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N° 3880

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

 

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 10 février 2020.

 

 

 

RAPPORT

 

 

 

FAIT

 

 

 

AU NOM DE LA COMMISSION DES AFFAIRES SOCIALES SUR LA PROPOSITION de loi pour une limite décente des écarts de revenus,

 

 

 

Par M. Dominique POTIER,

 

 

Député.

 

——

 

 

 

 

 

Voir le numéro :

Assemblée nationale :  3094.

 

 


 

 

 

 


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SOMMAIRE

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 Pages

AVANT-PROPOS

I. des Écarts de rÉMUNÉration devenus indÉcents...

A. ... au niveau national

B. ... au niveau des grandes entreprises

II. un triple enjeu social, Économique et environnemental

A. Un enjeu de justice sociale

B. Un enjeu Économique

C. Un impÉratif Écologique

III. une rÉponse forte nÉcessaire

A. rÉduire les Écarts de rÉMUNÉration

B. rendre les Écarts de rÉMUNÉration visibleS

commentaire des articles

Article 1er Favoriser la réduction des écarts de rémunération grâce à l’impôt sur les sociétés

Article 2  Plafonner les rémunérations à vingt fois le salaire minimum interprofessionnel de croissance

Article 3 Évaluer l’opportunité d’une extension de la transparence et de l’encadrement des écarts de rémunération au niveau européen

Article 4  Gages financiers

EXAMEN EN COMMISSION

I. Discussion générale

II. examen des articles

ANNEXES

ANNEXE  1 : DISTRIBUTION DES PLUS HAUTS SALAIRES du secteur privé en 2017 en FRANCE

Annexe n° 2 : Liste des personnes auditionnées par le rapporteur

Annexe n° 3 : LISTE DES TEXTES SUSCEPTIBLES D’ÊTRE ABROGÉS OU MODIFIÉS À L’OCCASION DE L’EXAMEN DE LA PROPOSITION DE LOI


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   AVANT-PROPOS

Le président-directeur général (P.-D.G.) du groupe Sanofi, grand groupe pharmaceutique français, a perçu plus de 343 fois le salaire moyen d’un aide‑soignant en 2018. Si la crise sanitaire a révélé le caractère vital de certaines professions mal rémunérées, elle rappelle aussi avec acuité que l’utilité sociale n’est pas proportionnelle au revenu.

La question de la limitation indécente des écarts de revenu n’est pas nouvelle. Il y a plus d’un siècle déjà, John Pierpont Morgan, fondateur de la banque du même nom, refusait de prêter aux sociétés dont le dirigeant était payé plus de vingt fois le revenu de ses salariés. Force est de constater que peu de très grandes entreprises trouveraient aujourd’hui à se financer si une telle règle était appliquée sur le marché bancaire.

La démesure de certaines rémunérations met à mal notre pacte social non seulement au sein des entreprises mais au cœur de la société. Reprenant le constat d’Alexis de Tocqueville qui estimait que « la haine que les hommes portent au privilège s’augmente à mesure que les privilèges deviennent plus rares » ([1]), il apparaît que la réduction des inégalités économiques et sociales au cours du XXe siècle rend encore plus inacceptable la persistance de rémunérations faramineuses.

Il ne s’agit pas, pour autant, de s’en tenir à quelques cas extrêmes qui font régulièrement scandale tant ces revenus sont décorrélés de la réalité économique et sociale que vivent les Français mais bien de repenser les rapports sociaux dans le monde du travail. En instaurant un plafond, de la même manière qu’il existe un plancher avec le salaire minimum de croissance, le législateur a les moyens de recréer une solidarité presque mécanique entre les dirigeants et l’ensemble des salariés, en particulier ceux qui sont en bas de l’échelle. Il s’agit ainsi de réinstaurer un débat démocratique sur les salaires.

Alors que la crise sanitaire a déjà entraîné plus d’un million de personnes supplémentaires sous le seuil de pauvreté, la lutte contre la pauvreté est une question de justice sociale, un « sommet » politique à atteindre.

Dans cette ascension, la face « Nord », celle de l’État providence qui réduit les inégalités par la redistribution après versement des rémunérations a longtemps été explorée. Il s’agit désormais de gravir la face « Sud », celle d’une réduction des inégalités à la source, dans l’entreprise.

La présente proposition de loi s’inscrit dans une optique plus vaste de refondation de l’entreprise engagée par la loi du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre et poursuivie par la proposition de loi « Entreprise nouvelle et nouvelles gouvernances » de 2017.

Dans le cadre de la mission d’information qu’il a conduite en 2020 avec Mme Graziella Melchior (groupe La République en Marche) sur le partage équitable de la valeur au sein des entreprises et ses conséquences sur leur gouvernance, leur compétitivité et la consommation des ménages, le rapporteur s’est interrogé sur la possibilité d’instaurer de manière plus systématique un ratio limitant les écarts de rémunération au sein de l’entreprise.

Dans ce contexte, cette proposition de loi vise à instaurer un écart décent entre les rémunérations.

 

La proposition de loi « Entreprise nouvelle et nouvelles gouvernances »

Cette proposition de loi d’Olivier Faure, Dominique Potier, Boris Vallaud et de leurs collègues du groupe Nouvelle Gauche et apparentés – devenu depuis Socialistes et apparentés – a posé le cadre général d’une refondation de l’entreprise. Elle prévoit notamment :

– une nouvelle définition de l’entreprise au 21e siècle ;

– l’instauration d’une codétermination à la française ;

– le développement de la participation dans les petites et moyennes entreprises ;

– l’essor de la transparence dans les transactions et de la transparence fiscale ;

– la consolidation du dialogue social et territorial dans les entreprises ;

– l’encadrement des écarts de rémunérations ;

– un cadre favorisant les « formes ouvertes d’entreprise » ;

– la mise en place d’une double notation faisant appel à des critères financiers et des critères relevant de la responsabilité sociale et environnementale (RSE) des entreprises.

Examinée par l’Assemblée nationale le 18 janvier 2018, cette proposition de loi a fait l’objet d’une motion de renvoi en commision.

Source : proposition de loi n° 476 « Entreprise nouvelle et nouvelles gouvernances », enregistrée à la présidence de l’Assemblée nationale le 6 décembre 2017.

Les propositions de la mission d’information « Partage équitable de la valeur » : agir à la source » conduite par Dominique Potier et Graziella Melchior

Proposition n° 1 : Améliorer la performance de l’appareil statistique et les outils d’analyse sur la question du partage de la valeur

Proposition n° 2 : Confier à l’INSEE deux grandes études pour améliorer la connaissance sur la question des effets économiques sur le partage de la valeur

Proposition n° 3 : Garantir la bonne application du ratio d’équité prévu dans la loi PACTE

Proposition n° 4 : Accroître les obligations de transparence

Proposition n° 5 (portée uniquement par M. Dominique Potier) : Lever le voile de la sous‑traitance en l’intégrant à la mesure des écarts de rémunération

Proposition n° 6 : À partir des bases de données économiques et sociales, créer un indicateur du partage de la valeur ajoutée dans l’entreprise

Proposition n° 7 : Faire de la question des écarts de rémunération et du partage de la valeur l’un des piliers du reporting RSE

Proposition n° 8 : Renforcer l’encadrement des retraites chapeau et des indemnités de départ

Proposition n° 9 : Surveiller et encadrer la progression des actions gratuites dans la part variable perçue par les mandataires sociaux

Proposition n° 10 : Conditionner la rémunération variable perçue par des dirigeants à des critères extra-financiers

Proposition n° 11 : Instaurer le principe selon lequel la rémunération des mandataires sociaux ne peut augmenter en cas de plan social

Proposition n° 12 : Limiter les écarts de rémunération via un ratio d’équité

Proposition n° 13 : Donner un nouvel élan au dialogue social au niveau des branches dans le sens d’une révision des classifications des rémunérations minimales applicables aux professions les plus dévalorisées

Proposition n° 14 : Permettre à tous les salariés de bénéficier de la participation

Proposition n° 15 : Moderniser la formule de la réserve légale de la participation, devenue obsolète

Proposition n° 16 : Faire de l’intéressement et de la participation un levier de réduction des inégalités salariales

Proposition n° 17 : Simplifier les règles sociales en supprimant le forfait social dû sur les sommes versées au titre de la participation dans l’ensemble des entreprises de moins de 250 salariés

Proposition n° 18 : Lier l’intéressement aux enjeux RSE

Proposition n° 19 : Rendre l’intéressement plus attractif pour les entreprises de l’ESS

Proposition n° 20 (portée uniquement par M. Dominique Potier) : Encourager le développement des sociétés anonymes à participation ouvrière

Proposition n° 21 : Renforcer la place des administrateurs salariés dans les comités de rémunération

Proposition n° 22 (portée uniquement par M. Dominique Potier) : Aller vers une codétermination à la française

Source : rapport d’information n° 3648 de Dominique Potier et Graziella Melchior, enregistré à la présidence de l’Assemblée nationale le 9 décembre 2020.

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I.   des Écarts de rÉMUNÉration devenus indÉcents...

A.   ... au niveau national

● La France demeure aujourd’hui l’un des pays les plus égalitaires en Europe et dans le monde, derrière les pays scandinaves. Le ratio entre les 10 % les mieux payés et les 10 % les moins bien payés est resté stable ces dernières années. Le ratio entre le premier et le dernier décile se situe autour de trois. Près de 8 salariés sur 10 ont une rémunération mensuelle comprise entre le SMIC ([2]) et 3 000 euros.

● Pour autant, comme dans de nombreux pays, les inégalités salariales se sont creusées depuis les années 1980, en France comme ailleurs, sous l’effet de la mondialisation et de la financiarisation de l’économie, particulièrement en haut de l’échelle des salaires.

Selon l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), l’écart entre le premier décile et le dernier centile est de 6,8. Une analyse encore plus fine révèle un écart de 18 entre le premier décile et le dernier millile. En clair, alors qu’un salarié sur dix gagne moins de 1 282 euros nets par mois, un salarié sur mille perçoit plus de 22 860 euros nets ([3]).

 

DISTRIBUTION DES SALAIRES MENSUELS NETS EN Équivalents temps plein (EQTP) en 2018