15ème législature

Question N° 23748
de M. François Ruffin (La France insoumise - Somme )
Question écrite
Ministère interrogé > Europe et affaires étrangères
Ministère attributaire > Europe et affaires étrangères

Rubrique > politique extérieure

Titre > Vers un tribunal d'arbitrage géant ?

Question publiée au JO le : 15/10/2019 page : 8623
Réponse publiée au JO le : 04/02/2020 page : 870
Date de signalement: 14/01/2020

Texte de la question

M. François Ruffin interpelle M. le ministre de l'Europe et des affaires étrangères à propos des négociations à Vienne sur une « Cour multilatérale d'investissement », c'est-à-dire un tribunal d'arbitrage géant. Le Pakistan doit verser 5,8 milliards de dollars à Barrick Gold. Et pourquoi ? Pour avoir refusé un mégaprojet de mine d'or. C'est un tribunal d'arbitrage, de la Banque mondiale qui en a jugé. Tout comme les 7 millions versés à Bilcon par le Canada. Ce pays a tenté de préserver des mammifères marins vivant à proximité d'une mine de basalte en projet. En Égypte, Veolia a exigé de l'État 110 millions de dollars, pour avoir relevé le salaire minimum. La multinationale a (heureusement) perdu cet arbitrage, mais l'Égypte a dû se défendre, à ses frais, pendant six ans. Les droits des travailleurs ? La santé des enfants ? Ou simplement la possibilité de vivre sur Terre demain ? C'est bien gentil, tout ça, mais d'abord, la règle d'or : que ça ne fasse pas perdre d'argent aux multinationales. Sans quoi, elles recourent à ces tribunaux. Les États tremblent. En France, le conseil d'État a censuré par avance la loi Hulot sur les hydrocarbures, la multinationale Vermilion menaçait de recourir à l'un de ces tribunaux... C'est un chantage, c'est un chantage qui mine la démocratie, et ce chantage, aujourd'hui, les citoyens le dénoncent, le dénoncent dans le Tafta, le dénoncent dans le Ceta : « tribunal d'arbitrage » se traduit dans les esprits par « tribunaux d'arbitraire ». Une justice sur mesure pour les firmes. Sur tous les continents, des associations, des syndicats, des journalistes, se dressent pour chasser ces tribunaux par la fenêtre. Mais que propose alors l'Union européenne ? De les faire rentrer par la porte, et même par la grande porte ! De créer un tribunal d'arbitrage géant ! De l'intégrer à l'ONU, carrément ! De renommer ça « cour multilatérale d'investissement », ça fait plus joli. Le nom a changé, le décor aussi, mais c'est la même pièce qui se joue, avec les mêmes metteurs en scène : les multinationales tirent toujours les ficelles. Surtout, la duplicité de l'Union européenne apparaît, une fois de plus : elle est supposée servir les peuples ? Elle se met d'abord au service des firmes. Les négociations autour de cette « Cour multilatérale d'investissement » vont se poursuivre, à Vienne, du 14 au 18 octobre 2019. Le 17 juillet 2019, devant les députés, M. le ministre disait « nous voulons que soit créée une cour multilatérale unique qui viendra prendre le relais des dispositifs établis dans les différents accords bilatéraux ». Il lui demande quelle ligne il défendra dans cette bataille entre droits des affaires et droits des peuples.

Texte de la réponse

La France soutient la mise en place d'une cour multilatérale permanente dédiée au règlement des litiges investisseur-Etat. Investir à l'étranger permet d'accéder à de nouveaux marchés, de s'assurer l'accès à des ressources déterminantes, d'acquérir de nouvelles technologies et d'apporter un soutien accru à des clients étrangers. Cependant, les aléas que comporte l'investissement dans un pays étranger peuvent être importants : instabilité politique, fiabilité incertaine de certains régimes juridiques et institutions judiciaires, risque d'expropriation. En énonçant des règles claires assorties d'un mécanisme de règlement des différends efficace, les accords de protection des investissements visent ainsi à mettre en place un cadre juridique stable pour promouvoir et protéger les investissements croisés. Dès 2015, la France a proposé une refonte significative des mécanismes de règlement des différends entre investisseurs et Etats ("Vers un nouveau moyen de régler les différends entre Etats et investisseurs", mai 2015) pour répondre aux limites des mécanismes privés et ad hoc d'arbitrage. Ce sont ces mêmes préoccupations qui ont conduit la France à appuyer la refonte du mécanisme de règlement des différends en matière d'investissements au cours de la négociation de l'Accord économique et global entre l'Union européenne et le Canada (AECG/CETA). Le dispositif de tribunaux publics et permanents figurant aujourd'hui dans cet accord y répond : il garantit l'indépendance des juges, leur niveau de compétences, instaure une procédure d'appel et reconnaît explicitement la capacité des Etats à réguler à des fins d'intérêt public. Le mécanisme d'interprétation conjoint de l'accord ("veto climatique") permettra en outre d'empêcher les investisseurs étrangers de contester abusivement des mesures - notamment environnementales - prises souverainement par les Etats. Conformément aux positions françaises, la nouvelle approche européenne en matière de protection des investissements repose également sur la création à terme d'une cour multilatérale d'investissement composée de juges internationaux et permanents. Cette cour multilatérale se substituerait ainsi aux mécanismes de règlement des différends figurant dans les accords bilatéraux, dont elle reprendrait les principaux paramètres : juges permanents désignés par les Etats, règles déontologiques strictes, mécanisme d'appel, etc. A l'initiative de l'UE, qui s'est dotée d'un mandat de négociation adopté par le Conseil et les Etats membres en 2018, la Commission des Nations unies pour le droit commercial international (CNUDCI) a été chargée de travailler sur des propositions de réforme du règlement des différends entre investisseurs et Etats, à l'exclusion des dispositions de fond sur la protection des investissements qui figurent dans les traités d'investissement. Les travaux ont déjà permis de faire émerger un consensus sur la nécessité de mener une réforme du règlement des différends entre investisseurs et Etats et se poursuivront en 2020. Les autorités françaises ont soutenu le traitement de ces questions par une entité onusienne, notamment en raison de l'ouverture de cette enceinte aux acteurs non étatiques. La Commission européenne a par ailleurs tenu une réunion publique sur le sujet le 15 janvier 2020, préalablement à une nouvelle session du groupe de travail de la CNUDCI. La réflexion sur la création d'une cour multilatérale des investissements est donc assurée dans la plus grande transparence et contribue à l'ordonnancement d'un ordre juridique international multilatéral auquel la France est attachée.