Points-clés L’article 34 de la Constitution qui définit le domaine de la loi laisse cependant à la loi un très large champ d’intervention. En outre, la jurisprudence du Conseil constitutionnel et la pratique institutionnelle ont permis à la loi d’étendre progressivement son domaine. |
I. – LA DÉFINITION DU DOMAINE DE LA LOI
Sous les IIIe et IVe Républiques, la loi se définissait de façon formelle : la loi était un acte adopté par le Parlement selon la procédure législative et promulgué par le Président de la République. Le domaine de la loi était sans borne. Une loi pouvait concerner n’importe quel sujet et même s’appliquer à un cas particulier. Un acte de forme législative ne pouvait être modifié que par un texte de même forme.
Le pouvoir réglementaire du Gouvernement était essentiellement un pouvoir d’application des lois. Il n’y avait pas de différence de domaine entre la loi et le règlement, mais une différence de forme : la loi était un acte voté par le Parlement et le règlement émanait de l’Exécutif. La suprématie absolue de la loi, expression de la volonté de la Nation, se traduisait par l’irrecevabilité d’un recours exercé contre celle ci devant une juridiction.
En 1958, le constituant a souhaité protéger le domaine propre de l’action du Gouvernement et soustraire du domaine de la loi de nombreuses questions relevant davantage de l’administration et de la gestion courante des affaires publiques. Dans ses mémoires, Michel Debré n’hésitait pas à voir dans ces dispositions « l’acte de naissance d’un parlementarisme de qualité ». Il s’en est expliqué devant le Conseil d’État : « Du point de vue des principes, la définition est normale et c’est la confusion de la loi, du règlement, voire de la mesure individuelle, qui est une absurdité ».
La Constitution de la Ve République définit le domaine de la loi. L’article 34 distingue les matières dans lesquelles le Parlement fixe les règles et celles pour lesquelles il détermine les principes fondamentaux.
Jusqu’en 2008, la liste des règles fixées par la loi était la suivante :
– les droits civiques et les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques, les sujétions imposées par la Défense nationale aux citoyens en leur personne et en leurs biens ;
– la nationalité, l’état et la capacité des personnes, les régimes matrimoniaux, les successions et libéralités ;
– la détermination des crimes et délits ainsi que les peines qui leur sont applicables ; la procédure pénale ; l’amnistie ; la création de nouveaux ordres de juridiction et le statut des magistrats ;
– l’assiette, le taux et les modalités de recouvrement des impositions de toutes natures ; le régime d’émission de la monnaie ;
– le régime électoral des assemblées parlementaires et des assemblées locales ;
– la création de catégories d’établissements publics ;
– les garanties fondamentales accordées aux fonctionnaires civils et militaires de l’État ;
– les nationalisations d’entreprises et les transferts de propriété d’entreprises du secteur public au secteur privé.
La liste des principes fondamentaux fixés par la loi était la suivante :
– l’organisation générale de la défense nationale ;
– la libre administration des collectivités territoriales, de leurs compétences et de leurs ressources ;
– l’enseignement ;
– le régime de la propriété, des droits réels et des obligations civiles et commerciales ;
– le droit du travail, le droit syndical et le droit de la sécurité sociale.
La préservation de l’environnement a été ajoutée à la liste des principes fondamentaux par l’article 34 de la loi constitutionnelle du 1er mars 2005 relative à la Charte de l’environnement.
L’article 34 disposait en outre que « les lois de finances déterminent les ressources et les charges de l’État dans les conditions et sous les réserves prévues par une loi organique », et, depuis la loi constitutionnelle n° 96-138 du 22 février 1996, que « les lois de financement de la sécurité sociale déterminent les conditions générales de son équilibre financier et, compte tenu de leurs prévisions de recettes, fixent ses objectifs de dépenses ». Il confiait enfin à des lois de programme le soin de déterminer les objectifs de l’action économique et sociale de l’État.
II. – L’EXTENSION DU DOMAINE DE LA LOI
Encadré mais étendu, le domaine de la loi a été progressivement élargi sous le double effet d’une jurisprudence libérale du Conseil constitutionnel et de la volonté du constituant de 2008.
La jurisprudence du Conseil constitutionnel a conduit à une extension de fait du domaine de la loi.
Le Conseil a rappelé que le domaine délimité par l’article 34 n’était pas exhaustif : d’autres articles de la Constitution et de son préambule déterminent les matières législatives (déclaration de guerre, état de siège, autorisation de ratification de certains traités, dispositions des articles 72 à 74 relatives aux collectivités territoriales). La Charte de l’environnement, qui fait référence à la loi (notamment à ses articles 3, 4 et 7), étend également la compétence du législateur.
Par ailleurs, le Conseil constitutionnel ne permet pas au législateur d’abandonner ou de négliger son propre domaine :
– en affirmant que le législateur ne peut pas priver de garantie légale une règle, un principe ou un objectif à valeur constitutionnelle (décision n° 84-185 DC du 18 janvier 1985) ;
– en estimant que le législateur ne peut se reposer sur le règlement pour préciser certaines dispositions que la Constitution lui impose de définir lui-même : à travers la sanction des « incompétences négatives », le Conseil s’assure, de longue date, que la loi comporte bien certaines caractéristiques.
Surtout, le Conseil constitutionnel ne sanctionne pas l’intervention de la loi dans le domaine règlementaire : dans une décision importante n° 82-143 DC du 30 juillet 1982, il a jugé « que, par les articles 34 et 37, alinéa 1er, la Constitution n’a pas entendu frapper d’inconstitutionnalité une disposition de nature réglementaire contenue dans une loi, mais a voulu, à côté du domaine réservé à la loi, reconnaître à l’autorité réglementaire un domaine propre et conférer au Gouvernement, par la mise en œuvre des procédures spécifiques des articles 37, alinéa 2, et 41, le pouvoir d’en assurer la protection contre d’éventuels empiétements de la loi ».
De son côté, le constituant a expressément étendu le domaine de la loi en juillet 2008.
Ainsi, l’article 1er de la Constitution permet désormais à la loi de favoriser l’égal accès des femmes et des hommes non seulement aux mandats électoraux et fonctions électives, mais aussi aux responsabilités professionnelles et sociales.
L’article 4 prévoit que la loi garantit les expressions pluralistes des opinions et la participation équitable des partis et groupements politiques à la vie démocratique de la Nation.
En vertu de l’article 51-2, la loi détermine les règles d’organisation et de fonctionnement des commissions d’enquête.
À l’article 34, ont été ajoutés :
– la liberté, le pluralisme et l’indépendance des médias ;
– le régime électoral des instances représentatives des Français établis hors de France ;
– les conditions d’exercice des mandats électoraux et des fonctions électives des membres des assemblées délibérantes des collectivités territoriales ;
– les orientations pluriannuelles des finances publiques.
Le domaine de la loi a été étendu concomitamment à la création de nouvelles procédures. Il appartient ainsi au législateur :
– de déterminer les emplois ou fonctions pour lesquels, en raison de leur importance pour les droits et libertés ou la vie économique et sociale de la Nation, le pouvoir de nomination du Président de la République s’exerce après avis de la commission permanente compétente de chaque assemblée (article 13 de la Constitution) ;
– de fixer la composition, l’organisation et le fonctionnement de la commission indépendante chargée de rendre un avis sur les projets délimitant les circonscriptions pour l’élection des députés ou modifiant la répartition des sièges de députés ou de sénateurs (article 25).
III. – LA PROTECTION DES DOMAINES RESPECTIFS DE LA LOI ET DU RÈGLEMENT
La définition du domaine de la loi s’accompagne de la reconnaissance d’un pouvoir réglementaire autonome et de dispositifs permettant d’assurer la protection des limites ainsi définies entre ce qui relève du législateur et le reste.
1. – LE DOMAINE DU RÈGLEMENT
Ce qui n’est pas du domaine de la loi est du domaine du règlement. L’article 37 est ainsi le complément de l’article 34 : il définit le domaine réglementaire dans lequel le Gouvernement peut prendre des décrets, c’est-à-dire tout ce qui n’est pas précisément compris dans le domaine de la loi.
L’article 37 ouvre au pouvoir réglementaire un large champ de compétences, non seulement pour l’application de la loi, mais aussi dans des matières a priori exclues du domaine de la loi. C’est pourquoi on distingue le pouvoir réglementaire pour l’application des lois et le pouvoir réglementaire « autonome » défini par exclusion des éléments du domaine de la loi énumérés à l’article 34. À titre d’exemple, la procédure civile relève exclusivement du domaine réglementaire, de même que le régime des contraventions, pour lesquelles il n’est pas possible de prévoir de peines privatives de liberté.
2. – L’IRRECEVABILITÉ (ARTICLE 41 DE LA CONSTITUTION)
L’article 41 de la Constitution permet au Gouvernement ainsi que, depuis la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008, au Président de l’assemblée intéressée, de déclarer irrecevables, pendant le déroulement de la procédure législative, les propositions de loi et les amendements qui ne relèvent pas du domaine de la loi.
Fréquemment utilisée au début de la Ve République, la procédure ne l’a été depuis 1980 que de manière plus épisodique. L’irrecevabilité a, par exemple, été soulevée par le Gouvernement à l’occasion du débat sur le projet de loi relatif à l’aménagement du territoire, en 1994. Lors de l’examen du projet de loi relatif à la régulation des activités postales, en 2005, le Président de l’Assemblée nationale a déclaré irrecevables, à la demande du Gouvernement, 14 587 amendements en première lecture et 101 en deuxième lecture.
En cas de désaccord entre le Gouvernement et le Président de l’assemblée saisie, le Conseil constitutionnel se prononce dans les huit jours. Cette procédure a été peu utilisée depuis le début de la Ve République. Seules 11 décisions relatives à une irrecevabilité ont été prises par le Conseil constitutionnel depuis 1958.
3 – LA PROCÉDURE DE LA DÉLÉGALISATION (ARTICLE 37, AL. 2 DE LA CONSTITUTION)
Quand une loi a été adoptée dans un domaine relevant du règlement, une procédure de délégalisation peut être mise en œuvre pour permettre au Gouvernement d’en modifier les dispositions. Cette procédure permet d’éviter un recours systématique à la voie parlementaire pour modifier des textes de forme législative, mais de nature réglementaire.
La procédure de délégalisation est ouverte par une saisine du Conseil constitutionnel qui, s’il reconnaît le caractère réglementaire du texte, autorisera sa modification par décret. Les textes de forme législative antérieurs à 1958 peuvent être modifiés directement par décret pris après avis du Conseil d’État.
Dans la grande majorité des décisions rendues par le Conseil constitutionnel, celui ci a fait droit à la demande du Premier ministre et a procédé à la délégalisation des dispositions qui lui avaient été soumises : entre 1958 et 2022, le Conseil constitutionnel a ainsi été saisi à 297 reprises d’une demande de déclassement et a déclaré les dispositions dont il était saisi de nature totalement réglementaire dans 225 cas (75,7 %), de nature partiellement réglementaire dans 60 cas (20,2 %) et de nature législative dans seulement 12 cas (4,1 %).
Septembre 2023