15ème législature

Question N° 40943
de M. Romain Grau (La République en Marche - Pyrénées-Orientales )
Question écrite
Ministère interrogé > Justice
Ministère attributaire > Justice

Rubrique > sociétés

Titre > Conflit d'intérêt et droit des sociétés - ordonnance du 10 février 2016

Question publiée au JO le : 07/09/2021 page : 6597
Réponse publiée au JO le : 15/02/2022 page : 1018

Texte de la question

M. Romain Grau attire l'attention de M. le garde des sceaux, ministre de la justice, sur le conflit d'intérêt et le droit des sociétés. L'ordonnance du 10 février 2016 avait prévu que l'article 1161 du code civil réglemente les conflits d'intérêts résultant de contrats avec soi-même (le contrat est conclu entre la société représentée par son dirigeant, d'une part et son dirigeant d'autre part) et des contrats conclus par un même représentant en vertu d'une double représentation. Le texte a été modifié par la loi de ratification du 20 avril 2018 qui en réserve désormais l'application à la seule représentation des personnes physiques. Cette limitation aux seules personnes physiques ne constitue-t-elle pas une rupture d'égalité devant la loi ? En d'autres termes, il lui demande quel est le but nécessaire, légitime et proportionné qui serait invoqué si un plaideur invoquait le non-respect de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen.

Texte de la réponse

L'article 1161 du code civil, dans sa version modifiée par l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, disposait que : « Un représentant ne peut agir pour le compte des deux parties au contrat ni contracter pour son propre compte avec le représenté. En ces cas, l'acte accompli est nul à moins que la loi ne l'autorise ou que le représenté ne l'ait autorisé ou ratifié ». Cette disposition a été modifiée par la loi n° 2018-287 du 20 avril 2018 ratifiant cette ordonnance afin notamment d'en circonscrire le champ d'application aux seules personnes physiques. Cette modification résulte initialement d'un amendement présenté par M. François Pillet devant la commission des lois en première lecture au Sénat, aux motifs que « ces dispositions devraient être limitées aux seules personnes physiques et prendre en compte le cas où un même représentant peut assurer la représentation de plusieurs personnes ayant les mêmes intérêts » et qu' « en l'état, ce dispositif pourrait remettre en cause, de façon incohérente et involontaire, l'économie du droit des sociétés en matière de conventions conclues entre une société et ses représentants… ». En droit des sociétés, la question des conflits d'intérêts est en effet principalement appréhendée par le régime des conventions réglementées. Ce dispositif permet d'encadrer, par une procédure spécialement adaptée, les conventions intervenant directement ou par personne interposée entre la société et l'un de ses dirigeants ou actionnaires disposant d'une fraction des droits de vote supérieure à 10 % ou, s'il s'agit d'une société actionnaire, la société la contrôlant au sens de l'article L.233-3 du code de commerce. Ce régime prévoit également des dérogations pour les conventions courantes conclues à des conditions normales. Un tel dispositif est prévu aux articles L. 223-19 et suivants du code de commerce pour les sociétés à responsabilité limitées (SARL), L.225-38 et suivants pour les sociétés anonymes (SA) et sociétés en commandite par actions (SCA, sur renvoi de l'article L.226-10), et L.227-10 pour les sociétés par actions simplifiées (SAS), ainsi que l'article L.612-5 pour les personnes morales de droit privé non commerçantes ayant une activité économique. S'agissant de l'éventuel manquement de cette disposition au principe d'égalité devant la loi, fondé notamment sur l'article 6 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen, et sur lequel vous vous interrogez, il convient de préciser que le conseil constitutionnel admet que le législateur puisse traiter de manière différente des situations différentes ou qu'il soit dérogé à ce principe pour des raisons d'intérêt général. Dans les deux cas, le conseil constitutionnel exige toutefois que « la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit » (Cons. Const. 12 janvier 2020, n° 2001-455 DC) et qu'elle « ne revêt pas un caractère disproportionné au regard de l'objectif poursuivi » (Cons. const., 12 avr. 2013, n° 2013-302 QPC). Or, il apparaît que la situation d'une personne morale peut constituer une situation différente de celle d'une personne physique, s'agissant des règles applicables aux situations de conflit d'intérêt. En effet, et tout d'abord, le droit des sociétés prévoit d'ores et déjà de nombreuses règles applicables à ces situations en fonction de la forme sociétale choisie. Par ailleurs, appliquer le régime de droit commun de l'article 1161 du code civil, dans sa rédaction issue de l'ordonnance du 10 février 2016, aux situations qui ne sont pas réglementées par le droit des sociétés aurait pu être de nature à remettre en cause la cohérence du dispositif prévu en droit des sociétés. Enfin, au regard de la réglementation d'ores et déjà applicable en droit des sociétés, il ne semble pas que le fait de ne pas soumettre les personnes morales au régime prévu à l'article 1161 du code civil revête un caractère disproportionné par rapport à la situation des personnes physiques. En conséquence, et sous réserve de l'appréciation des juridictions, la limitation d'application de l'article 1161 aux seules personnes physiques, telle que prévue dans la loi de ratification du 20 avril 2018, n'apparaît pas être de nature à constituer une rupture d'égalité devant la loi.