Question écrite n° 5986 :
Les dérives de l'intelligence artificielle : l'affaire du « Ghibli Effect »

17e Législature

Question de : Mme Sophie Blanc
Pyrénées-Orientales (1re circonscription) - Rassemblement National

Mme Sophie Blanc alerte Mme la ministre de la culture sur les dérives croissantes de l'intelligence artificielle générative en matière de violation du droit d'auteur, illustrées récemment par le phénomène dit du « Ghibli Effect » et l'extrême urgence à doter la France d'un cadre juridique clair, protecteur et prospectif à la hauteur des enjeux posés par ces technologies émergentes. Il arrive que le progrès technologique avance d'un pas si précipité qu'il en devienne inquiétant. L'évolution fulgurante de l'intelligence artificielle (IA) générative (et, avec elle, la prolifération des systèmes capables de produire textes, images, musiques ou vidéos à partir de vastes bases de données, sans respect explicite pour les droits afférents aux œuvres utilisées) soulève aujourd'hui une interrogation civilisationnelle. Ce n'est pas seulement une question technique, juridique ou économique : c'est une question éthique, artistique, culturelle et, au fond, politique. Récemment, un phénomène médiatisé sous le nom de « Ghibli Effect » a attiré l'attention de la presse spécialisée. Grâce à des requêtes effectuées sur le logiciel ChatGPT, les internautes ont pu produire en quelques secondes des images évoquant avec une fidélité troublante l'univers esthétique du célèbre studio d'animation japonais Ghibli. Il ne s'agissait pas ici de simples pastiches réalisés par des illustrateurs en hommage à une œuvre aimée, mais de générations automatiques, sans intervention humaine, fondées sur des milliards d'images ingérées par l'intelligence artificielle à des fins d'entraînement. Ce cas symptomatique soulève une première alerte : à qui appartient le style ? Que devient la singularité artistique d'un studio, d'un auteur, d'un créateur, lorsqu'un algorithme peut en quelques secondes s'approprier son essence visuelle ou sonore et la reproduire, sans que l'auteur initial n'ait consenti à cette extraction, à cet usage, ni même qu'il en ait connaissance ? Mais cet exemple n'est qu'un cas parmi une multitude d'autres, il est à craindre que l'on se trouve désormais à l'orée d'un bouleversement bien plus vaste : la remise en cause de l'édifice juridique du droit d'auteur, pilier de la protection des créateurs et fondement de la vitalité culturelle française et européenne. L'intelligence artificielle générative repose sur un processus nommé « entraînement », par lequel l'IA assimile d'immenses corpus d'œuvres existantes, publiées ou non, disponibles librement ou non. L'écrasante majorité des modèles utilisés actuellement par les grandes entreprises technologiques, OpenAI, Meta, Google, Midjourney, Stability AI, Anthropic, ont été nourris de ces bases de données massives, sans que les auteurs des œuvres utilisées aient donné leur accord, ni reçu la moindre rétribution. C'est ici que réside le scandale fondateur : en amont de la chaîne, le pillage est la norme. Les créateurs, qu'ils soient écrivains, photographes, réalisateurs, illustrateurs ou musiciens, voient leurs œuvres aspirées, anonymisées, digérées dans des bases de données, au nom du progrès et de la performance technologique. Puis, en aval, les IA restituent, à travers leurs réponses, des images, des textes ou des sons qui reprennent à leur compte le style, l'univers, voire des éléments explicites issus des œuvres originales. Cette situation constitue une atteinte directe au droit moral et au droit patrimonial de l'auteur. Il ne s'agit plus simplement de plagiat, notion encore trop limitée pour appréhender le phénomène, mais d'une dilution complète de l'identité de l'œuvre dans un océan algorithmique où plus personne n'est reconnu comme l'auteur véritable. La France a toujours été une nation à la pointe du droit d'auteur, en défendant une conception fondée sur la personnalité de l'auteur et la protection de son œuvre dans sa double dimension morale et économique. Ce modèle a inspiré le droit européen, qui s'est efforcé, parfois laborieusement, d'adapter les grandes directives aux évolutions du numérique. Cependant, l'émergence de l'IA générative met à l'épreuve la solidité de ce cadre. À ce jour, aucun texte de loi n'encadre spécifiquement l'usage d'œuvres protégées par le droit d'auteur à des fins d'entraînement d'intelligences artificielles. La directive européenne sur le droit d'auteur de 2019 (dite « directive DSM ») contient bien des dispositions sur le « text and data mining », mais ces dispositions sont vagues, peu appliquées et surtout insuffisamment contraignantes. Les plateformes, souvent basées hors d'Europe, se retranchent derrière des interprétations extensives des exceptions de fouille de texte (text mining) pour justifier des ingestions massives de données, quand bien même celles-ci sont couvertes par le droit d'auteur. Les titulaires de droits, eux, n'ont aucun moyen efficace d'empêcher ces pratiques ni de les détecter, sauf à intenter des actions longues, coûteuses et incertaines en justice. Dans d'autres pays, les débats ont parfois avancé plus vite qu'en France. Aux États-Unis d'Amérique, la jurisprudence commence à préciser certains points. Ainsi, plusieurs auteurs ont déposé des plaintes contre OpenAI, Meta ou Stability AI, pour utilisation non autorisée de leurs œuvres. Le Bureau du droit d'auteur américain a aussi rappelé qu'une œuvre générée uniquement par IA n'est pas protégée par le copyright, une manière de distinguer, à juste titre, création humaine et production algorithmique. Au Japon, pays d'origine du studio Ghibli, le gouvernement a adopté une ligne plus conciliante avec les géants technologiques, en autorisant, dans certaines conditions, l'utilisation d'œuvres protégées pour l'entraînement des IA, dans un souci de « compétitivité nationale ». Cette décision, fortement critiquée par les artistes locaux, pose la question d'un dumping culturel qui sacrifie les créateurs sur l'autel de l'innovation. Au Royaume-Uni, le débat reste ouvert : après avoir envisagé une large exemption au droit d'auteur au profit de l'IA, le gouvernement britannique est revenu en arrière, sous la pression des milieux artistiques et universitaires, dénonçant une attaque contre la souveraineté culturelle. Ces exemples montrent que l'équilibre est difficile à trouver, mais ils démontrent surtout une chose : la France ne peut rester passive. Si elle n'agit pas rapidement, les créateurs français seront laissés sans défense face à une technologie qui les dissout. Au-delà des aspects juridiques, la lutte contre les dérives de l'IA nécessite aussi une mobilisation culturelle et éducative. Il faut expliquer au grand public ce que signifie véritablement la création, pourquoi elle mérite d'être protégée et pourquoi le « tout gratuit, tout accessible, tout généré » n'est pas une avancée, mais une régression. Les pouvoirs publics doivent soutenir les artistes, les éditeurs, les studios, les maisons de disques, les labels, les galeries, tous ceux qui font vivre la culture, en leur donnant les moyens de faire valoir leurs droits. Ils doivent aussi veiller à ce que les jeunes générations comprennent la valeur du travail créatif, dans un monde où les IA brouillent les repères entre originalité et imitation. La France ne peut se contenter de suivre passivement l'évolution des technologies. Elle doit, au contraire, réaffirmer ses principes : la culture n'est pas une variable d'ajustement, la création n'est pas un produit dérivé, l'art n'est pas un flux d'images ou de mots au service d'une performance algorithmique. Quelles mesures concrètes le Gouvernement entend-il prendre pour interdire ou encadrer strictement l'utilisation non autorisée d'œuvres protégées par le droit d'auteur à des fins d'entraînement de l'intelligence artificielle ? Envisage-t-il de soutenir une initiative législative nationale, voire européenne, pour renforcer les droits des créateurs face aux IA ? Compte-t-il imposer la transparence sur les jeux de données utilisés par les entreprises d'IA, y compris celles opérant depuis l'étranger mais accessibles en France ? Est-il favorable à la mise en place d'un système de rémunération automatique pour les créateurs dont les œuvres sont exploitées par les IA génératives ? Enfin, comment la France compte-t-elle mobiliser ses partenaires européens pour faire émerger une doctrine partagée de souveraineté culturelle à l'ère de l'IA ? Elle souhaite connaître sa position sur ce sujet.

Données clés

Auteur : Mme Sophie Blanc

Type de question : Question écrite

Rubrique : Nouvelles technologies

Ministère interrogé : Culture

Ministère répondant : Culture

Date :
Question publiée le 15 avril 2025

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