité qu'elle exercera le moment venu si le projet turc n'est pas conforme au projet européen. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)
Dans quelques semaines, une réforme constitutionnelle va vous être proposée avant que le nouveau traité constitutionnel soit soumis au référendum.
M. Jean-Pierre Blazy. Quand ?
M. le Premier ministre. Et dans cette réforme, comme le Président de la République l'a souhaité, il est prévu qu'après la Roumanie, la Bulgarie et la Croatie, toute nouvelle adhésion fera l'objet d'un traité qui sera obligatoirement soumis, pour sa ratification, à un référendum. Ainsi, chaque Française et chaque Français conservera son droit d'expression personnelle.
Vous avez exprimé le souhait d'un débat. Ce débat peut avoir lieu, et nous serons toujours disponibles.
Mais ne comptez pas sur moi ni sur mon gouvernement pour mettre à mal les principes de la ve République (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire) qui ont fait leurs preuves et qui donnent au Chef de l'État la mission essentielle de négocier les traités et donnent au Parlement et au peuple la possibilité de les ratifier.
M. Henri Emmanuelli. C'est faux !
M. le Premier ministre. Le peuple souverain aura le dernier mot : telle est la conception que j'ai de la ve République ! (Applaudissements prolongés sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

CR 12 REP_PUB Nord-Pas-de-Calais O