Carences de l'aide sociale à l'enfance
Question de :
Mme Sophia Chikirou
Paris (6e circonscription) - La France insoumise - Nouvelle Union Populaire écologique et sociale
Mme Sophia Chikirou alerte Mme la ministre du travail, de la santé et des solidarités sur les carences de l'aide sociale à l'enfance (ASE), notamment dans l'accompagnement des jeunes majeurs. Le 9 juillet 1849, Victor Hugo disait à la tribune de l'hémicycle de l'Assemblée nationale : « Je suis de ceux qui pensent et qui affirment que l'on peut détruire la misère ». Dès sa prise de fonction en 2017, Emmanuel Macron assurait quant à lui ne plus vouloir d'enfants, de femmes et d'hommes dans les rues. Il s'en est depuis défendu, arguant qu'il ne parlait que des demandeurs d'asiles. Peu importe. Comme poursuivait Victor Hugo dans le même discours : « Les législateurs et les gouvernants doivent y songer sans cesse car, en pareille matière, tant que le possible n'est pas fait, le devoir n'est pas rempli ». C'est une exigence morale. Qu'en est-il aujourd'hui de cette grande cause nationale ? En 2023, en France, dans la 7e puissance économique mondiale, 11 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté. 330 000 personnes sont sans domicile fixe, un chiffre qui a doublé en dix ans, et plus de 600 y sont mortes en 2022. Selon une étude de la Fondation Abbé Pierre réalisée en 2019, plus d'un tiers des sans-abris sont d'anciens enfants confiés à l'aide sociale à l'enfance. Il faut donc cesser de faire semblant de croire qu'il ne s'agit que d'échecs personnels. Il s'agit avant tout d'un échec collectif, d'une maladie sociale qu'il revient à tous de guérir. L'aide sociale à l'enfance, qui accueille environ 370 000 enfants en France, est à bout de souffle. De trop nombreux jeunes sont littéralement abandonnés à leur majorité. Ce sont alors des associations comme Les Oubliés de la République qui tentent de leur venir en aide. Mais ce n'est pas au monde associatif de combler les lacunes de la politique sociale du Gouvernement. La loi dite « Taquet » adoptée en février 2022 devait pourtant mettre un terme aux « sorties sèches », en prévoyant que tout mineur qui atteint la majorité se voit proposer un accompagnement par le département. Mais un an plus tard, son application s'avère « peu efficiente » selon un rapport du Conseil d'orientation des politiques de jeunesse publié en juin 2023, avec de grandes disparités géographiques suivant les départements. Les ruptures brutales persistent, avec des conséquences matérielles et psychologiques dramatiques. C'est le cas d'Émilie, comme le rapporte l'édifiant article paru dans Le Monde le 5 décembre 2023, qui a été exclue du jour au lendemain de l'ASE dans le Doubs. S'en est suivie une dépression puis une hospitalisation. S'en est suivie aussi une vie de galère, avec l'obligation de cumuler les petits boulots pour payer ses études et se loger. On force très tôt, trop tôt, ces jeunes qui ont vécu une enfance instable à devenir autonomes, parfois dès 18 ans et au plus tard à 21 ans quand toutes les mesures d'accompagnement s'arrêtent. Alors que les jeunes Français quittent le foyer familial à 24 ans en moyenne, les jeunes de l'ASE n'ont pas le droit à l'erreur. Il en résulte très souvent des orientations scolaires subies et forcées. Par exemple, seuls 17 % d'entre eux font un bac général (contre 51 % des jeunes Français). Eux aussi ont le droit de rêver. On ne peut pas les condamner à l'abandon, à la misère et à la rue. La République ne peut pas laisser ses enfants livrés à eux-mêmes. Elle lui demande donc si elle compte à son tour abandonner cette grande cause comme l'a fait le Président de la République, ou si elle est prête à prendre des engagements pour reconstruire l'aide sociale et « détruire la misère ».
Réponse en séance, et publiée le 13 mars 2024
AIDE SOCIALE À L'ENFANCE
Mme la présidente. La parole est à Mme Sophia Chikirou, pour exposer sa question, n° 643, relative à l'aide sociale à l'enfance.
Mme Sophia Chikirou. Comment expliquer que plus d'un tiers des sans-abri de moins de 25 ans sont issus de l’aide sociale à l’enfance (ASE) ? Comment expliquer qu’une majorité des enfants confiés à l'ASE subissent, lors de leur placement, des violences, qu'elles soient commises par d’autres enfants ou par des adultes, ou qu’ils se les infligent à eux-mêmes, parfois jusqu’à se donner la mort, seuls, abandonnés de tous, dans la chambre d’hôtel où la puissance publique les a placés ?
Vous devez être, comme moi, triste et choquée par chacune des histoires qu’on nous raconte à propos de ces enfants. Mais vous avez désormais une grande responsabilité : vous avez, entre les mains, les moyens de l’État pour agir concrètement. Vous devez donc être à la hauteur de la situation.
L’aide sociale à l’enfance est chargée de prendre soin de près de 350 000 jeunes. Or elle échoue ; elle est à bout. Il y a quelques semaines, l’association Les Oubliés de la République a organisé, à l’Assemblée nationale, une rencontre avec des jeunes de l’ASE à laquelle plusieurs députés ont participé. Nous avons échangé avec ces jeunes des témoignages sur nos 18 ans. Et ce qui fait mal, vraiment mal, lorsqu'on les écoute, c’est la très grande inégalité qui existe entre ceux qui bénéficient d’une certaine stabilité et les autres, entre ceux qui sont suivis à leur majorité et ceux qui sont abandonnés.
Car, vous le savez, 70 % des jeunes issus de l'ASE en sortent sans diplôme. Si certains d'entre eux peuvent signer leur premier contrat, le contrat jeune majeur par lequel ils prennent des engagements afin de pouvoir continuer à bénéficier d'un accompagnement, d'autres sortent le jour même de leurs 18 ans sans bénéficier d'aucun accompagnement. Pourtant, la loi du 7 février 2022 relative à la protection des enfants, dite loi Taquet, devait mettre un terme aux sorties sèches.
Ce n'est pas ce qui se passe : selon un rapport du Conseil d’orientation des politiques de jeunesse, un an après sa promulgation, la loi n'est pas efficace. Les ruptures brutales persistent et ont des conséquences matérielles et psychologiques dramatiques. C’est le cas d’Émilie, que rapporte un article paru dans Le Monde du 5 décembre dernier. Exclue du jour au lendemain de l’ASE du Doubs, elle a sombré dans la dépression, a été hospitalisée, puis a enchaîné les petits boulots. Vous savez comment cela s'est terminé : par une tragédie.
On force très tôt, trop tôt, ces jeunes qui ont vécu une enfance instable à devenir autonomes, dès 18 ans, au plus tard à 21 ans – les inégalités entre départements sont très importantes à cet égard –, alors que les jeunes Français quittent le foyer familial à 24 ans en moyenne.
Je souhaiterais donc savoir si, comme le groupe LFI, vous êtes favorable à la recentralisation de l'ASE pour que tous les enfants qui lui sont confiés bénéficient des mêmes chances, quel que soit le département où ils vivent. Par ailleurs, êtes-vous pour l’interdiction effective de tout placement en hôtel ? Allez-vous préciser le décret paru le 17 février dernier, qui laisse persister ce type de placement, afin d'y mettre fin définitivement en créant des places en foyer ? Enfin, êtes-vous favorable à notre proposition de rendre obligatoire la prise en charge, dans le cadre d'un contrat jeune majeur, de tous les enfants issus de l’ASE jusqu’à l’âge de 25 ans révolus ?
Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre déléguée chargée de l'enfance, de la jeunesse et des familles.
Mme Sarah El Haïry, ministre déléguée chargée de l'enfance, de la jeunesse et des familles. Votre question est très importante. Je suis d'accord avec vous : la situation de l'aide sociale à l'enfance est très inégale selon les départements. Parfois, on oublie qu'il s'agit de jeunes filles, de jeunes garçons, d'enfants, qui ont besoin d'aide et qui, pour certains d'entre eux, ont subi des maltraitances ou n'ont plus le premier cercle de garantie qu'est la famille. Nous leur devons donc protection et accompagnement.
S'agissant du décret « hôtel », je l'ai publié à peine deux semaines après ma prise de fonctions alors qu'il était attendu depuis deux ans. Aux termes de ce décret, plus un enfant ne doit être placé dans un hôtel : ce n'est pas leur place. Il existe néanmoins, c'est vrai, des dérogations, qu'il faut expliquer. Mais elles ne peuvent concerner ni les enfants de moins de 16 ans, ni ceux qui sont en situation de vulnérabilité ou de handicap, ni ceux qui sont seuls. On s'aperçoit souvent, lorsqu'un drame est survenu, que l'enfant s'était retrouvé seul dans un hôtel. Ce n'est pas leur place : ils doivent bénéficier d'un accompagnement.
Je suis bien consciente que ce décret est une étape, qui nous permettra d'accompagner les départements dans la mise en œuvre de cette nouvelle interdiction. Des contrôles seront effectués. Je ne suis ni sourde ni aveugle : je suis consciente des inégalités, notamment en matière d'accompagnement – vous l'avez rappelé.
S'agissant des sorties sèches, je n'ai pas de remontée directe concernant un territoire particulier. En tout état de cause, je consacrerai toute mon énergie à faire en sorte que la loi Taquet soit appliquée dans son intégralité : un entretien doit être proposé à chaque enfant un an avant sa sortie puis dans les six mois qui la suivent. Car, vous l'avez rappelé, à 18 ans, on n'est pas prêt ; on est seul. Or il n'y a pas de raison de laisser un enfant seul face à ses difficultés, de briser ses rêves en le condamnant à faire des études courtes pour pouvoir assumer les responsabilités financières qui lui incombent. Il n'y a pas de raison de rompre la chaîne de solidarité : nous avons des responsabilités envers ces enfants.
Mon engagement auprès de l'aide sociale à l'enfance et, de manière plus générale, des professionnels qui accompagnent ces enfants sera total. Je crois au recrutement d'une nouvelle génération d'assistants familiaux ; nous en avons besoin car ceux qui exercent cette mission actuellement désespèrent. Nous avons également besoin de places supplémentaires et de structures où organiser des séjours de rupture pour les jeunes qui en ont le plus besoin.
Surtout, il faut considérer que ces enfants sont en danger et qu'ils ont besoin d'être accompagnés. Je serai à vos côtés à chaque fois que ce sera nécessaire.
Mme la présidente. Il ne vous reste que quelques secondes pour répliquer, madame Chikirou.
Mme Sophia Chikirou. J'aurais voulu le faire mais le temps manque, hélas.
Auteur : Mme Sophia Chikirou
Type de question : Question orale
Rubrique : Enfants
Ministère interrogé : Travail, santé et solidarités
Ministère répondant : Travail, santé et solidarités
Date de la séance : La question a été posée au Gouvernement en séance, parue dans le journal officiel le 5 mars 2024