Réforme du budget de la justice
Question de :
M. Ugo Bernalicis
Nord (2e circonscription) - La France insoumise
M. Ugo Bernalicis interroge M. le garde des sceaux, ministre de la justice, sur les perspectives d'évolution de la présentation des budgets relevant de son ministère afin de permettre une plus grande lisibilité et donc une plus grande transparence en perspective des projets de débats budgétaires. La commission d'enquête sur les obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire, présidée par M. le député, a constaté, sur la base des retours unanimes des personnes auditionnées, tant de la chancellerie que des professionnels et experts, que la présentation actuelle du budget de la justice n'est pas satisfaisante. En effet, les discussions parlementaires sur le budget justice sont actuellement frappées de la complexité voire de l'insincérité, compte tenu du fait que la mission justice se trouve mélangée à d'autres fonctions qui nuisent à sa lisibilité. Des pistes sont pourtant envisagées depuis longtemps. Ainsi, pour gagner en lisibilité, le professeur Bouvier propose de distinguer deux missions : la première mission dite justice judiciaire, comprenant les trois programmes concernant directement le fonctionnement des juridictions judiciaires (le programme 166 justice judiciaire, le programme 335 portant sur le CSM et partiellement le programme 101 sur l'accès au droit et à la justice), la seconde mission qualifiée d'administration de la justice, comprenant les programmes touchant aux politiques publiques périphériques et à l'activité des juridictions (le programme 107 administration pénitentiaire, le programme 182 protection judiciaire de la jeunesse et le programme 310 conduite et pilotage de la politique de la justice). De surcroît, au-delà d'une meilleure lisibilité, il manque une programmation budgétaire organisée autour d'un véritable dialogue de gestion qui corresponde à une architecture budgétaire de la justice cohérente avec la cartographie judiciaire. En ce sens, le rapport Bouvier soulignait déjà en juillet 2017 que : « Le dialogue de gestion tel qu'il est actuellement pratiqué est très critiqué par les chefs de cour. Le dialogue, essentiellement formel, ne laisse que peu de place à la remise en cause des choix déjà opérés par la chancellerie ». Dans le même sens, M. Gilles Accomando, ancien président de la conférence des premiers présidents de cour d'appel, indiquait ainsi à la commission d'enquête souhaiter un véritable « dialogue de gestion avec le ministère sur l'affectation des moyens » qui permette de « recentrer les décisions portant sur la répartition des crédits à la main du ministère au niveau des vrais responsables que sont les chefs de cours, de même que le directeur de l'ENM effectue, au sein des moyens qui sont attribués à l'École, des arbitrages entre ses services informatiques, budgétaires, etc. ». Depuis 2012, la cartographie des budgets opérationnels de programmes (BOP) ne permet pas aux cours d'appel de disposer des moyens pour asseoir leur autorité stratégique et opérationnelle. Le positionnement des responsables de BOP entre la direction des services judiciaires (DSJ) et les unités opérationnelles (UO) est en effet difficile. Dès lors que les chefs de cour se perçoivent comme des pairs et que certains responsables d'UO exercent au sein de cours ayant une structure et une activité plus grandes que les responsables de BOP auxquels ils sont rattachés, la définition d'une stratégie et l'exercice d'une véritable coordination s'avèrent impossibles et les relations entre BOP et UO reposent au mieux sur la recherche d'un consensus au sein d'instances de concertation. Les BOP apparaissent ainsi comme une juxtaposition d'UO, parfois assistées par le SAR du BOP, sans uniformisation des pratiques et des politiques. La cartographie conduit également à ce que les chefs de cour responsables à la fois de BOP et d'UO soient parfois amenés à concilier des intérêts contradictoires. Il est impératif de revoir la cohérence de la déclinaison en budgets opérationnels de programmes (BOP) et en unités opérationnelles (UO). Ainsi, le rapport de la commission d'enquête propose la création d'un budget opérationnel de programme par cour d'appel, et de mettre en œuvre et de renforcer les instruments de gestion, en particulier par la mise en place d'une comptabilité analytique pour mieux connaître les coûts de chaque politique. Pour la majeure partie, ces modifications ne nécessitent pas de modification législative et relèvent directement des compétences du garde des sceaux, ministre de la justice. Aussi, il lui demande dans quelles conditions il est susceptible de travailler sur ces propositions et selon quel calendrier.
Réponse en séance, et publiée le 13 janvier 2021
RÉFORME DU BUDGET DE LA JUSTICE
M. le président. La parole est à M. Ugo Bernalicis, pour exposer sa question, n° 1194, relative à la réforme du budget de la justice.
M. Ugo Bernalicis. Ma question, qui s'adresse au garde des sceaux et qui peut sembler technique, est en lien avec le rapport de la commission d'enquête sur les obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire, que j'ai eu l'honneur de présider et qui a rendu ses conclusions en septembre. Cette commission a notamment formulé plusieurs préconisations d'ordre réglementaire qui n'impliquent aucune modification législative autre que marginale : nous proposons dans son rapport d'améliorer la visibilité de la cartographie et du fonctionnement du budget de la justice. J'ai moi-même été étonné lorsque la direction des services judiciaires, qui exerce une fonction support du ministère de la justice, nous a appris que celui-ci ne disposait pas – en 2020 ! – d'une comptabilité analytique. Ayant géré, dans mes fonctions antérieures, l'exécution du budget de l'État pour le compte du ministère de l'intérieur, j'ai été quelque peu surpris par cette nouvelle !
Pourtant, un rapport très précis a déjà été rendu sur la question par M. Michel Bouvier – un professeur tout à fait indépendant, et non un insoumis ou je ne sais quoi d'autre – qui, après avoir auditionné des chefs de juridiction et d'autres agents concernés, a présenté plusieurs propositions que je cite par ordre d'importance décroissant. Premièrement : scinder en deux volets la mission « Justice » permettrait de distinguer entre l'organisation judiciaire proprement dite – c'est-à-dire les tribunaux, mais aussi le Conseil supérieur de la magistrature, qui fait l'objet du programme 355, et l'accès au droit – et l'administration de la justice, à savoir l'administration pénitentiaire, la protection judiciaire de la jeunesse et les activités qui correspondent à l'actuel programme 310 « Conduite et pilotage de la politique de la justice ». La répartition serait ainsi parfaitement claire entre ce qui relève de l'autorité judiciaire à proprement parler et ce qui relève de l'administration.
Deuxième préconisation : instaurer de véritables dialogues de gestion. Là encore, étrange revendication alors que nous sommes en 2021 ! C'est M. Gilles Accomando, ancien président de la conférence nationale des premiers présidents de cour d'appel, que la commission d'enquête a auditionné, qui a souhaité qu'un dialogue de gestion soit noué avec le ministère concernant l'affectation des moyens permettant de « recentrer les décisions portant sur la répartition des crédits à la main du ministère au niveau des vrais responsables que sont les chefs de cours », à l'instar des compétences octroyées à la direction de l'École nationale de la magistrature.
Autre revendication toute simple, que je partage avec le rapporteur de la commission d'enquête : que chaque cour d'appel fasse l'objet d'un budget opérationnel de programme – même si mon collègue souhaite diminuer le nombre de cours d'appel, contrairement à moi. Quoi qu'il en soit, il me semble évident qu'à chaque cour d'appel doit correspondre une entité budgétaire.
Est-il possible de demander au Conseil supérieur de la magistrature de rendre un avis préalable à l'examen du budget pour 2022 ? Si, comme nous l'avons préconisé dans le rapport de la commission d'enquête, cette compétence lui est octroyée, elle devrait relever de la loi, voire de la Constitution, mais rien n'empêche le Gouvernement de lui adresser cette demande de sa propre initiative.
Enfin, il serait bon que le « jaune » budgétaire présente les chiffres actualisés concernant la lutte contre la fraude fiscale, car les chiffres du ministère de la justice n'ont pas été renseignés – pas plus que ceux du ministère de l'intérieur – pour le budget 2021, alors que la loi l'impose au Gouvernement.
M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée chargée du logement.
Mme Emmanuelle Wargon, ministre déléguée chargée du logement. M. Dupond-Moretti, que vous interrogez, m'a chargé de vous répondre et de vous assurer que le dialogue pourra naturellement se poursuivre au-delà de la réponse que je vais vous faire.
Vous proposez tout d'abord une évolution de la maquette budgétaire du ministère de la justice afin de créer une mission spécialement consacrée à la justice judiciaire. Or il existe un continuum entre la justice pénale et les services qui assurent la préparation et l'exécution des décisions pénales. La disjonction de la mission « Justice » interdirait au Parlement d'avoir une vision complète du fonctionnement de la justice. L'institution judiciaire embrasse un certain nombre de politiques publiques qui, pour l'essentiel, sont indissociables. En outre, les fonctions relatives à l'informatique, aux ressources humaines et aux affaires immobilières sont mutualisées et génèrent des gains d'efficacité au profit de toutes les directions ; les dépenses afférentes sont regroupées dans le programme 310 auquel vous avez fait référence. Le partage de ces ressources entre deux missions indépendantes nuirait à l'efficience et à la transversalité.
Quant au programme 166 et à la cartographie des budgets opérationnels de programme, il ne serait pas de bonne gestion, sans modifier la carte judiciaire elle-même, de segmenter trop strictement la répartition des crédits entre chaque cour et chaque tribunal. Une telle modification irait à l'encontre de l'esprit de la loi organique relative aux lois de finances, la LOLF, et de la souplesse de gestion souhaitée. Certains tribunaux judiciaires de taille modeste pourraient être mis en difficulté du fait du faible volume des crédits qui leur seraient délégués et de l'absence de marge de manœuvre et de possibilités de redéploiements ultérieurs.
M. le président. La parole est à M. Ugo Bernalicis.
M. Ugo Bernalicis. Je suis très déçu par vos réponses, madame la ministre déléguée, car les propositions issues des travaux de la commission d'enquête sont également formulées par son rapporteur, qui appartient au groupe La République en marche, et par M. Bouvier qui a auditionné tous les personnels de la justice. Elles font plutôt l'unanimité dans le monde judiciaire. On préfère hélas se cantonner… à quoi, au reste ? Les budgets opérationnels de programme nuiraient à la souplesse, dites-vous ; quant à moi, je vous dis qu'il faut un décideur budgétaire par entité. C'est l'évidence ! Certains chefs de cour sont décideurs sur le papier, mais ne le sont pas dans la pratique de l'exécution budgétaire. Il faut corriger ces anomalies qui relèvent du domaine réglementaire, donc de la responsabilité du Gouvernement.
Auteur : M. Ugo Bernalicis
Type de question : Question orale
Rubrique : Justice
Ministère interrogé : Justice
Ministère répondant : Justice
Date de la séance : La question a été posée au Gouvernement en séance, parue dans le journal officiel le 5 janvier 2021