Texte de la REPONSE :
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La grande famine de 1932-33 demeure à n'en pas douter l'un des crimes les plus effroyables du xxe siècle commis par un gouvernement contre sa population. Elle a été pour l'Ukraine une véritable catastrophe nationale et, à ce titre, un événement fondateur pour son identité. A l'occasion de son 70e anniversaire, en sus des cérémonies en Ukraine, le gouvernement ukrainien et les organisations représentatives de la Communauté ukrainienne à l'étranger ont organisé des commémorations solennelles dans plusieurs capitales étrangères, dont Paris. Parallèlement, l'Ukraine a lancé une campagne internationale visant à la reconnaissance par les Etats membres des Nations unies de la grande famine comme acte de génocide, peu après l'avoir elle-même qualifiée comme telle (dans la « déclaration au peuple ukrainien » adoptée par le Parlement ukrainien le 16 mai 2003). Cette campagne a notamment abouti à la présentation par l'Ukraine, dans le cadre des travaux de l'Assemblée générale de l'ONU, d'une déclaration « sur le 70e anniversaire de la grande famine de 1932-33 en Ukraine » appelant à se souvenir de ces événements qui ont constitué une tragédie nationale pour le peuple ukrainien et à honorer la mémoire des victimes ukrainiennes, russes, kazakhes et d'autres nationalités. Plusieurs États se sont associés à cette déclaration, en particulier la Russie avec laquelle elle avait été négociée. L'Union européenne a pour sa part salué ce texte et félicité l'Ukraine et la Russie d'être parvenues à un accord sur cette question. A noter que la déclaration ne fait pas usage du terme de génocide. Le crime de génocide est défini par les instruments internationaux - Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948, dont la rédaction a été reprise sur ce point dans le Statut de Rome de la Cour pénale internationale du 17 juillet 1998, entré en vigueur le 1er juillet 2002 - comme un acte « commis dans l'intention de détruire en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel ». Concernant la grande famine de 1932-33, dont il ne s'agit en aucun cas d'amoindrir l'ampleur, la gravité et la portée, il convient de constater que l'emploi du terme « génocide » fait débat. L'élément intentionnel et, partant, la dimension criminelle de la politique des autorités soviétiques de l'époque ne fait guère de doute. Le terme « grande famine » présente, à cet égard, le défaut de passer sous silence la responsabilité du régime soviétique dans cette famine provoquée, conséquence directe de sa politique de collecte des productions agricoles menée dans le cadre du processus de collectivisation et de dékoulakisation. La campagne de collecte (c'est-à-dire de réquisitions forcées) a en effet privé les paysans des réserves destinées à satisfaire leurs propres besoins alimentaires ou à être utilisées comme semences. Elle a été aggravée, en connaissance de cause, par les mesures visant à empêcher l'exode rural vers les villes, ainsi que par les dispositions répressives (retrait de tous les produits des magasins d'Etat, arrêt total du commerce, remboursement immédiat de tous les crédits en cours, imposition exceptionnelle, arrestations massives des « saboteurs » et des « éléments étrangers ») prises spécialement à l'encontre de plusieurs districts céréaliers accusés de saboter le plan de collecte. Cependant, l'emploi du terme de « génocide » pour qualifier cette politique criminelle délibérée peut paraître impropre, dans la mesure où l'objectif des autorités soviétiques n'était pas tant de détruire un ou des groupes ethniques ou nationaux qu'une structure sociale : la paysannerie libre. Si l'Ukraine a été, en effet, particulièrement touchée (selon une estimation, sur 6 millions de victimes, on en recenserait au moins 4 millions en Ukraine, contre un million en Russie et un million au Kazakhstan), elle n'est pas la seule région à avoir été victime de la collectivisation forcée et de la dékoulakisation, politique qui concernait toute l'Union soviétique, ni la seule à avoir fait l'objet de mesures punitives spécifiques (une partie des Terres noires en Russie et le Caucase du Nord furent également visés). La « zone de la faim », telle qu'elle a été définie par les historiens et les démographes, couvrait non seulement l'ensemble de l'Ukraine alors incluse dans l'URSS (c'est-à-dire l'actuelle Ukraine orientale), mais aussi, en Russie, une partie des Terres noires et le Caucase du Nord (en particulier les plaines du Don et du Kouban), ainsi qu'une grande partie du Kazakhstan. Il s'agissait en réalité des terres agricoles les plus riches et les plus dynamiques, dans lesquelles la paysannerie libre était le mieux implantée. Il est indéniable que la collectivisation forcée et la dékoulakisation ont été également un des instruments utilisés par le régime soviétique pour lutter contre le « nationalisme » de certaines régions, en particulier de l'Ukraine et des régions cosaques du Don et du Kouban. A travers la paysannerie libre - qui était, avec l'intelligentsia, la classe porteuse de l'identité nationale ukrainienne - le régime a simultanément cherché à abattre le sentiment national ukrainien. Il n'en reste pas moins que l'emploi du terme « génocide » demeure discutable dans la mesure où les Ukrainiens n'étaient pas seuls visés, ni sans doute visés en tant que tels. En l'absence de consensus parmi les historiens et les juristes sur cette question, le gouvernement français n'envisage pas à ce stade de se prononcer sur la qualification politique et juridique de la grande famine comme crime de génocide. Il appartient davantage aux États concernés (Ukraine, Russie, Kazakhstan) qu'à la Communauté internationale de donner leur interprétation historique de ces événements tragiques.
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